J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 153-162).

XVI.



le triomphe


La proclamation eut lieu à Lacasseville, chef lieu du comté, en présence d’une foule immense.

La déclaration de l’officier-rapporteur fut saluée par des hourras frénétiques, partant de tous les points de l’assemblée. L’enthousiasme était à son comble. C’est à peine si Jean Rivard put adresser quelques mots aux électeurs ; on l’enleva de l’estrade, et en un instant il fut transporté sur les épaules du peuple jusqu’à sa voiture qui l’attendait à la porte du magasin de M. Lacasse.

Plusieurs centaines de personnes se réunirent dans le but d’accompagner à Rivardville le candidat vainqueur. Au moment où les voitures se préparaient à partir, M. Lacasse s’avança sur la galerie du second étage de sa maison, et s’adressant à la foule :

« Mes amis, dit-il, j’ai une petite histoire à vous conter. Il y a dix ans, un jeune homme tout frais sorti du collége, vint un jour frapper à ma porte. Il venait de l’autre côté du fleuve. Son désir était de s’enfoncer dans la forêt pour s’y créer un établissement. Il n’avait pas l’air très fort, mais je vis à ses premières paroles qu’un cœur vaillant battait dans sa poitrine. (Applaudissements.) Je le vis partir à pied, suivi d’un homme à son service, tous deux portant sur leurs épaules des sacs de provisions et les ustensiles du défricheur. En le voyant partir, je ne pus m’empêcher de m’écrier : il y a du cœur et du nerf chez ce jeune homme ; il réussira, ou je me tromperai fort. (Applaudissements.) Eh bien ! mes amis, ce jeune homme, vous le reconnaissez sans doute ? (Oui, oui, hourra pour Jean Rivard !) Au milieu de cette forêt touffue, qu’il traversa à pied, s’élève aujourd’hui la belle et riche paroisse de Rivardville. Électeurs du comté de Bristol, vous dont le travail et l’industrie ont fait de ce comté, ce qu’il est aujourd’hui, dites y a-t-il quelqu’un plus digne de vous représenter en parlement ? »

Des cris de non, non, et des hourras répétés suivirent ces paroles de M. Lacasse.

Jean Rivard s’avança alors, et le silence s’étant rétabli :

« Mes amis, dit-il, M. Lacasse, en vous contant sa petite histoire, a oublié une chose importante. Il aurait dû vous dire que si le jeune homme en question a réussi dans les commencements si difficiles de la carrière du défricheur, c’est à lui, M. Lacasse, qu’il en est redevable ; si dans la plupart de ses entreprises le succès a couronné ses efforts, c’est à ses conseils et à son aide qu’il en est redevable ; si enfin il est aujourd’hui membre du parlement, c’est encore à sa protection puissante qu’il est redevable de cet honneur. (Hourra pour M. Lacasse !) Rendons à César ce qui appartient à César. Qu’on me permette aussi de saisir cette occasion pour remercier publiquement tous ceux qui m’ont prêté leur appui dans la lutte que nous venons de soutenir, et en particulier mon ami Gustave Charmenil, qui a fait le voyage de Montréal ici dans le seul but de nous prêter main-forte. (Hourra pour M. Charmenil !) Il y a aussi, messieurs, un autre ancien camarade, un compagnon de travail, qui, dans cette dernière lutte, s’est montré, comme toujours, ardent, dévoué, prêt à me soutenir, aux dépens même de sa vie… »

Tous les yeux se portèrent sur Pierre Gagnon, et des tonnerres d’applaudissements obligèrent Jean Rivard à mettre fin à son discours.

Pierre Gagnon se donnait beaucoup de tourment pour tenir son cheval en respect, quoique le noble animal fût de fait moins agité que son maître. Mais le but du brave défricheur, en tournant le dos à la foule, était de ne pas laisser apercevoir une larme qu’il avait au bord de la paupière, et qui s’obstinait à y rester.

Enfin le cortége se mit en route.

La voiture de Jean Rivard était traînée par Lion, plus beau, plus magnifique ce jour là que jamais. On eût dit que l’intelligent animal comprenait la gloire de son maître ; il montrait dans son port, dans ses allures, une fierté, une majesté qui excitait l’admiration générale.

Jean Rivard fit asseoir avec lui M. Lacasse et Gustave Charmenil. Le siége du cocher était occupé par Pierre Gagnon, heureux et fier de mener le plus beau cheval du comté, mais mille fois plus heureux encore de conduire la voiture de son empereur triomphant.

C’était un singulier spectacle que la vue de Pierre Gagnon ce jour-là. Cet homme, si gai, était devenu triste à force d’émotions. On ne l’entendit pas pousser un seul hourra ; c’est à peine s’il pouvait parler.

Le cortége se composait d’environ trois cents voitures, en tête desquelles flottait le drapeau britannique.

Les chevaux étaient ornés de pompons, de fleurs ou de rubans de diverses sortes ; tout ce qu’il y avait dans le comté de belles voitures, de chevaux superbes, de harnais reluisants, faisait partie du cortége. Les électeurs, vêtus de leurs habits du dimanche, portaient des feuilles d’érable à leurs boutonnières. Leurs figures épanouies, leurs cris d’allégresse disaient encore plus que tout le reste, le bonheur dont ils étaient enivrés.

