Jocelyn/Notes de Jocelyn/Note dixième

Chez l’auteur (Œuvres complètes de Lamartine, tome 4p. 501-514).

NOTE DIXIÈME

(NEUVIÈME ÉPOQUE. — Page 379.)

Quelquefois dès l’aurore, après le sacrifice,
Ma Bible sous mon bras, quand le ciel est propice.....

L’accueil favorable fait au Chant des Laboureurs a dépassé toute espérance. Il a eu en quelque sorte pour les esprits la popularité et la saveur de ce pain dont il célébrait la fécondité et la providence. Qu’il me soit permis de reporter ici son inspiration à Virgile, au maître du champ, comme dit Homère.

L’empereur de la Chine, pour honorer l’agriculture, trace tous les ans un sillon de sa propre main. Le champ consacré par le soc impérial ne reste pourtant pas en friche ; la charrue du laboureur s’y promène, et y ouvre dès le lendemain d’autres sillons ; mais elle s’écarte du sillon sacré, et fait autour de lui un large vide dans la plaine, pour qu’il soit salué de tous et qu’il porte à part sa gerbe de majesté et de bénédiction. De même tous les poëtes qui remuent cette poésie du champ fécondé par Virgile doivent lui offrir les prémices de leur moisson, et faire dans leur poëme une place d’honneur à l’immortel sillon des Géorgiques.

« Le printemps revenu, quand les neiges commençant à fondre coulent du sommet des montagnes, quand la glèbe amollie cède à la douce haleine des zéphyrs, il faut que tes taureaux commencent à gémir affaissés sous le joug, et que le soc de ta charrue brille dans les sillons, et y essuie sa rouille. Une terre ne répond à la fin aux vœux du laboureur avide qu’après avoir senti deux fois les ardeurs de l’été, deux fois les glaces de l’hiver ; c’est alors qu’il voit ses greniers crouler sous les moissons entassées. Mais, avant d’enfoncer le soc dans un sol inconnu, aie soin d’observer les vents et leurs influences, les températures diverses, la nature des lieux, les traditions antiques de la culture, et ce que chaque contrée peut et ne peut pas produire. Ici les moissons viennent heureusement, là les vignes ; ailleurs les arbres fruitiers et les herbages naissent et verdissent comme d’eux-mêmes. Ne sais-tu pas que le Tmole est tout parfumé de safran, que l’Inde nous envoie son ivoire, la molle Arabie l’encens de Saba, les Chalybes aux bras nus leur fer, le Pont l’onguent précieux de ses castors, l’Épire ses cavales, qu’attendent les palmes d’Olympie ? Telles furent, dès le principe, les lois éternelles, telle la constitution propre que la nature assigna à chaque terre, alors que Deucalion jeta dans le monde dépeuplé ces pierres fécondes d’où naquirent de nouveaux hommes, race dure comme elles. À l’œuvre donc ! et, dès les premiers mois de l’année, que tes taureaux vigoureux retournent les terres grasses, et que l’été poudreux vienne mûrir la glèbe pulvérisée par ses feux. Mais si ton sol est sec et ingrat, qu’au retour du Bouvier ta charrue en effleure à peine la surface : ainsi, dans les terres grasses, l’herbe n’étouffera point tes blés en pousse ; ainsi un sol sablonneux ne perdra pas le peu de suc qu’il retient encore.

» Fais reposer un an tes champs moissonnés, et que la terre se durcisse inculte et délaissée : ou bien tu sèmeras, à la saison nouvelle, le pur froment dans le terrain d’où tu auras enlevé les légumes à la cosse tremblante, les maigres grains de la vesce, le triste lupin et ses frêles chalumeaux, tous les débris de cette moisson retentissante ; car le lin et l’avoine brûlent la terre où on les a récoltés, et le pavot, tout chargé des vapeurs du Léthé, la consume. Cependant elle peut recevoir les grains de deux années l’une, pourvu que tu ne craignes pas de refaire par de riches engrais le sol aride et épuisé, et d’y répandre à pleines mains une immonde cendre. Ainsi les champs reposent en changeant de semences : et même une terre que tu as laissée un an sans être labourée ne cesse pas d’être libérale.

