Journal de voyage d’un Troyen en Extrême-Orient et autour du monde/de Colombo à Singapour

Mais il est temps de retourner à bord et d’aller nous installer sur le Melbourne. Ah ! ce n’est plus le confortable de la Ville de La Ciotat. Le Melbourne est un vieux bâtiment qui date de 1875 ; il n’a qu’un seul pont, très encombré, où les passagers de deuxième classe ont également accès. Une seule bonne note à l’actif de ce bâtiment : la cuisine y est tout à fait bonne. Mais c’est insuffisant.

Ma cabine est à bâbord, ce qui est préférable pour aller en Chine, car on y a moins de soleil. On me fait remarquer que tous les passagers qui ont l’habitude de ces voyages sont à bâbord ; la plupart retiennent longtemps à l’avance leurs places en spécifiant bien le côté qu’ils désirent. En revanche je ne suis pas seul : j’ai un camarade de cabine.


Mardi 15 février.

Le pont est envahi dès le matin par une foule de religieux et de religieuses : ce sont des missionnaires portugais qui, leur évêque en tête, se rendent à Macao, en face Hong-Kong : et des religieuses de même nationalité, robe marron, fichu et bonnet de soie noire en forme de cabriolet. Tous, hommes et femmes, passablement sales et crasseux. Beaucoup de passagers, plus ou moins superstitieux, n’aiment pas voyager avec des prêtres, sous prétexte qu’ils provoquent les accidents. Mon Hollandais surtout ne décolère pas.

Avec tout ce monde la promenade est presque impossible. Je demeure donc toute la journée à lire, étendu sur ma chaise longue, et à corriger l’ouvrage du fonctionnaire de Java. Entre-temps il me vient une idée : si je passais jusqu’à Batavia ? J’en fais part à mon homme qui est transporté de joie et me donne toutes sortes d’arguments pour me décider : « Là-bas, dit-il, je pourrais vous être utile, car je suis le maître. Venez, et vous ne le regretterez pas. » En somme, Batavia n’est qu’à 40 heures de Singapour, je ne ferai jamais le voyage dans de meilleures conditions, la tentation est trop forte, je sens que j’y succomberai.


15 au 19 février.

La traversée continue avec la même monotonie, sans le moindre incident. Le 17, la pluie se met à tomber, la mer grossit et le navire roule, ce qui nous prive de la présence de beaucoup de dames. Le 18, nous distinguons les côtes de la pointe d’Atchin, au nord de Sumatra. C’est ce pays qui donne tant de fil à retordre aux Hollandais, qui, malgré des sacrifices énormes, ne peuvent arriver à dompter les peuplades sauvages qui l’habitent. Il faut y faire des expéditions continuelles qui coûtent fort cher, car il est établi qu’un soldat venu de Hollande coûte, au moment de son débarquement à Sumatra, 3, 000 fr. Mais s’ils lâchaient pied, ils perdraient tout prestige vis-il-vis de leurs autres colonies, et ils risqueraient de voir les Anglais s’empresser de prendre leur place. Inutile de dire du reste que ce sont les négociants anglais de Singapour qui fournissent aux indigènes d’Atchin leurs armes et leurs munitions. Cette contrebande se fait sur une vaste échelle, malgré les bâtiments de guerre hollandais qui surveillent les côtes. La journée du 19 se passe en préparatifs pour ceux qui doivent quitter le bateau à Singapour. C’est là que je vais me séparer de mes amis Paul et Mad, mes compagnons de voyage depuis Marseille. Désormais je vais poursuivre ma route tout seul, sans être assuré de me trouver avec des compatriotes. Je n’y pense pas sans une certaine appréhension.


Dimanche 20 février.

Je me réveille à 5 heures, termine nos malles et, vers 7 heures, nous arrivons à Singapour. Nous allons nous ranger le long du wharf, un peu plus loin que le Godavery, qui doit nous emmener à Batavia.

Au moment où nous approchons, nous voyons un Hollandais qui vient attendre sa jeune femme avec qui il est marié par procuration depuis quatre ans. C’est ce qu’on appelle le mariage au gant. Les Hollandais, gens pratiques, ont reconnu dans leurs lois le mariage à distance, par procuration. Le jeune homme, retenu aux colonies par ses occupations où sa pauvreté, n’a pas besoin de faire la traversée pour prendre femme. Il donne ses pouvoirs par-devant notaire à un parent, à un ami et lui envoie un de ses gants. Ce parent ou cet ami épouse à sa place et accomplit toutes les formalités, sauf la plus délicate. La jeune fille peut alors aller rejoindre son fiancé sans crainte, elle a tous les avantages de l’épouse en cas d’accident mortel survenu à son époux pendant son long trajet.

La jeune femme, qu’on a nommée à bord la fiancée, l’a aperçu et tous deux agitent leurs mouchoirs. Lui, bon gros garçon à la figure réjouie, à l’air calme et tranquille, semble attendre avec placidité et agite posément, posément ; elle, ne tient plus en place, elle agite avec frénésie le petit morceau de toile blanche et elle saute, en même temps, comme à la corde, en précipitant la rapidité des sauts et l’agitation du mouchoir. Tout le monde la regarde en disant : elle ne pourra pas attendre que le bateau soit amarré, elle va sauter par-dessus bord.

Il fait un soleil intense et tous ont revêtu le costume blanc. Au moment où nous accostons, nous apprenons que le Godavery ne partira que le samedi suivant.

Désappointement de ma part et colère des Hollandais ; je vais dire au maître d’hôtel de ne pas faire descendre mes bagages.

Je vais au Godavery et trouve un officier qui me dit que le bateau est en réparation et ne pourra partir avant samedi, mais que sans doute un bateau hollandais partira mercredi. C’est un retard de trois jours qui me laissera juste le temps de voir ce que l’on peut faire à Singapour. Cela peut s’arranger.

Nous descendons à terre avec Paul et Mad et prenons une petite voiture à quatre places, fermée sur les quatre faces par des lames de persiennes. Quand le cheval trotte, et c’est sans arrêt, il y fait relativement frais.