Jean-Daniel Dumas, le héros de la Monongahéla/Sources manuscrites

G. Duchamps, libraire-éditeur (p. 19-Autographe).

Sources manuscrites


La correspondance de M. Dumas avec le ministre de la Marine, M. de Vaudreuil et le chevalier de Lévis,[1] nous procure des détails nouveaux sur son inlassable activité militaire durant la guerre de Sept Ans en Amérique, mais elle ne jette malheureusement que très peu de jour sur son origine et point du tout sur sa famille.

Un examen approfondi des manuscrits relatifs à notre héros nous permet cependant de découvrir quelques vestiges de renseignements très intéressants.

Grâce à un acte de baptême fait au fort Duquesne en l’an 1755, on apprend enfin les prénoms de M. Dumas. Il y est désigné : Jean-Daniel, Escuyer, sieur Dumas. Voici l’acte dont il s’agit :

« L’an mil sept cent cinquante-cinq, le dix-huit de septembre a esté baptisé avec les cérémonies ordinaires de nostre mère la Sainte Église, Jean Daniel Norment, né du mesme jour, fils de Jean Gaspard Norment et de Marie-Joseph Chainier, ses père et mère en légitime mariage. Le parrain a esté M. Jean Daniel, Escuyer, sieur Dumas, capitaine d’infanterie, commandant en chef des forts de la Presquille, de la Rivière aux Bœufs et de celuy de Duquesne, à la Belle Rivière. La maraine a estée Thérèse Norment, laquelle a déclaré ne scavoir signer, le parain seul a signé avec nous.

Dumas.
Fr. Denys Baron, P. R.,
aumônier. »[2]

Voilà un premier résultat acquis à l’Histoire. Mais encore, quel est son pays natal ?

Dans une lettre de remerciements datée : « Au fort Duquesne le 24 juillet 1756, » et adressée au ministre de la Marine qui lui avait obtenu du roi la croix de Saint-Louis, il parle de sa commission au régiment Dagénois. Il paraît donc être venu de l’Agenais (ou Agenois), pays de l’ancienne province de Guyenne, situé entre le Périgord, le Quercy, le Condomoit, la Lomagne et le Bazadais ; mesurant 80 kilomètres de long sur 40 de large. L’Agenais fait aujourd’hui partie du département de Lot-et-Garonne. Le chef-lieu, Agen, situé sur la Garonne, est à environ 75 kilomètres sud-est de Bordeaux et à 651 de Paris.

Cette lettre, encore inédite, croyons-nous, a été découverte par M. Francis Parkman qui en cite un court extrait dans le texte de Montcalm and Wolfe. C’est pour nous une pièce de grande valeur. Elle met d’abord en vive lumière le rôle important joué par M. Dumas au mémorable combat de la Monongahéla, et ensuite, dans toute l’étendue de son commandement de la vallée de l’Ohio. Elle révèle aussi l’ascendant qu’il sut prendre sur les sauvages qu’il rattacha fermement à la cause de la France, et lança ensuite sur les frontières des provinces anglaises qu’ils mirent à feu et à sang. Il assurait ainsi au Canada la libre communication avec l’Illinois et la Louisiane, et empêchait l’ennemi de reprendre l’offensive. Cette lettre fait voir également les ennuis et les tracasseries qu’il eut à endurer dans le cours de sa carrière à laquelle il avait voué toutes ses énergies. C’est pourquoi il nous paraît opportun de la reproduire tout entière, quelle qu’en soit la longueur, sans en modifier l’ancienne orthographe.


« Au fort Duquesne, le 24 juillet 1756.[3]

« Monseigneur,

« J’ay receu avec le respect qui est du aux graces du Roy celle dont il a plu à vôtre grandeur que je fusse honnoré cette année. Je ne suis plus jaloux, Monseigneur, d’avoir vû pendant trois ans donner à mes camarades moins anciens capitaines que moy une préférance que ma Commission au Régiment Dagénois me métoit en lieu de prétendre en vertu de l’ordonnance du Roy qui a réglé le rang que je devois prendre dans les trouppes de la Colonie dont je n’ay pu jouir jusques ici. L’on porte glorieusement la Croix de Saint-Louis, Monseigneur, quand on l’a obtenue par une action qui a plus d’unne fois fait des maréchaux de france, et dont le succès a été le salut d’unne colonie entière : Car personne ne peut douter que celle cy n’eut été totallement ébranlée si j’eusse été batû le 9 de juillet.

