Journal de Marie Lenéru/Année 1916

G. Crès et Cie (p. 325-346).
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ANNÉES 1916-1917-1918.

À M. G… — Pour moi, je n’admets plus que deux races : les soldats et les pacifistes. Le même coup de foudre qui envoie les uns à l’héroïsme, doit être pour les autres une conversion de Damas, une révélation de tout ce qui était à faire et qui n’a pas été fait.


20 janvier 1916.

À M. B… — Mon pacifisme prend des proportions farouches, non pas devant la guerre, l’attitude, hélas ! n’a pas à changer, mais devant la scandaleuse indifférence des témoins et des responsables. Tout non-combattant, qui n’est pas un enragé de pacifisme, est un responsable.

À Mme D… — J’ai lu la gorge serrée un de vos plus beaux articles — A Chaplet of Heroes — Ah ! l’égoïsme des artistes, les chers garçons n’ont pensé qu’à eux : c’était la plus belle vie et la plus belle mort, et le devoir est venu dans le sens de leur choix. Ils ont été gâtés ! Mais nous, nous devons lutter avec l’ange et nous déprendre de la terrible nostalgie. Si la guerre est si puissante sur nos cœurs, ce n’est pas qu’elle flatte nos vices et nos appétits, mais elle aura été probablement le plus grand idéal humain, comme elle en est le plus coûteux.

« La qualité maîtresse pour l’instant, c’est le sang-froid, non l’enthousiasme. En général, les minutes précédant l’attaque sont ce qu’il y a de plus silencieux, même de plus morne. Les hommes méritent une forte sympathie plutôt qu’une admiration béate. Chacun fait son devoir ici d’une manière adaptée à son tempérament et c’est tout. L’effort est à peu près constant dans toutes les natures. » Lucien Lobbé.

« J’ai la hantise des premiers tués que j’ai vus à mes pieds. Dans la tempête on y prend moins garde, mais quand on y réfléchit avec calme on en sait toute l’horreur. La mort, telle que la conçoivent les philosophes, la libération de l’âme, c’est sublime ; mais une tête trouée par une balle, une cervelle en bouillie, un cadavre inondant de sang un boyau, un homme sans face râlant pendant deux jours… »

À Puech. — J’ai lu dans je ne sais quelle église, quel sanctuaire que je visitais, cette inscription : « Il n’y a pas un lieu plus saint par toute la terre ». Je vois cet exergue flamboyer sur Verdun.

Nous sommes bouleversés par Verdun d’un espoir inébranlable, mais nous retrouvons toute la douleur des premiers jours ; un peu trop oubliée peut-être. Ah ! faut-il que le droit de vivre en France nous ait coûté ce prix-là ! La vie me paraît maintenant en moi, et en tous ceux qui ne sont pas les vôtres, un bien mal acquis. En revoyant la neige, le matin on pense : « Oh ! Verdun ». Vous parlez de ceux qui sont tombés. Je ne crois pas qu’une femme au milieu des siens, vivant auprès d’elle, ne sente pas à quel point son cœur est plus près des autres. Ah ! je plains ceux qui ne sont pas au front. Mais on voudrait bien faire aussi que les autres en reviennent.


Lundi, 7 mars.

15me jour de la bataille.

À Mab… — Quand il m’a dit au revoir, dans le lourd attirail du départ, et qu’on m’a dit de l’embrasser, il est arrivé si sérieux, si religieux que j’en étais toute impressionnée. Quelle responsabilité nous avons, chère amie, d’être des personnes à demi-célestes pour ces petits héros sans mère que la France nous confie… En regardant l’affreux bracelet d’identité je pensais qu’avec leurs camarades et leurs chefs, si prêts à disparaître eux aussi, nous sommes leurs seuls témoins, la seule ancre dans le souvenir pour leurs bonnes petites vies qui s’offrent si naturellement. Merci encore pour les envois Cobden. Ah ! Dieu, les défendre à notre tour et qu’on ne continue plus aux siècles des siècles à les massacrer, les enfants, à qui la patrie n’avait rien donné, et qui m’écrivent « Je suis né gai ».