» Souvent il est bon de mettre le feu à un champ stérile, et d’en faire dévorer les chaumes flétris par la flamme pétillante : soit que la terre tire de là des forces secrètes et comme une nourriture succulente ; soit que le feu l’épure en la consumant, et que les vapeurs mauvaises s’en exhalent ; soit que la flamme élargisse ou multiplie les chemins cachés par où la séve passe, et s’insinue dans les verts tuyaux des blés ; soit qu’elle affermisse le sol, et qu’elle en resserre tellement les pores trop ouverts, que ni les pluies perçantes, ni les traits embrasés du soleil, ni le souffle pénétrant de Borée, n’y arrivent pas pour y tuer la vie.

» Celui-là fait beaucoup pour ses champs qui en brise les mottes inertes avec le râteau, promène sur elles la herse aux piquants raboteux : touchée de ses travaux, la blonde Cérès le regarde, et lui sourit du haut des cieux. Elle aime aussi celui qui sait rompre, en les croisant, les glèbes que le soc a soulevées dans la plaine, qui fatigue la terre sans relâche, et la dompte en maître.

» Priez les dieux, ô laboureurs, qu’ils vous envoient des solstices d’été pluvieux et des hivers sereins : un hiver sec et poudreux réjouit les champs, les blés : c’est alors que la Mysie s’enorgueillit de ses belles cultures, et que le Gargare s’admire dans ses moissons.

» Que dirai-je de ceux qui, suivant pas à pas le sillon où ils jettent les semences, les recouvrent à l’instant sous la glèbe écrasée ? Bientôt ils y amènent les eaux d’un fleuve, et mille courants détournés. Quand le soleil embrase les campagnes, que l’herbe sèche et meurt, tout à coup des hauteurs sourcilleuses du coteau l’eau descend, amenée dans la plaine : je l’entends qui murmure en tombant sur les cailloux ; les champs sont rafraîchis, et l’herbe s’est ranimée. Dirai-je comment, pour empêcher que les frêles chalumeaux ne succombent sous le poids des épis, on fait brouter par les troupeaux l’herbe encore tendre et les moissons trop tôt luxuriantes, alors que les blés égalent déjà les sillons en hauteur ? comment on fait écouler des terrains inondés les eaux qui s’y amassent, surtout dans ces mois pluvieux où les fleuves débordent tout à coup, et vont couvrir au loin la plaine d’un noir limon ? De tièdes vapeurs s’exhalent incessamment de ces bas-fonds impurs.

» Et pourtant il arrive qu’en dépit de ces efforts de l’homme, en dépit du labeur des animaux qui l’aident à remuer la terre, les champs ne sont pas encore à l’abri des outrages. Tout leur nuit et les gâte : l’oie sauvage, la grue du Strymon, ennemis ailés ; les herbes amères et leurs racines tortueuses, et même le trop d’ombre des bois. C’est que Jupiter lui-même n’a pas voulu qu’il fût aisé de cultiver la terre ; lui-même il a fait du labour un art pénible, en excitant les mortels par l’aiguillon du besoin, et ne permettant pas que son empire s’engourdît dans la paresse. Avant Jupiter, aucun laboureur n’avait encore dompté les champs ; il n’était pas permis d’en marquer les limites, d’en régler le partage : tout était commun ; et la terre, sans y être sollicitée, n’en prodiguait que plus librement ses biens. Jupiter empoisonna la dent des vipères livides, mit dans le loup l’instinct de la rapine, souleva les mers, secoua le miel qui dégouttait des arbres, retira le feu aux mortels, et fit partout tarir les ruisseaux de vins coulant dans les vallées. Il voulait que l’expérience et la réflexion enfantassent les arts à la longue, que le travail des hommes fît sortir l’épi des sillons, et des veines du caillou jaillir et briller l’étincelle.

