J.B. Rolland & Fils, libraires-éditeurs (p. 84-92).


X.



le citadin.


Gustave Charmenil à Octave Doucet.


« Mon cher Ami,

« Oui, voilà bien neuf ans, n’est-ce pas, que nous ne nous sommes vus ? Mais comment dois-je m’exprimer ? Dois-je dire « tu » ou dois-je dire « vous » ? Je sais bien qu’autrefois nous étions d’intimes camarades ; mais depuis cette époque, Octave Doucet, le bon, le joyeux Octave Doucet est devenu prêtre, et non-seulement prêtre, mais missionnaire ; il s’est élevé tellement au-dessus de nous ses anciens condisciples, qu’à sa vue toute familiarité doit cesser pour faire place au respect, à la vénération. Mais, pardon, mon ami, je te vois déjà froncer le sourcil, je t’entends me demander grâce et me supplier de revenir au bon vieux temps. Revenons-y donc ; que puis-je faire de mieux que de m’élever un instant jusqu’à toi ? Oh ! les amis de collège ! avec quel bonheur on les revoit ! avec quel bonheur on reçoit quelques mots de leurs mains ! Si j’étais encore poète, je dirais que leurs lettres sont pour moi comme la rosée du matin sur une terre aride. Oui, mon cher Octave, malgré les mille et une préoccupations qui m’ont assailli depuis notre séparation, il ne se passe pas de jour que je ne me reporte par la pensée dans la grande salle de récréation de notre beau collège de * * *, au milieu de ces centaines de joyeux camarades qui crient, sautent, gambadent, tout entiers à leur joie, et sans souci du lendemain. Ces heureux souvenirs me reposent l’esprit.

« Mais venons-en à ta lettre. Elle a produit sur moi un mélange de plaisir et de douleur. J’ai frémi d’épouvante à la seule description de l’incendie qui a ravagé votre canton. Quel terrible fléau ! La nouvelle du sinistre m’a d’autant plus affecté que ma correspondance avec le noble et vaillant pionnier de cette région m’avait initié en quelque sorte aux travaux et aux espérances des colons, et m’avait fait prendre à leurs succès un intérêt tout particulier. Quoique je n’aie jamais visité Rivardville, il me semble l’avoir vu naître et se développer. Ce que tu me dis de la conduite de notre ami ne me surprend nullement. Si cette calamité l’a affecté, sois sûr que ce n’est pas à cause de lui ; il a dû tout oublier, à la vue des misères qui s’offraient à ses yeux. Sensible, généreux, désintéressé, tel il a toujours été, tel il est encore. Avec deux hommes comme Jean Rivard et son ami Doucet, le digne curé de Rivardville (soit dit sans vouloir blesser la modestie de ce dernier) je ne doute pas que le canton de Bristol ne répare promptement l’échec qu’il vient d’essuyer.

« Je connais assez l’énergie de Jean Rivard pour être sûr que ce contretemps, loin de l’abattre, ne fera que développer en lui de nouvelles ressources.

« Le voilà déjà, d’après ce que tu me dis, revêtu de toutes les charges d’honneur, et en voie d’exercer la plus grande influence sur ses concitoyens. Quel beau rôle pour un cœur patriote comme le sien !

« Je lui écris aujourd’hui même pour lui exprimer toute ma sympathie.

« Répondons maintenant aux questions que tu me poses, puisque tu veux bien que je t’occupe de ma chétive individualité.

« Tu sembles étonné de me voir exercer la profession d’avocat. J’en suis quelquefois étonné moi-même. Rien n’est aussi incompatible avec mon caractère que les contestations et les chicanes dont l’avocat se fait un moyen d’existence. Si j’étais riche, je ne demanderais pas mieux que d’exercer gratuitement les fonctions de conciliateur ; je sais qu’avec un peu de bonne volonté, on pourrait, dans beaucoup de circonstances, engager les parties contestantes à en venir à un compromis. Ces fonctions me plairaient assez, car j’aime l’étude de la loi. Ce qui m’ennuie souverainement, c’est la routine des affaires, ce sont les mille et une règles établies pour instruire et décider les contestations. Qu’on viole une de ces règles, et la meilleure cause est perdue ; on ruine peut-être son client, quand même on aurait la justice et toutes les raisons du monde de son côté. Cette responsabilité m’effraie souvent. Mais la partie la plus ennuyeuse du métier, c’est sans contredit la nécessité de se faire payer. J’ai toujours eu une répugnance invincible à demander de l’argent à un homme. Cette répugnance est cause que je perds une partie de mes honoraires. Chaque fois que je pense à me faire payer, j’envie le sort du cultivateur qui, lui, ne tourmente personne, mais tire de la terre ses moyens d’existence. C’est bien là, à mon avis, la seule véritable indépendance.