À Puech. — Votre lettre est venue hier soir, je veux y répondre aujourd’hui. Quelle lettre ! Je l’ai lue avec horreur et désespoir, et je l’ai fait lire, pour que vos lieutenants et vos camarades soient déjà un peu vengés par la douleur des femmes. C’est leurs cœurs concrets qui doivent subir et payer la douleur abstraite de la France. Le cœur des femmes après celui des frères d’armes ! Vous voilà tout consacré par le contact des martyrs. J’ai vu avec vous, mais j’ai vu plus beau que terrible. Ce massacre de la dépouille, si impressionnant, on nous l’a décrit et nous ne l’ignorons pas. Mais l’horreur rend plus passionné, il me semble, notre élan vers nos morts. Plus ils sont déchirés, plus nous le sommes aussi. Pas une plaie n’est perdue. Avec quelle piété affectueuse je ne cesse de penser à vos morts ! Un soldat debout, c’est encore, malgré l’émotion, toute la distance de l’homme à la femme ; mais tombé, tombé et massacré, il n’y a plus rien entre eux, c’est une relique à baiser, à porter dans ses bras. Pourquoi n’avons-nous pas la force d’être là-bas pour vous aider dans ce cruel service des morts ? C’est une de vos noblesses que ce rôle d’ensevelisseurs. Je suis émue que vous m’ayez choisie pour votre veillée funèbre. Non, je ne suis pour rien dans la force qui vous a portés, je ne voudrais même pas y prétendre. Au nom de quoi ? Que sommes-nous près de vous ? Nous n’avons qu’une mission, vous entourer, faire descendre dans vos souterrains un peu de la chaleur de la patrie. En son nom, même sans titre familial, nous avons le droit de nous pencher sur vous, de vous dire que pas une de vos souffrances n’est perdue, non seulement à cause du salut qu’elle accomplit, mais par tout ce qu’elle arrache à nos cœurs. Mais maintenant que je sais tout cela, vous comprenez qu’il faudra me donner un peu plus de vos nouvelles, ne fût-ce, comme le maréchal de Luxembourg le faisait pour Jean-Jacques, ne fût-ce qu’une enveloppe vide tous les huit jours… Que je suis heureuse de ce qu’a fait votre lieutenant ! J’ai un si grand respect pour ces distinctions-là, on sait ce qu’elles représentent. Et en même temps, vous en recevez une autre qui prouve que vous êtes bien de « notre corporation » comme dit Barrès, les deux vont si bien ensemble ! Je suis contente pour ce poème que j’ai aimé la première.

Et voici qu’on nous parle d’offensive prochaine et formidable, vous devinez ce qu’on ressent. Si, à l’émotion actuelle, il faut ajouter la joie du triomphe, je crois que je n’y tiendrai plus. La guerre douloureuse, on se raidit pour la lutte ; mais qu’à la guerre douloureuse succède la guerre triomphale et que l’autre en ait été le prix, il n’y aura pas assez de sanglots pour une joie pareille. Le bonheur vaut ce qu’il a coûté. Vous verrez qu’à la paix nous serons tous à demi-fous. Quelle place aura notre pays ! Quel prestige… Vous avez raison, il faudra trouver le moyen d’être digne d’y vivre. Pour vous il s’agira de ne pas déchoir : avoir vécu comme vous le faites, et retomber à la vie de tous les jours. Ah ! c’est pour cette vie qu’il nous faudra être difficiles et cruels. Mais je crois que vous vous préparez des bonheurs comme on n’en soupçonnait pas autrefois. Adieu, mon filleul, je suis hantée par ces morts et ces mourants que vous avez portés. Saluez leurs tombes pour moi, je m’y agenouille auprès de vous, tout ce que la religion, tout ce que la poésie, tout ce que le cœur humain a su trouver de plus pieux et de plus caressant, bourdonne dans mon souvenir, je leur apporte cette rumeur de toutes les âmes :

« La voix d’un peuple entier
Les berce en leurs tombeaux. »

À Madeleine, — J’ai aimé vos parents qui m’ont élevée, je me suis sentie aimée d’eux, bien plus qu’il n’est d’ordinaire à une nièce de le faire. La seule partie sans ombre de ma vie est celle que j’ai passée dans leur maison. Il n’y a pas de jour que je ne revoie ce soleil de la salle à manger qui nous réunissait, soleil qui passait sur le port, la rade, le château, la Pointe espagnole, le phare de Ste Anne, le Goulet. C’est un souvenir ému, vivant, quotidien, et plus je vois la vie, plus je comprends la supériorité qui était en eux, et dont vous êtes les si parfaites héritières, aussi pour moi, mes chéries, vous êtes tabou.

