Jouets français contre jouets allemands

Jouets français contre jouets allemands
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 27 (p. 340-368).
JOUETS FRANÇAIS
CONTRE
JOUETS ALLEMANDS

Chaque année, le premier lundi de mars, se tenait à Leipsig une foire célèbre, vieille de plusieurs siècles et depuis quinze ans rajeunie par une vogue nouvelle. La ville se pavoisait de drapeaux-réclames pendus à toutes les fenêtres, et les hommes-sandwich, en mascarades processionnelles, déambulaient le long des trottoirs.

Pour loger les 4 000 exposans et les 400 000 acheteurs venus s’approvisionner de tous les points du globe, les indigènes déménageaient ; ils offraient aux étrangers, qui leur appartement, qui leur boutique ; tel petit marchand payait son loyer de l’année, en sous-louant pour huit jours son magasin vidé de ses articles ordinaires, qu’il avait relégués dans la cave ou au grenier. Et comme les 800 baraques qui formaient une ville de bois au milieu de la ville de pierre étaient devenues insuffisantes, on avait construit de vastes immeubles, munis d’ascenseurs, et, tout récemment, un véritable palais avec installations spéciales, qui ne servait qu’une semaine par an, mais où les affaires se brassaient par millions.

À ces assises internationales du jouet et de la bimbeloterie les bazardiers et les commissionnaires faisaient leur choix ; ils donnaient en une journée des ordres pour les dix mois suivans, sur le vu des échantillons qui avaient su leur plaire. L’an dernier, les affaires, dit-on, avaient été moins faciles ; bien des fabricans, talonnés par l’angoisse des gros stocks, arrêtaient les acheteurs notables, les prenant par le bras pour les faire entrer chez eux :

— « Est-ce trop cher ? » — « Est-ce le genre qui ne vous plaît pas ? » Quant aux industriels français, éloignés de cette foire par les bas prix de leurs concurrens germaniques, ils déclaraient que nous n’avions pas de débouchés, les cliens d’exportation, étant disaient-ils, imbus de l’idée que la France n’était qu’un pis-aller pour les articles qu’on ne voyait pas à Leipsig.

Aujourd’hui que l’Allemagne, mise à peu près en vase clos, a cessé son exportation annuelle de 7 milliards et demi de francs d’objets fabriqués à travers le monde, la France, à qui elle en vendait pour 560 millions, — un peu plus du tiers de ce que l’univers entier nous fournissait, — se demande s’il ne lui serait pas possible de manufacturer chez elle une partie de ces objets ; si même elle ne pourrait pas aborder au dehors les marchés qui sont devenus inaccessibles à son ennemie.


I

À cette question, l’industrie du jouet nous fournira réponse : bien que secondaire par son chiffre, elle est très capable par sa nature, par la variété des matières qu’elle met en œuvre, de servir d’exemple ; et puisqu’elle a beaucoup fait parler d’elle depuis quelque temps, puisqu’il s’est constitué, sous l’impulsion de patriotes hardis et intelligens, une Ligue du jouet français, nous apprendrons en interrogeant les soldats de plomb, en scrutant les dessous des poupées ou en démontant la mécanique des chemins de fer à ressorts, comment, du point de vue le plus général, l’Allemagne avait su prendre l’avantage en de multiples domaines où rien ne paraissait devoir lui conférer un monopole, et comment à notre tour, par l’emploi de ses procédés de travail, nous pourrons lutter avantageusement avec elle.

Ce qu’elle a fait pour le jouet, elle l’a fait pour vingt industries diverses, pour la bimbeloterie, les articles dits « de Paris, » la bonneterie, les produits chimiques et pharmaceutiques, les teintures, les appareils électriques, la poterie et la verrerie commune, la bijouterie d’imitation, etc. Le record des maisons séquestrées est actuellement battu par les magasins austro-allemands de bijouterie en faux. Rien ne désignait plus spécialement l’Allemagne à réussir dans ces divers domaines. L’abondance du charbon et le bas prix de la main-d’œuvre favorisaient son essor, mais les barrières douanières semblaient s’y’opposer et elle avait su passer outre.

Il n’y avait aucune raison de principe pour que nous importions de chez elle les neuf dixièmes des crayons que nous consommons ; si bien que, depuis la guerre, la pénurie de crayons les a fait monter en France de 9 à 26 francs la grosse. Il n’y avait aucune raison pour que tous les plumiers de bois verni, dont la vente annuelle se chiffre par 600 000 francs, vinssent d’Allemagne jusqu’à ces dernières années. Et, en effet, il a suffi qu’une seule maison à Saint-Claude (Jura) entreprît cette fabrication pour que nous cessions d’être tributaires de nos voisins, sauf pour le plumier de bois d’olivier, dont la matière pourtant leur vient de chez nous.

Rien ne prouve que nous ne serions pas capables de fabriquer comme eux, pour les bazars, des chaussettes à 4 sous, des canifs à 2 sous, des marteaux à un sou et, pour l’usage des peuplades africaines, des ciseaux à un centime la paire, — 1 fr. 50 les douze douzaines. — Il fut un temps, pas très éloigné, où les gants de coton allemands s’étaient emparés du marché français, malgré la douane, de 900 francs les 100 kilos, correspondant à un droit d’entrée de 0 fr. 40 centimes par paire. Hier encore, avec ou sans approbation de l’ « ami Luther » et du « bon vieux Dieu allemand, » toutes nos vierges de porcelaine et généralement les objets de « sainteté » de nos pèlerinages, comme aussi les souvenirs ou bibelots divers en porcelaine de nos stations thermales, étaient de fabrication germanique.

En ce qui concerne le jouet, la mainmise de l’Allemagne sur cette industrie est récente : de 6 000 quintaux en 1895, de 8 000 il y a quinze ans, ses envois en France étaient montés à près de 20 000 quintaux en 1912. Ils avaient, il est vrai, baissé en 1913 à 15 400, correspondant à une valeur approximative de 8 millions et demi de francs. Comme la vente des jouets au public monte annuellement en France à une quarantaine de millions de francs, sur lesquels le bénéfice du détaillant est d’environ 33 p. 100, la somme encaissée par les fabricans ou marchands en gros est donc de 26 ou 27 millions, dont les jouets allemands représentent à peu près le tiers.

Ainsi se dissipe l’erreur où sont tombés plusieurs de nos confrères en imprimant que « l’immense majorité des jouets français étaient made in Germany. » Quoique l’Allemagne nous expédiât un tiers de nos jouets, — de tous les autres pays ensemble nous venaient 2 400 quintaux dont les raquettes et balles de tennis anglaises formaient une bonne part, — la France était parmi ses moindres cliens ; les manufacturiers allemands confectionnaient dix fois plus de jouets que les nôtres, c’est-à-dire pour 180 ou 200 millions de francs par an, dont la plus grande partie était exportée aux États-Unis, en Angleterre et dans les colonies britanniques ; l’Australie, à elle seule, leur en achetait autant que la France.

L’industrie des jeux et jouets comprend des branches multiples dont les plus puériles ne sont pas toujours celles qui s’adressent au jeune âge. « Les jeux des enfans ne sont pas jeux, disait Montaigne, et les faut juger en eux comme leurs plus sérieuses actions. » La cervelle d’un gamin qui mène ses soldats de bois à l’assaut d’un fort de carton, ou celle d’une fillette qui gronde sa poupée coupable de gourmandise, travaille plus sérieusement sans doute que la cervelle d’un adulte qui s’absorbe dans la réussite d’une patience ou se livre tout entier aux émotions du domino.

Non que je veuille témoigner peu d’estime pour ce jeu éminemment national, puisque toujours nos fabricans de l’Oise ont su interdire aux dominos étrangers l’accès du territoire français. Suivant la dimension, la matière, le travail plus ou moins soigné, il existe 180 sortes de dominos, depuis ceux de nacre à 70 francs la boite jusqu’à ceux de bois blanc à 1 fr. 75 la douzaine de boites, en gros, soit moins de 0 fr. 15 le jeu. Ils se fabriquent comme les dés, les jetons, les échecs et toute la tabletterie d’os, dans une région dont Méru-sur-Oise est le marché central et qui, depuis le commencement du XVIIe siècle, a traversé les révolutions en gardant sa prospérité et ses secrets transmis d’âge en âge parmi 3 ou 4 000 ouvriers.

