Éditions Édouard Garand (48p. 4-6).

I

TROIS VOYAGEURS


Une pirogue ouvrait un étroit sillon dans l’onde bleue et calme du lac Ontario.

On était au commencement de Juin 1648.

Un soleil éclatant lançait ses gerbes de flammes. Au-dessus du lac s’élevait une vapeur diaphane. Pas une brise, pas un souffle ne ridait la surface des eaux qui étincelaient. Cette immense étendue d’eau qui, aux premiers colons de la Nouvelle-France, était apparue comme une mer intérieure, semblait comme encavée profondément au sein de forêts et de montagnes. Ses rives solitaires étaient bordées de bois sombres et de rochers, et aussi loin que l’œil humain pouvait atteindre n’apparaissaient que d’autres bois que dominaient des monts bleus fermant l’horizon de tous côtés.

Dans le silence solennel et puissant qui planait sur cette nature grandiose, tombait le cri sonore de grands oiseaux volant très haut dans l’espace. Nul être humain ne semblait habiter ces forêts que semblait sceller un cachet de mystère impressionnant. Mais toutes sombres et silencieuses qu’elles étaient, elles ne repoussaient pas, elles n’effrayaient point ; au contraire elles attiraient par l’air de sérénité qui s’en dégageait, et par l’attrayante hospitalité qu’elles semblaient offrir au voyageur harassé sous la voûte majestueuse de leurs cimes. Elles attiraient encore, en ces jours de chaleur torride, par la fraîcheur qu’elles exhalaient et la douceur de leur mousse ; de même qu’elles invitaient en leur abri aux jours de bourrasques et d’ouragans. Par les jours de chaleur tropicale ou par les jours d’orage la forêt demeurait tranquille et presque silencieuse ; mais quand l’aurore dorait ses cimes ou quand le couchant rougissait ses rameaux, elle frémissait de vie, d’une musique quasi céleste que nulle âme humaine ne pouvait écouter sans joie.

La pirogue glissait doucement et sans autre bruit que la cadence des deux avirons qui la faisaient mouvoir. Elle se dirigeait vers la rive nord.

Trois hommes la montaient.

À l’avant se tenait un chasseur, immobile, son fusil en travers des genoux, le regard attaché sur la rive. Cet homme pouvait être âgé d’environ cinquante-cinq ans, à voir une barbe énorme et très grisonnante.

Au milieu, un jeune indien maniait les avirons ; ses longs cheveux noirs et son visage cuivré ruisselaient de sueurs. Il tenait ses yeux noirs fixés sur le troisième personnage qui lui faisait face et qui était assis à l’arrière de l’embarcation.

Cet homme apparaissait d’une taille beaucoup plus élevée que celle de ses deux compagnons. Il était tête nue sous le soleil ardent, et son crâne chauve et bruni semblait à l’aise sous les feux qui le plombaient. Une barbe brune et légère, dans laquelle se mêlaient quelques fils blancs, encadrait une figure ovale, maigre, fortement hâlée, énergique et douce à la fois. Il était vêtu d’une longue robe noire qui lui donnait un grand air de dignité. Tandis que filait tranquillement la pirogue, cet homme égrenait des grains de buis ; ses yeux profonds et brillants erraient sur l’immensité ou regardaient le ciel embrasé, et ses lèvres minces remuaient en proférant un murmure continu de rêve mystique.

La pirogue approchait de la rive dont on pouvait à présent distinguer les sinuosités.

Le chasseur porta une petite longue-vue à ses yeux et examina un moment le rivage. L’homme en robe noire éleva ses regards vers les sommets des monts lointains. L’indien, toujours penché sur ses avirons, regardait maintenant le léger sillage que traçait l’embarcation, et ce sillage ressemblait à une coulée de diamant en fusion dans un moule d’opale.

Depuis longtemps déjà pas une parole n’avait été échangée entre les trois voyageurs. Une centaine de brasses encore les séparaient de la terre. On découvrait facilement le rivage, avec ses rochers et son sable roux, et au-dessus les pins géants qui entre-mêlaient leur ramure sombre et si épaisse qu’elle semblait garder la nuit. Çà et là des éclaircies se dessinaient et semblaient l’entrée d’énormes et profondes cavernes qui s’enfonçaient sous la voûte formidable de la forêt. Ces visions de cavernes et de grottes évoquaient l’image de ces géants antiques qui vivaient dans d’immenses anfractuosités creusées dans le flanc des montagnes. À bien des endroits le rivage était hérissé de rochers de toutes formes et de toutes dimensions. Les uns étaient blancs comme une écume de mer, d’autres rouges comme des porphyres, d’autres étaient d’un bleu d’horizon, d’autres verts, jaunes, noirs. Plusieurs étaient si bien polis par les pluies et les vagues que les rayons du soleil en s’y posant les faisaient miroiter comme des pierres précieuses. Mais pris dans leur ensemble ils présentaient un caractère sauvage et désertique qui pouvait les faire prendre pour des êtres fantastiques et barbares qui défendaient l’approche de ces rives tranquilles.

Mais çà et là se frayait une ouverture sur une grève à pente douce s’élevant jusqu’à la forêt toute proche, qui invitait par la fraîcheur de son temple, par les senteurs capiteuses de son atmosphère, par la douceur de ses mousses veloutées qu’à distance on aurait dit un tapis luxueux tissé par les mains magiques d’une nymphe mystérieuse.