À M. S… — Tous, hommes de science et de pensée, vous me faites l’effet d’hérétiques. Vous discutez des points de doctrine, mais jamais, jamais la doctrine. Vous discutez de la guerre, mais pas la guerre. Sur tous les autres points, vous nous avez habitués à une attitude toute différente. Religion et science — deux ordres de faits si positifs ! — vous avez fait de tout une question. Devant la guerre seule, vous êtes des croyants, à moins que… à moins que vous ne disiez pas tout.


27 mars.

Mme D… — Verdun a beau tenir bon, ce n’en est pas moins un cauchemar. On me dit que nous avons aussi les flammes et que nous avons fait 900 aveugles… Être contemporain de cela… et tout le monde a l’air si calme. L’horreur n’est qu’un tout petit frisson de surface.

À Lady Frazer. — J’ai espoir en vos hommes d’État. Sir Ed. Grey ne pense pas que la guerre soit la meilleure politique réaliste et utilitaire. Mais les diplomates ! Ils portent déjà le vibrion des conflits futurs…


4 juin.

Devant la guerre nous avons encore l’attitude qui était celle des esprits distingués, sous Louis XIV, à l’égard de Dieu. C’est le dernier dogme que l’esprit critique n’ait pas atteint. Tous ces écrivains qui n’en reviennent pas que, devant la guerre, les pacifistes soient restés pacifistes. Mais c’est précisément parce que la guerre, qu’il s’agit d’être pacifiste. Et ils sont comme les paysans qui n’arrivent même pas à entendre et à reproduire par l’écriture les sons des syllabes françaises, ils parlent « rêve » et « illusion ». Le pacifiste a moins de rêve et d’illusion que vous. C’est parce qu’il n’a pas la moindre confiance en vos pactes et en vos paix, qu’il lui faut absolument autre chose. C’est parce qu’il n’a aucune illusion sur vos lendemains qu’il élabore non pas un rêve, mais un programme et comme l’a dit Norman Angell ; « Plus nous nous heurterons aux difficultés, plus s’en exalteront nos énergies ». Il est temps que vous fassiez connaissance avec le pacifisme à poigne, au lieu de vos épanchements en ces livres bavards sur les « guerres de races » et les « guerres de culture ». Le cerveau de l’homme est inépuisable quand il s’agit de donner un sens à ce qui n’en a pas. Oui, nous sommes un animal très intelligent, et l’histoire et la politique sont d’incomparables terrains d’exercice pour l’assouplissement de nos esprits. On finit par être las des faits, des faits qui nous donnent toujours raison et qui confondent l’adversaire, et cela avec une égale vérité de part et d’autre. On peut tout dire, les vérités les plus contradictoires, « à la lueur des faits », deviennent la vérité également plausible, également frappante pour peu qu’un homme d’esprit s’en mêle. Tout est facultatif ici, et interchangeable. Alors je m’embarque carrément pour là où je veux aller à la Frédéric II, il y aura toujours assez d’historiens, de sociologues, de politiques et d’économistes, pour prouver ensuite, quand j’aurai fait ce qui m’a plu, que la « lueur des faits » et « la loi de l’histoire » annonçaient mon succès.

À M. S… — En fait de libre échange, je n’en demande pas plus que vous ne m’en dites. Le jour où il sera bien avéré que la guerre est un monde factice, sans autre fin qu’elle-même, sans aucune utilité pratique devant les réalités de la paix, le pas accompli sera déjà énorme.


16 juin.