Le fait est unique peut-être ; toutes les catégories du jouet ont été plus ou moins concurrencées par les bas prix d’outre-Rhin et, comme il faut des années pour fonder une industrie florissante, tandis qu’il suffit d’une courte période d’inaction, d’une erreur ou d’un oubli, pour qu’une industrie solide soit mise en échec, un moment envahies par l’Allemagne, la poupée comme la locomotive française n’ont gardé ou ne reconquerront leur place qu’après de rudes efforts.

Celles de nos lectrices qui jouaient à la poupée en 1873 virent à cette époque un véritable « bébé, » à figure infantile, remplacer dans leurs bras la « petite fille » ou la jeune « dame, » habillée comme leur maman, qu’elles avaient bercée jusqu’alors. M. Jumeau, l’auteur de cette révolution pacifique, perfectionna son bébé, de carton moulé à tête de porcelaine, en le dotant d’abord de membres en bois évidé, puis d’articulations et de rotules par juxtaposition de pièces tournées, enfin de mains dites incassables, grâce à une composition de silicate de potasse mélangée de colle et de sciure de bois. Carrier-Belleuse avait sculpté pour lui un modèle de tête artistique, et l’Exposition de 1889 venait de le sacrer sans rival pour la qualité…, mais non pour les prix. En effet, le bébé Jumeau était cher et, dès 1890, la concurrence se fit sentir, à l’étranger d’abord ; l’exportation française aux Etats-Unis tomba de moitié en quelques années, tandis que les Allemands surent esquiver l’élévation des tarifs Mac-Kinley, de 35 pour 100 ad valorem, par l’établissement d’articles meilleur marché. Ils atténuèrent de même les droits français de 1892, établis désormais au poids à raison de 60 francs les 100 kilos, en créant des poupées plus légères.

La France gardait le monopole des bébés de luxe, dont il se vend peu ; mais dans les foyers populaires, les bébés allemands chassaient les nôtres, lorsqu’en 1899 les principaux fabricans de Paris fusionnèrent en un trust, sous le nom de Société française des Bébés et Jouets. Le rapport du commissaire-appréciateur constatait que les frais absorbaient à peu près les bénéfices de tous les apporteurs, sauf un seul ; tandis que le groupement et la suppression des loyers, patentes, voyages et dépenses diverses qui les grevaient individuellement leur donneraient une force nouvelle. Habilement dirigée, la Société française des Bébés a su doubler depuis quinze ans le chiffre de ses affaires, qui touche aujourd’hui 5 millions ; elle occupe 2 000 ouvrières et distribue à ses actionnaires un dividende de 8 à 9 pour 100. Malgré les progrès réalisés dans ses usines par l’industrie des poupées, elle était encore sur plusieurs chapitres dépendante de l’Allemagne, d’où elle importait, en 1913, pour un million de matières premières ou de marchandises.

Pour conserver ou affranchir le marché français, il ne sert de rien à un fabricant, quelque puissant soit-il, de décider qu’il n’importera rien d’Allemagne ; s’il n’arrive pas à établir des produits qu’il puisse vendre à Paris au même prix que les-Allemands, les commerçans les plus patriotes seront contraints de lui retirer leur clientèle, sous peine de ne pouvoir eux-mêmes écouler sa marchandise ; — ce qui les amènerait à voir la hideuse faillite prendre plus ou moins possession de leurs comptoirs. Toutes les industries étant solidaires les unes des autres, dans un pays où tous les fabricans sont universellement tendus vers la réalisation du bon marché, chaque branche se trouve aider inconsciemment toutes les autres en lui procurant à meilleur prix les matières dont elle a besoin ; de sorte que les industriels ainsi organisés se voient, globalement, en meilleure posture pour exporter tous au dehors. De ces élémens dont se compose un bébé articulé : porcelaine pour la tête, carton pour le corps et les pieds, bois pour les membres, pâte pour les mains, certains sont notablement meilleur marché en Allemagne, et, par exemple, le carton-cuir y coûte 20 francs les 100 kilos contre 27 francs chez nous.

La Société française des Bébés, qui en emploie 125 000 kilos, appliquait, il y a dix ans, ces feuilles de papier eneollées dans des moules de fonte. Une ouvrière faisait ainsi 24 corps de bébés à l’heure ; une machine en fait aujourd’hui 400. Ils sortent sculptés dans tous leurs détails et imitant exactement la nature, mais assez rigides pour que le poids d’un homme ne les écrase pas Cet appareil, d’origine bavaroise, a été si bien transformé par l’usine de Montreuil pour estamper et emboutir dans deux sens différens, d’un seul coup de balancier, qu’au mois d’août dernier, lorsque les armées germaniques menaçaient d’envahir la capitale, on avait pris la précaution de le démonter pour que le modèle n’en fût pas divulgué et dérobé par l’ennemi.

Les membres en bois, auxquels peuvent seuls prétendre les bébés d’un certain prix composés de onze pièces, viennent de l’Ain et de la Nièvre. Les bébés en pâte n’y ont pas droit. Ils ont des bras et des jambes faits au moule d’un mélange de pommes de terre, de riz, de bois pulvérisés et autres substances savamment dosées et boulangées dans des malaxeurs. Cette machinerie puissante semble destinée à tout autre fin qu’à l’enfantement de minces rouleaux qui, portés tout humides sous les presses, en sortent par vingt membres à la fois, évidés au dedans et modelés au dehors. Ils n’ont plus qu’à passer à l’étuve pour le séchage. L’effectif de 5 millions et demi de sujets par an, — soldats ou bébés, — qui sortent de l’usine de Montempoivre, n’est imposant que par son chiffre. Cette foule est de petite valeur.

Quelque grand que soit le nombre des « pâtes incassables, » les unes en caoutchouc ou celluloïd ininflammable, les autres en matières minérales et poudre de papier, dont la plupart, à l’usage, s’écaillent et gondolent, aucune ne saurait remplacer pour les têtes le biscuit de porcelaine. Au four de deux mètres de la maison Jumeau, la Société des Bébés a, depuis quinze ans, substitué deux fours de six mètres chacun, où s’empilent dans les gazettes de terre 30 000 têtes à la fois. Elle est en train de construire un troisième four. Comme toute porcelaine, celle-ci se compose de kaolin, élément onctueux et infusible qui permet le façonnage en donnant la plasticité ; de feldspath, fusible à haute température, qui donne la transparence à la pâte comme l’huile à du papier ; et de quartz ou sable siliceux, qui n’est ni plastique ni fusible, mais permet de varier la composition et la rend solide. Avec trop de feldspath les pièces se déforment à la cuisson et tombent, tandis qu’elles ont une teinte jaunâtre avec trop de kaolin.

A ces substances fondamentales chaque fabricant, suivant la nature de l’objet à produire, en mêle d’autres qui constituent son secret. Lorsque la porcelaine est, non pas moulée en croûte, mais coulée à l’état liquide, comme c’est ici le cas, on ajoute toujours du silicate de soude, procédé dû à un savant tchèque qui évite le retrait, empêche l’adhérence au moule et permet de mettre moins d’eau dans la bouillie blanche qui va prendre un corps. Le coulage des porcelaines est, comme on sait, fondé sur la propriété que possèdent les moules en plâtre sec de boire l’eau d’une « barbotine » dont la partie solide se fige d’elle-même en épousant la forme des parois. On vide ensuite l’excédent de cette crème de porcelaine.

Une ouvrière peut couler 1 200 à 1 500 têtes par jour et, quoique cette pâte soit plus chère que celle des assiettes, estimée 12 centimes le kilo à Limoges, il semblerait que, sous le rapport de la matière, nous ne dussions pas craindre les rivaux. Cependant les Allemands sont plus favorisés que nous, ou du moins les fabricans travaillant en Allemagne, car l’un des plus achalandés, à Sonneberg, appartient à une famille française dont le chef, vers 1830, était allé s’établir en Saxe-Meiningen. Ils ont, dit-on, cet avantage que leur kaolin cuit à 200 degrés de moins que le nôtre ; d’où économie très considérable, car il en est de la dépense de combustible dans les fours, comme dans les chaudières de navires où, pour augmenter la vitesse de quelques kilomètres, il faut doubler la force des machines.

