Calmann-Lévy (p. 65-88).

UN BAL À YEDDO

À Madame Alphonse Daudet.

Le ministre des affaires étrangères et la comtesse Sodeska ont l’honneur de vous prier de venir passer la soirée au Rokou-Meïkan, à l’occasion de la naissance de S. M. l’Empereur.

On dansera.

Cela est gravé en français, sur un élégant carton à coins dorés qui m’arrive par la poste, un jour de novembre, en rade de Yokohama. Au revers, il y a cette indication ajoutée à la main d’une courante écriture anglaise : Un train spécial pour le retour partira de la gare de Shibachi, à une heure du matin.

Moi, qui suis depuis deux jours seulement dans ce Yokohama cosmopolite, je retourne avec un certain étonnement ce petit carton dans mes doigts : j’avoue qu’il confond toutes les notions de japonerie que mon séjour à Nagasaki m’avait données. Ce bal européanisé, ce grand monde de Yeddo en habit noir et en toilette parisienne, je ne me représente pas cela très bien…

Et puis, au premier abord, cette comtesse (de même que ces différentes marquises aux noms étranges que j’ai vues mentionnées hier dans une chronique élégante du pays) me fait sourire.

Après tout, pourquoi ? Elles descendent de familles seigneuriales, ces femmes ; elles n’ont fait que changer leur titre japonais contre une équivalente couronne française ; l’éducation et l’affinement aristocratiques n’en sont pas moins réels et héréditaires. Il se peut même qu’il faille remonter beaucoup plus loin que nos croisades pour trouver les origines de ces noblesses-là, perdues dans les annales d’un peuple si vieux…

Le soir de ce bal, il y a foule à la gare de Yokohama, au départ de huit heures trente. Toute la colonie européenne est sur pied, en toilette parée, pour répondre à l’invitation de cette comtesse. Les messieurs en claque ; les dames encapuchonnées de dentelles et relevant de longues traînes claires sous des pelisses de fourrures : et ces invités, dans des salles d’attente pareilles aux nôtres, s’abordent en français, en anglais, en allemand. Tout ce qu’il y a de moins japonais, ce départ de huit heures trente.

Une heure de route, et ce train de bal s’arrête à Yeddo.

Ici, c’est une autre surprise. Est-ce que nous arrivons à Londres, ou à Melbourne, ou à New-York ? Autour de la gare se dressent de hautes maisons en brique, d’une laideur américaine. Des alignements de becs de gaz laissent deviner au loin de longues rues bien droites. L’air froid est tout rayé de fils télégraphiques et, dans diverses directions, des tramways partent avec des bruits connus de timbres et de sifflets.

Cependant une nuée de bonshommes étranges, tout de noir vêtus, qui avaient l’air de nous guetter, se précipitent à notre rencontre : ce sont les djin-richi-san, les hommes-chevaux, les hommes-coureurs. Ils s’abattent sur nous comme un vol de corbeaux, la place en est obscurcie ; chacun traînant derrière lui son petit char, ils bondissent, crient, se bousculent, nous barrant le passage comme une armée de diablotins en gaieté. Ils portent la culotte collante, dessinant les cuisses comme un maillot ; veste collante aussi, courte, à manches pagodes ; chaussures d’étoffe, à orteil séparé se relevant en pouce de singe ; au milieu de leur dos, une inscription en grandes lettres chinoises blanches tranche sur tout ce noir du costume comme une devise funéraire sur un catafalque. Avec des gestes macaques, ils se tapotent sur les jarrets, pour nous faire admirer combien les muscles en sont durs ; nous tirant par les bras, par les manteaux, par les jambes, ils se disputent nos personnes avec violence.

Il y a bien quelques équipages aussi, qui attendent les dames officielles des légations. Mais la foule s’en écarte avec crainte, comme de systèmes de locomotion nouveaux, un peu risqués ; on en tient les chevaux à deux mains comme des bêtes dangereuses.

Nous sautons presque tous dans les petits chars à une place que ces coureurs nous offrent ; inutile de leur dire où il faut nous mener : au Rokou-Meïkan, cela va de soi ; et ils partent comme des fous, sans attendre nos ordres. Chaque belle invitée, à peine assise sur son siège étroit, avec sa robe de bal relevée sur les genoux, est entraînée séparément, à toutes jambes, par son coureur de louage. Le mari ou le monsieur protecteur qui l’accompagnait, monté sur un petit char pareil, est entraîné de son côté, à une allure différente. Nous roulons tous dans la même direction, c’est la seule chose rassurante pour les dames seules que ces diablotins emportent ; mais cela ressemble à une espèce de débandade échevelée, où il n’y a plus ni familles ni groupes.

