Journal de Marie Lenéru/Année 1902

G. Crès et Cie (p. 173-198).
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ANNÉE 1902

Jeudi 13 mars.

Profondément, jamais, je ne pourrai savoir si je suis au comble du découragement ou de l’énergie, de l’hyperesthésie ou de l’impassibilité. Il me semble avoir atteint un degré suprême — indifférence ou détresse ? — éloignement ou profondeur ? je n’en sais rien, mais définitif, dont je ne m’écarterai plus jamais ; car il ferme tout, même pour mourir, car il est final.

Je ne saurais plus ni prendre, ni donner le bonheur.

À cela près, je suis « charmante et si gaie ! » disent-ils. Eh bien oui, je suis gaie, puisque j’ai de l’esprit. On rit quand on a de l’esprit, comme on salue les balles quand on a des nerfs. Cela ne veut pas dire qu’on ait peur, ni… Et l’on n’a aucun besoin de m’en admirer, car je vous prie de croire que je ne me tiens pas obligée à des frais de politesse envers les circonstances. Si je ris, soyez tranquille, je n’en fais pas l’effort !


À Mme D., 8 avril.

Pour continuer dans le roman, la foi me manque et le goût. J’ai pris le dédain de trop de choses. Tandis que j’ai l’attrait des vies exceptionnelles dans le beau, dans le mal, dans l’horrible et Saint-Just est superbe ; nullement canonisable, malgré son nom d’archange, mais je vous assure que cette force et cette rigidité peuvent être d’excellente fréquentation.

À Andrée. Je ne fais rien, je ne vois rien et ne veux rien voir. Je suis en pénitence jusqu’au succès. J’estime peut-être ma rançon trop chère, peu importe, puisque c’est moi qui paie.


21 avril.

« Je méprise la poussière qui me compose et qui vous parle, on pourra la persécuter et la faire mourir cette poussière, mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux.

« Je fus à moi seule votre comité de rêve et de dédain. »


31 mai.

La Justice intérieure, la grande réparation de Maeterlinck, a seulement tort de se vouloir doctrine, c’est à dire propagée.

Lui, peut tout souffrir, la supériorité seule console et les disciples qu’il se cherche ne peuvent que lui répondre : « Et moi aussi, si j’étais Alexandre ».

Mais la sagesse le gâte, il en revient trop à l’ancien « contentement ». Sur le passé, il a des stratagèmes, des hypocrisies, des résignations. Que de peine il se donne pour être heureux ! Lui, si spirituel, est-ce qu’il croit moins s’agiter que ces ambitieux qu’il désapprouve ? C’est peut-être un homme au-dessus de son bonheur et qui cherche des excuses à sa satisfaction.

Non, non, je ne veux pas plus me résigner au passé qu’au présent. Je « n’envie le passé de personne », mais je m’envie dans tel ou tel passé, celui de Saint-Just ou de Marie-Antoinette, par exemple. À 27 ans, j’aurais bien acheté de Thermidor, la Convention, le Comité de salut public et les missions.

Et quand on fut à Schoenbrün Madame l’Archiduchesse, et Madame la Dauphine à Trianon, et même aux Tuileries et même au Logographe la reine de France, on peut mourir au nez de la plus privilégiée des tricoteuses ! Mirabeau disait : « J’aime à croire qu’elle ne voudrait pas de la vie sans sa couronne ? » Pourquoi me voudriez-vous d’aspirations plus modérées ? C’est alors qu’il y aurait une différence, et gravement morale, entre une archiduchesse d’Autriche et moi.


3 juin.

Robert de la Sizeranne, que j’aime tant, est-il bien dans le vrai, dans son article sur les portraits de femmes, en sacrifiant si rationnellement la ressemblance à la vie ? Cela ne tournerait-il pas à une convention d’école ? Même à l’art, n’importe-t-il pas moins de faire un tableau « vivant » que de voir la réalité, et de la rendre, elle, et pas une autre.