» Alors les fleuves sentirent pour la première fois le tronc creusé de l’aune flotter sur leurs ondes ; le nautonier compta et nomma les étoiles ; ce furent les Pléiades, les Hyades, et l’Ourse brillante, fille de Lycaon. Alors on commença à tendre des piéges aux bêtes féroces ; la glu trompa les oiseaux ; et les chiens assiégèrent les immenses forêts. Déjà le pêcheur jette la ligne au fond des fleuves ; déjà gagnant la haute mer, il y traîne ses filets humides. Bientôt le fer est façonné ; j’entends crier la dent de la scie mordante : car les premiers humains ne savaient que fendre le bois avec des coins ; alors naquirent comme à l’envi les arts divers. Un travail opiniâtre triompha de tout : rien qui ne cède à la dure et pressante nécessité.

» Cérès la première enseigna aux hommes à mettre le soc dans la terre, alors que les fruits des arbustes et le gland des forêts sacrées commencèrent à manquer, et que Dodone refusa aux mortels leur facile nourriture. Bientôt le travail dut venir en aide aux semences : la nielle ronge les blés ; les champs se hérissent de chardons ; les moissons languissent et meurent, et à la place s’élève toute une forêt d’épines : la bardane, le saligot, la triste ivraie et l’avoine stérile dominent au milieu des riantes cultures. Si, t’armant du râteau, tu ne tourmentes pas incessamment la terre ; si tu ne sais pas des bruits qui épouvantent les oiseaux, si tu ne retranches avec la faux les ombres d’alentour qui s’abaissent sur tes champs ; enfin si tu n’appelles la pluie de tous tes vœux : hélas ! c’est en vain que tu regarderais les belles récoltes de tes voisins ; il te faudra soulager ta faim en secouant les chênes de la forêt.

» Je dois dire les instruments nécessaires au robuste laboureur, et sans lesquels il ne peut ni semer, ni faire lever le blé. C’est d’abord la charrue au bois solide et recourbé, avec un soc tranchant ; ce sont les chariots à l’essieu traînant, de la déesse Éleusine ; les madriers pour briser l’épi, les traîneaux, les râteaux aux pesantes ferrures ; enfin l’humble attirail d’osier qu’inventa Célée, les claies et le van, mystérieux symbole des fêtes de Bacchus ; toutes choses dont tu feras bien de t’approvisionner à l’avance, si tu prétends à de nobles profits dans l’art divin du labour. Va donc dans les forêts courber à grand’peine l’orme encore pliant, et que déjà il reçoive de tes mains la forme recourbée d’une charrue ; qu’un timon y soit attaché, long de huit pieds, et que le soc soit placé autour du cep garni de deux oreillons. Coupe de préférence le tilleul ou le hêtre, bois légers, pour en faire le joug et le manche, qui t’aidera à tourner à ton gré l’arrière-train de l’attelage ; mais que tout ce bois suspendu à ton foyer s’y durcisse, éprouvé par la fumée. J’ai encore à te rappeler beaucoup de préceptes de nos ancêtres, si tu n’en es point ennuyé, et si tu ne dédaignes pas ces petites pratiques d’un grand art. Avant tout, il convient de bien aplanir ton aire sous le poids d’un énorme cylindre, de la pétrir en quelque sorte, et d’en consolider le fond avec un ciment visqueux, de peur que l’herbe ne pousse au travers, ou que le sol ne se fende, vaincu par la sécheresse. Alors que d’ennemis obscurs se jouent de toi ! Souvent un misérable petit rat fait son trou dans ton aire, et s’y établit comme dans son grenier à blé ; ou bien c’est la taupe aveugle qui y creuse sa retraite. On y découvre encore l’immonde crapaud, et mille autres monstres, enfants ténébreux de la terre ; c’est là que se logent le charançon, ce dévastateur des granges, et la fourmi, qui butine pour le temps de la vieillesse indigente.