« La fortune qui me tendit la main dans le combat me la retira après la victoire ; si elle eut daigné me présenter à vous, Monseigneur, je serois sorti du grade de Capitaine dans lequel l’envie et la basse jalousie m’ont fait servir désaggréablement depuis que je suis en Canada. Un autre plus heureux que moy auroit peut-être rempli le Gouvernement vacquant après unne action de cet éclat : un Capitaine d’infanterie peut-il jamais trouver unne plus belle occasion de faire fortune, et j’ose dire en mieux profiter.

« J’ay lieu de pencer, Monseigneur, que Vôtre Grandeur a été mal informée des circonstances de cette journée ; Monsieur le Marquis de Vaudreuil peut luy même en avoir été mal instruit. Comme ma gloire est intéressée à cela, joze vous en addresser unne relation fidelle. Je crus lannée dernière pouvoir négliger ce soin et m’en reposer sur la renommée, mais sa trompete a été muète à mon égard, la modestie est unne vertû ruineuse en Canada.

« Messieurs De Contrecœur et de Beaujeu étoient moins anciens capitaines que moy ; mais monsr Duquesne n’ayant jamais voulu me faire servir à mon rang, je demanday à marcher sous mes cadets plutôt que de rester dans un inaction honteuse pour un officier dans un tems de trouble.

« Je fus donc employé en second dans ce poste sous monsr De Contrecœur ; et monsr De Beaujeu ayant été nommé pour le relever, je me trouvay en troisième à son arrivée.

« Quand nous apprimes que l’ennemi marchoit sur nous avec des forces très suppérieures aux nôtres et un train d’artillerie formidable pour unne place comme celle cy, ce fut ma seule représentation qui engagea monsr De Contrecœur à nous envoyer le combattre en chemin ; il n’y eut que monsr De Courtemanche qui s’étant trouvé présent avec beaucoup d’autres appuya ma remontrance, monsr De Beaujeu prit la dessus sa détermination par unne espèce de délicatesse personnelle et pour éviter le reproche si faute de cette démarche le fort venoit à être pris comme inévitablement il devoit l’être.

« Monsr De Beaujeu marcha donc et sous ses ordres monsr Desligneris et moy, il attaqua avec beaucoup d’audace, mais sans nulle disposition. Nôtre première décharge fut faite hors de portée ; lennemi fit la sienne de plus près ; et, dans ce premier instant du combat, cent miliciens qui faisoient la moitié de nos français lâchèrent honteusement le pied en criant sauve qui peut ; deux cadets qui depuis ont été faits officiers, et dont l’un enseigne en second de l’année dernière vient d’être fait enseigne en pied autorisèrent cette fuite par leur exemple.

« Ce mouvement en arrière ayant encouragé l’ennemi il fit retentir ses cris de vive le Roy, et avança sur nous à grand pas. Son artillerie s’étant préparée pendant ce temps là commença à faire feu, ce qui épouvanta tellement les sauvages que tout prit la fuite ; l’ennemi faisoit sa troisième décharge de mousqueterie quand monsr De Beaujeu fut tué.

« Notre déroute se présenta à mes yeux sous le plus désagréable point de vû ; et pour n’être point chargé de la mauvaise manœuvre d’autruy, je ne songeay plus qu’à me faire tuer.