Vous voulez faire un chêne ressemblant, une lumière ressemblante, et pourquoi pas aussi cette femme ? Vous dites qu’il y a les photographes. C’est, en effet, la seule beauté de la photographie de restituer quelquefois — pas toujours — tout le caractère d’un visage, et l’on s’écrie alors : Que c’est vivant !

La matière employée, il est vrai, n’est pas belle, et je préfère le beau pastel ressemblant. Je n’ai pas besoin d’avoir vu Mlle Fel pour être assurée que son portrait lui ressemble.

N’ayant ni la musique, ni l’amour, ni les sports, j’en arrive quelquefois à l’aiguille. Quand je suis noire d’imprimerie, je la savoure presque. Oh ! ce n’est pas qu’elle me fasse penser ! mais, au moins, je ne mets les pensées de personne à ma place.

Mme V… a le compliment d’une violence : Vous êtes mieux que personne.


Trez-Hir, 7 Août 1902.

Je m’empare d’instinct, fût-ce pendant une heure d’impondérable coquetterie, de tout ce qui vaut, de tout ce qui dépasse. D’un pays ou d’un homme, je prends ce qui me revient, ce qu’il y a de mieux. Mais je ne pourrais pas être jalouse.

Quand elles me parlent jalousie, je dis que je ne comprends pas, qu’il ne s’agit pas d’être sûre des autres, mais de soi. Qu’il faut être capable d’inspirer un sentiment tellement unique, qu’il ne puisse jamais se doubler. C’est en moi que je chercherais mes sujets d’inquiétude, sinon qu’importent les rivales inférieures ? Quel souvenir peuvent-elles laisser auprès du vôtre ? Je me soucierais peu d’être l’unique amour, mais le plus bel amour. Soyez irremplaçable et laissez-vous remplacer.

Quand j’arrive ici, au bord de cette grande plage de sable, de cette grande plage de ciel et de cette grande plage d’eau, j’ai toujours un saisissement de… propreté, de netteté luxueuse, comme la neige seule en donne aussi l’impression.


A Mme D… 11 août.

Mais est-ce notre faute si l’on ne peut se développer qu’au bénéfice de l’analyse ? Si chaque fois que nous voulons une perfection il faut d’abord avoir affaire au sens critique ? Et puisque toute notre vie nous devons être les défenseurs de l’intelligence, nous aurions le droit qu’on nous montre du côté adversaire les efforts et les progrès fournis par la plus grande conscience.

Je me rappelle que Mme D… me disait : Pour le moment mon enthousiasme est en disponibilité. Certainement une maladie organique eût mieux valu. Peut-être qu’elle m’aurait abîmée davantage, mais en laissant la vie intacte autour de moi. À quoi bon en parler ? Je ne m’en intéresserai pas plus à moi-même, mais passionnément je veux sauver la femme. Je veux souhaiter plus que je ne désire, il n’y a de bon que la fièvre.


1er septembre.

Pour moi-même je suis une absente, je me souviens de moi avec effort. Je m’aperçois maintenant que ce qui nous tient à la vie, nous fait habiter notre corps, nous équilibre dans l’espace et dans le temps, nous fait respirer notre conscience dans les choses présentes, ce sont les sensations de luxe. C’est-à-dire que les sens pour la conversation, comme les définit Malebranche, sont insuffisants. C’est la vision de luxe, la vue large et profonde qui nous installe dans la vie, dans nous-mêmes. Je me reconnais à la dureté d’une silhouette, à la pureté d’une ligne de côte. Et chaque progrès des yeux me rappelle les sons, ils me semblent rapprochés avec les mouvements, les habitudes mieux saisies de ce qui bruit. Ou, pas même cela, mais plus de réalité au monde, le fait tendu, vibrant, ouvert à la circulation des ondes sonores.


6 septembre.

Hier, près de la mer qui dormait, avec un long rêve de nuées blanches au fond de l’âme, je lisais Rosebery sur Napoléon. Ces hommes d’État, quels gens simples ! au sujet de l’autre monde…


10 septembre.

