Les clercs de St-Viateur (p. 15-21).


Chapitre II

LA MAISON FOREST

Quand on quitte la gare de Saint-Raphaël pour se rendre à la maison de madame veuve Léon Forest, située dans le rang du Cordon qui longe le lac Laurentien, on passe d’abord par le coteau à Beauvilliers. Là, derrière soi, on a l’église, et plus loin, la Côte d’École ; à droite, la Côte Jaune portant un panache d’érables. Puis, le chemin descend entre un cap de granit à gauche, et un vaste ravin de l’autre côté. Subitement apparaît le lac enchâssé dans un écrin vert de collines.

Par cette route, s’en allait à grand train la voiture qui emportait Jean-Paul au foyer familial. Elle passa sans ralentir sur la voie ferrée qui coupe le chemin du roi et aboutit au Grand Moulin, et bientôt tourna à droite, entrant dans une cour. On était à la maison Forest, modeste habitation en briques ornée d’une véranda sur le devant et sur le flanc nord. Deux vieux saules la masquaient, faisant un dôme de verdure à une balançoire à roulettes chargée, à ce moment, d’une petite fille blonde et de deux gentils gamins en blouses blanches fraîchement empesées. Dès que l’attelage parut : « Jean-Paul, bonjour, Jean-Paul ! » crièrent les enfants. D’un bond, tous furent rendus pour recevoir leur grand frère qu’ils embrassèrent chacun deux fois. Exclamations, cris joyeux, questions sur questions. Tout le monde parlait à la fois. On ne se comprenait guère, mais chacun exprimait son bonheur. Angéline, la jeune épouse d’Edmond, sortit vite, vint, avec un peu de gêne, saluer son beau-frère, et fit les honneurs de la maison. Ils entrèrent.

« Ah ! c’est chez nous ! qu’on va être bien chez nous ! » dit Jean-Paul. Mais aussitôt qu’il eut pénétré à l’intérieur : « Comme c’est petit, ici ! » Habitué aux salles spacieuses du Collège, il s’étonnait, à chaque retour, de l’exiguïté du logis. Cependant, pour le recevoir, Angéline avait écarté les rideaux de dentelle tricotés à la main et doublés d’une ample tenture en damas. Le grand piano carré montrait son long clavier d’ivoire. Au-dessus, les portraits de monsieur et madame Forest. Des chaises, très anciennes et couvertes en crin, meublaient la pièce, d’une parfaite propreté. Jean-Paul avait besoin de tout revoir. Il passa au fond, dans la salle à manger : « Tiens ! vous avez une table neuve. Elle est jolie, mais pas tout à fait du même style que les chaises. »

— Le style, reprit Edmond, ça, c’est quand on écrit, mon vieux.

Jean-Paul, sans riposter autrement que par un bon rire, prit l’escalier, impatient de déposer sa valise et de reconnaître sa chambre.

— Maman, cria-t-il d’en haut, j’aimerais mieux, cette année, coucher seul.

— Pauvre enfant, répondit sa mère, il faut d’abord nous loger tous dans les chambres que nous avons. Lorsque tu seras un gros curé, tu feras agrandir la maison, et nous te donnerons la plus belle chambre quand tu viendras te promener.

Pendant ces explorations de Jean-Paul, Edmond se « déchangeait », et se préparait à aller « faire le train », avant l’heure du souper, toujours assez tardive chez les cultivateurs. Avec les deux jeunes, il partit pour le parc.

Madame Forest, un peu lasse de sa journée, interpella son collégien : « Mon Jean, sors des chaises, nous allons nous asseoir dehors en attendant. » Ils s’assirent tous deux avec Rosette qui ne quittait pas Jean-Paul d’un cheveu. Vraiment le paysage était splendide. Le soleil touchait déjà la crête des montagnes, embrasant les bois et faisant étinceler les eaux du lac ainsi qu’une plaque d’argent. Tout autour, les chalets perçaient les masses feuillues des arbres qui ombragent la grève. On voyait çà et là des baigneurs prenant leurs ébats dans l’eau peu profonde, même à plusieurs centaines de pieds au large. Quelques chaloupes revenaient de la pêche.

La bonne maman avait maintes questions à poser à son fils ; elle demandait des explications sur ce qu’elle avait vu au Séminaire. Elle voulait se renseigner sur le compte de tel élève de la paroisse qui finissait son cours et sur tel autre qui commençait. Jean-Paul répondait assez distraitement, car Rosette dansait sur ses genoux. Peu intéressée à la conversation de sa mère, elle l’interrompait à tout moment.

— Rosette, Rosette, laisse donc Jean-Paul tranquille, réclama madame Forest. Tiens ! ôte-toi de sur lui.