Les très hautes températures, au-dessus d’un certain degré exigent une consommation de charbon tout à fait disproportionnée avec le supplément de chaleur à obtenir. Avec la composition de sa pâte la Société des Bébés arrive à cuire à 1 200 degrés pendant vingt heures. Serait-ce la cherté seule de la houille en France qui grèverait plus lourdement les frais généraux ? C’est aussi sans doute le taux supérieur des salaires, l’eu importe de payer 1 000 francs à un artiste en renom le modèle qui parfois, du reste, plaira moins à la clientèle enfantine qu’une tête sculptée par un simple praticien ; car ici ce sont les fillettes elles-mêmes qui jugent, on en réunit un groupe devant les types projetés et leur appréciation est souveraine.

Mais cette tête de bébé, avant comme après sa cuisson, passera par les mains d’une douzaine d’ouvrières préposées au débarbouillagc et à l’enlèvement des bavures, à l’ouverture des bouches et des yeux, à l’évidage derrière les paupières, où la porcelaine ne doit pas avoir plus d’un millimètre d’épaisseur ; travail difficile pour que la poupée ne louche pas. Puis la pose des dents, sculptées et émaillées pour la tête fine, placées aux plus communes cinq par cinq ; les bonnes ouvrières habillent 1 200 mâchoires par jour, à raison de 25 centimes le cent. En Allemagne, on procède par masse, deux fois plus vite, en découpant une bande de dents moulées sans trop s’inquiéter si elles sont posées de travers. Au sortir du four vient la peinture couleur chair, le fardage à sec à la poudre rouge sur les joues, le maquillage des lèvres et de l’intérieur des narines avec un trait d’incarnat, celui des sourcils et des cils d’un coup de pinceau noir.


II

Il y a cinquante ans, on faisait les yeux en porcelaine maillée, il y a vingt-cinq ans en verre plein. Aujourd’hui, « communs » ou « fins, » ils sont l’objet d’une fabrication spéciale : dans une obscurité profonde les ouvrières assises côte à côte, chacune devant le chalumeau qu’elle active ou apaise à volonté, présentent à la flamme bleue du gaz le bout d’un tube de verre opale qu’elles allongent en le chauffant au rouge ; elles soufflent aussitôt par l’autre bout dans le tube et obtiennent une boule ronde, la cornée de l’œil, dans laquelle, avec une tige de verre de couleur portée également à l’état de pâte, elles appliquent la prunelle bleue ou noire.

Un coup de ciseaux, le globe qui se détache du tube et tombe dans la corbeille est l’œil commun, celui des poupées pauvres, qui comporte bien toutes les nuances, mais garde dans le regard une impassible immobilité. Celui de la poupée riche est mobile parce qu’elle possède des yeux fins, dotés de ces petites fibrilles qui sont comme l’âme des yeux vivans.


Il existe un bleu dont je meurs
Parce qu’il est dans les prunelles.


disait Sully Prudhomme. Ces petites fibrilles de l’œil qui donnent la vie à la couleur se créent en faisant couler, sur une baguette de cristal transparent, huit raies de verre blanc opaque. Leur alternance, dans la pâte une fois tournée, étirée et déposée sur la pupille, lui communique l’éclat, que l’on augmente en la recouvrant d’une légère épaisseur de cristal.

Dans cet atelier de Montreuil, où trois ouvrières faisaient il y a quinze ans, quelques dizaines de paires d’yeux par jour ; il s’en fait aujourd’hui 14 000 par semaine, des yeux fins pour la plupart. Car il en est des yeux de verre comme des têtes de porcelaine commune : l’Allemagne vendait à Paris 4 fr. 80, douane et port compris, le mille de paires d’yeux de 3 à 5 millimètres que la France ne -pouvait établir à moins de 7 francs. Des essais faits chez nous pour les fabriquer à la mécanique n’ont pas encore donné de résultat. A Laucha, en Thuringe, où ce travail s’exécute en famille, les enfans viennent au monde avec un chalumeau dans la main ; ils apportent, dès leur plus jeune âge, un appoint a la production. Quant aux femmes dont la journée était encore, il y a peu d’années, de 1 mark 50, sur lequel elles devaient payer le gaz et la matière première, c’est à peine si leur gain net ressortait à 95 centimes.

Avant de coller ces yeux à l’intérieur d’une tête, il faut les apparier, pour les avoir semblables, et les choisir, parce que sur un million de têtes il n’y en a pas deux qui se ressemblent exactement ; elles se déforment au feu et il suffit d’un centième de millimètre pour que les yeux paraissent bigles ou hagards, tournés en dedans ou en dehors. Ceux des bébés dormeurs étaient naguère munis d’un mécanisme compliqué et délicat ; les Allemands inventèrent la petite monture, adoptée partout depuis, qui, par le déclanchement d’un contrepoids de plomb dans deux alvéoles de plâtre, fait basculer l’œil automatiquement. Chez les poupées, au lieu d’une paupière qui s’abaisse, c’est l’œil qui tourne et semble se fermer en faisant apparaître un secteur de l’orbe de verre, peint en rose chair.

Au lieu d’un crâne, qui ne lui servirait à rien, le bébé sera coiffé d’une calotte de nansouk sur laquelle on collera sa chevelure. En Allemagne, les perruques s’achètent toutes faites ; en France, la Société des Bébés fabrique elle-même les siennes : les plus chères, en petit nombre, proviennent de cheveux chinois achetés à Marseille où ils sont amincis et décolorés ; la qualité moyenne est en poil de chèvre — mohair ou thibet — préparé pour cet usage ; les plus modestes sont en laine ordinaire. L’usine consomme de ces trois sortes 22 000 kilos par an.

De l’atelier de cardage, où l’ouvrière pèse soigneusement les 15 grammes par tête à laquelle chaque poupée a droit, les cheveux passent à la mise en tresse, puis à la coiffure ; le travail est payé aux pièces, aussi faut-il voir avec quelle rapidité les peignes démêlent, les ciseaux taillent et le marteau cloue les frisons de ces « demoiselles. » Pour les « garçons, » une machine insuffle le mohair en brins de 1 ou 2 millimètres sur leurs têtes, enduites au préalable d’une colle importée d’Allemagne, dont les analyses n’ont pas jusqu’ici révélé le secret ; avec ce poil, brossé ensuite ou mieux soulevé à l’air comprimé par une autre machine qui le dresse, le bébé mâle est l’image fidèle de Champignol après son passage à la tondeuse militaire.

La poupée qui entre nue dans la vie… commerciale est dès lors prête pour la vente, après inspection de la manucure ou pédicure, qui répare d’un coup de pinceau les défauts trop apparens de ses extrémités. J’ai omis de dire en effet qu’avant d’être munies d’une perruque, les têtes, à l’atelier de montage où les membres se rassemblent comme au Jugement dernier. avaient été réunies à un buste, à des bras et à des jambes assortis, par un crochet intérieur en fil de fer attaché à des caoutchoucs.

Le costume entre à peu près pour moitié dans le prix des poupées ; il occupe un monde d’ouvrières. Des maisons de cordonnerie ne travaillent que pour elles et leur fournissent bottes et guêtres en peau, souliers en satin de toutes nuances. Grande est ici l’inégalité des conditions, depuis la petite personne de 80 francs ou davantage, habillée avec les soldes de riches layettes, possédant un équipage et un mobilier, jusqu’au bébé-bois à cheveux peints couvert d’une chemise en toile à cataplasmes. Il existe 200 chemisières à la Société des Bébés et elles font des chemises depuis 8 ou 10 francs, en surah ou fine batiste jusqu’à deux centimes la pièce. Ces dernières, découpées à la scie à ruban, sont pourtant garnies de dentelle, mais de la plus humble à un centime le mètre. Quant aux souliers en papier chagriné bleu ou rose, bordés de nansouk cousu à la main et ornés de boucles en métal nickelé, ils n’auraient pas été d’un bon usage cet hiver dans les tranchées de l’Argonne, mais leur prix n’est que d’un centime et demi la paire.

Ces questions de centimes sont des questions de vie ou de mort. La grande majorité des poupées ne peuvent pas dépenser beaucoup pour leur toilette ; elles sont étroitement limitées par la concurrence internationale, chaque jour plus âpre : depuis seize ans, le prix moyen d’un bébé a baissé de moitié. Au détail, la vente importante commence à 95 centimes, mais les deux types auxquels se rapportent les grosses quantités sont ceux de 1 fr. 45 et de 2 fr.- 95. Or l’article de 1 fr. 45 est payé 1 franc par le marchand de gros, qui trouvait à ce prix une demoiselle de 20 centimètres de haut, à tête de porcelaine, aux yeux dormans, articulée des pieds, des genoux, des mains et des coudes, ayant des bas, des souliers, des dessous soignés, avec capote et jaquette de velours noir. C’était la mignonnette germanique ; elle variait, suivant les tailles, de 5 à 20 francs la douzaine et se vendait par millions. Une seule maison en importait 150 000 douzaines par an.