Je me rendrais pour du yachting et je croirais encore faire une belle affaire ! Il faut être dénué de toute vie intérieure pour ne pas garder mortellement la nostalgie d’une journée de passerelle dans les allongeoirs de toile blanche, éventée jusqu’à l’ivresse, dans l’élan sur les onze nœuds forcés d’un long tangage, parmi la pureté des choses blanches, les tentes, les baleinières suspendues, les cordages secs et la mer plus à vous qu’une route ne l’est jamais. Car c’est une impression d’intimité, de clôture, qu’on ressent en pleine mer. C’est en somme en lointains, le minimum d’horizon, le même que dans la plaine. La montagne seule soulève le ciel pour nous. Mais on vit dans la montagne, tandis que la mer est sans humanité. On peut se retourner et dire à coup sûr : je suis seule ici, seule avec le voyage, la gaieté des vents.

Parler de l’amitié entre amis est un manque de goût, de tact même. Il faut éviter d’apprendre qu’on s’est livré plus que vous ne le demandiez. Il ne faut jamais préciser ce qu’on donne et il faut avoir la jalousie de son avenir, chose totalement ignorée des hommes. Ils ont l’étourderie de la constance et c’est beaucoup moins beau qu’on ne croit. Je ne veux pas être aimée de provision. Demain je veux séduire encore et veux qu’on me séduise. Se souvenir, c’est avoir pitié. L’amour est beau quand c’est une lutte, les adversaires d’égale force.


26 septembre.

Ce que Saint-Just a de remarquable et d’antirévolutionnaire est la tenue. C’est une belle chose d’avoir le front aussi sévère que la pensée, le regard aussi dur que le courage, la bouche difficile comme son rêve, et secrète comme la solitude de son âme.


30 septembre.

Je n’écris que dans la sincérité de l’ennui, c’est-à-dire la plus désintéressée, la moins vaniteuse qui soit, ce qui ne m’empêche pas, en me relisant, d’avoir l’impression oiseuse d’une série de digressions.

Ma vie, je n’arrive pas à l’écrire, elle ne m’intéresse pas. Des jours, comme ce matin, je me réveille dans une douceur étonnante, ayant presque une autorité comme acquise par une vie d’ascétisme et de grande oraison, une douceur de départ ou de mort. Ce sont les jours de plus grand froid et de plus scandaleuse indifférence.

Ma vie ? En lisant Spinoza, c’est-à-dire le plus grand intérêt qu’aient pu me préparer les livres des hommes, une raillerie si interminable au fond de la conscience : Ah oui, Marie, en vérité, la prophétie a-t-elle été accordée aux autres nations, ou simplement aux Hébreux ? Alors, en personne décidée, je fais face, je pèse le pour et le contre et l’évidence de cette conclusion s’impose : Oh ! ma chère enfant, pour ce que vaut ta vie présente, tu peux bien la gâcher et la dépenser en sublimités insensées, en beautés fatigantes, en supériorités inutiles. Je te défie d’y perdre quelque chose !


5 octobre.

« Quand l’injustice, en développant nos facultés, ne les a pas trop aigries, on se trouve plus à son aise avec les fortes pensées, avec les sentiments élevés, avec les embarras de la vie. Une espérance inquiète et vague exaltait mon esprit : je le tourmentais sans cesse. »

Ainsi à l’origine des grandes carrières d’ambition, il y a toujours quelque chose, enfance ou jeunesse, à venger. « L’idée de grandeur et de prospérité, sans jalousie et sans rivalité, est une idée trop abstraite et dont la pensée ordinaire de l’homme n’a pas la mesure. »

Et de M. de Lafayette : « Dans son désir, dans ses moyens de se distinguer, il y avait quelque chose d’appris. »

J’aime tout de Talleyrand. Il faudra que j’écrive de lui. Parlant de sa mère dont tout le charme d’esprit avait été pour ses amis : « Elle ne voulait que plaire et perdre ce qu’elle disait. » Rien de mieux. Mais nous, nous n’avons plus assez avec qui perdre.