L’homme qui regardait ce décor de sa longue-vue parut enchanté. Il se tourna vers le personnage assis à l’arrière et dit, montrant la plage :

— Père, voyez : il y a là un endroit facile d’atterrissage ; un sable jaune comme un or, une mousse douce comme un lit moelleux et une clairière abritée par les rameaux des pins.

— Oui, répondit avec un sourire serein l’homme noir, l’endroit est exquis. Voilà encore comment se manifestent la puissance et la bonté de Dieu ! Sur les mers immenses il a posé çà et là des îles où le navigateur trouvera contre la tempête un abri pour son navire ; dans les déserts de sables arides il a dessiné des oasis qui sont comme les îles de l’océan et où le voyageur harassé peut se reposer ; ici, parmi ces bois et ces monts il a créé des asiles qui, sur le dur chemin que nous parcourons, sont comme des auberges avenantes qui nous ouvrent leurs portes. Bien, Jean, ajouta cet homme en regardant l’indien qui venait de suspendre ses avirons pour regarder le rivage, pousse vers ce point qui nous invite avec tant de bienveillance.

L’indien reprit ses avirons. Rapidement la pirogue fila vers le rivage. Déjà les trois voyageurs sentaient la fraîcheur des bois sur leurs fronts brûlants. Déjà leurs narines aspiraient les douces senteurs de résine qui allégeaient les poumons suffoqués par la chaleur. Puis l’embarcation glissa doucement et sans heurt sur un sable doux et fin comme une farine de maïs.

Mais à l’instant même où le premier voyageur allait sauter joyeusement sur la plage, les jeunes pousses et les herbes hautes qui bordaient la clairière s’agitèrent faiblement, et entre les troncs énormes des sapins apparurent des êtres humains rampant sur les mains et les genoux ; la mousse épaisse d’ailleurs aurait étouffé le bruit de leurs pas. De ces êtres on ne vit d’abord que des faces anguleuses, cuivrées, bariolées de couleurs diverses, encadrées de longs cheveux noirs et luisants, avec des bouches, ou plutôt des gueules énormes exhibant des dents blanches et carnassières. Puis des têtes emplumées surgirent, de grands corps nus, d’un aspect félin, cuivrés et tatoués étrangement, se haussèrent au milieu des pousses. Et aux yeux surpris des trois voyageurs dix indiens tendirent leurs arcs après avoir jeté ce cri :

— Ock !…

Ils pointaient leurs flèches redoutables.

Le chasseur, après le premier choc de surprise, apprêta vivement son arme à feu.

— Inutile, mon ami, prononça doucement l’homme en robe noire.

Le chasseur se retourna surpris.

Il vit l’homme noir debout à l’arrière de l’embarcation, et cet homme, loin de trembler de peur, était tranquille et souriait candidement.

— Inutile, Gaspard, reprit-il ; car avant que tu n’aies épaulé ton arme à feu, dix flèches nous auront transpercés.

Rapidement il tira de sa ceinture son crucifix d’acier éclatant, l’éleva vers les Indiens déjà impressionnés par le calme de cet homme, et cria en langue sauvage :

— Allez ! mes amis, percez, si vous l’osez, le cœur de Celui qui vient vous offrir la vie !

L’homme noir haussa encore sa haute taille, il éleva davantage son Dieu.

Une seule flèche partit de l’un des dix arcs tendus, elle partit parce que la main qui tenait l’arc et la flèche avait tremblé. La flèche fendit l’espace avec la rapidité de l’éclair, elle siffla vers le crucifix, volant en droite ligne… mais, chose étrange, avant de toucher la croix qui étincelait mystérieusement sous les feux du ciel, elle dévia de sa course, décrivit une courbe gracieuse, et plus loin dans les eaux du lac alla s’enfouir avec un bruit qui ressembla à une plainte.

Un cri d’étonnement s’échappa des lèvres des indiens. Et comme si ces hommes de race antique, à qui Jésus-Christ demeurait inconnu, avaient été saisis d’effroi, ils se baissèrent dans les pousses, se glissèrent rapidement au travers des herbes et disparurent sans plus de bruit qu’ils n’avaient fait en venant.

— Ah ! mon père ! s’écria le chasseur avec admiration, que valent nos armes de guerre avec vous ? Vous l’avez bien dit, elles sont inutiles !

— Mon ami, sourit l’homme noir en remettant son crucifix à sa ceinture, Dieu est plus puissant que tous les pouvoirs du monde réunis… il est tout-puissant !

— Le Père Noir est grand, dit à son tour le jeune indien avec non moins d’admiration que le chasseur, il est plus grand que son roi !

— Parce que, mon ami, répondit doucement le Père Noir, il est l’enfant du bon Dieu, de même que tu es son enfant. Et le bon Dieu, qui aime ses enfants, les protège toujours quand les dangers se présentent ! Allons ! ajouta-t-il en riant, acceptons cette oasis que nous offre notre Père Céleste, et reposons-nous afin que nous puissions reprendre notre route pour la continuer jusqu’au coucher du soleil !

Et donnant l’exemple, il sauta agilement sur le sable du rivage. Et cet homme qui, malgré les plus durs voyages et les plus rudes labeurs, ne paraissait jamais fatigué, cet homme qui de son crucifix et de sa voix douce et pénétrante faisait reculer les pires ennemis et les mettait en fuite, oui, cet homme s’appelait simplement :

Jean de Brébeuf !