Éditions Édouard Garand (48p. 63-66).

CHAPITRE XVIII

LES TERRIBLES APPRÊTS


Au retour triomphal de leurs congénères, les sauvages laissés à Saint-Ignace poussèrent des acclamations joyeuses. Leur joie était faite de haine et de vengeance. Et rien ne fut plus effroyable à voir que les saturnales de ces démons bariolés qui suivit autour des ruines fumantes de la bourgade.

Les sept Hurons apostats s’élancèrent vers les deux missionnaires et réclamèrent l’honneur de les soumettre à la torture. Pour s’attirer l’amitié et l’admiration des Iroquois, ces Hurons affectaient plus de férocité que les premiers.

L’Araignée les toisa avec mépris et répliqua durement :

C’est moi qui commande ici, arrière chiens de Hurons !

Il jeta des ordres brefs à sa bande, puis, seul, il alla faire le tour du village incendié. À un endroit, des iroquois avaient commencé à torturer leurs prisonniers hurons. Après avoir enlevé à ces derniers leur chevelure, ils se plaisaient à les cribler de coups de couteaux. Quand l’un d’eux était devenu à peu près inconscient, les tourmenteurs le jetaient sur un brasier.

L’Araignée donna l’ordre de finir ces victimes et de préparer les poteaux pour les deux missionnaires et les autres prisonniers hurons. Ceux-ci étaient au nombre de seize. Trois d’entre eux, pris de lâcheté, demandèrent la liberté et la vie pour aider les grands guerriers iroquois à faire souffrir les Pères Noirs.

Dégoûté par tant de poltronnerie, l’Araignée leur fit casser la tête à coups de tomahawk.

Puis toute la bande se mit en mesure de dégager de la palissade les pieux les plus solides pour y attacher les victimes.

Jean de Brébeuf surveillait les apprêts d’un œil tranquille. Trop loin de Gabriel Lalemant pour s’entretenir avec lui, il s’entretenait avec Dieu.

— Ô mon Seigneur ! murmurait-il tout bas, je suis prêt. J’éprouve aujourd’hui la plus grande joie de ma vie. Ô mon Dieu ! daignez ne pas faire tomber dans l’esprit de ces pauvres insensés des pensées de clémence, car alors je n’aurais plus cette joie sublime qui m’embrase comme de vos divins feux !

Par la pensée il contempla Jésus-Christ sur sa croix, et devant cette vision sainte et consolante il fit un rapide examen de sa vie.

Qu’avait-il à se reprocher ? Une seule chose : en sa jeunesse peut-être n’avait-il pas vécu assez en communion avec son Rédempteur ! Il se demandait s’il avait pu réparer cette perte de temps ou cette omission et s’il avait guéri ces blessures faites à Celui qu’il avait tant désiré ? Depuis qu’il était venu évangéliser les sauvages d’Amérique, il se persuadait qu’il n’avait jamais failli aux ordres de son Seigneur ou à sa volonté, et qu’il avait fait tout son devoir autant que ses forces humaines le lui avaient permis. Si, parfois, il avait été sur le point de faillir, il avait résisté et échappé au danger avec l’aide de Dieu qu’il avait aussitôt implorée. Et s’il eut des pensées de défaillance à certains moments de sa rude carrière, il en demandait maintenant le pardon au divin Maître s’accusant de n’avoir pas assez demandé les Forces Célestes. Puis, il fit une revue de ses travaux apostoliques.

Ah ! comme c’étaient là seize années bien remplies ! Il était venu avec toute l’ardeur d’une jeunesse vigoureuse, et d’une âme prête à tous les sacrifices pour la gloire du nom de Jésus.

En mettant les pieds sur le sol de la Nouvelle-France, il s’était écrié à son supérieur :

— Ah ! laissez-moi aller conquérir ces Hurons !…

Il partit. Il était vraiment digne de cet apostolat. Sa personne de chair humaine ne comptait pas, il l’oubliait totalement. Les premiers obstacles ne le rebutèrent pas. Les premières souffrances l’aiguillonnèrent. Parfois, chez ces sauvages méfiants, il fut reçu poliment, et le plus souvent avec indifférence ou brutalement. Il essuya humblement les injures. Sa douceur demeura inaltérable. Et sa personne, exhalant un suave magnétisme, attira bientôt les esprits les plus farouches. Il avait à peine prononcé vingt paroles, que déjà il s’était conquis des sympathies. Il combattait magiquement l’indifférence et la brutalité. Sa parole tendre et éloquente provoquait l’admiration. Sa patience émerveillait. Sa charité étonnait. Son abnégation et sa modestie lui apportaient de nombreux catéchumènes. Sa foi vive domptait les incrédules.

Une fois, alors qu’il entretenait une bande de hurons sur l’existence de Jésus-Christ, son martyre, sa mort et sa résurrection, un colosse parmi la bande se leva et souffleta durement le missionnaire en criant :

— Le Père Noir a menti, un tel homme n’a jamais existé !

— Le voici ! répliqua doucement Jean de Brébeuf en tirant son crucifix.

Le sauvage demeura interdit. Puis, dompté par la douceur et l’admirable patience du Père Noir, il s’assit près des autres hurons et écouta la parole divine. En peu de temps l’apôtre s’était conquis un prestige éclatant. On accourait par bandes du fond des forêts lointaines pour écouter la voix du Père Noir. Aux premiers temps de son apostolat, à cause de son courage et surtout de sa carrure qu’admiraient les indiens, on voulut le créer grand chef de la tribu et entrer à sa suite sur le sentier de la guerre.

En souriant il enseigna que Dieu commandait aux hommes de bonne volonté la paix sur la terre.