« Ce fut alors, Monseigneur, qu’exitant de la voix et du geste le peu de soldats qui restoit, je m’avançay avec la contenance que donne le désespoir, mon peloton fit un feu si vif que l’ennemi en parut étonné ; il grossit insensiblement et les Sauvages voyant que mon attaque faisoit cesser les cris de l’ennemi revinrent à moy. Dans ce moment j’envoyay monsr le chevalier Le Borgne et monsr de Rocheblave dire aux officiers qui étoient à la tête des Sauvages, de prendre l’ennemi en flanc ; le canon qui batoit en tête donna favœur à mes ordres ; l’ennemi pris de touts côtés combatît avec la fermeté la plus opiniâtre. Les rangs entiers tomboient à la fois ; presque touts les officiers périrent ; et le désordre s’étant mis par là dans cette colonne tout prit la fuite.

« Le pillage fut horrible de la part des Français et des sauvages. Les officiers blessés qui touts l’avoient été dans ce dernier choc restoient sans secours. J’envoyay Messieurs De Normanville et Saint-Simon ramasser les soldats ; tout revint. Messrs de Carqueville Lapérade, Le Borgne, Mommidy et Hertel furent enlevés, les deux premiers expirent en arrivant au fort : il ne me resta plus de monde pour faire enlever le corps de monsieur De Beaujeu, je le fis cacher dans un ravin un peu écarté du chemin.

« Cependant touts les sergents étoient occupés à répandre les poudres des ennemis et à démonter leur artillerie. Je dépéchay un courier à mons De Contrecœur pour luy demander cent hommes avec des doux d’acier pour enclouer le canon, ce détachement étant parti trop tard s’égara dans le bois pendant la nuit la plus obscure et n’arriva que le lendemain.

« Touts les sauvages chargés de butin et de chevelures prenoient le chemin du fort à la réserve d’un certain nombre qui ayant trouvé de l’eau de vie dans les chariots ne purent se résoudre à l’abandonner et qui passèrent la nuit à se saouler.

« Nous étions dans cet état lorsque monsr Deslignerie vint à moy et me représenta qu’il n’y avoit pas moyen de garder la place ; qu’il ne nous restoit plus personne ; et que l’ennemi étoit en état de revenir avec huit cents hommes fraix qu’il avoit fort près de nous. Nous nous consultâmes et nous prîmes le parti de nous retirer en vûe de rallier notre petite armée qui avoit peu souffert et qui n’étoit que dispersée pour nous mettre en scituation de remarcher le lendemain si l’ennemi se trouvoit en état de faire de nouveaux mouvements avec sa réserve, par l’événement la chose n’eut pas été facille, touts les Sauvages étant partis sur le champ sans prendre congé pour retourner dans leurs villages.

« Le lendemain matin les Sauvages qui avoit passé la nuit à boire sur le champ de bataille revinrent avec quelques officiers qui y étoient restés avec eux, il est inutille de dire par quel motif, ils rapportèrent que l’ennemi marchoit à nous et qu’ils avoient entendû les caisses.

« Je partis par terre avec monsr De Léry et cent hommes pour aller chercher l’artillerie sur le champ de bataille, monsr de Céloron conduisit par la rivière des pirogues pour la transporter. Cela s’exécuta non sans allerte, chaque Sauvage qui venoit à nous nous annonceant l’ennemi : mais nous la conduisîmes au bord de la rivière, ou ayant été embarqués elle fut bientôt rendue au fort. Deux découvertes que je fis faire pendant cette opération nous tranquillisèrent sur le prétendu mouvement des ennemis.

« Ainsi s’est passé, Monseigneur, la journée du 9 de juillet dans laquelle je me flate de m’être montré soldat et officier : il s’est trouvé des gens qui ont voulû blâmer ma retraite. Mais ils ne sçavoient, sans doute, pas que l’on ne garde pas un champ de bataille quand on n’est plus en état de le disputer, à plus forte raison quand il ne reste plus de quoy l’oser en avant unne garde de dix hommes.

« S’il se trouvait quelqu’un, Monseigneur, entre ceux qui étoient à cette action qui osât nier un seul point de ce que j’avance, et qui le put prouver, je mérite d’être cassé pour avoir eu l’audace d’en imposer à Votre Grandeur.