Le cortége s’avança lentement, solennellement, au son argentin des mille clochettes suspendues au poitrail des chevaux. On accomplit ainsi tout le trajet qui sépare Lacasseville de Rivardville. Cette route de trois lieues semblait être décorée exprès pour l’occasion. La plupart des maisons présentaient à l’extérieur un air de fête et de joyeuseté difficile à décrire. Pas une femme, pas un enfant n’eût voulu se trouver absent au moment où la procession devait passer devant la porte ; tous se tenaient debout sur le perron ou la galerie, les femmes agitant leurs mouchoirs, les hommes poussant des hourras de toute la force de leurs poumons.

Lorsque les voitures défilaient devant la maison de quelqu’un des chauds partisans de Jean Rivard, les électeurs se levant instantanément, poussaient tous ensemble le cri de « Hourra pour Jean Rivard ! » En passant devant chez le père Landry, qui pour cause de santé n’avait pu se rendre à Lacasseville, le cortége s’arrêta tout court, et Jean Rivard, se retournant, prononça quelques mots qui se transmirent de bouche en bouche. Deux grosses larmes coulèrent sur les joues du père Landry. Tout le trajet ne fut qu’une ovation continuelle. Ajoutons à cela que le temps était magnifique, qu’un soleil brillant illuminait l’atmosphère, et que toute la nature semblait participer à la joie générale.

Qu’on imagine tout ce qui dut passer par la tête de Jean Rivard en parcourant ainsi ces trois lieues de chemin, qu’il avait parcourues dix ans auparavant son sac de provisions sur le dos, pauvre, inconnu, n’ayant pour tout soutien que son courage, son amour du travail et sa foi dans l’avenir !

Il se plaisait à rappeler à Pierre Gagnon diverses petites anecdotes relatives à leur premier trajet à travers cette forêt, les endroits où ils s’étaient reposés, les perdrix qu’ils avaient tuées… mais à tout cela Pierre Gagnon ne répondait que par monosyllabe.

On arriva enfin à Rivardville, où les cris joyeux redoublèrent. Là, toutes les rues, nettoyées pour la circonstance, étaient pavoisées de drapeaux ou de branches d’érable. Quand le cortége passa devant la maison d’école, les enfants, qui avaient congé ce jour-là, en l’honneur de la circonstance, vinrent en corps, leur professeur en tête, présenter une adresse de félicitation à Jean Rivard, fondateur du lycée de Rivardville. L’heureux candidat fut plus touché de cette marque de reconnaissance que de tous les incidents les plus flatteurs de son triomphe. Il y répondit avec une émotion que trahissait chacune de ses paroles.

En passant devant le presbytère, quelques-uns des électeurs voulurent pousser le cri de triomphe, mais Jean Rivard leur fit signe de se taire, et tous se contentèrent d’ôter leur chapeau et de saluer en silence M. le curé Doucet, qui se promenait nue-tête sur son perron. Le bon curé croyait fumer en se promenant, mais il s’aperçut, quand le cortége fut passé, que sa pipe était froide depuis longtemps.

Enfin, trois hourras encore plus assourdissants que tous les autres annoncèrent l’arrivée des voitures à la maison de Jean Rivard.

Deux grands drapeaux flottaient aux fenêtres : l’un était le drapeau britannique, et l’autre le drapeau national. Sur ce dernier étaient inscrits, en grosses lettres, d’un côté : Religion, Patrie, Liberté, de l’autre côté : Éducation, Agriculture, Industrie.

Ces seuls mots expliquaient toute la politique de Jean Rivard.

Madame Rivard, un peu intimidée à la vue de tant de monde, reçut les électeurs avec son aménité ordinaire, tout en rougissant un peu, habitude dont elle n’avait jamais pu se défaire entièrement. Elle avait son plus jeune enfant dans les bras, et ses trois autres autour d’elle. C’étaient, comme autrefois pour la dame romaine, ses bijoux les plus précieux. Tous ces hommes s’inclinèrent respectueusement devant madame Rivard, et la complimentèrent, en termes simples mais très-convenables, sur la victoire remportée par son mari.

Des tables improvisées avaient été dressées sous les arbres aux alentours de la maison. Le repas n’eut rien de somptueux : il n’y avait en fait de comestibles que du pain et du beurre, des gâteaux préparés le jour même par madame Rivard, force tartes aux confitures ; et en fait de rafraîchissements, que du lait, du thé, du café et de la petite bière d’épinette. Cette simplicité frugale ne nuisit en rien à la gaîté du festin. Quand les convives se furent quelque peu restaurés, Jean Rivard leur adressant la parole :

« Mes amis, dit-il, vous voudrez bien excuser l’extrême frugalité de ce repas. J’étais loin de m’attendre à une démonstration de ce genre ; et je vous avoue que ma femme, en nous voyant arriver tout-à-l’heure, aurait bien désiré voir se renouveler le miracle des cinq pains et des deux poissons. (On rit.) J’espère que vous me pardonnerez aussi de vous avoir fait jeûner quelque peu pendant le temps de l’élection : j’aurais cru vous insulter en agissant autrement. Mais, en revanche, je vous annonce que je viens de faire remettre à monsieur le curé Doucet une somme de cinquante louis pour être distribuée aux pauvres du comté. Il faut que tout le monde, même ceux qui n’ont pas le droit de voter, prennent part à la joie de notre triomphe. »

Des applaudissements universels et des murmures d’approbation accompagnèrent cette déclaration du candidat victorieux.[1]

Plusieurs des convives demandèrent ensuite à Gustave Charmenil de leur faire un petit discours.

