Journal (Eugène Delacroix)/17 septembre 1846

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 231-233).

17 septembre. — Prêté à Villot une aquarelle : Le Christ au jardin des Oliviers[1], figure seule, et le calque d’icelui.

— Un original se faisant nommer Sidi-Mohammed ben Serrour est arrivé, il y a quelque temps, à Marseille, venant du Maroc, et jouant l’homme d’importance. Le public la cru aussitôt chargé de quelque négociation relative au traité pendant avec le Maroc. Les autorités ont rivalisé de zèle pour l’accueillir comme un hôte distingué, le préfet l’a accablé de civilités ; on lui fit les honneurs de la parade ; et il se prêtait à tout cela avec une dignité insouciante et majestueuse sous laquelle on croyait entrevoir une grande profondeur diplomatique. Sur la fin de son séjour, il a donné à connaître qu’il accepterait avec plaisir un témoignage de souvenir de la part des Marseillais, et a plus particulièrement fait savoir que ce qu’il désirait était une montre. Aussitôt on a fait venir de Paris une montre de prix que le Marocain a daigné recevoir. Le lendemain, il était parti, sans qu’on sût de quel côté et sans révéler ces profondes combinaisons qui tenaient en éveil l’attention publique.

— J’établis que, en général, ce ne sont pas les plus grands poètes qui prêtent le plus à la peinture ; ceux qui y prêtent le plus sont ceux qui donnent une plus grande place aux descriptions. La vérité des passions et du caractère n’y est pas nécessaire. Pourquoi l’Arioste, malgré des sujets très propres à la peinture, incite-t-il moins que Shakespeare et lord Byron, par exemple, à représenter en peinture ses sujets ? Je crois que c’est, d’une part, parce que les deux Anglais, bien qu’avec quelques traits principaux qui sont frappants pour l’imagination, sont souvent ampoulés et boursouflés. L’Arioste, au contraire, peint tellement avec les moyens de son art, il abuse si peu du pittoresque, de la description interminable ; on ne peut rien lui dérober. On peut prendre d’un personnage de Shakespeare l’effet frappant, l’espèce de vérité pittoresque de son personnage, et y ajouter, suivant ses facultés, un certain degré de finesse ; mais l’Arioste !…

— Les Bretons croient que le singe est l’ouvrage du diable. Celui-ci, après avoir vu l’homme, création de Dieu, croit pouvoir, à son tour, créer un être à mettre en parallèle, mais il n’arrive qu’à une créature ébauchée et hideuse, emblème de l’impuissance orgueilleuse.

— Walter Scott dit, dans une lettre écrite peu avant sa mort, que la maladie dont il souffrait et qui l’entraîna au tombeau peu après, devait son origine à un excès de travail intellectuel. A l’occasion de sa fortune perdue, il lui arriva de travailler plus qu’il n’avait l’habitude, c’est-à-dire sept et huit heures. Il dit que quatre à cinq heures, tout au plus, de travail d’imagination sont suffisantes. On peut, dit-il, travailler au delà pour des compilations, etc.

Je crois éprouver que ce dernier me serait peut-être plus interdit que l’autre ; tout travail où l’imagination n’a pas de part m’est impossible.

  1. Voir Catalogue Robaut, no 182 et additions.