Journal (Eugène Delacroix)/22 mai 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 312-313).

Champrosay, lundi 22 mai. — Le matin, assis dans la forêt. — Je pensais à ces charmantes allégories du Moyen Age et de la Renaissance, ces cités de Dieu, ces élysées lumineux, peuplés de figures gracieuses, etc… N’est-ce pas la tendance d’époques dans lesquelles les croyances aux puissances supérieures ont conservé toute leur force ? L’âme s’élançait sans cesse des trivialités ou des misères de la vie réelle dans des demeures imaginaires que l’on embellissait de tout ce qui manquait autour de soi.

C’est aussi celles d’époques malheureuses où des puissances redoutables pèsent sur les hommes et compriment les élans de l’imagination. La nature, qui n’a pas été vaincue par le génie de l’homme à ces époques, augmentant les besoins matériels, fait trouver la vie plus dure et fait rêver avec plus d’énergie à un bien-être inconnu. De notre temps, au contraire, les jouissances sont plus communes, l’habitation meilleure, les distances plus facilement franchies. Le désir poétisait donc alors comme toujours l’existence des malheureux mortels, condamnés à dédaigner ce qu’ils possèdent.

Les actes n’étaient occupés qu’à élever l’âme au-dessus de la matière. De nos jours c’est tout le contraire. On ne cherche plus à nous amuser qu’avec le spectacle de nos misères dont nous devrions être avides de détourner les yeux. Le protestantisme d’abord a disposé à ce changement. Il a dépeuplé le ciel et les églises. Les peuples d’un génie positif l’ont embrassé avec ardeur. Le bonheur matériel est donc le seul pour les modernes. La révolution a achevé de nous fixer à la glèbe de l’intérêt et de la jouissance physique. Elle a aboli toute espèce de croyance : au lieu de cet appui naturel que cherche une créature aussi faible que l’homme dans une force surnaturelle, elle lui a présenté des mots abstraits : la raison, la justice, l’égalité, le droit. Une association de brigands se régit aussi bien par ces mots-là que peut le faire une société moralement organisée. Ils n’ont rien de commun avec la bonté, la tendresse, la charité, le dévouement. Les bandits observent les uns avec les autres une justice, une raison qui les fait se préférer avant tout, une certaine égalité dans le partage de leurs rapines qui leur semble justice exercée sur des riches insolents ou sur des heureux qui leur semblent l’être à leurs dépens. Il n’est pas besoin d’y regarder de bien près pour voir que la société actuelle se gouverne à peu près d’après les mêmes principes et en en faisant la même interprétation.

Je ne sais si le monde a vu encore un pareil spectacle, celui de l’égoïsme remplaçant toutes les vertus qui étaient regardées comme la sauvegarde des sociétés.

— Revenu de Champrosay, le soir, où j’étais depuis le jeudi 13.