Nulle Française jusqu’ici n’avait pu lui tenir tête et, quoique l’extrême bon marché des tissus y fût pour beaucoup, — le nansouk allemand coûte 20 pour 100 de moins que le nôtre, même par quantités de 200 000 mètres, — c’était bien en effet par sa tête de porcelaine (à 1 fr. 50 la douzaine, franco Paris) que cette mignonnette était redoutable et que les commissionnaires de Fürth et de Nuremberg triomphaient. Chacun, dans l’industrie du jouet, reprochait à ses confrères d’en acheter, mais personne ne pouvait s’abstenir d’en vendre…, et il semble bien que l’entreprise de cette céramique ait paru jusqu’ici assez ingrate, puisque certains fabricans qui l’avaient tentée ont cessé ce genre, où ils ne gagnaient pas leur vie, pour passer à la bougie d’automobile, et que les nombreux porcelainiers de Limoges, auxquels on s’est adressé, ne manifestent pas une grande hâte à sortir de leur apathie routinière. — Tous les services de table pour poupées viennent aussi d’Allemagne. — Espérons que la Société des Bébés, appuyée sur une expérience spéciale et disposant de ressources étendues, profitera de la guerre actuelle pour doter notre marché d’une mignonnette française.


III

A côté d’elle les fabricans de jouets ont vu, non sans surprise, renaître à l’automne dernier la poupée-dame coquettement attifée. Sous l’impulsion de quelques femmes du monde, soucieuses de procurer de l’ouvrage à de « petites mains » inoccupées et de mettre elles-mêmes leurs loisirs au service du pays, des corps souples et légers, rembourrés de coton, recouverts de.peau ou d’étoffe, armatures d’un fil de fer, ont été surmontés de figures de pâtes, aux yeux artistiquement points, dont les maquettes avaient été modelées par des sculpteurs de talent qui, en temps de paix, cultivent le grand art.

Au lieu d’un type immuable, ceux-ci ont créé des frimousses alertes ou ingénues, des mines altières ou narquoises, des faces naïves ou mutines, et l’on a pu ainsi accorder les costumes aux physionomies. Avec des coupons, des déchets de magasin, un bout de soie, une chute de mousseline, chiffons riches ou modestes, suivant le cas, mais toujours sincères, nos habilleuses parisiennes ont composé des petites femmes très personnelles, des marquises ou des grisettes, des paysannes ou des pêcheuses, toutes joliment tournées et donnant toutes l’impression de la vie. Les grands magasins, les bazars, ont fait le meilleur accueil à ces créations de la « Ligue du jouet français » qui ont été se faire admirer à Londres au mois de mars, et ont poussé depuis jusqu’à San Francisco où elles représenteront à merveille la grâce et le goût de notre pays. A l’uniformité désolante du machinisme teutonique nous pouvons opposer ici les doigts inventifs de nos ouvrières et les trouvailles de nos ateliers familiaux.

À ces derniers surtout fait appel la Ligue du jouet français, qui n’a présentement d’autre boutique qu’un salon dans l’hôtel privé de l’initiatrice de cette œuvre, où les commissionnaires français et étrangers viennent faire leurs achats. Le fonds de roulement était également inexistant au début ; il consistait simplement en quelques billets de mille francs qu’une dame belle et bonne avait su économiser sur la pension de toilette qui lui est allouée par son mari. Et c’est une double leçon que cette entreprise mondaine, où l’argent travaille et ne s’aumône pas, offre au monde des affaires ; elle prouve une fois de plus, et que le capital n’est pas nécessaire pour réussir et que le succès appartient à l’effort intelligent de ceux qui savent qu’il y a toujours du nouveau sous le soleil…, à la condition de ne pas ramasser ce qui est vieux.

C’est aussi ce qu’avait voulu M. Lépine, l’ancien préfet de police, lorsqu’il fonda, il y a une quinzaine d’années, l’« Association des petits fabricans et inventeurs français. » Le premier concours destiné à mettre en communication avec le grand public la foule des inventeurs en chambre qui, avec des moyens de fortune, établissent un jouet et ne l’exploitent pas, eut lieu en 1901. Les entrées étaient gratuites et, détail ignoré jusqu’ici que m’a révélé le président actuel de cette association, tous les frais furent supportés personnellement par M. Lépine qui déboursa ainsi 18 000 francs. Il fit de même l’année suivante, mais le déficit à sa charge ne fut cette fois que de 1 800 francs. L’Association végéta jusqu’en 1906, en équilibrant difficilement son budget qui se soldait à cette époque par 200 francs de dettes. Depuis lors, elle avait graduellement prospéré et possédait, à la fin de 1913, 100 000 francs de réserves.

Son caractère a, dans l’intervalle, quelque peu varié : sur ses-2 000 membres, qui appartiennent à toutes les classes sociales, 350 s’occupent de l’article de Paris et 150 seulement du jouet, les autres appliquent leur génie inventif à des instrumens de toute sorte ; plusieurs ont connu la célébrité, tel Fernand Forest, qui avait créé un moteur d’automobile. Parmi les jouets mécaniques que l’on voit dans la rue entre les mains des camelots, il n’y a guère chaque année que six ou sept modèles sensationnels ; encore ne sont-ce pas toujours ceux-là qui ont le plus grand succès. Le « canon qui tue le Boche dans la tranchée » semble trop cher à 65 centimes, tandis que le petit « soldat français jonglant avec la tête de Guillaume, » à 10 centimes, est le dernier mot de la vogue. Il ira peut-être à 2 millions d’exemplaires, avec de légères variantes : en Angleterre, au lieu d’un Français, c’est un soldat anglais et, pour les Indes, un soldat hindou qui se livre au même exercice. Le mouvement ingénieux, communiqué à un bout de bois ou de carton par un caoutchouc enroulé sur du fil de fer, peut valoir à son auteur une petite fortune, à la condition d’exploiter lui-même son idée.


IV

Ce fut le cas de l’inventeur du cri-cri en 1876, qui gagna ainsi 50 000 francs. Ch. Rossignol, simple ouvrier mécanicien établi à son compte vers la fin de l’Empire dans le quartier du Combat, avait imaginé des amorces en papier, des sifflets et autres menus objets destinés aux baraques du nouvel an, lorsque le succès sans précédent de son cri-cri, qu’il avait eu soin de faire breveter et que les camelots débitèrent par centaines de mille, lui fournit les capitaux nécessaires à la création d’une industrie dont Nuremberg avait eu longtemps Le monopole.

Aux petits bibelots de fer pour les bazars à prix fixes depuis cinq centimes la pièce, il adjoignit les soldats et animaux en fer-blanc, les seaux et arrosoirs, les chemins de fer mécaniques, voitures, tramways, bateaux, pompes, toupies, fourneaux, etc. L’usine grandit d’année en année, brassant d’énormes affaires et suffisant à peine aux commandes ; mais, lorsque le fondateur mourut, dix fois millionnaire, en souvenir des camelots qui, par la vente du cri-cri sur la voie publique, avaient été les premiers artisans de sa fortune, il ordonna par testament qu’ils seraient toujours servis chez lui, pendant la période des étrennes, de préférence à tous les gros acheteurs.

Et si cette maison, la première aujourd’hui par son importance bien qu’elle ait été fondée presque sans argent, ne suffisait pas à démontrer combien est secondaire le chiffre de la mise initiale, l’histoire du jouet en métal depuis le début du XXe siècle nous fournirait un autre exemple aussi édifiant : celui d’une affaire au capital de 3 millions avec quatre usines qui, après avoir marché peu d’années, arrivée à deux doigts d’un désastre, passait la main avec 80 pour 100 de perte. Encore le nouvel acquéreur, — société française poussée à conclure par le désir d’écarter un concurrent allemand qui guettait cette proie, — n’eut-il pas lieu tout d’abord de se féliciter de son marché, puisque au bout du premier exercice son bénéfice net n’atteignait pas l’intérêt à 5 pour 100 des sommes engagées.

