Journal (Eugène Delacroix)/17 novembre 1852

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 2p. 132-133).

Mardi 17 novembre. — L’homme est un animal sociable qui déteste ses semblables. Expliquez cette singularité : plus il vit rapproché d’un sot être pareil à lui, plus il semble vouloir de mal à cet autre malheureux. Le ménage et ses douceurs, les amis voyageant ensemble, qui se supportaient quand ils se voyaient tous les huit jours, qui se regrettaient quand ils étaient éloignés, se prennent dans une haine mortelle, quand une circonstance les force à vivre longtemps face à face.

L’esprit volontaire et taquin qui nous fait nous préférer, nous et nos opinions, à celles de notre voisin, ne nous permet pas de supporter la contradiction et l’opposition à nos fantaisies. Si vous joignez à cette humeur naturelle celle que la maladie ou les chagrins vous donnent dans une plus grande proportion, l’aversion qu’inspire une personne à qui notre sort est lié peut devenir un véritable supplice. Les crimes auxquels on voit se porter une foule de malheureux en l’état de société, sont plus affreux que ceux que commettent les sauvages. Un Hottentot, un Iroquois fend la tête à celui qu’il veut dépouiller ; chez les anthropophages, c’est pour le manger qu’ils l’égorgent, comme nos bouchers font d’un mouton ou d’un porc. Mais ces trames perfides longtemps méditées, qui se cachent sous toutes sortes de voiles, d’amitié, de tendresse, de petits soins, ne se voient que chez les hommes civilisés.

— Aujourd’hui, à la séance de la mairie du IVe arrondissement, pour le choix des jurés.

Déjà fort indisposé, je suis rentré après avoir été un instant à l’Hôtel de ville, et ai fait tout le chemin à pied ; mais c’est une vaillantise qui ne m’a point réussi. Peut-être eussé-je été plus malade sans cela. Mais à partir de ce jour a commencé l’indisposition qui m’a fort retenu et fort donné à penser sur la sottise de vouloir se crever de travail et compromettre tout par le sot amour-propre d’arriver à temps.