À Henriette. — J’avoue que je trouve ces admirables morts plus déchirants encore que les autres. En ce moment on se demande comment on pourra survivre. Il est à la fois abominable et heureux, que la capacité de souffrir soit si limitée en ce monde. Mais aussi, c’est à ceux qui comprennent de souffrir pour les autres, à la manière de notre chère sainte Thérèse, pour que soit payée l’effrayante dette de douleur que nous lèguent les champs de bataille ; dette collective qu’on s’épouvante de voir si légèrement ressentie par les épargnés. Devant la guerre ils ne vont pas plus loin que les banales exclamations.

Tout le monde est d’accord, soit, « tout le monde veut la paix », mais il ne faut pas dire : « on ne diffère que sur le choix des moyens », ce n’est pas cela : « il y a ceux qui veulent organiser la paix définitive, et ceux qui sont convaincus que c’est une utopie ». Il est assez clair que ce n’est pas avec ces tempéraments-là que nous ferons jamais la paix : Ah ! devant la différence des réactions dans l’épreuve commune, comme on comprend la différence des destinées individuelles.

L’opinion publique, quel vain mot, tant qu’il n’y aura que des opinions individuelles pour l’interpréter !

À Puech. — Je ne me console pas de ce que vous me dites de l’existence de là-bas, mais il faut au contraire me dire le pire. C’est notre devoir de souffrir de loin avec vous, on souffre comme on peut ! Il n’y a pas un degré de quiétude ou d’accommodement avec la guerre qui ne doive être poursuivi sans pitié, par le rappel de tant de choses impardonnables. Vraiment l’horreur n’est qu’un si léger frisson de surface ! Sans cela pourrait-on vivre ? Et l’on vit pourtant, à trop peu de choses près.


16 juillet 1916.

À Marie B… — Oui, il faut la victoire pour sortir proprement de cette guerre. Mais à part le rétablissement belge et serbe, le retour de l’Alsace-Lorraine, et autres choses analogues, je me désintéresse de toutes les conditions de paix, dites « garanties de paix » lesquelles me paraissent tout aussi bien des garanties de guerre : Ce n’est jamais d’une paix que peut sortir la paix. Il n’y a pas de victoire qui la donne. Elle relève de toute autre préparation pour laquelle les diplomates n’ont jamais fait leurs preuves, pas plus que les meilleures têtes de nos contemporains. Ils n’en sont pas là ! Et moi qui ne veux plus juger les hommes que du point de vue de la paix, à peu près comme Pascal les jugeait du point de vue de Dieu, je sens toutes les saintes colères et toutes les verges du Jansénisme me passer dans la main.


Le Trez-Hir, 13 août

À Marie G… — Ô stupidité monstrueuse, qui ne dure, qui ne s’est maintenue dans nos époques modernes, qu’à la force des poignets des stupides. Chose inutile et folle, dont à force de lui répéter qu’elle ne peut pas s’en passer, l’humanité est arrivée à le croire. Avez-vous la patience de lire les journaux quand ils parlent des « buts de guerre » ? !!!

À tante Gabrielle. — La lecture de… est harassante ; ce n’est pas qu’ils aient tort. Il est évident qu’à la paix il faudra prendre tout ce qui pourra nous rendre plus forts dans la prochaine guerre, quitte à ce que cette prochaine guerre nous l’enlève. Mais appeler cela des garanties de paix ! Il y a une vérité de La Palice qui serait bonne à vulgariser, c’est que la paix ne nous sera donnée que par le pacifisme.

Dans un article sur Yuen-Chekaï :

Dans les dernières années de la dynastie, les hommes d’affaires, les financiers, les grandes maisons d’armement, d’Europe et d’Amérique avaient formé un vaste projet afin de pouvoir tirer de cet immense pays le bénéfice de l’exploitation de ses richesses ; on avait formé un consortium, composé de banques importantes d’Allemagne, d’Angleterre, de France et des États-Unis. La diplomatie de ces quatre puissances approuvait et appuyait le projet. On devait d’abord lancer une série de grands emprunts de plusieurs milliards pour permettre la militarisation de la Chine et les grandes commandes du matériel de guerre qu’elle comportait.