La matière du jouet en métal, c’est le fer-blanc, auprès de -qui les autres substances employées : aluminium, cuivre, plomb antimonieux, vernis et couleurs, sont de peu d’importance. Ce fer-blanc, généralement importé d’Angleterre, y coûte 27 francs les 100 kilos, plus 13 francs de douane. En Allemagne, le droit d’entrée n’est que de 4 francs et, pour les jouets exportés, il est remboursé à la sortie ; tandis qu’en France, où ce drawback n’existe pas, les fabricans supportent de ce chef, vis-à-vis des Allemands, une surcharge de 13 francs par quintal sur le marché international. Or, telle grande usine, comme celle du « Jouet de Paris, » transforme annuellement 800 quintaux de ces minces feuilles étamées que les ouvriers en chambre d’autrefois se procuraient en recueillant les vieilles boîtes de conserves, aplaties et dépouillées de leurs soudures et de leurs matières grasses par un passage au four.

Ces économies laborieuses sur la matière semblent vaines et un peu naïves aujourd’hui, dans une industrie dont la réduction des frais de main-d’œuvre est la préoccupation dominante. Pour fabriquer cette variété d’objets de ménage ou de jardinage, que nous appelons « jouets, » parce qu’ils sont petits et destinés à des petits, mais qui exigent presque la même manutention que des objets de grandeur naturelle ; de même, pour toute cette métallurgie en miniature d’autobus ou de bateaux, il faut se souvenir que les prix se comptent ici par centimes, les marchandises par milliers de douzaines et que le même article comporte de très nombreux modèles : au « Jouet de Paris, » 40 types pour les jeux de course ou les seaux, 79 pour les fourneaux, etc.

Resserré par les bornes étroites de la concurrence, l’industriel doit étudier ses prix de revient, pour une locomotive, son tender et deux wagons qui se vendront ensemble quatre sous, avec une minutie égale à celle des ateliers d’où sortent les véritables wagons et les locomotives de 100 000 kilos. Seulement, comme le détail des chiffres afférent à chaque unité devrait se formuler ici en fractions infinitésimales du système métrique, les prix de revient sont établis à la grosse de douze douzaines. Chaque type de locomotive a son tableau où des colonnes distinctes font ressortir, pour la matière et pour la façon : le corps, le fond, la cheminée, la cabine, le coupe-vent, le crochet, le mouvement d’horlogerie, etc. Et ce mouvement d’horlogerie, dont le prix global est seul porté sur cette page, est à son tour décomposé sur une fiche spéciale, où figure séparément chacun de ses détails au nombre de vingt, tels que : pignon, goupille, ressort, montage, etc.

Pour faire ces menus bibelots dont chacun tient si peu de place, il faut une place énorme, à cause de leur accumulation qui, dans cette industrie saisonnière, va grossissant pendant des mois pour s’écouler en quelques semaines. On n’imagine pas, en voyant le petit jouet dans les mains de l’enfant, qu’il ait fallu pour le produire un outillage si lourd, si complexe et si coûteux : la matrice d’un « torpilleur de haute mer » de 35 centimètres de long pèse 250 à 300 kilos ; celle de l’Arc de Triomphe, de dimension analogue, pèse 400 kilos ; un personnel spécial crée les outils nécessaires à la réalisation économique de chaque modèle et met sur pied les machines, poinçons, moutons, calibreuses, découpoirs, conçus en vue d’une certaine sorte de travail à effectuer. Le moindre objet demandé 2 000 ou 3 000 francs d’outillage.

La première opération consiste à imprimer sur les feuilles de fer-blanc le dessin colorié des jouets qu’elles vont devenir. Sur ces images plates, calculées pour la perspective des reliefs futurs, le profane ne discerne pas grand’chose ; le véhicule lui semble absurde et le cuirassier grotesque. Cependant, l’étude du « flan, » l’exacte mise en plan des formes bombées, avec la prévision de leurs rondeurs et de leurs développemens sous les machines, demande quinze jours de travail à un ouvrier exercé. Il convient aussi de ne perdre du fer-blanc que le moins possible, de réduire les déchets au strict minimum. À cette fin, si le bataillon de chasseurs alpins laisse sur sa feuille un coin inoccupé, on y ménagera une boite à lait, un canon de campagne ou une gare de voyageurs « petit modèle. »

L’apparente incohérence de ces groupemens ne tarde pas à disparaître dès le premier débit de la feuille en bandes longitudinales ; chacune de ces bandes est ensuite découpée exactement suivant le squelette de l’objet qui va prendre corps : si c’est un rail de chemin de fer, il passera d’abord au banc à étirer, où se font des tubes de toute filière, puis au cintrage, — les « voyages » ici étant toujours circulaires, — il est enfin serti sur la traverse. Si c’est un soldat estampé, il est repoussé par le mandrin dans la matrice dont il épouse la forme ; il ne reste plus qu’à rassembler ses deux moitiés, droite et gauche, et à lui souder les pieds sur une petite bande de prairie. Si c’est une roue, elle est ajourée et percée, ensuite emboutie et garnie d’un moyeu microscopique ; au tramway commun, il suffit d’un ou deux calibrages, de l’agrafage, du rivage, un coup de mouton ouvre les fenêtres, après quoi le véhicule est bon pour le service ; mais l’automobile de choix, aux portes cintrées, exige une confection autrement compliquée : il n’y entre pas moins de quarante pièces différentes.

Les locomotives doivent être étudiées pour proportionner leur poids à la force des ressorts moteurs ; trop légères, elles sauteraient hors des rails ; trop lourdes, elles ne démarreraient pas et, comme la maison garantit la marche régulière de ses -appareils, une équipe d’ouvriers essayeurs ne fait pas autre chose du matin au soir et d’un bout de l’année à l’autre que de faire tourner philosophiquement des chemins de fer en rond, avant qu’ils ne soient mis en boîte.

La variété de ces chemins de fer est grande, depuis ceux de « quelques sous qu’un implacable « chef de train » aux mollets roses remorque à la ficelle, sans souci des wagons renversés les roues en l’air, jusqu’aux chemins de fer « à crémaillères, » « avec montagne » ou « avec pont, » et jusqu’aux chemins de fer électriques « type des grands express » à « locomotives géantes » de 30 centimètres. Nous sommes toutefois jusqu’ici demeurés, sous le rapport des jouets en fer et particulièrement des jouets de prix, mécaniques et scientifiques, largement tributaires de l’Allemagne. C’est là pour elle presque un monopole.

Non qu’il y ait chez nos ennemis quelque aptitude de race qui nous manque : le propriétaire d’une usine de Nuremberg, qui faisait avant la guerre plusieurs millions d’affaires par an dans la fabrication des cinémas, lanternes magiques, sous-marins, jouets à vapeur ou électriques, est un ingénieur français, parti pour apprendre la langue en Allemagne à vingt-trois ans, au sortir de l’Ecole Centrale et fixé ensuite par ses intérêts dans ce pays. Ce qui ne l’a pas empêché de venir, à cinquante ans, combattre avec ses deux fils dans les rangs de l’armée française, tandis que son usine était séquestrée par le gouvernement allemand. Ce n’est donc pas une question de nationalité qui nous empêche d’entreprendre cette branche d’industrie, c’est plutôt une absence d’audace et de volonté.

Nous pourrions faire en France la plus grande partie des jouets importés du dehors ; seul, l’article d’un bon marché invraisemblable nous échappe : on vendait, il y a vingt ans, en Saxe-Meiningen des jouets en bois tels que soldats, animaux, bergeries, moyennant 3 francs la grosse de boites, c’est-à-dire à peu près 2 centimes par boîte. Avec le port, la douane, le bénéfice du commissionnaire et autres frais, le prix sextuplait à Paris, mais défiait encore toute concurrence. Quoique les salaires aient augmenté depuis, c’est encore, dans les campagnes avoisinant Sonneberg, à des prix de famine que les familles de huit et dix enfans confectionnent, en bois blanc, des poupées à 30 centimes la douzaine et tous les animaux de la création ; besogne fort spécialisée, une patte de mouton passe par trois mains différentes.