» Regarde l’amandier dans les forêts, quand il commence à se couvrir de fleurs, et qu’il courbe vers la terre ses rameaux odorants : s’il abonde en fruits, c’est signe d’une pareille abondance pour tes blés, et que de grandes chaleurs t’apporteront de grandes récoltes ; mais si l’arbre, surchargé de feuillage, n’étale qu’une ombre stérile, hélas ! le fléau ne battra pour toi qu’une vaine moisson de paille !

» J’ai vu des laboureurs qui ne semaient leurs légumes qu’après en avoir préparé la semence, et l’avoir détrempée dans l’eau de nitre ou dans le marc d’huile, afin que les grains devinssent plus gros dans leur cosse, souvent trompeuse ; mais, quelque art qu’on ait mis à faire ramollir les semences dans une eau doucement échauffée, j’en ai vu des mieux choisies et des mieux apprêtées qui dégénéraient, si l’on n’avait soin chaque année de les trier et de réserver les plus grosses : ainsi tout va en déclinant, ainsi le destin précipite la fin des êtres ! Je crois voir le nautonier lutter, la rame à la main, contre le courant qu’il remonte : suspend-il un moment ses efforts, l’onde roule, et l’entraîne à la dérive.

» Le laboureur doit être aussi attentif au lever des constellations de l’Ourse, des Chevreaux et du Dragon, que les matelots lorsque, regagnant leur patrie à travers des mers orageuses, ils franchissent l’Hellespont et le détroit d’Abydos, fécond en coquillages. Ainsi, dès que le signe de la Balance aura égalé les heures de la nuit à celles du jour, et fait aux mortels deux parts semblables de l’ombre et de la lumière, exercez vos taureaux dans les champs, ô laboureurs, et semez l’orge, jusqu’aux premières pluies qu’amène avec lui l’intraitable hiver. C’est aussi le moment de semer le lin et le pavot ; vite donc, et poussez au labour tandis que la terre encore sèche le permet, tandis que les nuées sont suspendues sur vos têtes.

» Au printemps se sème la fève, au printemps les sillons reçoivent dans leur sein le trèfle de la Médie, et le millet, qui tous les ans redemande nos soins ; c’est lorsque le brillant Taureau aux cornes d’or a ouvert l’année, et que Sirius, en se retirant devant le soleil, s’est perdu dans sa lumière. Mais si tu remues la terre pour y enfouir le pur froment ou des blés de même force, si tu n’en veux qu’aux seuls grains à épis, attends que les filles d’Atlas, les Pléiades, rentrent dans l’ombre, et que l’ardente couronne d’Ariane se dégage des feux du soleil : ne va pas mal à propos confier aux sillons les semences convenables ; ne force pas la terre à garder de trop bonne heure les frêles espérances de ton année. Plusieurs ont commencé de semer avant le coucher de Maïa ; mais, la moisson venue, de maigres épis ont trompé leur attente. Veux-tu semer de la vesce, de viles faséoles, et abaisser tes soins jusqu’à l’humble lentille de Péluse, attends, pour commencer, que le Bouvier, descendant sous l’horizon, t’en donne le signal ; et, alors, mène tes semailles jusqu’à la saison des frimas.

» C’est pour régler nos travaux que le ciel a été partagé en régions diverses, et que douze astres marquent à travers le monde le cours brillant du soleil. Cinq zones embrassent tout l’espace du ciel. L’une est toujours resplendissante de lumière, toujours brûlée des feux du jour ; autour d’elle, à droite et à gauche, il en est deux autres qui s’étendent jusqu’aux pôles du monde, et sous lesquelles s’amassent des glaces éternelles et de noirs frimas. Entre elles et ce milieu brûlant des cieux, il y a deux zones tempérées que la bonté des dieux a accordées aux pauvres mortels : une route les coupe en oblique, dans laquelle se meut avec le soleil tout le système des astres. Au septentrion, vers la Scythie et les monts Riphées, la terre s’élève ; elle penche et s’abaisse au midi vers la Libye. Notre pôle tient toujours le point culminant des cieux ; mais l’autre n’est vu que par le Styx profond et par les pâles ombres des enfers. Au pôle septentrional brille, en serpentant, le Dragon ; et, comme un fleuve sinueux embrasse ses rivages, il embrasse les deux Ourses, qui jamais ne se baignent dans les eaux de l’Océan. Sur ces froides contrées pèse, dit-on, une nuit éternelle et silencieuse ; et les ténèbres les couvrent d’un voile de plus en plus épais : ou peut-être l’Aurore, en nous quittant, va les visiter, et leur rend le jour ; et quand le matin les coursiers de Phébus commencent à souffler sur nous leur haleine enflammée, là-bas le brillant Vesper rallume dans la nuit son flambeau.