Il avait réussi à extirper chez ces enfants des bois l’humeur belliqueuse, il avait réussi à en faire un peuple doux, soumis et fidèle. Ah ! à la veille de quitter ce monde et en jetant un regard en arrière, Jean de Brébeuf pouvait partir content. Quelles richesses, quelles moissons il avait faites pour Dieu ! Il pouvait se réjouir… Fils de Dieu, il avait travaillé sans relâche à conquérir pour Dieu ; et fils de la grande et noble France il avait en même temps conquis pour elle et pour son roi ! Son œuvre demeurerait impérissable, car il savait bien que Dieu ne laisserait pas retourner à la friche ce terrain immense que lui, Jean de Brébeuf, avait infatigablement défriché.

L’unique chagrin qui le tourmentât un peu, c’était de laisser l’œuvre inachevée. Mais il se consolait en songeant que le grand Maître lui donnerait des successeurs. Et ces successeurs devaient être déjà choisis, puisque le Seigneur dans sa sagesse et sa bonté jugeait le temps venu de récompenser dignement son serviteur. Cette récompense, Jean de Brébeuf l’avait méritée ; mais il voulait la mériter cent fois plus en souffrant davantage. Il avait imploré ces souffrances, et Dieu allait se rendre à sa demande en lui envoyant le martyre. Le martyre !… Ah ! quelle joie ! quelles délices !

— Seigneur ! Seigneur ! murmura-t-il en reportant son regard sur les effroyables apprêts, approchez encore la coupe, je veux la boire de toute l’allégresse de mon âme !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Plus loin, Gabriel Lalemant, s’entretenait aussi avec son Créateur devant qui il allait comparaître, Mais plus jeune, de constitution plus faible que Jean de Brébeuf, moins aguerri, moins endurci aux souffrances corporelles, il se sentait moins préparé aux tourments qu’il devinait. Il suppliait Dieu de lui communiquer la force nécessaire pour endurer les supplices qu’on allait imaginer. Souvent il reportait son regard admiratif sur la haute et ferme stature de Jean de Brébeuf dont le visage rayonnait. Gabriel Lalemant s’émerveillait, il se sentait aussitôt plus fort et criait à Dieu :

— Oh ! Jésus martyrisé sur le Calvaire, donnez-moi la force comme celle que je vois dans votre grand serviteur le Père de Brébeuf !

Certes, il fallait être fortement armé de la grâce divine pour regarder et voir sans défaillir les apprêts épouvantables faits par les guerriers iroquois. Ils démolissaient les parties de la palissade qui n’avaient pas été consumées par le feu, et conservaient les pieux les plus solides. Près de ces pieux ils allumaient des bûchers. Près de ces bûchers ils déposaient des haches, des chaînes, des couteaux, des barres de fer. Au pied des poteaux ils jetaient des lanières de peau de cerf taillées dans les vêtements de ceux qui étaient morts. Ils faisaient fondre de la neige, bouillir l’eau, chauffer de la graisse et de l’huile. Et tout en ce faisant ils riaient, gesticulaient, rugissaient, hurlaient, montraient le poing aux prisonniers et crachaient sur eux. Ces préparatifs leur causaient une joie indicible. À l’imagination ils semblaient demander quelque nouveau moyen de torture. Parfois ils se consultaient à mi-voix et, s’étant compris, ils poussaient des cris stridents. Ceux qui, par hasard, passaient devant les deux missionnaires, s’arrêtaient un moment, crachaient à leur visage et disaient avec une outrageante ironie :

— Hein ! le Père Noir commence à avoir peur !

Des hurons renégats criaient à Jean de Brébeuf en bavant :

— Tu nous as enseigné comment on doit subir la souffrance, et nous avons été assez fous de te croire ; à présent on va voir comment tu donnes l’exemple !

L’un d’eux, d’un geste brutal, lui déchira sa robe dans le dos.

La bande applaudit.

L’Araignée, plus loin et seul, dans sa pose accoutumée, debout, bras croisés, impassible, regardait les préparatifs. De temps à autre son regard sombre pesait sur Jean de Brébeuf, il essayait de saisir une émotion du missionnaire devant les apprêts terribles. Mais ses sourcils se fronçaient, ses yeux jetaient des éclairs en constatant que le prêtre demeurait toujours aussi calme et serein.

Une fois il voulut tenter de l’intimider. Il appela trois de ses hommes, trois véritables démons, et leur donna à voix basse quelques instructions.

Les trois sauvages allèrent chercher un prisonnier huron et l’amenèrent devant le missionnaire. Ils enlevèrent au pauvre diable ses vêtements que l’un des trois démons alla tremper dans une marmite de suif fondu.

— Oh ! Père Noir… Père Noir… cria le malheureux huron, appelle sur moi la miséricorde du bon Dieu !

— Sois tranquille, mon enfant, le bon Dieu a entendu ta voix !

Le huron défaillant se redressa. Alors les deux autres iroquois se mirent à taillader ses chairs à coups de couteau, puis ils le scalpèrent. Le huron, dans la souffrance affreuse, se tordait en poussant des hurlements atroces.

— Lève tes yeux vers le Ciel, mon enfant, dit Jean de Brébeuf, Dieu te tend les bras !

Devant le calme du missionnaire, le pauvre huron domptait sa douleur.

Puis, quand tout son corps eut été déchiré, meurtri, on lui mit le vêtement imbibé de suif brûlant.

La victime se débattit violemment, rugit de douleur, et s’écrasa à terre pour se rouler dans la neige.

L’Araignée observait la figure de Jean de Brébeuf. Il tressaillit : cette figure demeurait tranquille et souriante.

Il grogna de colère et fit un geste. À ce geste l’un des trois iroquois fendit la tête du huron d’un coup de hache.

Puis, le jeune chef jeta cet ordre :

— Aux poteaux !…

L’heure terrible était venue.