Sur le poêle, le pot à colle voisine avec le pot à lait dans lequel infusent quelques grains de café. Chaque samedi, la mère, portant sur le dos une flotte pleine du travail de la semaine, se rend à la gare la plus proche. Avant de monter dans son wagon de quatrième classe, elle avale quelques gorgées de lait coupé d’eau chaude et parfumé d’un soupçon de café, à même la bouteille que le tenancier du buffet doit fournir gratis aux voyageurs trop pauvres pour se payer de la bière. La grande affaire, pour cette population industrielle, est d’ordre purement agricole : c’est de savoir si l’année sera bonne pour les pommer de terre, afin d’avoir de quoi manger à sa faim.


V

Mais pour la plupart des autres articles, dont l’Allemagne s’est fait un monopole, rien n’explique pourquoi nous le lui avons laissé prendre : c’est de chez elle que viennent exclusivement les accordéons, les harmonicas, dont le débit est immense dans le monde entier et que nos fabricans prétendent ne pouvoir établir, même à prix double, aussi justes comme sons. Il n’est pas moins curieux que personne, dans notre république, ne consente à faire les soufflets pour animaux bêlans, ni d’ailleurs les musiques ou le simple cri intérieur des jouets rembourrés, ours, singes, bébés ou clowns. Depuis que la frontière est fermée, ces animaux en peluche ont cessé de crier ; mais leur silence, en temps normal, les rendrait incapables de supporter la concurrence, quoiqu’ils soient mieux faits en France qu’à l’étranger.

La maison alsacienne, qui fabriquait jadis à Strasbourg les théâtres d’enfans et autres jeux de même sorte s’était, après la guerre de 1870, transportée à Lunéville où elle trouvait dans les droits de douane une protection efficace. Grâce à elle, arlequins et polichinelles, ces vieux émigrés d’Italie, nous restaient fidèles, et c’étaient toujours des guignols bien français qui continuaient à rosser le commissaire. Attentifs à supprimer nos usines autant qu’ils le peuvent, les Germains ont détruit celle-ci au cours de la présente guerre, et 500 ou 600 moules en bronze, qu’il faudra des années pour refaire, ont été anéantis. A Senlis, la plus forte manufacture de jouets en peaux a subi le même sort, tandis que le pavillon d’habitation, situé à peu de distance, était respecté.

Mais, si l’on veut se rendre compte à quel point est fausse l’affirmation, trop souvent entendue parmi nous, que l’Allemand ne redoute comme producteur aucun rival, il faut descendre dans le détail, et l’on verra, bien au contraire, que la plupart de ceux qui ont vraiment lutté contre lui avec les procédés modernes l’ont battu. Je parlais tout à l’heure de notre infériorité sous le rapport des instrumens de musique ; il en est un pourtant, le clairon courbé naguère importé de Bohême, que nous avions reconquis. Pour les trompettes d’enfant que nous achetions en Allemagne, l’un de nos industriels, depuis 1912, s’est emparé complètement du marché national et a même réussi à exporter en Angleterre, en offrant un modèle de prix un peu plus élevé, mais plus solide et mieux conditionné.

Les modestes jeux de patience que nous fabriquions suivant de vieilles méthodes, avec des gravures d’Epinal assez grossières, se virent tout à coup délaissés pour la collection magnifique des chromos allemands qui arrivaient en masse à très bon marché ; dans les jeux.et cartonnages que l’on trouvait il y a vingt ans chez le détaillant, il n’y avait souvent que la boite qui.ne vînt pas de Fürth. Depuis lors, nos compatriotes se sont ressaisis, quelques-uns se sont groupés en syndicat comme « les Jeux et Jouets français, » réunion de huit anciennes maisons, et ont peu à peu évincé leurs concurrens étrangers en offrant pour quelques sous des puzzles perfectionnés obtenus à l’emporte-pièce.

Le soldat de plomb, lui aussi, venait souvent d’Allemagne sous un uniforme français. A vrai dire, sa vente était tombée à peu de chose au cours de la période antimilitariste qui coïncida avec le ministère Combes, André, Pelletan ; de même que celle des fusils d’enfans qui ne dépassait pas, il y a douze ans, 150 000 francs par an environ, tandis qu’elle s’élevait à un million en 1913, au moment du vote de la loi de trois ans, avec le noble réveil de l’esprit patriotique. Les soldats de bois, de carton, de fer-blanc, reprirent leur place à tous les foyers : les plus modestes logèrent les fantassins de pâte à un sou ou ceux de métal plat en silhouette, à 80 centimes la grosse de douze douzaines ; chez les riches, furent hébergés les cavaliers luxueux à 1 fr. 4.5 la pièce, montés sur des chevaux vernis et ombrés à l’aérographe, ou les troupiers en relief, équipés et habillés en peinture par quinze mains successives dont chacune fait sa couleur ou son détail particulier.

Le marché national a été largement approvisionné de 75 en réduction, de brownings à 5 francs la douzaine, et le canon à 2 sous de Ménilmontant a détrôné le canon allemand qui valait le double jusqu’à ces dernières années. Pour le soldat de plomb, malgré l’augmentation des effectifs, les maisons françaises et anglaises ne peuvent suffire à la demande ; bien des fabricans reculent devant les frais de confection des-moules, malgré l’exemple de confrères plus hardis qui, sans capitaux, se sont lancés au début de la guerre dans cette spécialité et ont rapidement amorti leurs dépenses initiales.

Avouons-le, nos concitoyens ont moins envie de gagner que peur de perdre. La crainte du risque, la modération dans les désirs ou, si l’on veut, la prédominance de l’instinct de conservation sur le besoin de combativité, sont la caractéristique de l’industrie et du commerce français et le reproche global qu’ils méritent. Les tendances opposées, poussées jusqu’à l’excès, font au contraire la force de l’industrie allemande. Certes, depuis un demi-siècle, notre pays a compté de hardis capitaines de la production et de l’échange, solidement charpentés pour les batailles économiques. J’ai pris plaisir à conter leurs triomphes-en des études sur le Mécanisme de la vie moderne, dont les lecteurs de la Revue n’ont peut-être pas perdu le souvenir. Pour transformer la vie matérielle, pour créer de nouveaux outils, de nouvelles substances et de nouveaux procédés qui permissent aux Français du XIXe siècle de se nourrir, de se loger, s’habiller, se mouvoir sur terre et sur l’eau, de s’éclairer, se chauffer, se soigner ou se divertir trois fois mieux, dix fois plus, que ne faisaient les générations antérieures, il s’est rencontré parmi nous un lot de citoyens précieux, artisans de notre bien-être et de notre richesse, dont l’énergique audace, chacun dans sa branche d’activité, n’a été dépassée nulle part.

Mais la masse de la nation, sitôt que la fortune publique eut augmenté, se préoccupa bien plus de maintenir son pécule ou de l’accroître doucement par l’économie, que de le multiplier par des spéculations forcément aventureuses. D’abord elle économisa les enfans : la hausse des salaires ayant précédé chez nous la baisse de la natalité, l’on peut voir entre les deux phénomènes un rapport de cause à effet. N’y eût-il eu que coïncidence, le prix croissant de la main-d’œuvre, qui est un bienfait pour le travailleur et dont il convient de se réjouir au point de vue social, est pour le pays, abstraitement considéré, une cause d’infériorité, un supplément de charge au point de vue de la concurrence internationale.

Produire à très bon marché en payant très cher les producteurs, c’est-à-dire les ouvriers, c’est une prétention analogue, semble-t-il, à celle du parlementaire qui conseillait « de demander plus au budget et moins au contribuable. » C’est pourtant en quoi consiste toute l’évolution industrielle où le développement du machinisme a permis, en augmentant la productivité des bras humains, d’acheter le travail plus cher et de vendre ses produits meilleur marché. En vertu du même phénomène, la victoire, entre nations rivales, appartient à celle qui sait le mieux organiser son industrie pour profiter de ses avantages naturels ou suppléer à ce qui lui manque.

Qu’il s’agisse de jouets ou de n’importe quelle autre marchandise, il ne faut pas espérer satisfaire le vœu émis par un commerçant naïf, qui consisterait à empêcher les Allemands de vendre bon marché. Nous ne pouvons agir qu’à l’intérieur de nos frontières, par les douanes : le droit actuel, établi au poids, correspond en moyenne à 10 pour 100 sur la valeur des jouets ordinaires introduits du dehors. Cette taxe est inférieure à celle de la plupart des autres pays. Nous ne parlerons pas de l’Espagne, ni de la Russie, on les jouets paient suivant leur classe de 250 à 1 700, et même à 2 600 francs les 100 kilos ; de sorte que la plus belle poupée russe paie 60 centimes pour entrer en France, tandis que la poupée française équivalente paie 20 francs pour entrer en Russie.