A. R. de M… 8 octobre.

Pourquoi ne ferais-tu pas de la musique en diable ? Tu es assez intelligente pour la comprendre intellectuellement. C’est ce qui manque à la plupart des femmes, incapables d’aimer la musique comme une lecture, d’avoir des curiosités musicales et par conséquent de se faire intérieurement musiciennes. Tu pourrais, j’espère, voir dans une fugue de Bach autre chose qu’un monologue de salon, ou un exercice de tapisserie..


13 octobre.

En écrivant, autant jusqu’ici j’avais la pudeur du lieu commun jusqu’à opter avant de dire bonjour ou Dieu vous bénisse, autant maintenant je me garde et me réserve : je travaille à me banaliser, je m’enchâsse dans la banalité.

Et nullement par dépit ou dédain, par raffinement. J’y suis arrivée de cette manière : un mot de Mme X. refus d’invitation, dix lignes, relations nullement intimes, avec l’aspect guilleret de l’esprit qu’on veut faire, m’avait déplu. D’impeccables formules de politesse m’auraient bien plus renseignée sur la qualité de la dame. C’est misérable de faire son métier de bel esprit à toute réquisition, il faut mépriser les petits bénéfices. Ah ! le grandiose et délicieux bon ton que les aristocrates inventèrent… que d’esprit il fallut y dépenser !

L’authenticité est le seul pittoresque.

Savoir s’entourer des choses présentes.


16 octobre.

J’ai passé trois quarts d’heure à la mansarde, ayant trouvé dans la caisse d’incendie des papiers que je ne pouvais plus quitter. La correspondance du « Consul de France aux Îles Canaries, Ste-Croix de Ténériffe, Baron Chassériau » qui a veillé la dernière nuit de mon père. C’est sur grand papier de chancellerie, doré sur tranches.

Mon père ne se voyait pas mourir, dit-il. Allons-donc ! Après « une longue confession, ayant parlé d’objets à remettre à Marie[1]» et regardé mon portrait de toute petite fille d’un an. Pourquoi enlever l’héroïsme aux mourants, sous prétexte de nous accorder un soulagement ?

« Une gastralgie d’entrailles, » pas de fièvre, mais épuisement et cela d’une promptitude qui déroute les six médecins de « La Loire » et les trois médecins de Ste-Croix. Mais mourir ainsi… si jeune, avec un tel avenir, chez ces Espagnols quand tous les Français sont partis ? Je garderai toujours la révolte de cette mort.

Ses camarades Fournier, Courejolles sont aujourd’hui les chefs. La mort des jeunes gens est plus affreuse que celle des jeunes femmes, ils perdent tellement plus !

Quel est ce consul qui le veille et qui le pleure sans même le connaître assez pour le savoir marié ? M. Chassériau a continué d’écrire à maman — veuve à 21 ans — de longues lettres, et nous avons les portraits de toute sa famille. Un sous-officier aussi ne l’a pas quitté — Adrien Harrison — et l’infirmier fut parfait. « Il a été admirablement soigné, vous pouvez en être sûr, M. l’amiral, ce pauvre jeune homme était sympathique à tous ceux qui l’approchaient. » Vraiment les Espagnols ont été parfaits. Le gouverneur Ximènès de Sandoval écrit une lettre émue à grand-père, et lui envoie l’Epoca, premier journal de Madrid, où il a fait insérer une note sur les regrets laissés par l’officier français.

Et puis toute la lugubre négociation : Les prêtres de Ténériffe ne laissaient pas inhumer, « tout se passait comme sous Philippe V, écrit le consul et la translation était sans précédent depuis 1806. » Il fallut d’abord voir l’évêque, ensuite l’autorité civile réunit une junte, et ceux-ci ne pouvaient rien. Alors un décret de Madrid qui s’en fut à la signature royale, et cela ne suffisant pas, un ordre royal enfin — manu propria mando. Le cercueil attendit longtemps dans le caveau d’un grand d’Espagne, les nobles ayant seuls des sépultures particulières au cimetière de Ténériffe.