C’est l’horreur de la guerre qui domine chez tous ; alors, comme l’homme a toujours fait devant la douleur, on mysticise le fléau. Le plus grand danger vient peut-être de ce lyrisme dont nous nous voilons toujours devant la mort gratuite et « inventée » — mot de Marx — Ce qui me révolte et me frappe bien autrement dans la guerre, c’est précisément l’absence de cette fatalité dont notre routine verbale et tant de lyrisme invétéré s’obstinent à la gratifier.

Ce qui me frappe, et plus que l’horreur encore m’a rendu la guerre insupportable — il y a bien de l’horreur aussi que nous acceptons dans la nature —, c’est la gratuité, l’artificialité, la non-nécessité du fléau. Et cela, comme toujours au monde, venant peut-être uniquement d’une erreur verbale. Les plus hautes découvertes commencent toujours par une réforme de vocabulaire. — Tant que nous parlerons « d’éléments déchaînés », il n’y aura évidemment qu’à nous croiser les bras. Mais s’il s’agissait d’une simple étude psychologique, un critique de goût hausserait les épaules et prierait l’écrivain de rechercher le terme juste. Qu’est-ce qu’un élément humain qu’on déchaîne sous peine de mort ? Un élément qui obéit à vos lois obéirait bien aux miennes.

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Ce qui me révolte dans la guerre, c’est que je n’ai pas rencontré l’obstacle sérieux à combattre, c’est que ce fléau monstre n’est qu’un moulin à vent ; quiproquo sinistre. À qui fait-on plaisir ici ? Je sais bien qu’il y a les fournisseurs, et les profiteurs de la guerre, mais tout de même, sans le quiproquo de la raison d’État, ce n’est pas pour eux qu’on signerait un décret de mobilisation générale. Chacun pousse des cris devant l’incendie, chacun voit brûler sa maison, et tous les bras demeurent inactifs parce que du consentement universel, on a dit : « Il est certain que l’eau n’éteint pas le feu », et tout le monde est resté foudroyé de cette évidence. Je n’exagère pas, ici il est impossible d’exagérer.

La raison pour laquelle l’homme est rarement un génie dans les sciences et dans les arts : l’absence d’originalité, son incapacité à ne pas répéter autrui, et à ne point croire ce qu’il répète, c’est encore la plus forte raison qui milite en faveur de « la guerre fatale ». Ce ne sont pas les « passions humaines » bien au contraire, c’est l’inertie humaine qui agit ici.

Changez le répertoire du sansonnet, apprenez-lui à siffler la paix, au lieu de siffler la guerre ; peut-être serez-vous assez naïfs pour prétendre que l’oiseau a bien évolué.

Peut-être m’objectera-t-on que l’obstacle, parce-que ridicule, n’en est pas moins énorme. Les énormités de ce monde, dès qu’on est résolu à dépouiller tout lyrisme verbal, perdent beaucoup de leurs dimensions. Ne nous exagérons rien, même nos tâches. La besogne à accomplir était d’une nécessité moins primordiale, le jour où quelqu’un s’est avisé de dire : « Si c’est possible, c’est fait, si c’est impossible, cela se fera. » — Le monde est à notre mesure, soyons plus simple, même quand nous nous attaquons aux plus fortes résistances de l’espèce.

Il est vrai que l’exercice d’une volonté moyenne est encore assez rare chez l’homme. Je ne parle pas des combattants, ceci soit dit une fois pour toutes. L’héroïsme qu’ils dépensent est hors de cause puisque je me révolte jusqu’à la passion, jusqu’à l’agonie, du fait qu’ils aient encore à le dépenser. Ceci bien établi, la différence des réactions devant la guerre, la soumission des cerveaux en général et même l’exploitation esthétique du martyre des autres, le néant de l’effort devant l’inacceptable et l’inadmissible. Cette opposition de la fièvre et du sursaut à la résignation du sage qui déplore, mais qui n’y peut rien, ces quantités variables de la volonté, est encore ce qui m’a le mieux fait comprendre la différence des destinées humaines.