Nous nous poursuivons, nous nous dépassons les uns les autres, avec des vitesses inégales et des soubresauts. Nos coureurs poussent des cris et s’emballent. Nous sommes très nombreux, un long cortège affolé ; on a multiplié les invitations pour ce bal, où, bien entendu pourtant, le Mikado et encore moins son invisible épouse ne doivent paraître ; il y aura par exemple tout le grand monde nippon, et je suis très curieux de ces comtesses et de ces marquises que je vais voir là pour la première fois, et en décolleté de soirée.

Trois quarts d’heure environ cette course dure, dans des quartiers de banlieue peu éclairés et solitaires. Autour de nous, cela ne ressemble plus à la place de la gare ; c’est bien du vrai Japon qui défile maintenant très vite, de chaque côté de ces rues ou de ces routes, dans la nuit noire : maisonnettes de papier, pagodes sombres ; échoppes drôles, lanternes saugrenues jetant de loin en loin dans l’obscurité un petit feu de couleur.

Enfin, enfin, nous arrivons. À la file, nos chars passent sous un portique ancien dont la toiture se retrousse par les pointes, à la chinoise ; nous voici en pleine lumière, au milieu d’une sorte de fête vénitienne, au milieu d’un jardin prétentieux où d’innombrables bougies brûlent dans des ballons de papier sur des girandoles et, devant nous, se dresse le Rokou-Meïkan, très illuminé, ayant des cordons de gaz à chaque corniche, jetant des feux par chacune de ses fenêtres, éclairant comme une maison transparente.

Eh bien, il n’est pas beau, le Rokou-Meïkan. Bâti à l’européenne, tout frais, tout blanc, tout neuf, il ressemble, mon Dieu, au casino d’une de nos villes de bains quelconque, et vraiment on pourrait se croire n’importe où, à Yeddo excepté. Cependant de grandes banderoles étranges, aux armes du Mikado, flottent légèrement alentour ; maintenues par des cordes invisibles, très éclairées sur le fond sombre du ciel par les mille lumières d’en bas, elles sont de crépon violet (la couleur impériale), semées de ces larges chrysanthèmes héraldiques qui, au Japon, équivalent à nos fleurs de lis. Et puis il y a une note bizarre, donnée aussi par ces arrivées à toutes jambes de coureurs essoufflés, jetant de minute en minute sur le perron d’entrée un danseur isolé, une danseuse toute seule. Singulier bal où chaque invité, au lieu de se rendre en voiture, est amené dans une brouette, par un diablotin noir.

Dans les vestibules, où le gaz flamboie, s’empressent des valets en habit noir, assez correctement cravatés, mais ayant de drôles de petites figures jaunâtres presque sans yeux.

Les salons sont au premier étage, et on y monte par un large escalier que borde une triple haie de chrysanthèmes japonais dont rien ne peut donner l’idée dans nos parterres d’automne : une haie blanche, une haie jaune, une haie rose. Dans la haie rose, qui couvre la muraille, les chrysanthèmes sont grands comme des arbres, et leurs fleurs sont larges comme des soleils. La haie jaune, placée en avant, est moins haute, et fleurie par grosses touffes, par gros bouquets d’une éclatante couleur bouton d’or. Et enfin, la haie blanche, la dernière, la plus basse, fait comme un parterre tout le long des marches, comme un cordon de belles houppes neigeuses.

En haut de cet escalier, quatre personnages — les maîtres de céans — attendent, avec des sourires, les invités à leur entrée dans les salons. Je prête peu d’attention à un monsieur en cravate blanche, décoré de plusieurs ordres, qui est le ministre sans doute ; tandis que je regarde curieusement tout de suite les trois femmes, qui se tiennent debout auprès de lui, la première surtout qui doit être évidemment la « comtesse ».

En chemin de fer, tout à l’heure, on m’a dit son histoire, à cette dame : une ancienne guécha (danseuse de louage pour les fêtes nippones) ayant su tourner la tête à un diplomate en voie de passer ministre, s’étant fait épouser, et chargée maintenant de faire les honneurs de Yeddo au monde officiel des légations étrangères.

J’attendais donc une créature bizarre, portant toilette à la chien savant… et je m’arrête surpris devant une personne au visage, distingué et fin, gantée jusqu’à l’épaule, irréprochablement coiffée en femme comme il faut ; âge indéfinissable, embrouillé de poudre de riz ; longue traîne en satin d’un lilas très pâle, très discret, ornée de guirlandes de petites fleurs naturelles des bois, d’une nuance délicieusement assortie ; corsage formant gaine effilée et couvert d’une broderie rigide en perles changeantes : toilette en somme qui serait de mise à Paris et qui est vraiment bien portée par cette étonnante parvenue. — Alors, je la prends au sérieux et lui adresse un salut correct. — Le sien, correct aussi, est gracieux surtout, et elle me tend la main, à l’américaine, avec une aisance de si bon aloi que je me sens tout à fait conquis.