» Les astres ainsi connus, le ciel n’a pas de changements que nous ne puissions prédire : nous savons dans quel temps semer et récolter ; quand il faut soulever avec la rame le sein des mers perfides, quand il faut armer et lancer les flottes, quand c’est le moment d’abattre le sapin dans les forêts. Ce n’est donc pas en vain que nous observons le lever et le coucher des astres, et tour à tour les quatre saisons qui partagent l’année.

» S’il arrive qu’une pluie froide retienne le laboureur dans sa maison, il peut vaquer à loisir à mille choses qu’il lui faudrait hâter dans un temps serein. Il aiguisera le soc émoussé de sa charrue ; il creusera des troncs d’arbres pour les façonner en nacelles ; il marquera ses troupeaux, ou comptera ses vases à grains. Les uns affileront des pieux et des fourches, ou prépareront le saule d’Amérine pour en faire des liens à la vigne encore souple. C’est le moment de tresser en paniers les baguettes pliantes de l’osier : alors brûlez vos grains, alors broyez-les avec la meule. Il est même pour les jours de fête de doux travaux que n’empêchent ni les lois ni la religion : le droit des pontifes ne te défend pas d’amener un ruisseau dans tes prés, d’entourer tes moissons d’une haie, de tendre des piéges aux oiseaux, d’embraser les ronces, et de plonger tes bêlantes brebis dans une eau salutaire. Que de fois, pressant les côtes d’un âne rétif qu’il a chargées d’huile ou de simples fruits des champs, le paysan le mène à la ville, d’où il rapporte une pierre à moudre ou de la poix résine !

» La lune aussi t’indique, par son cours inégal, les jours propices à certains travaux. Redoute le cinquième : ce jour-là sont nés le pâle Orcus et les Euménides ; ce jour-là la Terre, dans un enfantement effroyable, créa les géants Cée, Japet, le cruel Typhée, tous ces frères qui conspirèrent le renversement des cieux. Trois fois ils s’efforcèrent de mettre l’Ossa sur le Pélion, et de rouler l’Olympe avec ses forêts sur l’Ossa ; trois fois, lançant sa foudre, Jupiter renversa ces montagnes vainement entassées.

» Après le dixième jour de la lune, le septième est le plus heureux, soit pour planter la vigne, soit pour prendre et pour dompter les jeunes taureaux, soit pour commencer à ourdir la toile. Prends garde au neuvième ; il est funeste aux voleurs, mais favorable à l’esclave qui veut fuir.

» Il est certains ouvrages qui s’accommodent mieux de la fraîcheur des nuits, ou de celle des matins, quand l’Aurore verse la rosée sur la terre. La nuit, tu couperas mieux tes chaumes ; la nuit, tes prés sont moins arides ; l’herbe est plus tendre, quand la nuit l’a mouillée.

» Quelques-uns, dans les longues soirées d’hiver, veillent à la lueur de la lampe, et aiguisent en forme d’épis des torches nouvelles. Pendant ce temps-là, la mère de famille charme par ses chansons les heures trop lentes du travail, fait courir la navette légère entre les fils de la toile ; ou bien elle cuit dans l’airain les doux fruits de la vigne, dont elle ôte, avec une branche d’arbre, l’écume bouillonnante.