Ténériffe ! Voici ce que je trouve dans le journal d’aspirant de mon père au timbre de la « Guerrière. »

« Arrivé aujourd’hui vers midi à Ténériffe… Ici j ai fermé mon cahier, la musique répétait le chœur de Roland à l’avant de la batterie Montjoye et Charlemagne !

Roncevaux, vallon sombre.
Prête ton ombre
À leurs tombeaux.

« Toutefois je n’ai pas quitté la terre espagnole. Ici, comme au val célèbre, le pavillon jaune à bandes rouges se déploie. »


18 octobre.

Comme on devrait toujours écrire ! Qu’aurais-je de mon père sans son journal d’aspirant ? Eh bien, ! il est charmant son journal. Moi qui aurais été volée, et peut-être si éloignée, si je ne l’avais pas trouvé suffisamment intelligent, je suis charmée, attirée et navrée.

On reste toujours un peu étrangère à soi-même quand on n’a pas connu son père.

Comme il était sympathique et d’originalité éveillée sous cette pureté de langage de petit Parisien qui me déroute un peu.

D’abord le marin prend ses notes. « Vers dix heures les vents ont sauté au N.-O. C’est la renverse habituelle. Nous sommes en route au S.-O. avec le grand hunier et le petit hunier au bas ris, filant 2 nœuds. Pourquoi ne pas faire de toile ? Cela peut s’expliquer en pensant que la mer étant encore très grosse, une grande vitesse donnée au bateau fatiguerait celui-ci. C’est une raison à défaut d’autres. Encore une question : le point n’est écrit nulle part bien qu’il soit près de 3 heures. Pourquoi ? »

Après une manœuvre difficile.

« Dépasser un bâton de grand foc à la mer, et avec cette mer, m’avait semblé jusqu’ici une opération très difficile, je le pense encore, mais à l’occasion je la tenterai. J’ai omis de parler d’un second maître, Hervé, comme un de ceux qui furent employés à déverguer les focs. Ce sera pour lui une recommandation si je relis ceci. »

Le snob à présent qui écrit confortablement dans le bureau du « détail », et qui possède un cadenas pour son « bazar, » ce dernier luxe offert par son fourrier. « On n’a pas idée du désordre et de la saleté qui règnent dans le poste… À chaque instant l’on entend des bruits de bouteilles cassées, de piles d’assiettes s’écroulant. C’est dans le poste un amoncellement de débris sur une couche de fange, le coin d’une borne. Une expression très caractéristique a été imaginée pour démontrer l’ensemble sans nom jusqu’ici qui couvre le pont. Je ne la dirai pas, mais elle est dans Balzac. » ?

Aussi l’on comprend son goût du housekeeping anglais après un séjour au British-Hotel à Simonstown. « Que ce doit être une bonne chose que la vie élégante en Angleterre. Et quel bien l’on doit penser d’un peuple qui est si bien servi ! »

Je suis frappée de ce que les descriptions n’en sont littérairement pas, mais des mots pour se souvenir, ce qui à 18 ans est déjà le goût sincère de la sensation, au lieu de la superstition poétique. Pendant les fêtes de la Ligne : « La nuit était magnifique. Accoudé sur la passerelle j’avais devant moi deux spectacles : La foule à côté du désert, le tumulte à côté du silence. J’étais fatigué du bruit, j’essayais de m’y soustraire en contemplant la scène silencieuse. » Et puis une tempête : « À l’abri sous le fronton de dunette, n’ayant devant les yeux qu’une masse noire et sans vie, je voyais tout à coup les ténèbres s’animer, une vive lueur rose ouverte éclairait l’horizon et, sur le fond gris de plomb du ciel, se détachaient vigoureusement les mille cordages des deux mâts de l’avant. Dans leurs dédales on voyait distinctement les gabiers travailler à tout disposer pour dégréer les vergues d’hune. Puis, entre l’œil et les mâts, une véritable nappe d’eau tourmentée, flagellée par le vent, si épaisse que la lumière seule des éclairs pouvait la rendre diaphane. »

En littérature il aime ceux qui savent « élever un détail à la hauteur d’un fait ». A-t-il lu ça quelque part ?

