Calmann-Lévy (p. 209-218).

AU TOMBEAU DES SAMOURAÏS

À Mademoiselle Maggie.

« C’est ici que la tête a été lavée : n’y trempez ni vos pieds, ni vos mains. »

Cela est écrit au pinceau, à l’encre, sur une planchette de bois blanc, au bord de la plus fraîche et de la plus délicieuse des petites fontaines, — sous de grands arbres, à mi-hauteur d’une colline ombreuse qui regarde au loin la baie d’Yeddo.

Jamais inscription plus lugubre ne fut posée à une place plus charmante. Cette eau « où il ne faut tremper ni ses pieds ni ses mains » est limpide, dans un bassin de vieilles pierres, sur des mousses aquatiques fraîches et exquises, admirablement vertes. À côté de la fontaine défendue il y a des arbres nains aux feuillages délicats d’un vert aussi beau que celui des mousses, et un grand camélia sauvage, qui étale à profusion ses fleurs simples, semblables à des églantines roses. C’est dans un lieu paisible, à l’écart des bruits de la vie. Toute la colline est remplie de sépultures antiques et de pagodes cachées sous les arbres. Aux senteurs des plantes se mêle un religieux parfum d’encens dont le plein air est constamment imprégné, comme serait l’air d’un temple.

L’écriteau ne dit pas quelle est cette tête coupée qu’on est venu laver dans cette eau claire ; il dit seulement : « la tête ». — Mais tous les passants le savent. En ce pays, où l’on a dans le peuple le culte des légendes et des morts, inutile de préciser davantage…

Et moi aussi, du reste, bien qu’étranger, je le sais. Étant enfant, j’avais lu autrefois, en un manuscrit rare, cette histoire des « quarante-sept fidèles Samouraïs », me passionnant pour ces héros chevaleresques ; comme je lisais très peu, cela m’avait tout particulièrement frappé et je m’étais promis que, si le hasard m’amenait jamais au Japon, je viendrais rendre hommage à leur tombeau.

Précisément j’avais fait cette lecture par des journées de novembre belles et calmes comme celle d’aujourd’hui ; cette coïncidence d’une saison et d’un temps pareils rend plus complète l’association de mes petites idées d’autrefois, revenues, avec mes impressions d’aujourd’hui. C’est curieux même comme je m’étais bien représenté ce lieu — qui me semblait alors lointain, lointain, presque imaginaire ; j’avais prévu jusqu’à ces arbustes nains et ces camélias sauvages fleuris alentour.

« C’est ici que la tête a été lavée » — (la tête du méchant prince Kotsuké, coupée par les bons Samouraïs, avec les formes les plus polies, après toutes sortes d’excuses préalables ; puis lavée dans l’eau de cette fontaine, et apportée pieusement sur la tombe d’Akao, le prince martyr).

Aussi bien, je suis obligé de rappeler en quelques mots cette histoire, sans cela on ne me comprendrait pas.

Vers 1630, le courtisan Kotsuké, après avoir insulté le prince Akao et refusé de lui rendre raison, réussit par la perfidie à obtenir de l’empereur un jugement inique condamnant à mort Akao, avec confiscation de tous ses biens.

Alors quarante-sept gentilshommes, vassaux fidèles et amis du supplicié, se jurèrent de venger l’honneur de leur maître, au prix de leur propre vie. Après avoir abandonné femmes et enfants, tout ce qu’ils avaient de cher au monde, ils poursuivirent la réalisation de leur difficile projet avec un entêtement sublime, guettant l’heure favorable, dans le mystère le plus profond — pendant près de vingt années ! — jusqu’à ce qu’enfin, une nuit d’hiver, ils vinrent surprendre et égorger, dans son palais, ce Kotsuké dont les longues méfiances s’étaient peu à peu endormies et qui ne s’entourait plus que d’un petit nombre de gardes.

La vengeance accomplie, la tête du perfide déposée sur le tombeau d’Akao, ils allèrent eux-mêmes se livrer aux juges. On les condamna à s’ouvrir le ventre ; ils s’y attendaient, et, après s’être embrassés, ils firent cela tous ensemble sur les marches d’une pagode, près du tombeau de leur cher seigneur.

Elle est ici, cette pagode, à quelques pas de la fontaine délicieuse : une vieille petite pagode d’un rouge sombre, en bois de cèdre vermoulu. On y arrive par une triste avenue où poussent des herbes. Sur ses marches, lavées par les pluies de près de trois cents hivers, on ne voit plus trace de tant de sang qui a coulé ; on a peine à se représenter la boucherie horrible, le râle de ces quarante-sept hommes, la nuque à moitié coupée, le ventre ouvert, les entrailles dehors, se tordant ensemble dans une grande mare rouge…

Ils eurent leur récompense après leur mort, ces fidèles, car un empereur suivant les déclara saints et martyrs, et fit mettre sur leur tombe certain feuillage d’or, emblème du suprême honneur. Le Japon tout entier les vénère encore aujourd’hui d’un culte enthousiaste ; leur nom est partout ; on l’apprend de bonne heure aux petits enfants et on le chante dans les grands poèmes.

Le joli sentier vert qui conduit à la fontaine se prolonge au delà, monte un peu plus haut, par une pente très douce.

En poursuivant, on trouve d’abord la maisonnette du bonze préposé au soin des sépultures de ces héros et à l’entretien de leurs fleurs.