» Attends le fort de la chaleur pour couper tes moissons dorées ; le blé, tout brûlant encore des feux du midi, se bat mieux dans l’aire. Sème ou laboure, tant que tu auras assez de la tunique d’été : voici l’hiver, qui engourdit les bras des laboureurs. C’est pendant les froids d’hiver qu’ils jouissent du fruit de leurs travaux, et qu’ils se convient les uns les autres à de gais repas. L’hiver les invite à la joie ; l’hiver chasse les soucis de leurs cœurs. Ainsi, quand le navire chargé de ses richesses touche enfin au port, les matelots joyeux couronnent la poupe, en signe de triomphe.

» L’hiver cependant te permet de ramasser les glands dans les bois, les graines du laurier, l’olive, et la baie sanglante du myrte : alors tu peux tendre des lacets aux grues, pousser le cerf dans tes filets, poursuivre le lièvre aux longues oreilles, et mettre à bas le daim avec la fronde vibrante des îles Baléares ; alors la neige est haute, et les fleuves charrient des glaçons. » (Virgile, Géorgiques, 1er chant.)

Comme contraste au chant épique de Virgile, et comme complément naturel du Chant des laboureurs, nous reproduirons ici le Samedi soir dans la chaumière, cette admirable ballade de Burns, qui est le cantique populaire des montagnes de l’Écosse. C’est la veillée d’une famille de laboureurs sanctifiée par la prière, égayée par le banquet du soir, attendrie par un chaste amour, et groupée autour de la Bible lue par le père. Il s’exhale de cette poésie un parfum de sainteté et d’innocence qui monte au cœur, comme l’encens de la vie domestique recueillie et cachée en Dieu.

LE SAMEDI SOIR DANS LA CHAUMIÈRE

Que l’ambition ne tourne pas en ridicule leur utile travail,
    Leurs plaisirs grossiers et leur destinée obscure ;
Et que la grandeur n’écoute pas avec un sourire dédaigneux
    Les courtes mais simples annales du pauvre.

Gray.

Le froid novembre souffle à grand bruit et avec colère ;
    La courte journée d’hiver touche à son terme ;
Les bêtes fangeuses sont retirées de la charrue ;
    Les noires troupes de corbeaux songent au repos.
Le paysan, excédé de fatigue, quitte son travail :
    Ce soir, sa semaine de labeur est finie,
Il rassemble ses bêches, ses hoyaux et ses houes,
    Espérant goûter à l’aise le repos du matin,
Et, fatigué, sur la bruyère il dirige sa course vers son logis.


Enfin, sa chaumière isolée apparaît à sa vue,
    Abritée sous un vieil arbre ;
Ses petits enfants, qui l’attendent, accourent en trébuchant
    Au-devant de leur père, avec un trémoussement et des cris de
        joie.
Son tout petit feu à la mine riante,
    La propreté de son foyer, le sourire de sa femme économe,
Le babil de l’enfant qui balbutie sur son genou,
    Trompent tous ses soucis et son anxiété cuisante,
Et lui font oublier entièrement sa fatigue et sa peine.


Bientôt entrent les fils aînés
    En service au dehors, chez les fermiers d’alentour :
Les uns mènent la charrue ; d’autres les troupeaux ; d’autres,
        prudents, vont faire

    Une affaire avantageuse à la ville voisine.
Leur première espérance, leur Jenny devenue une femme,
    Dans la fleur de la jeunesse, l’œil étincelant d’amour,
Arrive, — peut-être pour montrer une belle robe neuve,
    Ou pour déposer ses gages péniblement gagnés,
Afin d’aider ses chers parents, s’ils sont dans la gêne.


Frères et sœurs vont au-devant avec une joie franche,
    Et se demandent réciproquement avec bienveillance s’ils
        prospèrent.
Ainsi réunis, les heures fuient d’une aile rapide sans qu’on s’en
        aperçoive.
    Chacun raconte les nouvelles qu’il voit ou entend ;
Les parents contemplent d’un œil partial leurs années pleines
        d’espoir ;
    L’anticipation guide au loin la vue.
La mère, avec son aiguille et ses ciseaux,
    Fait paraître les vieux habits presque comme neufs,
Le père entremêle le tout d’admonitions convenables.