La marine en 1866 était plus aristocratique qu’aujourd’hui. Il y avait à bord de la « Guerrière » un Chabannes, un Turenne, un Borghèse et, au fort de la Montagne, au Japon, un Mortemart. La vérité est que les analogies entre la marine et l’armée sont nulles. Les officiers de marine sont, en premier lieu, des explorateurs très mathématiciens et très géographes, accompagnés il est vrai d’un matériel de premier ordre dont ils savent se servir. Mais s’ils ont du goût pour les canons à tir rapide et une générale prédilection pour les torpilles, c’est en somme, en curieux, en érudits, en collectionneurs fiers de leur galerie.

Et surtout, ils sont des diplomates et presque des plénipotentiaires, de moins en moins malheureusement, mais en campagne, ils sont encore une ambassade, ils reçoivent les souverains et en sont reçus. Ils ont ce charme de la vie diplomatique, ce pittoresque des cours et des sphères élevées, les fréquentations internationales.


1er novembre.


J’ai pris « Travail » en gare de Rennes ; c’est Germinal et je le relis volontiers. En somme Zola, c’est toujours le même livre, la même description, la même sensation. On ne pense pas moins que cet homme-là n’a fait. Ce grand actif a même très peu vécu. En outre, il ignore l’érudition, il n’y a pas eu chez lui d’échange entre pairs. Et il raisonne comme un goujat. Quand on a lu autre chose on est crispé d’une si grosse voix pour des couacs de logique. Il vous désintéresserait des questions sociales en en faisant une dispute de table d’hôte ou de café de village. J’étais plus anarchiste en lisant l’Ennemi des Lois.

Et toujours ces problèmes de mangeaille. Encore les faisans et les truffes du dîner de Germinal.

J’ai besoin d’oublier que ces choses-là s’envient. Puis, mon Dieu, parlez de justice (et encore je crois plus de justesse au mot pitié) et chambardez au maximum, mais ne mêlez pas là-dedans la félicité, ne vous imaginez pas traiter la question bonheur ! C’est un sentiment de haute convenance qui me fait accueillir le socialisme, l’abomination de rencontrer un vagabond qui mange un morceau de pain quand on va dîner en ville. C’est absolument navrant, mais cela ne choque pas mon sens moral comme injuste.


Rue Faraday, 9 novembre.

Exprès je ne me lance dans aucun lent travail. J’évite de m’ancrer pour une heure, mais je refais de tout, je sens la vie reprendre autour de moi, c’est un frémissement comme autour d’un bateau qu’on renfloue.

Je suis sérieuse et je m’applique. Je vais les dents, presque les poings serrés. Je ne me fatigue pas, une détente, au contraire, me semblerait morbide. J’ai si monstrueusement à faire ! Je ne cesse de calculer avec la mort.

Je refuse les consolations. Je ne veux rien avoir perdu. C’est-à-dire que la vengeance doit l’emporter disproportionnellement sur le dommage fait. Cela est-il possible ? Peu importe, cela ne sera que dans la mesure tentée.

La qualité de mon attention est médiocre, il y a là une maîtrise à gagner. Le style est pour l’attention, avec la bataille rangée peut-être, un entraînement admirable.

Écrire, apprendre à choisir, à délibérer, apprend la décision motivée, apprend un infini dans les nuances et les impondérables du tact, apprend à coordonner, à vouloir et faire l’ordre, apprend la curiosité, c’est-à-dire le désir et la direction, c’est-à-dire la volonté.

Écrire, apprend à saisir.

J’ai un besoin de style nullement littéraire, j’ai besoin d’écrire pour vivre et réussir ma vie, alors même que je n’imprimerais rien. En somme écrire étant la plus profonde manière de penser, l’est également de vivre.