Rapidement j’inspecte les deux autres femmes au passage. D’abord une mignonne petite, tout en rose mourant, avec des camélias relevant la traîne. Et puis la dernière du groupe, sur laquelle mes yeux se seraient attardés bien volontiers, c’est la marquise Arimasen, jeune personne d’antique noblesse, mariée au grand maître des cérémonies de S. M. l’Empereur : cheveux de jais noir, relevés très haut en un chignon à la clown, suivant la mode de cet hiver-là ; jolis yeux de velours, air de petite chatte adorable ; toilette Louis XV en satin ivoire. C’est d’un effet inattendu, cet alliage de Japon et de xviiie siècle français, ce gentil minois d’extrême Asie portant jupe à paniers et corsage en pointe longue, comme à Trianon.

Oh ! très bien, mesdames ; mes compliments sincères à toutes les trois ! très amusantes les attitudes, et très réussis les déguisements.

Encore des vases d’où s’élancent de gigantesques chrysanthèmes, et puis, derrière ces dames, entre des pavillons japonais en trophées, le salon central s’ouvre tout grand, presque vide — entouré de banquettes, sur lesquelles de rares invités sont assis, avec des maintiens guindés de personnes habituées à s’accroupir par terre. À droite et à gauche, entre des colonnades ouvertes, apparaissent d’autres salons latéraux, un peu plus peuplés, où s’agitent déjà des toilettes, des uniformes ; — et deux orchestres complets, l’un français, l’autre allemand, dissimulés dans des coins, exécutent d’irrésistibles contredanses, tirées de nos opérettes les plus connues.

Ils sont vastes, ces salons, mais médiocres, il faut en convenir : une décoration de casino de second ordre. Du lustre partent en rayonnant des guirlandes de feuillages et de lanternes en papier ; tandis que sur les murs sont drapés des crépons impériaux violets à grands chrysanthèmes héraldiques blancs, ou des drapeaux chinois jaunes ou verts à dragons horribles. Et ces tentures contrastent avec la banalité des lanternes vénitiennes, de toutes les franfreluches pendues au plafond, donnent le sentiment d’une Chine ou d’un Japon qui seraient en goguette, en fête de barrière.

Un peu trop dorés, trop chamarrés, ces innombrables messieurs japonais, ministres, amiraux, officiers ou fonctionnaires quelconques en tenue de gala. Vaguement ils me rappellent certain général Boum qui eut son heure de célébrité jadis. Et puis, l’habit à queue, déjà si laid pour nous, comme ils le portent singulièrement ! Ils n’ont pas des dos construits pour ces sortes de choses, sans doute ; impossible de dire en quoi cela réside, mais je leur trouve à tous, et toujours, je ne sais quelle très proche ressemblance de singe.

Oh ! et ces femmes !… Jeunes filles à marier sur les banquettes, ou mamans rangées en tapisserie le long des murs, toutes sont plus ou moins étonnantes à voir en détail. Qu’y a-t-il en elles qui ne va pas ? On cherche, on ne peut trop définir : vertugadins excessifs, peut-être, ou insuffisants, posés trop haut ou trop bas, et corsets d’un galbe inconnu. Pas de figures communes ni grossières cependant, des mains fort petites et des toilettes venues tout droit de Paris. Non, mais elles sont étranges malgré tout, elles sont invraisemblables au dernier point, avec le sourire de leurs yeux bridés, leurs pieds tournés en dedans et leur nez plat. Évidemment on nous a montré tout à l’heure à la porte ce qu’il y avait de mieux dans le genre, les grandes élégantes de la capitale, les seules sachant déjà porter nos tenues d’Europe.

À dix heures, entrée de l’ambassade du Céleste-Empire : une douzaine de personnages superbes, aux yeux moqueurs, dépassant de la tête toute cette minuscule foule japonaise. Chinois de la belle race du Nord, ils ont dans leur démarche, sous leurs soies éclatantes, une grâce très noble. Et puis ils font preuve de bon goût, ceux-ci, et de dignité, en conservant leur costume national, leur longue robe magnifiquement brochée et brodée, leur rude moustache retombante et leur queue. Avec des sourires contenus, tout en jouant de l’éventail, ils font le tour de ces salons et de cette mascarade, puis s’en vont, dédaigneux, s’isoler en plein air, s’asseoir sur une terrasse à balcon qui domine le jardin illuminé, la fête vénitienne. Dix heures et demie : entrée des princesses du sang et des dames de la cour. Par exemple, c’est une entrée surprenante, celle-ci, autant qu’une apparition de gens d’un autre monde, de gens tombant de la lune ou bien de quelque époque perdue du passé.

