Journal (Eugène Delacroix)/30 avril 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 434-435).

Mardi 30 avril. — Sorti vers neuf heures. Pris la ruelle du marquis et marché jusqu’à l’ermitage. En face de l’ermitage, immense abatis ; tous les ans j’éprouve ce crève-cœur de voir une partie de la forêt à bas, et c’est toujours la plus belle, c’est-à-dire la plus fournie ou la plus ancienne. Il y avait un petit sentier couvert charmant.

Pris à droite jusqu’au chêne Prieur. J’ai vu là, le long du chemin, une procession de fourmis que je défie les naturalistes de m’expliquer. Toute la tribu semblait défiler en ordre comme pour émigrer ; un petit nombre de ces ouvrières remontait le courant en sens contraire. Où allaient-elles ? Nous sommes enfermés pêle-mêle, animaux, hommes, végétaux, dans cette immense boîte qu’on appelle l’Univers. Nous avons la prétention de lire dans les astres, de conjecturer sur l’avenir et sur le passé qui sont hors de notre vue, et nous ne pouvons comprendre un mot de ce qui est sous nos yeux. Tous ces êtres sont séparés à jamais, et indéchiffrables les uns pour les autres.