« Si j’avais à choisir, je préférerais certainement la vie rurale à toute autre. Cependant je dois dire que la vie de citadin ne me déplaît pas autant qu’autrefois. J’y trouve même certains charmes à côté des mille choses étranges qui froissent le cœur ou qui blessent le sens commun. Lorsqu’on est enthousiaste comme je le suis pour toutes les choses de l’esprit, pour les luttes de l’intelligence, pour les livres, pour les idées nouvelles et les découvertes dans le domaine des sciences et des arts : lorsqu’on prend intérêt aux progrès matériels qui s’accomplissent autour de soi, au mouvement du commerce et de l’industrie, en un mot, à tout ce qui constitue ce qu’on appelle peut-être improprement la civilisation, la vie des grandes cités offre plus d’un attrait. Le contact avec les hommes éminents dans les divers états de la vie initie à une foule de connaissances en tous genres. Les grands travaux exécutés aux frais du public, canaux, chemins de fer, aqueducs, les édifices publics, églises, collége, douanes, banques, hôtelleries ; les magasins splendides, les grandes manufactures, et même les résidences particulières érigées suivant les règles de l’élégance et du bon goût, tout cela devient peu à peu un sujet de vif intérêt. On éprouve une jouissance involontaire en contemplant les merveilles des arts et de l’industrie. Mais une des choses qui ont le plus contribué à me rendre supportable le séjour de la ville, (tu vas probablement sourire en l’apprenant) c’est l’occasion fréquente que j’ai eu d’y entendre du chant et de la musique. Cela peut te sembler puéril ou excentrique : mais tu dois te rappeler combien j’étais enthousiaste sous ce rapport. Je suis encore le même. La musique me transporte, et me fait oublier toutes les choses de la terre. Le beau chant produit sur moi le même effet. Et presque chaque jour je trouve l’occasion de satisfaire cette innocente passion. Si j’étais plus riche, je ne manquerais pas un seul concert. Musique vocale ou instrumentale, musique sacrée, musique militaire, musique de concert, tout est bon pour moi. Chant joyeux, comique, patriotique, grave, mélancolique, tout m’impressionne également. En entendant jouer ou chanter quelque artiste célèbre, j’ai souvent peine à retenir mes larmes ou les élans de mon enthousiasme. L’absence complète de musique et de chant serait l’une des plus grandes privations que je pusse endurer.

« La vue des parcs, des jardins, des vergers, des parterres et des villas des environs de la cité forme aussi pour moi un des plus agréables délassements ; c’est généralement vers ces endroits pittoresques que je porte mes pas, lorsque pour reposer mon esprit, je veux donner de l’exercice au corps.

« C’est là le beau côté de la vie du citadin. Quant au revers de la médaille, j’avoue qu’il ne manque pas de traits saillants. Il y a d’abord le contraste frappant entre l’opulence et la misère. Quand je rencontre sur ma route de magnifiques carrosses traînés par des chevaux superbes, dont l’attelage éblouit les yeux ; quand je vois au fond des carrosses étendues sur des coussins moelleux, de grandes dames resplendissantes de fraîcheur, vêtues de tout ce que les boutiques offrent de plus riche et de plus élégant, je suis porté à m’écrier : c’est beau, c’est magnifique. Mais lorsqu’à la suite de ces équipages, j’aperçois quelque pauvre femme, à moitié vêtue des hardes de son mari, allant vendre par les maisons le lait qu’elle vient de traire et dont le produit doit servir à nourrir ses enfants ; quand je vois sur le trottoir à côté le vieillard au visage ridé, courbé sous le faix des années et de la misère, aller de porte en porte mendier un morceau de pain… oh ! alors, tout plaisir disparaît pour faire place au sentiment de la pitié.

« Ce matin je me suis levé avec le soleil ; la température invitait à sortir ; j’ai été avant mon déjeuner respirer l’air frais du matin.

« Parmi ceux que je rencontrai, les uns en costume d’ouvrier, et chargés de leurs outils, allaient commencer leur rude travail de chaque jour ; parmi ceux là quelques-uns paraissaient vigoureux, actifs, pleins de courage et de santé, tandis que la tristesse et le découragement se lisaient sur la figure des autres ; une pâleur livide indiquait chez ces derniers quelque longue souffrance physique ou morale. Des femmes, des jeunes filles allaient entendre la basse messe à l’église la plus proche ; d’autres, moins favorisées du sort, venaient de dire adieu à leurs petits enfants pour aller gagner quelque part le pain nécessaire à leur subsistance. À côté de plusieurs de ces pauvres femmes, presque en haillons, au regard inquiet, à l’air défaillant, je vis passer tout-à-coup deux jeunes demoiselles à cheval, en longue amazone flottante, escortées de deux élégants cavaliers. Ce contraste m’affligea, et je rentrai chez moi tout rêveur et tout triste.