« J’ose vous supplier très humblement, Monseigneur, de mettre cette lettre sous les yeux du Roy. Je suis extrêmement jaloux des grâces de Sa Majesté, mais je le suis encore plus que mon maître soit informé que je le sers en brave officier, en bon et fidelle sujet, et que je ne mange point indignement le pain que Sa Majesté me donne.

« Cette relation, Monseigneur, n’étant qu’unne appologie de ma manœuvre et que ma délicatesse exigeoit, je ne parle pas de plusieurs officiers qui m’ont parfaitement bien secondé. La pluspart ayant été recompencê j’ay lieu de penser que la Cour leur a rendû la justice qu’ils méritent.

« Depuis l’année dernière, Monseigneur, j’ay eu l’honneur de commander ici avec infiniment plus de succès que je ne devois naturellement l’espérer. J’ay réussi à mettre contre les Anglais touttes les nations de cette partie qui étoient leurs plus fidelles alliés. Ces sauvages dont partie étoient leurs domiciliés leur font maintenant une guerre cruelle et qui durera longtems : Car de la manière que les esprits sont tournés il ne faut pas penser qu’en faisant nôtre paix ces barbares si conforment.

« Les loups et les chavanons, nations formidables par leur nombre et leur audace et nos plus proches voisins ici ne sont pas les seuls ennemis que j’ay sçû susciter aux nôtres, j’ay profité de l’ascendant de ceux cy sur les autres nations plus éloignées et portant par ce moyen mes pratiques de village en village j’ay porté la guerre jusques dans la Carolline du Sud et aux bords de la mer. Les têtes plates au nombre de soixante et quatre villages ont reçeu mes colliers et accepté ma hache, pour me servir de leurs termes ; les Charakis et Chicachias sont maintenant en conseil pour suivre la détermination généralle ; en un mot, Monseigneur, nos ennemis sont frappés de tout côtés et nous les entourons à l’heure qu’il est par nos alliés comme leurs établissements entourent les nôtres dans ce continent. Voilà, Monseigneur, le fruit de la victoire de l’année dernière : car Vôtre Grandeur n’ignore pas sans doutte qu’avant cela les loups et les Chavanons refusèrent hautement la parolle de monsr De Contrecœur dans un Conseil Général tenû dans le tems que l’ennemi étoit en marche. En présence de touts nos domiciliés du détroit et de Micillimakinak qu’ils luy répondirent que les Anglais étoient leurs frères comme le Français étoit le père des autres nations qui étoient présentes ; qu’ils ne se mêleraient point de nôtre querelle et qu’ils vouloient rester neutres. Deux mois après je sçus les déterminer, en proffitant des moindres circonstances : car tout est moyen, tout est ressort avec ces gens là ; et l’habileté consiste à n’en négliger aucun.

« Il est vray, Monseigneur, que j’ay trouvé plus de facilité que tout autre à les manier à mon gré ; quelque réputation acquise parmi les Sauvages dans le combat de l’année dernière eut bientôt courû de village en village et rendit tout docille à mes invitations.

« Vôtre Grandeur sçaura peut être aussi, Monseigneur, quand cette lettre luy parviendra, que cette année les colliers de monsr Demuy avoient été rejetés par les Sauvages de son poste, et que touts nos domiciliers du détroit étoient résolus à rester tranquilles, si je n’eusse engagé les loups et les Chavanons à leur envoyer des parolles pour les inviter à venir faire la guerre avec eux.

« Vous dirai-je aussi, Monseigneur, que je me flatte d’avoir beaucoup contribué à la détermination des Cinq nations en mettant celles de cette rivière en méfiance et en arrêtant les partis des cinq villages qui passoient ici pour aller frapper sur des nations éloignées, j’ay réussy à les faire presque touts frapper sur l’anglais et s’il s’en est trouvé quelqu’un qui m’ayt résisté, j’ay toujours sçu le démembrer, par là j’ay mis les Iroquoix dans le cas de craindre les loups et les chavanons s’ils ne suivaient pas leur exemple ; et les partis que j’ay arrêté ici ayant porté dans leurs villages des chevelures et des prisoniers, ils se sont trouvés engagés à la guerre pour ainsy dire malgré eux.