Rosette obéit, mais ne se tint pas pour battue. En se levant, elle tira Jean-Paul par la main :

— Viens voir nos belles fleurs. Il y en a que j’ai plantées moi-même. Viens, je vais te donner un beau bouquet pour mettre à ta boutonnière.

En effet, de chaque côté des marches du perron, émergeaient deux tertres en forme d’étoile, ourlés d’un chapelet de gros cailloux blanchis à la chaux. Géraniums, œillets, cœurs-saignants, pensées, et même quelques capucines, étalaient leurs couleurs et leurs parfums. Rosette, de ses petits doigts de fée, détacha quelques pensées aux feuilles de velours mauve, les arrangea comme il convient, et les fixa sur le revers d’habit de Jean-Paul : « Regarde le beau papillon qui s’est posé sur toi, » cria-t-elle en frappant des mains. Jean-Paul la saisit par les épaules et l’embrassa : « C’est toi la plus belle rose du parterre, ma Rosette ! »

Pendant cette scène, madame Forest contemplait son cher gars avec une fierté que seules connaissent les mères. Elle le voyait svelte et pimpant dans son veston gris pâle, fermé par une ceinture libre et retenue par des ganses. Elle admirait son teint rose, piqué de quelques taches de rousseur, son visage épanoui, avec de grands yeux bleus, un nez droit et délicat, des lèvres minces, un peu dédaigneuses peut-être. Ses cheveux blonds et ondulés étaient sans doute trop longs, mais il les tenait soigneusement rejetés en arrière. Pour l’heure, Jean-Paul n’avait pas l’air trouble et un peu souffrant que sa mère avait remarqué depuis plusieurs mois. Sa tête veloutée resplendissait comme un beau fruit mûr. La maman se sentait heureuse.

À vrai dire, l’année n’avait pas été des meilleures. Les bulletins avaient baissé ; au cours du second semestre surtout, quelques mauvaises notes accusaient un fléchissement d’application. Mais Jean-Paul avait tout expliqué… Pourtant le succès obtenu ne répondait pas à ce qu’on pouvait attendre. Plus d’une fois le Père Préfet avait dit à la mère : « Madame, quand votre Jean-Paul voudra être le premier de sa classe, il n’aura qu’à s’y mettre. » Et puis encore, — se faisait-elle des craintes chimériques ? — son enfant paraissait lui montrer moins de confiance. On aurait dit qu’elle ne lui suffisait plus, que ses paroles maternelles comptaient moins…

Toutes ces appréhensions alternaient dans son cerveau avec des élans de joie, des sentiments d’admiration pour ce fils si tendrement aimé.

« Vaines alarmes, se dit-elle enfin ! Maintenant qu’il est revenu à la maison, je saurai bien lui donner les conseils qu’il faut. » Et voilà que subitement rassurée, la bonne maman commençait à rêver des vacances d’un bonheur inaccoutumé, où Jean-Paul s’attacherait davantage à la maison, à toute la famille, où les petites réjouissances intimes se mêleraient encore mieux que de coutume au travail nécessaire. La seule ombre du rêve était le retour trop rapide du mois de septembre, quand il faudrait se séparer de nouveau…

— Souper ! souper ! tout le monde. Souper !

Jacques, revenu du parc, annonçait le souper servi.

Jean-Paul, dont les cheveux s’étaient défaits sous les embrassements de Rosette, sortit son miroir et son peigne pour remettre en ordre son « pompadour ». Il répara son mouchoir de soie qui bouffait mal dans la poche haute de son veston, et suivit sa mère avec Rosette pendue à son bras.

— Tu sais, Jean-Paul, lui dit Edmond, qui avait pris place à table, c’est en ton honneur que nous mangeons, ce soir, dans la grand’cuisine. Nous avons fait une amélioration, — ça s’appelle une amélioration : — les femmes ont mis une table avec un poêle dans le hangar, et c’est là d’ordinaire que nous prenons maintenant nos repas.

— Tais-toi donc, grand « haïssable », repartit sa mère en souriant.

— Quoi ! je ne blâme personne. Au contraire. Si on était de mon avis, nous bâtirions une allonge pour ménager notre hangar.

— Bon ! donnez-lui de la soupe, à lui ; pendant qu’il mangera, il ne dira pas de sottises.

— C’est comme ça, quand on veut rendre service aux gens !

La gaieté fut le mets la plus abondant du repas. Chacun dit son bon mot. On se taquina avec amabilité. Jean-Paul se retrouva du même âge que Jacques, Rosaire et Rosette.

Après souper, veillée en famille sous les grands saules.