Tous les enfants sont avertis d’obéir
    Aux ordres de leur maître et maîtresse,
Et de s’occuper de leurs travaux d’une main diligente,
    Et de ne jamais, quoique hors de vue, s’amuser ni jouer :
Et surtout ne manquez pas de craindre toujours le Seigneur,
    Et rendez-lui vos devoirs, comme il convient, matin et soir !
De peur de vous égarer dans la voie de la tentation,
    Implorez son conseil et sa puissante assistance.
Ils n’ont jamais cherché en vain, ceux qui ont bien cherché le
        Seigneur !


Mais, chut ! on frappe doucement à la porte.
    Jenny, qui sait ce que pareil coup veut dire,
Raconte comme quoi un jeune garçon voisin a traversé la
        bruyère
    Pour faire des commissions, et l’escorter jusqu’au logis.
La mère rusée voit la conscience allumer une flamme
    Dans l’œil de Jenny, et rougir sa joue.
Le cœur pénétré de sollicitude inquiète, elle s’informe du nom.
    Tandis que Jenny est à demi effrayée de parler,
La mère est bien contente d’apprendre que ce n’est point un
        mauvais sujet, un libertin.


Avec une obligeante bienvenue, Jenny l’introduit.
    Un grand et beau garçon ; il donne dans l’œil à la mère.
Jenny voit avec bonheur que la visite n’est pas mal prise.
    Le père cause chevaux, charrues et vaches.
Le cœur candide du jeune homme déborde de joie ;
    Mais, embarrassé, honteux, il a peine à faire bonne conte-
        nance.
La mère, avec une ruse de femme, sait découvrir
Ce qui rend le garçon si timide et si sérieux ;
Bien contente de penser que sa fille est respectée comme une
        autre.


Ô heureux amour, quand un tel amour se trouve !
Ô ravissement du cœur ! bonheur sans égal !
J’ai fait bien du chemin sur ce pénible globe mortel,
    Et une sage expérience m’ordonne de déclarer ceci :
Si le ciel nous garde une coupe de plaisir céleste,
    Un cordial dans cette triste vallée,
C’est quand un couple jeune, amoureux et modeste,
    Les bras entrelacés, exhale son tendre secret
Sous la blanche aubépine qui parfume la brise du soir.


Est-il sous forme humaine, et portant un cœur,
    Un misérable, un scélérat, mort à l’amour et à la vérité,
Qui puisse, avec un art étudié, perfide et insidieux,
    Trahir la confiante jeunesse de la charmante Jenny ?
Malédiction sur ses parjures artificieux, sur ses flatteries men-
        teuses !
    L’honneur, la vertu, la conscience, sont-ils tous exilés ?
N’est-il ni pitié ni tendre commisération
    Qui lui montrent les parents idolâtres de leur enfant,
Puis lui peignent la fille perdue, et l’égarement de leur déses-
        poir ?


Mais voici le souper qui couronne leur simple table :
    Le salubre parretch, la principale nourriture de l’Écosse,
La soupe que fournit leur seule vache,
    Qui, derrière la cloison, rumine commodément…
La maîtresse apporte, dans une intention civile
    En faveur du jeune homme, son fromage conservé avec soin,
        et piquant.
La bonne ménagère, qui aime à jaser, raconte

    Comme quoi il était vieux de douze mois quand le lin était
        dans la clochette.


Le joyeux souper fini, d’un air sérieux
    Ils forment un grand cercle autour du foyer.
Le père feuillette, avec la grâce d’un patriarche,
    La grosse Bible de famille, jadis l’orgueil de son père ;
Sa toque respectueusement mise à l’écart
    Montre ses tempes grises qui se dégarnissent et se dépouillent.
Ces chants, qui jadis se répondaient si doux dans Sion,
    Il en choisit une partie avec un soin judicieux,
Et, « Adorons Dieu ! » dit-il d’un air solennel.