Mais, en Allemagne, le droit sur les poupées habillées, de 150 francs les 100 kilos, est deux fois et demie plus élevé que le nôtre. Il y a cinq ans, la Chambre des députés avait porté à 100 francs les 100 kilos le droit sur les jouets étrangers. Ce vote ne fut pas ratifié par le Sénat, qui maintint l’ancien tarif de 60 francs ; crainte, dit-on, de voir les vins français surtaxés par représailles en Allemagne. C’était un singulier marchandage de la part d’une république démocratique comme la nôtre, puisque l’exportation des vins fins favorisait uniquement les propriétaires, tandis que la protection d’une industrie nationale intéressait surtout les ouvriers.

Un détail donnera d’ailleurs quelque idée de la façon dont le Parlement forme son opinion en ces matières et de la lecture assez distraite que font ses membres des documens qui leur sont soumis. Le sénateur chargé en 1910 du rapport sur la révision des droits de douane prit le chiffre de 181 fr. 60, porté sur un mémoire comme ayant été perçu à l’entrée d’un stock de jouets, pour le droit général imposé ad valorem sur cet article, et il imprima bravement dans son rapport que les jouets payaient déjà à la douane française une taxe de 181 pour 100. Ce sur quoi le Sénat conclut que la Chambre avait eu tort et qu’il ne fallait point les taxer davantage !

Un des moyens employés par l’Allemagne pour développer son exploitation était les tarifs des chemins de fer : -il en coûtait moins pour aller de la frontière allemande à Marseille que de Paris à Marseille ; il n’en coûtait pas plus pour venir à Paris de Nuremberg, — 900 kilomètres, — que de Chalon-sur-Saône, — 400 kilomètres. De sorte que les industriels allemands, payant seulement 9 francs par 100 kilomètres, tandis que les Français en payaient 25 à l’intérieur, pouvaient offrir chez nous leurs marchandises avec un avantage marqué.


VI

Nos fabricans se plaignent aussi de manquer d’argent. Un Français, à Hambourg, demandait à un Allemand, gros exportateur dans les quatre parties du monde : « Comment parvenez-vous à vous faire payer de ces destinataires exotiques dont le crédit est douteux ? » — « Ils nous payent avec l’argent que vous leur prêtez, » lui fut-il répondu. Il est bien vrai que nos concitoyens les moins cosmopolites sont capables de souscrire, par dizaines et centaines de millions de francs, non seulement à des emprunts de petits États médiocrement solvables, mais même à des valeurs émises par des Sociétés privées de banques, de mines, de ports, de chemins de fer et autres spéculations lointaines, dont le succès est toujours problématique ; et que ces mêmes capitalistes, si aventureux quand il s’agit de l’étranger, se refuseraient à placer, fût-ce quelques milliers de francs, dans un commerce ou une industrie indigène dont le siège social est dans leur pays, peut-être à leur porte, et dont il leur serait facile de surveiller le fonctionnement.

Il est avéré que l’on peut toujours lever aisément sur le marché de Paris, — avec une publicité financière bien comprise, — une douzaine de millions pour une affaire étrangère, même médiocre, et qu’il est bien difficile d’obtenir quelques centaines de mille francs pour une affaire française, même excellente. Souvent des maisons prospères qui veulent s’agrandir doivent renoncer à emprunter, parce qu’elles refusent de payer des commissions exorbitantes. Quant aux patrons embarrassés, à qui des intermédiaires sans scrupule procurent des fonds, moyennant un courtage de 30 pour 100, ils ne tardent pas à sombrer, et leur naufrage confirme le gros public dans son effroi pour les placemens industriels.

Plus ambitieux, l’Allemand, pour brasser beaucoup d’affaires avec peu d’argent, fit de son argent, mobilisé par un consentement général, le support d’un échafaudage gigantesque de crédit, c’est-à-dire de confiance réciproque, entre les industriels et les banquiers. Un fabricant de jouets, sans capitaux, obtenait-il 300 000 francs d’ordres à la foire de Leipzig, il allait trouver son banquier, qui, après avoir pris ses renseignemens sur les acheteurs, lui avançait immédiatement 25 pour 100 de la commande et lui payait plus tard le montant intégral de la marchandise, sur le vu du connaissement, lorsqu’elle était destinée aux pays d’outre-mer. Ces avances et ces paiemens ne coûtaient rien au banquier, mais au contraire le faisaient vivre, puisqu’ils s’effectuaient en papier, par réescomptes de traites, et surtout par ventes d’acceptations.

Ce dernier moyen de battre monnaie avec sa signature, que nos grands établissemens français regardent aujourd’hui comme indigne d’eux, quoiqu’ils l’aient pratiqué longtemps et avec fruit depuis leurs débuts jusque vers la fin du XIXe siècle, permit aux banquiers allemands de prêter au commerce l’argent qu’ils n’avaient pas eux-mêmes, mais dont ils se constituaient débiteurs. Ce papier de circulation, cette « cavalerie » d’effets croisés, renouvelés, constituait, si l’on veut, un portefeuille assez malsain, surtout en cas de crise, et transformait le banquier en commanditaire de ses cliens, lorsque ceux-ci emplovaient les fonds à des aménagemens d’usines ou à des achats de matériel qui ne peuvent se liquider à quatre-vingt-dix jours. Quelque jugement que l’on porte sur le système, il servit à financer l’industrie d’outre-Rhin, parce que tout le monde fut d’accord pour en accepter les risques. Il aida les commerçans allemands à consentir sur les places lointaines ces crédits prolongés d’un an et davantage, dont ils se servaient habilement pour battre en brèche le commerce anglais ou français.

Les fabricans de jouets, à qui l’obligation d’accumuler des marchandises pendant de longs mois pour une vente saisonnière rendrait précieuse la faculté de louer de l’argent à des taux raisonnables, trouvent que notre organisation bancaire est défectueuse ; ils se heurtent à des banques de dépôt hantées par l’effroi des immobilisations, qui épluchent le papier sans complaisance, et ils sollicitent de l’Etat la création d’une caisse spéciale de prêts au petit commerce et à la petite industrie, pour l’aider à concurrencer la fabrication étrangère.

Mais personne ne dit comment fonctionnera cette caisse, qui lui fournira des fonds et quel en sera le chiffre ; assez élevé sans doute, puisque l’on ne pourrait favoriser exceptionnellement une seule branche de l’activité nationale et que toutes auraient un droit égal ? Ce qui s’est fait spontanément chez nos voisins, d’accord avec l’opinion et les mœurs, pourrait-il réussir par voie de décret ? Si le prêteur ne peut emprunter à son tour au public par émission de titres, ou aux autres banques par création d’effets, son capital s’épuisera bien vite, comme il est arrivé, déjà à nombre d’institutions fondées sous d’illustres patronages.

Est-ce bien l’argent qui manque ? N’est-ce pas plutôt le courage de le risquer ? Nous avons des sociétés qui, avec des réserves importantes en valeurs, manquent des ventes parce que leurs usines sont trop étroites et qu’elles tardent à les agrandir.) L’argent lui-même est-il d’ailleurs indispensable ? Nous voyons des affaires qui ont réussi avec de médiocres ressources et qui plus tard, montées à gros capital, échouent.

Au contraire, parmi ceux qui ont fait depuis trente ans leur fortune dans le jouet ou la bimbeloterie, tel, fils d’un boucher de petite ville, a débuté comme voyageur à la commission ; tel autre était en 1882 jeune avocat en province, lorsque la ruine de sa famille l’obligea à quitter le barreau pour une carrière plus immédiatement lucrative. Il vint à Paris et, après avoir frappé à diverses portes, eut l’idée de centraliser le commerce en gros des jouets à bon marché. Il commença par acheter au bazar de l’Hôtel-de-Ville, à titre d’échantillons, les objets à dix, quinze et vingt centimes, s’efforça de découvrir les adresses des fabricans, traita séparément avec chacun d’eux et, muni d’un stock de ces modestes marchandises, ouvrit dans le quartier du Marais, en janvier 1885, une boutique d’un loyer annuel de 1 000 francs. Il avait pris soin d’envoyer une circulaire aux bazars de Paris et de province pour leur offrir ses services : en six mois, ses ventes s’élevèrent à 258 000 francs ; l’année suivante, son chiffre monta au million. Au bout de la quatrième année, il faisait trois millions d’affaires ; il en fait neuf aujourd’hui, et son comptoir tient un des premiers rangs sur la place. Ce notable et laborieux créateur d’une grosse fortune se plaint à moi de ce que les Français d’une certaine classe s’écartent des affaires ; il voit là une des causes de notre infériorité dans la lutte internationale et, comme je partage tout à fait son opinion, nous déplorons ensemble ce fâcheux état d’esprit ; à fa lin de notre conversation, il me dit avoir quatre fils…, mais il n’a pas pu en décider un seul à entrer dans le commerce.