« C’est par de tels ressorts, Monseigneur, variés de touttes façons que j’ay réussi à ruiner les trois provinces limitrophes de cette partie, Pensylvanie, Marillande et Virginie ; que j’ay fait abbandonner, et détruit de fond en comble les habitations à trente lieues de profondeur à compter de la ligne du fort Cumberlan. Je n’ay pas été huit jours de tems depuis le départ de monsr De Contrecœur sans avoir à la fois six ou sept différents partis en campagne dans lesquels j’ay toujours mêlé des Français. Jusques ici il nous en a coûté deux officiers et peu de soldats, mais les villages sont pleins de prisoniers de tout âge et de tout sexe ; l’ennemi a beaucoup plus perdu depuis la bataille qu’il ne fit le jour de sa défaite. L’on compte plus de deux mil cinq cent chevaux pris dans ces incurtions : les gazettes étrangères fairont foy, Monseigneur, de ce que j’ay l’honneur d’avancer à Vôtre Grandeur.

« Monsieur De Vaudreuil aura eu l’honneur de vous rendre compte, Monseigneur, que c’est par mes soins que s’est ouverte la communication de la Louisiane avec ces établissements. Cette rivière non pratiquée jusques à ce jour en remontant étoit réputée impraticable. Les connoissances que j’en pris l’automne dernier par les Sauvages d’en bas et le besoin pressant me firent prendre sur moy d’envoyer à la nouvelle chartre demander un secours en vivres. Je fis choix pour cela d’un homme capable de juger en descendant des facilités et des inconvénients ; et enfin ce secours parti le 27 février est arrivé ici le 21 may quoyque cette fourniture n’ayt pas été aussi ample que je l’avoix demandée elle nous a sauvés ce printems en nous donnant moyen d’attendre les secours de Montréal qui ne peuvent jamais arriver ici que fort tard.

« Nous sçavons maintenant, Monseigneur, que cette route est la plus belle du monde, monsr le chevalier Devilliers qui a commandé l’escorte du convoy étant arrivé ici dans un bateau de dix-huit milliers qui tout chargé a remonté la chûte. Je me flate, Monseigneur, d’avoir rendû en cela un service considérable par les secours que la nouvelle chartre peut fournir touts les ans à ces postes dont ils auront longtems besoin.

« J’ay lieu d’être satisfait de ma besogne, Monseigneur, elle est sans doute flateuse pour moy et profitable au service ; mais elle l’eut été bien d’avantage si l’on m’eut envoyé de Montréal les matières propres à l’artifice que j’ay demandées depuis l’automne dernier et pendant l’hiver. Monsieur le Général m’a fait l’honneur de me marquer qu’il avoit donné ses ordres à ce sujet à monsr Lemercier et que je recevrois tout ce que je demandois mais rien n’est arrivé. Monsr Lemercier a supprimé l’article des artifices dans ses envois, il ne m’est pas parvenû un once de souphre ny de salpêtre ; et ce retranchement laisse encore subsister le fort Cumberlan car touttes mes dispositions étoient faites pour le brûler, sa construction et les dispositions des sauvages me répondoient pour ainsy dire du succès.

« L’ennemi a fait quelques mouvemens depuis un mois dont j’ignore le but, mais nos partis ayant frappé chaque jour sur les trouppes qui arrivoient au fort Cumberlan leur quartier d’assemblée, j’ay sçu par des prisoniers nouvellement arrivés et par trois déserteurs que le général Wachinston avoit changé de dessein jugeant qu’il n’avoit pas assés de monde pour rien entreprendre.

