Journal (Eugène Delacroix)/16 mai 1832

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 185-187).

VOYAGE EN ESPAGNE

Le 16 mai au soir, après une ennuyeuse quarantaine de sept jours, obtenu l’entrée à Cadix ; joie extrême.

Les montagnes à l’opposé de la baie très distinctes et de belle couleur. En approchant, les maisons de Cadix blanches et dorées sur un beau ciel bleu.

Cadix, vendredi 18 mai. — Minuit sonne aux Franciscains. Singulière émotion dans ce pays si étrange. Ce clair de lune ; ces tours blanches aux rayons de la lune.

Il y a dans ma chambre deux gravures de Debucourt : les Visites et l’Orange ; à l’une d’elles est inscrit : Publié le 1er jour du dix-neuvième siècle ; cela me fait souvenir que j’étais déjà du monde ! Que de temps depuis ma première jeunesse !

Promené le soir ; rencontré, chez M. Carmen, la signora Maria Josefa.

M. Gros Chamelier a dîné avec nous. C’est un homme de l’extérieur le plus doux qui n’a bu que de l’eau à son dîner. Comme il refusait de fumer au dessert, il nous a dit simplement que sa modération était une affaire de régime ; il y a plusieurs années, il en fumait trois ou quatre douzaines par jour, il buvait cinquante bouteilles d’eau-de-vie, et ne comptait pas les bouteilles de vin. Il y a quelque temps, malgré son régime, il s’est laissé aller à boire de la bière, il en a bu six ou huit bouteilles en moins de rien. Cet homme a été de même pour les femmes, avec lesquelles il a fait les plus grands excès. Il y a quelque chose de pur Hoffman dans ce caractère.

Singulière organisation de cet homme, qui a joui de toutes choses et à l’extrême. Il m’a dit que la privation du cigare lui avait plus coûté que tout le reste. Il rêvait continuellement qu’il était retourné à son ancienne habitude, qu’il se reprochait beaucoup d’avoir manqué à son régime et qu’il s’éveillait alors très content de lui. Quelle vie de jouissances a donc menée cet homme ! Ce vin et surtout ce tabac étaient pour lui d’une volupté indicible.

Vers quatre heures, au couvent des Augustins avec M. Angrand. Escaliers garnis de faïences. Le chœur des frères en haut de l’église et la pièce longue auparavant, avec tableaux ; même dans les mauvais portraits qui tapissent les cloîtres, influence de la belle école espagnole[1].

  1. De tous les maîtres de l’École espagnole, Goya paraît être celui qui le frappa le plus. De secrets rapports de tempérament existaient entre ces deux maîtres si essentiellement modernes : Goya et Delacroix : un même amour de la couleur, un même sens du côté dramatique de la vie, une même fougue de composition. Les admirables eaux-fortes du peintre espagnol l’attiraient par-dessus tout ; il y retrouvait, idéalisée par le génie fantaisiste du grand artiste, l’image de ces mœurs si exceptionnelles, à propos desquelles il écrivait : « Ç’a été une des sensations de plaisir les plus vives que celle de me trouver, sortant de France, transporté, sans avoir touché terre ailleurs, dans ce pays pittoresque ; de voir leurs maisons, ces manteaux que portent les plus grands gueux et jusrqu’aux enfants des mendiants. Tout Goya palpitait autour de moi. » (Corresp., t. I, p. 172.)