Nous n’avons pas besoin d’écoles de fabrication du jouet, comme en a créé la Thuringe, parce que nous avons du goût et de l’invention à revendre. Le goût, nos ennemis eux-mêmes reconnaissent que Paris en a l’apanage ; ils entretenaient dans l’atmosphère artistique de notre capitale des dessinateurs français, appointés à l’année pour créer et envoyer des modèles. L’invention, il suffit de voir les savans automates de M. Descamps, les bonshommes Martin, plus populaires parce qu’ils coûtent moins cher et tout le petit monde auquel nos fabricant du Concours Lépine donnent chaque année le mouvement et la mesure, — violoniste ambulant raclant son instrument, bicycliste en équilibre, torero agitant sa cape, pêcheur jetant sa ligne, lessiveuses ou scieurs de long au travail, — pour reconnaître que nous avons chez nous plus d’originaux que de copies.

Mais l’esprit mécanique de l’Allemand n’est point méprisable ; il simplifie le modèle autant qu’il est possible pour l’amener à un prix de vente très bas, puis il en fabrique des myriades et remue ciel et terre pour les écouler. C’est le cercle très vieux et très connu : de la production intensive créant le bon marché qui crée à son tour le débit énorme. Quant aux bénéfices, on les réduit au minimum sur l’unité, afin de se rattraper sur le nombre. De quelque industrie, de quelque commerce allemand qu’il s’agisse, j’entends de ceux qui prospéraient avant la guerre, la formule était la même. Elle s’appliquait aussi du reste aux usines ou aux magasins français organisés à la moderne. Seulement, l’Allemagne avait généralisé le système, et c’était là tout-le secret de sa force.

Elle passait pour fabriquer surtout de la « camelote, » parce qu’elle sacrifiait totalement la qualité dans sa recherche du bon marché à outrance de certains articles. Elle vendait aussi les bonnes marchandises à qui voulait les payer cher ; mais la vérité est que, plus que les Anglais et plus que nous-mêmes, elle avait compris qu’il existe de par le monde une clientèle que seul le bas prix peut atteindre et entraîner. Elle s’est donc mise en mesure de conquérir cette clientèle dans les deux hémisphères en lui fournissant ce qui lui plaisait ; elle y a réussi.

Camelote ou non, ces marchandises populaires ont créé le gros chiffre d’affaires qui permet la spécialisation : vingt fabricans, qui se cantonnent chacun dans un petit nombre d’articles, travaillent mieux et gagnent plus que si chacun d’eux fabriquait l’universalité des objets qui sortent de leurs vingt manufactures. Les industries spécialisées puisent dans leur succès de quoi le multiplier encore : si les deux tiers des bateaux qui se construisent annuellement dans le monde sortent des chantiers britanniques, où ils coûtent de 25 à 50 pour 100 moins cher que partout ailleurs, c’est que l’on voit arriver à Palmer des trains entiers composés uniquement de hublots et d’autres de bittes, pièces d’amarrage, et ainsi de chaque détail à la confection duquel certaines usines sont exclusivement adonnées.

C’est parce que le jouet a pris une grande importance en Allemagne qu’il s’y est fondé des industries qui vivent sur une seule spécialité et font, par suite, pour améliorer leur outillage, des sacrifices que ne pourrait consentir un patron employant une extrême diversité d’appareils. Or, celui qui, avec 500 000 francs de nouveau matériel, amortissable en dix ans, économise 100 000 francs de salaires, gagne 50 000 francs par an de plus que son confrère qui n’a pas fait la même dépense.

Avec une vente mondiale, l’amortissement rapide de l’outillage ne grève que très légèrement la marchandise ; tandis que l’industriel qui n’envisage que le marché français se paralyse d’avance en grossissant ses prix de revient d’un taux d’amortissement excessif. Le même calcul s’applique aux frais généraux, dont le poids est allégé ou alourdi suivant que l’affaire est plus ou moins vaste.

Et c’est pourquoi la majoration de nos droits de douane serait un palliatif bien insuffisant, si l’on s’en voulait servir comme d’un abri paisible et sûr pour les industries et les commerces mal organisés. Celui du jouet a plusieurs branches privées de sève qu’il devra réformer et vivifier par des groupemens de patrons, par l’agencement d’installations perfectionnées, par l’adoption des méthodes audacieuses et de l’inlassable publicité qui ont réussi à nos rivaux d’outre-Rhin. Tandis qu’une maison française renonçait il y a quelques années au jouet scientifique, où elle excellait, pour la magnéto d’automobile qu’elle jugeait sans doute plus lucrative, le principal fabricant allemand de jouets à vapeur ou électriques ouvrait boutique à Paris et, pour entrer en relations avec les cliens français malgré les acheteurs de gros qui affectaient de l’ignorer, il envoyait aux élèves des lycées et collèges, à domicile, et à toute la jeunesse des deux sexes le catalogue illustré de ses articles, « que l’on trouvait partout, » disait-il, quoiqu’il sut bien qu’ils ne figurassent nulle part. Mais les magasins de nouveautés, à qui on les demandait journellement, furent tôt forcés de lui en acheter et il leur ménagea d’ailleurs d’amples remises.

Malgré les mille procédés qu’ils emploient pour recueillir des commandes, malgré leur docilité à se plier au goût du consommateur dans tous les désirs qu’il manifeste, leurs offres de laisser des marchandises « en consignation » chez qui refuse de les prendre ferme, leurs voyageurs tenaces et obséquieux qui connaissent la langue, les habitudes, et acceptent les modes de paiement, d’expédition et d’emballage de tous les pays, les Allemands ne réussissent pas toujours ; on cite chez eux des stocks d’appareils photographiques tellement formidables qu’ils n’arriveront peut-être jamais à les liquider.

Peu leur importe ! Mais, en cas d’échec, la vente est assez large pour ne pas les constituer en perte ; ce qui est de première importance dans toute industrie où il faut « sortir » sans cesse des modèles nouveaux.

Nos fabricans connaissent à merveille le mécanisme de l’industrie allemande, il ne tient qu’à eux de l’imiter. Les conjonctures sont uniques pour entreprendre de se substituer à nos ennemis sur des marchés immenses, dont le blocus actuel leur ferme l’accès. Mais nous devons nous hâter de profiter de ce blocus. Nous ne devons pas nous attendre à ce que la victoire des Alliés fasse affluer d’elle-même à nos comptoirs les ordres des anciens cliens de l’Allemagne. Quelque éclatant que soit notre triomphe, quelque inhumaine et monstrueuse qu’ait été durant la guerre la conduite de nos adversaires, l’Allemagne, humiliée, appauvrie, démembrée si l’on veut, obligée de payer une lourde rançon, n’en reviendra que plus âprement à la lutte économique. Comme le disait plaisamment un homme d’Etat anglais, lorsqu’elle sera contrainte d’être pacifique et de renoncer à ses rêves de domination, elle concentrera toutes ses facultés sur le terrain des affaires ; ses salaires abaissés, son bien-être amoindri ne rendraient sa concurrence que plus redoutable, si nous nous reposions sur nos lauriers du soin de nous enrichir.

Ce que nous avons fait contre l’hégémonie militaire, nous pouvons le faire contre la suprématie industrielle à laquelle prétendent nos voisins ; mais c’est à la condition de nous mobiliser à leur exemple. Aux anciennes armées de métier, ils ont opposé la puissance du nombre, et ils seront vaincus par le nombre, qui s’est uni pour leur faire la loi. A l’ancienne production réglée sur la qualité, ils ont substitué la quantité sans limite issue du bas prix. Puisque, ici, la marche du monde leur a donné raison, nous n’avons, pour leur tenir tête, qu’à leur opposer la « levée en masse » de nouvelles usines et le « service obligatoire » de notre crédit solide et de nos réserves d’écus.


GEORGES D’AVENEL.