Journal (Eugène Delacroix)/24 février 1850

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 418-420).

Dimanche 24 février. — Pierret venu me voir dans la journée avec son fils Henry, qui va en Californie. Je lui ai donné le Petit Lion.

Le soir, au divin Mariage secret, avec Mme de Forget. Cette perfection se rencontre dans bien peu d’ouvrages humains.

On pourrait refaire pour tous les beaux ouvrages restés dans la mémoire des hommes ce que de Piles[1] fait pour les peintres seulement… Je me suis interrogé là-dessus, et pour ne parler que de la musique, j’ai successivement préféré Mozart à Rossini, à Weber, à Beethoven, toujours au point de vue de la perfection. Quand je suis arrivé au Mariage secret, j’ai trouve non pas plus de perfection, mais la perfection même. Personne n’a cette proportion, cette convenance, cette expression, cette gaieté, cette tendresse, et par-dessus tout cela, et ce qui est l’élément général, qui relève toutes ces qualités, cette élégance incomparable, élégance dans l’expression des sentiments tendres, élégance dans le bouffon, élégance dans le pathétique modéré qui convient à la pièce.

On est embarrassé pour dire en quoi Mozart peut être inférieur à l’idée que j’ai ici de Cimarosa. Peut-être une organisation particulière me fait-elle incliner dans le sens où j’incline ; cependant une raison comme celle-là serait la destruction de toute idée du goût et du vrai beau ; chaque sentiment particulier serait la mesure de ce beau et de ce goût. J’osais bien me dire aussi que je trouvais dans Voltaire un coin fâcheux, rebutant pour un adorateur de son admirable esprit ; c’est l’abus de cet esprit même. Oui, cet arbitre du goût, ce juge exquis abuse aussi des petits effets ; il est élégant, mais spirituel trop souvent, et ce mot est une affreuse critique. Les grands auteurs du siècle précédent sont plus simples, moins recherchés.

— J’ai été voir à quatre heures les études de Rousseau, qui m’ont fait le plus grand plaisir… Exposés ensemble, ces tableaux donneront de son talent une idée dont le public est à cent lieues, depuis vingt ans que Rousseau est privé d’exposer[2].

  1. Roger de Piles (1635-1709), peintre et écrivain, auteur d’un Abrégé de la vie des peintres.
  2. Delacroix portera plus loin un jugement sur Rousseau. Il est intéressant de noter ici l’opinion de Rousseau sur Delacroix ; on la trouve dans une très curieuse lettre du paysagiste, publiée par M. Burty dans son volume Maîtres et petits maîtres. Cette lettre contient un parallèle entre Ingres et Delacroix, et conclut ainsi : « Faut-il vous dire que je préfère Delacroix avec ses exagérations, ses fautes, ses chutes visibles, parce qu’il ne tient à rien qu’à lui, parce qu’il représente l’esprit, le temps, le verbe de son temps ? Maladif et trop nerveux peut-être, parce que son art souffre avec nous, parce que dans ses lamentations exagérées et ses triomphes retentissants, il y a toujours le souffle de la poitrine et son cri, son mal et le nôtre. Nous ne sommes plus au temps des Olympiens comme Raphaël, Véronèse et Rubens, et l’art de Delacroix est puissant comme une voix de l’Enfer du Dante. » (Ph. Burty, Maîtres et petits maîtres, p. 157.)