J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 100-103).

XV.

progrès du canton.


Une fois les semailles terminées, Jean Rivard et son fidèle Pierre n’étaient pas restés oisifs ; ce qu’on appelle les mortes saisons dans les anciennes paroisses n’existaient pas pour eux ; pendant que Lachance fabriquait sa potasse, nos défricheurs s’étaient remis à l’œuvre avec une nouvelle ardeur, et leurs progrès avaient été si rapides qu’avant l’époque des récoltes ils avaient déjà plus de dix arpents d’abattus.

Mais pendant que Jean Rivard se livrait ainsi, courageusement à ses travaux de défrichement, à ses opérations agricoles et industrielles, un grand progrès se préparait dans le Canton de Bristol.

Dès le commencement du mois de juin, Jean Rivard soupçonna par certaines illuminations qu’il croyait apercevoir au loin, dans l’obscurité de la nuit, qu’il n’était plus seul. En effet, un bon soir, il vit arriver à son habitation un homme d’un certain âge, de mine respectable, qu’il avait remarqué souvent à l’église de Grandpré. Cet homme lui annonça qu’il était établi à une distance d’environ trois milles. Son nom était Pascal Landry.

À l’époque où Jean Rivard avait quitté Grandpré, M. Landry y occupait une petite terre de cinquante arpents qui lui rendait à peine assez pour faire subsister sa famille. Désespérant de jamais augmenter sa fortune et se voyant déjà avec quatre fils en âge de se marier, il avait pris le parti de vendre sa terre de Grandpré, et d’acheter dans le Canton de Bristol, où il savait que Jean Rivard avait déjà frayé la route, une étendue de cinq cents acres de terre en bois debout, qu’il avait divisés entre lui et ses quatre enfants. Quoiqu’il n’eût vendu sa propriété de Grandpré que cinq cents louis, il avait pu avec cette somme acheter d’abord ce magnifique lopin de cinq cents acres, puis se procurer toutes les choses nécessaires à son exploitation, et se conserver en outre un petit fonds disponible pour les besoins futurs.

Ses fils tenant à s’établir le plus tôt possible, ne reculaient pour cela devant aucun travail. Tous étaient convenus de travailler d’abord en commun. Le père devait être établi le premier : tous ses enfants devaient l’aider à défricher son lot jusqu’à ce qu’il eut vingt cinq arpents en culture ; l’aîné des fils devait venir ensuite, puis le cadet, et ainsi de suite jusqu’à ce que chacun des garçons fût en état de se marier.

Quoiqu’ils ne fussent arrivés qu’au commencement de juin, ils avaient déjà défriché plus de cinq arpents de terre presque entièrement semés en légumes.

M. Landry apprit en même temps à Jean Rivard que plusieurs autres familles de Grandpré se préparaient à venir s’établir le long de cette route solitaire.

Ces nouvelles réjouirent le cœur de notre héros. Il remercia cordialement M. Landry de sa visite inattendue et le pria de prendre le souper avec lui dans sa modeste habitation. De son côté, M. Landry était tout étonné des progrès que Jean Rivard avait faits en si peu de temps, et de l’apparence de prospérité qu’offrait déjà son établissement. Il le complimenta beaucoup sur son courage, et sur le bon exemple qu’il donnait aux jeunes gens.

Les deux défricheurs se séparèrent les meilleurs amis du monde ; et comme M. Landry inspirait à Jean Rivard la plus haute estime par son air d’honnêteté et ses manières simples, celui-ci se proposa bien de cultiver son amitié et celle de ses fils.

Il ne tarda pas d’ailleurs à recevoir aussi la visite de ces derniers qui, après avoir fait connaissance, venaient souvent, à la brunante, fumer la pipe à sa cabane. Ils étaient constamment de bonne humeur et s’amusaient infiniment des drôleries incessantes de Pierre Gagnon qui leur raconta sous mille formes différentes, en y ajoutant chaque jour quelque chose de nouveau, les petites misères et les embarras que son maître et lui avaient eus à essuyer durant les premiers mois qu’ils avaient passés seuls au milieu des bois.

Les relations de voisinage s’établirent facilement.

Lorsqu’il n’eut plus rien autre chose à dire, Pierre Gagnon raconta à sa façon, pour l’amusement de ses voisins, les histoires de Robinson Crusoé, de Don Quichotte et de Napoléon qui l’avaient tant intéressé lui-même durant les longues soirées de l’hiver précédent. Sa mémoire le servait si bien, sa manière de conter était si pittoresque, si originale qu’on l’écoutait toujours avec plaisir.

Pour l’attirer à la maison, la mère Landry avait coutume de lui dire :

« Pierre, si vous continuez à venir nous voir comme ça, je finirai par vous donner ma fille Henriette.

— Ça n’est pas de refus, répondait joyeusement Pierre Gagnon, en faisant un clin-d’œil à la grosse Henriette qui partait aussi d’un éclat de rire.

On le voyait toujours à regret reprendre le chemin de Louiseville, et pendant une heure encore on s’amusait à répéter ses drôleries.

Si dans la famille du colon, le courage et la persévérance sont les principales qualités de l’homme, il n’est pas moins important que la gaîté soit la compagne constante de la femme.

Sans ces deux conditions, l’existence du défricheur n’est qu’ennui, misère et pauvreté.