Journal (Eugène Delacroix)/12 mars 1847

Texte établi par Paul Flat, René PiotPlon (tome 1p. 287-288).

12 mars. — Journée de fainéantise complète… J’ai essayé, au milieu de la journée, de me mettre au Valentin : j’ai été obligé de l’abandonner ; je suis retombé sur Monte-Cristo.

Après mon dîner, chez Mme Sand. Il fait une neige affreuse, et c’est en pataugeant que j’ai gagné la rue Saint-Lazare.

Le bon petit Chopin[1] nous a fait un peu de musique… Quel charmant génie ! M. Clésinger, sculpteur, était présent ; il me cause une impression peu favorable. Après son départ, d’Arpentigny m’a commencé son apologie dans le sens de mon impression.

  1. Delacroix avait pour le génie de Chopin une admiration enthousiaste. Chaque fois que le nom du musicien revient dans le Journal, c’est toujours avec les épithètes les plus louangeuses. Il le fréquentait assidûment, et l’un de ses plus grands plaisirs était de l’entendre exécuter soit ses propres œuvres, soit la musique de Beethoven. Dans le livre si brillant et si curieux comme style qu’il consacra à la mémoire du célèbre artiste, après avoir décrit l’assemblée composée de H. Heine, Meyerbeer, Ad. Nourrit, Hiller, Nimceviez, G. Sand, Liszt s’exprime ainsi sur Delacroix : « Eugène Delacroix restait silencieux et absorbé devant les apparitions qui remplissaient l’air, et dont nous croyions entendre les frôlements. Se demandait-il quelle palette, quels pinceaux, quelle toile il aurait à prendre pour leur donner la vie de son art ? Se demandait-il si c’est une toile filée par Arachné, un pinceau fait des cils d’une fée, et une palette couverte des vapeurs de l’arc-en-ciel qu’il lui faudrait découvrir ? » La mort prématurée de Chopin causa à Delacroix une tristesse profonde, dont on trouve la trace dans sa Correspondance et dans son Journal.