À Puech. — Je n’aime pas ce que vous me dites de mes lettres, les lettres, cela se publie après la mort et personne, moins que moi, n’écrira pour la postérité. Je hausse les épaules devant les écrivains qui travaillent pour elle. Je ne veux avoir de talent que pour mes contemporains, pour ceux-là seuls qui me sont destinés, dont je peux croiser le regard, et sentir battre le cœur. Non, je ne crois décidément pas à la postérité, pas plus à ses sanctions qu’aux satisfactions qu’on en reçoit !

La postérité est morte pour moi qui serai morte pour elle.

À Mme M. — Je ne me sépare de vous que dans votre désespoir de l’action possible. Je crois la guerre, la guerre fatale, comme toutes les choses qui ont été fatales au monde, un faux épouvantail. Pensons ce que nous voudrons de la nature humaine et de la nature des masses, peu importe ! Ce n’est pas à elles que nous nous heurterons, l’obstacle n’est pas si grandiose. Ceux qu’on a fait obéir à un ordre de guerre, obéiront à un ordre de paix. C’est ici un duel entre dirigeants, entre minorités dirigeantes, comme toujours d’ailleurs, entre ces minorités par lesquelles vit le genre humain. Ce que quelques hommes ont voulu, quelques autres peuvent, admirablement et sans la moindre utopie, ne plus le vouloir. Tout dépend de la force, de l’autorité, de la mortelle insistance de leur veto… Peut-être ne faut-il même pas exagérer la tâche. Gardons-nous du mysticisme en politique. Attendez le jour où les intellectuels — à la suite de quelques-uns d’entre eux évidemment plus hardis — attendez le jour où les intellectuels oseront s’en mêler. C’est la seule éventualité que le prince de Bulow redoutait à l’égard du socialisme. « Le goût et la mode n’y sont pas », disait tout bonnement un de nos ministres des affaires étrangères. Un beau jour on enfoncera une porte ouverte, peut-être est-elle déjà enfoncée, mais personne n’oserait en répandre la nouvelle. Tout ici est d’une telle jocrisserie. Ce serait vaudevillesque, si ce n’était à en mourir de chagrin. Oh, madame, je vous l’avoue, pour moi, en dehors de « l’obligation à la guerre » il ne resterait pas grand’chose de la guerre. Le « goût du risque » est individuel. Il n’a pas besoin de mobilisation générale !

À Alice L. — Comme je voudrais que tu fasses un sort à cette grande valeur qui est en toi ! Car il ne suffit pas d’être un esprit de premier ordre, d’avoir une culture superbe et assez de talent pour trouver l’expression de l’un et de l’autre. La vraie difficulté de nos carrières de lettres est qu’il ne suffit pas d’être de force à les remplir, il faut encore les inventer. Je me rappelle, dès le début, je sentais bien de quoi je serais capable, mais il me semblait que je ne trouverais jamais un sujet de pièce ou de roman. J’enviais les savants qui sont assurés de ne pas manquer de travail pour le lendemain. Au passage d’une pièce à une autre, j’ai encore cette impression : « il n’y a plus de sujet pour moi. » Je sais maintenant que c’est une illusion, on trouve les sujets de la même manière qu’on les traite, en les voulant, en cherchant, en s’obstinant. Si ça ne vient pas aujourd’hui, ça viendra demain. Peut-être ne se donne-t-on pas du talent, mais à coup sûr, on se donne sa carrière. Il ne faut même pas s’en exagérer l’effort, à la manière de Flaubert, bien romantique. C’est toujours de nos pareils que nous devons triompher, en esprit, en travail, en talent…

À Mad. Mardrus. — Il faut se garder, je crois, de faire un mérite à un artiste de sentir comme tout le monde dans une épreuve commune, alors que dans la commune épreuve de la vie personnelle, ils savent si bien sentir plus que tout le monde, avec une acuité qu’on appelle « originalité », mais qui est pour moi la grande épreuve de degré et de qualité, la vie réelle de l’émotion.