Écrire, c’est l’oraison. Réaliser par le style les cinquante années intérieures de sainte Thérèse.


15 novembre.

J’ai rangé la musique ce matin. Beethoven, Mozart, Schumann, les Échos d’Allemagne et jusqu’à mes études de Stephen Heller. Si je guérissais à 30 ans, ai-je calculé, j’aurais encore le temps de tout connaître et de tout jouer. D’ailleurs, un jour peut-être, quand je serai plus vieille, j’apprendrai à lire la musique.


Dimanche 23 novembre.

Quel radotage que « Travail », bien un livre de vieillard. Est-ce que cette félicité de canaille, ce bonheur de dimanche et jours de fêtes, tente le peuple plus qu’il ne me tente ? Quand Zola exécute son rêve de transmuter la somptueuse solitude d’un parc privé en préau d’asile pour la marmaille et les ménagères accouchées, on a le plus désintéressé cri de désespoir ! Et toujours, toujours ce bonheur public, cet amour public, il donnerait la nausée du peuple, si l’on n’était pas tout de même de nationalité chrétienne. Les parcs sont faits pour les châtelaines et les braconniers et les belles forêts sont moins souillées par le passage des charbonniers que par les déjeuners de famille.


Mardi 25.

Amorcer de suite toutes mes habitudes, il vaut mieux commencer mal, in a hurry, que remettre, fût-ce d’un jour. Car le mal n’est pas le temps, mais le mouvement perdu.

S’entraîner si merveilleusement à l’action immédiate, qu’on arrive à la réflexe d’une perpétuelle et parfaite disponibilité.

S’innover des habitudes aussi facilement que les velléités vous en parviennent.

Ô velléités, grâces perdues !

Puis schnell, schneller, der Tod reitet so schnell !

Tout doit se faire de plus en plus vite, du geste matériel au mouvement cérébral. Car tout est plus net qui s’accomplit rapidement et d’ensemble.

Règle : pratiquer les délais fixes.


30 novembre.

Encore les femmes à la vente du Grand Palais. Même à 50 et 60 ans, elles n’ont pas l’air sérieux.


4 décembre.

Nous nous rappelions avec maman cette audition d’un vendredi-saint, « Rédemption » par Gounod, chantée par Faure et Maury, à la salle Albert-le-Grand. Je me rappelais mieux qu’elle. De splendides voix de femmes, émues et claires, chantant l’« Au pied de la Croix Sainte » et le « Jésus est ressuscité », menées par Gounod dans un adorable mouvement, le souffle d’une course matinale.


6 décembre.

En rentrant à Paris il faut se précipiter rue des Tuileries et sur les quais, respirer de l’air historique. Les capitales nous donnent le besoin des architectures glorieuses. La place de la Concorde et le pont Alexandre m’enchantent comme une forêt, une ligne de côte. Ah ! les villes, les villes qui sont des personnes centenaires, les villes plus vieilles et plus nobles que la campagne, les villes aux beaux noms qui siègent par toute la terre…

À Paris, quand je n’ai pas vu la Seine et les ponts, ou cet adorable Carrousel où les rois de France ont mis chez eux, dans leur cour, le ciel, les nuages et la couleur du temps, il y a des jours où du pavillon de Marsan on voit dans de l’air bleu le pavillon de Flore, il me semble, comme au Trez-Hir quand je ne suis pas allée sur la plage, que je ne suis pas sortie.


Dimanche 13.

Une lettre de Marie qui soulève la question du mariage. Elle s’impatiente de ce qu’on ne veuille pas la laisser en paix. Elle me dit que certainement le mariage est une vocation normale, mais que le célibat doit en être une autre, et que jusqu’ici le catholicisme seulement a su l’organiser. « Si vous ne vous mariez pas, votre mère en aura-t-elle, par principe, le même chagrin que la mienne ? »

Moi, Marie, c’est différent, je n’étais pas mariable. Si je le redevenais, le jour, par exemple, où je lirais très bien sur les lèvres, je tiendrais, je crois, à me marier. Même en éliminant le beau mariage d’inclination, il y aurait encore le mariage d’ambition, et, à son défaut, celui de dévouement. En tous cas, toutes les concessions que je pourrais obtenir de moi, je crois qu’il serait bien de les faire. Je ne voudrais pas mourir non mariée.