Ils chantent leurs notes sans art, d’une manière simple ;
    Ils accordent leurs cœurs, but bien autrement noble.
Peut-être les mélodies agrestes de Dundee se font entendre,
    Où les martyrs plaintifs, dignes de ce nom,
Où le noble Elgin attise la flamme qui monte au ciel ;
    Le plus doux, et de beaucoup, des chants sacrés de l’Écosse.
Comparés à ceux-là, les fredons italiens sont sans âme ;
    L’oreille chatouillée n’éveille au cœur aucun transport ;
Ils ne sont pas à l’unisson de la louange de notre Créateur.


Le père, semblable à un prêtre, lit la sainte page
    Comment Abraham était l’ami de Dieu, qui est là-haut ;
Ou comment Moïse ordonna de faire une guerre éternelle
    À la race perverse d’Amalec ;
Ou comment le barde royal tomba en gémissant
    Sous le coup de l’ire vengeresse du ciel ;
Ou la plainte pathétique de Job et son cri lamentable ;
    Ou l’ardent feu séraphique d’Isaïe enlevé,
Ou les autres saints voyants qui touchaient la lyre sacrée.


Peut-être le volume sacré sert de thème
    Comment le sang innocent fut versé pour l’homme coupable ;
Comment celui qui portait sur la terre le second nom
    N’eut pas sur la terre de quoi reposer sa tête ;
Comment ses premiers sectateurs et serviteurs prospérèrent,
    Les sages préceptes qu’ils écrivirent pour maint pays ;
Comment celui qui, solitaire, était banni dans Patmos,
    Vit un ange puissant debout dans le soleil,

Et entendit l’arrêt de la grande Babylone prononcé par l’ordre
        du ciel.


Puis, s’agenouillant devant l’éternel Roi du ciel,
    Le saint, le père et le mari prie :
L’espoir s’élance, ravi, sur une aile triomphante,
    À l’idée de se retrouver tous ainsi aux jours à venir ;
De se baigner à jamais dans des rayons incréés ;
    De ne plus soupirer ni verser de larmes amères,
Chantant ensemble des hymnes à la louange de leur Créateur,
    En pareille société, mais encore plus chère,
Tandis que le temps décrira un cercle dans une sphère éter-
        nelle.


Comparé à ceci, combien pauvre est l’orgueil de la religion
    Dans toute la pompe de la méthode et de l’art,
Quand des hommes déploient, dans de vastes assemblées,
    Toutes les grâces de la dévotion, excepté le cœur !
La puissance suprême, irritée, désertera le spectacle,
    Le chant pompeux, l’étole sacerdotale ;
Mais peut-être bien loin, dans quelque chaumière à part,
    Elle pourra entendre avec plaisir le langage de l’âme,
Et en inscrire les pauvres habitants dans son livre de vie.


Alors chacun s’en retourne chez soi ;
    Les petits paysans vont se reposer ;
Les deux époux rendent leur saint hommage,
    Et adressent au ciel la fervente prière
Que Celui qui apaise le nid bruyant du corbeau,
    Et pare le beau lis d’un éclat fastueux,
Veuille, de la manière que sa sagesse juge la meilleure,
    Pourvoir à leur existence et à celle de leurs petits enfants ;
Mais surtout régner sur leur cœur par la grâce divine.


La grandeur de la vieille Écosse prend sa source dans des scènes
        comme celles-ci,
    Qui la font aimer au dedans et respecter au dehors.
Les princes et les lords ne sont que l’émanation des rois,
    Un honnête homme est l’œuvre la plus noble de Dieu ;
Et certes, sur la route céleste de la belle vertu,
    La chaumière laisse le palais bien loin derrière.

Qu’est-ce que la pompe d’un chétif lord ? Un fardeau incom-
        mode,
    Déguisant souvent la bassesse de l’espèce humaine,
Versée dans les arts de l’enfer, et raffinée en perversité[1].


  1. C’est à l’excellente traduction de M. de Wailly que nous avons emprunté cette ballade de Burns.