« Je ne demanderais pas mieux, dit-il en se levant, si j’étais sûr de pouvoir m’arrêter. Mais vous savez qu’un avocat qui commence à parler, ne sait jamais quand il finira. (On rit.) J’aurais tant de choses à dire ! D’ailleurs, ce n’est plus le temps de parler, c’est le temps de se réjouir. Pour moi, je suis certain d’une chose : s’il m’arrive par hasard d’être un jour proclamé membre du parlement, je serai loin d’être aussi franchement joyeux que je le suis en ce moment. Dans la victoire que nous venons de remporter, je vois la glorification du travail, la récompense due au mérite réel, le triomphe de l’honneur, de la probité, du véritable patriotisme, sur l’égoïsme, le mensonge et la corruption. (Applaudissements.) Honneur aux défricheurs ! Honneur ! mille fois honneur aux vaillants pionniers de la forêt ! (Applaudissements.) Ils sont la gloire et la richesse du pays. Qu’ils continuent à porter inscrits sur leur drapeau les mots sacrés : Religion, Patrie, Liberté, et le Canada pourra se glorifier d’avoir dans son sein une race forte et généreuse, des enfants pleins de vigueur et d’intelligence, qui transmettront intactes, aux générations à venir, la langue et les institutions qu’ils ont reçues de leurs pères. (Applaudissements prolongés). »

Aux discours succédèrent les chansons, et en particulier les chansons nationales.

Quand ce fut au tour de Gustave Charmenil il demanda la permission de chanter la Marseillaise, en y faisant quelques légères modifications : puis il entonna d’une voix forte et chaleureuse :

          Allons enfants de la patrie,
          Le jour de gloire est arrivé ;
          Salut, ô bannière chérie,
          Par toi, nous avons triomphé. (bis)
          Entendez-vous dans nos campagnes
          La voix du progrès retentir ?
          Un nouvel âge va s’ouvrir,
          Bienheureux vos fils, vos compagnes.
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
À l’œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.

          Quoi des cohortes étrangères
          Feraient la loi dans nos foyers !
          Nous fuirions le sol de nos pères,
          Nous les fils de nobles guerriers : (bis)
          Canadiens, pour nous quel outrage !
          Quels transports il doit exciter !
          C’est nous qu’on ose méditer
          De rendre à l’antique esclavage !
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
À l’œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.


          Entrons dans la noble carrière
          De nos aînés qui ne sont plus :
          Nous y trouverons leur poussière
          Et la trace de leurs vertus, (bis).
          Pauvres, n’ayant pour tout partage
          Que notre espoir dans l’avenir,
          Ah ! puisqu’il faut vaincre ou périr !
          Canadiens, ayons bon courage !
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
À l’œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous vos pas.

          Amour sacré de la patrie,
          Ah ! règne à jamais dans nos cœurs ;
          Liberté, liberté chérie,
          Nous sommes tous tes défenseurs, (bis)
          S’il faut loin de notre chaumière,
          Chercher un toit, des champs amis,
          Ne désertons pas le pays,
          Ne désertons pas la bannière.
Courage, Canadiens, le sol attend vos bras,
À l’œuvre ! (bis) et des trésors vont naître sous nos pas.

C’est en répétant avec enthousiasme ce refrain patriotique que les joyeux convives se séparèrent pour retourner dans leurs foyers.

Ils étaient déjà loin qu’on entendait encore :

Hourra pour Jean Rivard !
  1. Ceci nous rappelle un trait bien digne d’admiration que nous avons noté en parcourant les premiers volumes de la Gazette de Québec. Lors des premières élections générales qui eurent lieu en Canada (1792), monsieur J. A. Panet, élu représentant pour la Haute-Ville de Québec, fit, aussitôt après son élection, « distribuer cent louis d’or aux pauvres sans distinction. » Aux élections générales suivantes (1796), il annonça, après avoir été proclamé élu, qu’il s’était toujours « opposé à ce qu’il fût donné du rhum ou des cocardes » aux électeurs, mais qu’en revanche il s’engageait à donner cent piastres aux deux filles résidentes en la Haute-Ville de Québec, qui se marieraient les premières.

    C’est le même monsieur Panet qui a été orateur de la Chambre d’assemblée du Bas-Canada, depuis 1792 jusqu’à 1810, et cela sans toucher un sou de la caisse publique.