Je frappe à sa porte, et il m’apparaît, ce vieux. Il a une étrange figure de gardien de tombeaux, maigre, fine, ascétique et rusée à la fois ; il est grand et mince, ce qui au Japon est très rare. Un bonnet noir agrafé sous le menton — comme celui dont se coiffait jadis, dans notre Occident, le seigneur Méphistophélès — lui enveloppe la tête, les cheveux, les oreilles, ne laissant paraître que le masque encadré du visage ; et ce bonnet a même, de chaque côté du front, deux espèces de protubérances inquiétantes, qui semblent des étuis ménagés dans l’étoffe, pour mettre les cornes…

Il vend des livres où l’histoire des quarante-sept Samouraïs est racontée dans ses naïfs et sublimes détails, avec beaucoup d’images à l’appui. La maison est à moitié remplie par des paquets de ces baguettes d’encens dont il fait aussi commerce avec les pèlerins et que l’on brûle ici tous les jours depuis tantôt trois siècles.

Les sépultures auxquelles il me mène occupent, à mi-côte, une sorte d’esplanade carrée, d’où la vue plonge sur tout un pays boisé, tranquille, avec la mer à l’extrême lointain. L’esplanade est entourée d’une modeste barrière de planches et d’une bordure de grands arbres funéraires, droits et rigides, élancés en colonne de temple.

Sur les quatre faces de ce quadrilatère, les tombeaux sont alignés, environ douze par douze, regardant tous le milieu — qui est une petite place vide, couverte d’une herbe rase et comme saupoudrée de cendre d’encens. Quarante-sept pierres debout, semblables, restées brutes comme des menhirs de granit, portant chacune le nom du Samouraï qui dort en dessous, et marquées toutes du signe spécial : Harakiri, — lequel veut dire que ces hommes sont morts à la terrifiante manière des gens d’honneur, en s’ouvrant le ventre avec leur propre poignard.

À deux des angles du carré sinistre, s’élèvent des pierres plus hautes : celle du prince d’Akao et celle de la princesse son épouse. Tout à côté du prince, sous une très petite tombe, on a enterré son enfant, — son mousko-san, comme l’appelle le vieux gardien à serre-tête noir. Et cette expression de mousko-san me fait sourire, malgré le recueillement du lieu, ce mousko qui signifie tout petit garçon, accouplé par excès de déférence à cette particule honorifique san. Comme si, chez nous, on disait avec gravité et conviction ; « C’est ici, à côté du prince, que repose monsieur son bébé. » — Mais tout ce qui touche à cette histoire est pour les Japonais tellement saint et vénérable, qu’on n’en saurait parler avec des formes trop respectueuses.

Devant chacune de ces pierres, il y a de beaux bouquets, des fleurs toutes fraîches, évidemment cueillies ce matin même ; il y a aussi des petits tas de choses grisâtres, des restes de baguettes d’encens, dont le vent promène les cendres encore odorantes sur l’herbe triste d’alentour. Et c’est comme cela, sans relâche, depuis l’an 1702, et ce sera sans doute ainsi pendant bien des années encore, car le bouleversement moderne, qui, au Japon, emporte tant de choses, semble n’avoir pas de prise sur le culte du peuple pour les morts.

La fille d’un des Samouraïs, qui était prêtresse, a obtenu d’être mise là elle aussi, à côté de son père, et cela fait, en dehors de l’alignement, une tombe de plus. Elle a du reste, ses fleurs comme les autres, cette mousmé, ses fleurs et son encens, sa part de souvenir et de vénération.

Une étonnante quantité de petites bandes de papier, blanches ou rouges, portant des noms écrits, sont collées sur les pierres tombales, ou jetées dans l’herbe à leurs pieds : ce sont les noms des pèlerins, qui journellement viennent, de tous les coins de l’empire, rendre hommage aux gentilshommes fidèles. Dans le nombre se trouvent même des vraies cartes de visite tout à fait modernes, gravées en caractères européens sur des « Bristol » mats ou glacés, — et ce serait presque drôle, cet usage de déposer sa carte à la porte des morts qui ne peuvent recevoir, — si ce n’était extrêmement touchant…

Le vieux gardien maigre, adossé, la tête renversée contre un des arbres de bordure, entreprend de me conter au long l’histoire des Samouraïs, en une langue dont la plupart des mots malheureusement m’échappent. Mais je l’écoute sans ennui, — tantôt le regardant avec l’idée obsédante d’ôter son bonnet pour voir s’il n’a pas de cornes en dessous, — tantôt promenant mes yeux sur le profond paysage calme, sur la colline parsemée de petites pagodes, de tombes, de buissons de camélias, sur toutes ces choses dont l’aspect n’a pas dû beaucoup changer depuis l’époque lointaine de l’Harakiri.

Les arbres dénudés de l’enclos, tout droits, tout raides, comme des rangées de cierges gigantesques, agitent leurs têtes là-haut, secoués par un petit vent d’automne qui souffle plus fort dans les régions élevées de l’air. Et les cigales chantent partout, au soleil encore chaud de novembre.

En vérité, ce lieu a une mélancolie bien particulière et bien grande. Et puis cette histoire est si belle, pour qui la sait en détail ; elle est si étonnante d’héroïsme, d’honneur exagéré, de fidélité surhumaine !

Elle est inexplicable comme une vieille énigme quand on connaît les Japonais mièvres et dégénérés d’aujourd’hui ; elle évoque l’idée d’un grand passé noble et chevaleresque, — et jette même en ce moment pour moi une ombre de respect sur ce Japon moderne que j’ai tant raillé.

Je n’ai pas apporté de fleurs fraîches, moi, aux quarante-sept héros qui dorment ici. Au contraire, je dérobe un chrysanthème au bouquet posé sur la tombe de leur chef, et je l’emporte jusqu’en France, — ce qui est d’ailleurs, sous une forme inverse, un égal hommage rendu à leur mémoire à tous.