« Vôtre Grandeur en lisant cette letre trouvera peut-être, Monseigneur, que je me fais trop valoir et je m’apperçois moy-même que mon stille sent un peu les bords de la Garonne où j’ay été élevé ; mais, Monseigneur, je sçay trop par l’expérience de l’année dernière que personne ne s’appliquera à donner du relief à mes services. Un bon officier est à plaindre, Monseigneur, dans un pais comme celuy cy où il se trouve isolé, dans un corps composé pour ainsi dire d’une seule famille. S’il a quelque talent l’envie s’attache a luy ; et s’il fait quelque chose digne de louange, la crainte de l’en voir recompancé fait que chaqu’un s’applique à en diminuer le prix.

« J’auray l’honneur de rendre compte à Vôtre Grandeur à la fin d’automne de la suitte de la campagne dans cette partie. Daignés Monseigneur, lire cette letre avec bonté ; elle est d’un homme qui ne demande qu’à verser son sang pour le service du Roy et qui mourroit satisfait si Sa Majesté avoit unne foix prononcé qu’elle est contente de ses services.

« Je suis avec un très profond respect, Monseigneur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Dumas.

Au fort Duquesne, le 24 juillet 1756. »

Pour appuyer cette lettre, et pour prouver que les plaintes du capitaine Dumas étaient loin d’être mal fondées, citons l’extrait suivant d’une liste d’officiers que recommandait M. de Vaudreuil à Monseigneur le Garde des Sceaux.[4] Ce serait aussi une preuve de plus — s’il en était besoin — qu’il est né en France, car il n’est pas probable qu’il eût servi pendant des années en Europe, comme capitaine, avant de venir au Canada, s’il eût été Canadien. Pour quelle raison aurait-il choisi ce régiment d’Agenais s’il n’eût été originaire de ce pays ? D’ailleurs, la lecture attentive du document qui précède prouve amplement sa nationalité française. Ses remarques sur son service dans le régiment d’Agenais, ainsi que celles relatives au Canada et à ses habitants, ne laissent subsister aucun doute à ce sujet.

« M. Dumas.

« Il s’est trouvé Commandant du détachement après la mort de M. de Beaujeu, il a ranimé les Canadiens et les Sauvages, et par sa bonne manœuvre et intrépidité a eu le succès dont j’ay eu l’honneur de vous rendre compte par mes lettres concernant cette affaire. D’ailleurs il a servi longtemps en France en qualité de capitaine d’infanterie et mal à propos lui a-t-on fait perdre son ancienneté depuis qu’il est dans la Colonie. C’est un excellent officier. Fait à Montréal, le 30 octobre 1755.

Vaudreuil. »[5]
Lettre autographe de J.-Daniel Dumas
Lettre autographe de J.-Daniel Dumas
  1. Cette correspondance est publiée en partie dans le Rapport sur les Archives du Canada pour l’année 1905. Vol. I. Elle avait paru précédemment à Paris. Voir Saint-Yves dans notre bibliographie.
  2. L’extrait ci-dessus a été découvert par M. Placide Gaudet, dans les registres de l’état civil tenus au fort Duquesne par le Père récollet Denys Baron, aumônier de ce fort, dont la copie est conservée aux Archives publiques du Canada à Ottawa (série M., Vol. 200, p. 9 de l’année 1755).

    De la lecture de ce document il ne faudrait pas conclure que son nom de famille fut Daniel et celui de Dumas un surnom. Il se nommait en réalité Jean-Daniel Dumas. Les mots écuyer et sieur placés tel qu’ils le sont pourraient d’abord faire croire le contraire ; mais un peu plus loin dans le même registre, nous trouvons l’acte de sépulture de M. de Beaujeu. Il y est désigné : M. Liénard Daniel, Escuyer, sieur de Beaujeu, et cet acte est signé par le même P. Baron.

    M. Philéas Gagnon, collectionneur et bibliographe distingué, connaissait, lui aussi, les prénoms de M. Dumas. Voir Essai de bibliographie, Vol. ii.

  3. Archives publiques du Canada. Correspondance générale, 1756. Série F, Vol. 101, p. 391.
  4. M. Machault d’Arnouville. Il était aussi secrétaire d’État pour la Marine.
  5. Archives publiques du Canada, série D2, vol. 49-2, p. 425.