« Et combien d’autres contrastes se présentent encore à la vue ! Combien de fois n’ai-je pas rencontré le prêtre, au maintien grave, à l’œil méditatif, suivi du matelot ivre, jurant, blasphémant et insultant les passants ! la sœur de charité, au regard baissé, allant porter des consolations aux affligés, côtoyée par la fille publique aux yeux lascifs, qui promène par la rue son déshonneur et son luxe insolent !

« Si des grandes rues de la ville je veux descendre dans les faubourgs, de combien de misères ne suis-je pas témoin ! Des familles entières réduites à la dernière abjection par suite de la paresse, de l’intempérance ou de la débauche de leurs chefs, de pauvres enfants élevés au sein de la crapule, n’ayant jamais reçu des auteurs de leurs jours que les plus rudes traitements ou l’exemple de toutes les mauvaises passions ! Oh ! combien je bénis, en voyant ces choses, l’atmosphère épurée où vous avez le bonheur de vivre !

« Le manque d’ouvrage est une source féconde de privations pour la classe laborieuse. Un grand nombre d’ouvriers aiment et recherchent le travail, et regardent l’oisiveté comme un malheur ; mais, hélas ! au moment où ils s’y attendent le moins, des entreprises sont arrêtées, de grands travaux sont suspendus, et des centaines de familles languissent dans la misère.

« Ces contrastes affligeants n’existent pas chez vous. Si les grandes fortunes y sont inconnues, en revanche les grandes misères y sont rares. Le luxe du riche n’y insulte pas au dénuement du pauvre. Le misérable en haillons n’y est pas chaque jour éclaboussé par l’équipage de l’oisif opulent.

« Tu te rappelles sans doute la réponse que fit un jour l’abbé Maury à quelqu’un qui lui demandait s’il n’avait pas une grande idée de lui-même : « quand je me considère, dit-il, je sens que je ne suis rien, mais quand je me compare, c’est différent. » C’est absolument le contraire pour moi. Quand je compare notre vie à la vôtre, je suis accablé sous le poids de notre infériorité. Que sommes-nous, en effet, nous hommes du monde, esclaves de l’égoïsme et de la sensualité, qui passons nos années à courir après la fortune, les honneurs et les autres chimères de cette vie, que sommes-nous à côté de vous, héros de la civilisation, modèles de toutes les vertus, qui ne vivez que pour faire le bien ? Nous sommes des nains et vous êtes des géants.

« Mais qui t’empêche, me diras-tu, de faire comme nous ? Mieux vaut tard que jamais. Oui, je le sais, mon ami ; mais, malgré mon désir de vivre auprès de vous, plusieurs raisons me forcent d’y renoncer pour le présent. D’abord, je ne pense pas, quoique tu en dises, que votre localité soit assez importante pour y faire vivre un avocat. Et pour ce qui est de me faire défricheur à l’heure qu’il est, ma santé, mes forces musculaires ne me permettent pas d’y songer.

« Entre nous soit dit, l’éducation physique est trop négligée dans nos collèges ; on y cultive avec beaucoup de soin les facultés morales et intellectuelles, mais on laisse le corps se développer comme il peut ; c’est là, à mon avis, une lacune regrettable. On devrait avoir dans chaque collége une salle de gymnastique, donner même des prix aux élèves distingués pour leur force ou leur adresse. Ce qui serait peut-être encore plus désirable, c’est, dans le voisinage du collége, l’établissement d’une petite ferme où les élèves s’exerceraient à la pratique de l’agriculture. Non-seulement par là ils acquerraient des connaissances utiles, mais ils développeraient leurs muscles et se mettraient en état de faire plus tard des agriculteurs effectifs. Mais c’est là un sujet trop vaste et trop important pour entreprendre de le traiter convenablement dans une lettre.

« Je vois en consultant ma montre, que j’ai passé toute ma soirée à t’écrire ; c’est à peine si je me suis aperçu que le temps s’écoulait. Il me semble que j’aurais encore mille choses à te dire. Pourquoi ne continuerions-nous pas à correspondre de temps à autre ? Je m’engage à t’écrire volontiers chaque fois que tu me fourniras ainsi l’occasion de te répondre. En attendant, mon ami, je fais les vœux les plus sincères pour le prompt rétablissement de votre prospérité, et je me souscris

« Ton ami dévoué,

« Gustave Charmenil. »