Le célibat ne peut pas être un système, ne peut pas être une préférence, parce qu’il n’est rien de plus. Sauf, évidemment, dans les circonstances de fortune ou de personnalité exceptionnelles, parce qu’alors la liberté n’est plus un vain mot, et la femme peut jouir de son propre mouvement des choses agréables de ce monde. Mais alors on est impardonnable, moralement et physiquement, de n’avoir pas rencontré un mariage tentant.

Les médecins, je crois, divisent les maux en deux espèces : les pléthores et les misères. Eh bien ! le célibat est une misère. Il ne faut jamais rester en deçà. Une jeune fille, une éternelle jeune fille, ne risquera pas de mourir en couches, de perdre un fils de 20 ans, de mener un veuvage de 30 ans, avantages qui ne s’expriment que par des négations et que je ne vanterai pas, moi qui ai toujours dit, et qui ai toujours écrit que nous étions moins pauvres de ce que nous perdons, que de ce qui nous manque, et moins frustrés de ce que nous n’avons plus, que de ce que nous n’aurons jamais. Le célibat est supportable parce qu’en définitive, au monde, tout l’est, mais c’est avec la mort une grande mélancolie et aussi sombre pour l’homme que pour la femme.

Il est inadmissible de parler des cloîtres comme d’une école de célibat. Ils sont une école de virginité, mais avec des noces spirituelles, et la plus intense obsession de l’union. Ce n’est pas une métaphore que ce mot d’amour qui nous choque un peu dans la bouche des mystiques. Les religieuses sont aussi complètement des épouses qu’il est possible à une âme de l’être.

Mais si je constate une impatience, une angoisse à vieillir de mes journées, si, alors même que je travaille le plus, j’ai la sensation de l’en vain, si le travail, l’effort artistique d’autrui dont je m’enchantais d’abord, se couvre de ridicule et soulève au fond de moi-même le rire inextinguible de la vanité, si dans ma lutte avec la mort, incroyable de stratagèmes, je sens que j’ai le dessous… C’est donc que je suis dans le faux, que toutes les ressources je ne les ai pas, que ma vie se passe, et bientôt se sera passée sans elles.

J’ai toujours eu le jugement inexorablement net, et la notion du but singulièrement précise et détachée de tout ce qui est moyen.

Je n’admets pas le cercle vicieux et ne donnerai pas le nom de fin à un point quelconque de la ligne perdue. Or, je n’ai jamais ressenti, dans mes jours, que la fièvre du passage et le goût uniquement de l’ascétisme. Je demande la sensation de l’arrivée. Je n’aurai pas, à travers tant d’obstacles, accru si prodigieusement ma « volonté de vivre » pour aller finir dans une région perdue de la vieillesse. Je n’aurai pas, avec des matériaux de destinée qu’il m’est loisible d’appeler exceptionnels, créé en moi, à force d’intensité, une âme exceptionnelle, pour la satisfaction cabotine d’une jouissance d’esthète.

Elles donnent l’impression d’une chose rare chez les femmes, même de 60 à 70 ans, du sérieux. Pour le combiner il faut une dose de simplicité qui demande trop d’intelligence et pour l’imposer à l’enfantillage ambiant une imperturbabilité qui est du caractère.

À Mme D… Cette documentation me pèse horriblement. Il faut faire de la besogne inutile. Il faut avoir lu ce qui ne servira pas. Cela me rend sans indulgence envers les noms et les styles d’inconnus. L’homme ordinaire est une chose ridicule.



  1. Madame Lenéru, dont c’est aussi le nom.