À Rachilde. — Ces criminels étourneaux parlent des « passions humaines », mais où sont les passions humaines dans cette course à l’héroïsme et au sacrifice universel ? Et la conclusion sacrilège qu’ils tirent de ce déchirant martyre c’est que « l’homme est un loup pour l’homme » !


27 nov.

À M. de F… — Pour la paix, ma pauvre amie, je me demande comment il faut s’exprimer pour arriver à se faire comprendre, et je serais bien révoltée d’une pareille méconnaissance du pacifisme, de la guerre et des hommes devant la guerre, chez un prélat chrétien, si je ne savais que sa mission en ce monde est autre que celle de penser. Le pacifisme n’a jamais été, désarmer devant l’agresseur, ce serait le suicide, mais désarmer l’agresseur. Quant à parler des passions humaines dans une guerre comme la nôtre, c’est un véritable crime de lèse-héroïsme. Où sont les passions humaines dans ce martyre volontaire de tous les peuples ? La guerre par raison d’État ne sert aucune passion humaine, elle sert une idée fausse : Voilà pourquoi, le jour où les pacifistes seront revenus du champ de bataille, — s’ils en reviennent — nous aurons besoin, à côté de l’effort militaire, toujours nécessaire, mais non suffisant — cette guerre l’aura prouvé à l’Allemagne — nous aurons un furieux besoin de leur effort et de leur dévouement à la paix, si notre victoire ne doit pas être annulée par la guerre qui reviendra dans cinquante ans.


28 novembre.

Hélas, je leur écris à tous la même chose et pourtant je le recopie ici avec un grand effort de patience. À force de redire la même chose, j’espère trouver un jour la formule claire, simple, la formule qui porte enfin, qui porte sur tous…

À tante Eugénie. — On dit l’armée anglaise splendide et, enfin, au point. Elle le prouve déjà, mais c’est un genre de satisfaction qui ne va pas sans grondement de colère au fond, sans un terrible haussement d’épaules. Non, je ne suis pas de ceux que les prochaines offensives épanouissent. Qu’on dise « il le faut » et qu’on se taise. On ne doit pas exulter de pareilles victoires. La victoire ? Il la fallait, voilà tout. Assez de réminiscences et de lieux communs : Une victoire ne se chante pas, elle se pleure.

À Marie G… — Vous me parlez de Wilson… Oh ! ce n’est pas dans les journaux qu’il faut chercher des interprétations ! Le fait que les petits neutres d’Europe ne répondent pas à son geste — ce qu’il n’a jamais vraisemblablement attendu — n’est rien à côté de ce fait que le geste a eu lieu. Il faut tout ignorer des genèses historiques pour ne pas donner leur importance aux chiquenaudes initiales. « Idéalisme » ? Mais il n’y a pas une démarche des hommes qui n’ait son mobile et son point de départ dans une idée. La guerre actuelle est plus riche en idéalisme, en mysticisme forcené que tous les programmes des pacifistes. Quelle idéologie que cette définition allemande, et pas seulement allemande de l’État ! C’est la guerre qui exige qu’on meurt pour une idée, ce n’est pas la paix. Et comme on reconnaît les livres et les paroles, comme on reconnaît les idées — assez récentes d’ailleurs — comme on reconnaît les idéalistes responsables dans le cataclysme actuel ! Idées fausses économiques, idées fausses ethnologiques, marottes absurdes sur la « psychologie des peuples », interprétations traditionnelles et livresques des historiens, recours aux moyens surannés et d’ailleurs inopérants, il n’y a que cela dans les guerres modernes.

Il n’y a pas jusqu’à la résignation générale aux « passions humaines », cette scandaleuse rengaine, qui ne soit l’idée fausse, le préjugé impardonnable, l’idéologie prétentieuse des cerveaux. On ne décrète pas une mobilisation générale pour satisfaire les passions des gens qu’on arrache à leurs foyers. La guerre pour les peuples, pour tous les peuples, c’est l’obéissance aux lois. Et conclure que cela qu’on ordonne, ne peut pas être empêché, que prendre des mesures en vue de son empêchement futur est de « l’idéalisme », n’est qu’un exemple de l’imbécillité partielle où le préjugé peut conduire les gens, pour le reste normaux et intelligents.