C’est pendant une pastourelle, sur un air de Giroflé-Girofla ; on voit apparaître deux groupes de petites femmes, petites, petites, pâlottes et de sang épuisé, s’avançant avec des airs de fées lilliputiennes, ayant des vêtements inouïs et des coiffures qui leur font d’énormes têtes de sphinx. Ces costumes qu’elles portent, on ne les a jamais vus nulle part, ni dans les rues d’aucune ville japonaise, ni sur les écrans, ni sur les images ; ils sont, paraît-il, de tradition immémoriale pour la cour et ne se montrent point ailleurs.

Babouches de Cendrillon, d’un rouge merveilleux ; pantalons de soie écarlate, larges, bouffants, s’élargissant par le bas d’une manière démesurée et se tenant tout debout, leur faisant à chaque jambe comme une jupe à crinoline dans laquelle leur marche s’entrave avec de grands frou-frous. Par là-dessus, une espèce de camail à la prêtre, blanc ou gris perle, semé de rosaces noires ; l’étoffe en est magnifique, lourde, et d’une excessive rigidité de brocart. Tout le vêtement tombe, d’un seul pli raide, depuis le cou très mince jusqu’à la base très large de ces femmes-idoles ; leurs petits corps mièvres, leurs petites épaules fuyantes, qui sont probablement dessous, ne se devinent à aucun contour ; et leurs petits bras, leurs petites mains frêles, sont perdus dans de longues manches pagodes qui descendent de droite et de gauche, tout d’une pièce, comme des cornets renversés. (Vues de près, ces rosaces noires, semées sur ces camails clairs, représentent des monstres, des oiseaux, des feuillages arrangés en rond ; elles varient pour chaque personne, et sont le blason familial, les armes de la noble dame.) Ce qu’il y a de plus inimaginable chez ces femmes, assurément c’est la coiffure. Les beaux cheveux noirs, lissés, gommés, étalés sur je ne sais quelle charpente intérieure, s’éploient autour du petit visage jaune et mort, comme une large roue de paon, comme un large éventail ; puis toute la masse soyeuse se replie brusquement, avec une cassure de bonnet égyptien, retombe à plat sur la nuque, et s’amincit en catogan, finit en queue. Il en résulte des têtes tout en largeur, comme les corps ; cela accentue davantage l’écrasement des profils, de même que ces vêtements raides exagèrent le manque de saillie des hanches et des poitrines. On dirait des personnes échappées d’entre les feuillets de quelque vieux livre, où on les aurait conservées pendant des siècles, en les aplatissant comme des fleurs rares dans un herbier. Laides peut-être, — encore n’en suis-je pas sûr, — laides, mais souverainement distinguées, et ayant un charme malgré tout. L’air assez méprisant pour cette fête qui tourbillonne autour d’elles, gardant un sourire énigmatique dans leurs yeux à peine ouverts, toutes vont s’asseoir ensemble à l’écart, dans un des salons latéraux, et forment, au milieu de ce bal, un groupe d’aspect mystérieux.

Des officiers japonais fort civils nous font les honneurs de leur pays, nous mettent en relation avec plusieurs danseuses, leurs parentes ou leurs amies : — Permettez-moi de vous présenter à mademoiselle Arimaska,ou Kounitchiwa,ou Karakamoko, la fille d’un de nos plus vaillants officiers d’artillerie,ou la sœur d’un de nos ingénieurs les plus distingués (sic). — Ces demoiselles Arimaska, ou Kounitchiwa, ou Karakamoko, sont en robe de gaze blanche, ou rose, ou bleue, mais ont toutes la même figure : un petit minois comique de chatte, bien rond, bien aplati, avec des yeux bien retroussés en amande qu’elles roulent de droite et de gauche sous des cils chastement baissés. Au lieu de ce fagotage et de ce bon maintien, elles seraient si mignonnes en Japonaises, en mousmés, avec des éclats de rire !

Elles tiennent à la main d’élégants carnets de bal, nacre ou ivoire, sur lesquels je m’inscris gravement pour des valses, des polkas, des mazurkas, des lanciers. Mais comment les reconnaîtrai-je, les demoiselles Arimaska des demoiselles Karakamoko, et les Karakamoko des Kounitchiwa, quand il sera temps de venir les prendre, aux premières mesures de la danse promise ? Cela m’inquiète beaucoup, tant elles se ressemblent toutes ; vraiment je vais être très embarrassé tout à l’heure au milieu de cette uniformité de minois…

Elles dansent assez correctement, mes Nippones en robe parisienne. Mais on sent que c’est une chose apprise ; qu’elles font cela comme des automates, sans la moindre initiative personnelle. Si par hasard la mesure est perdue, il faut les arrêter et les faire repartir ; d’elles-mêmes, elles ne la rattraperaient jamais et continueraient de danser à contretemps. Cela s’explique assez bien, du reste, par la différence radicale entre nos musiques, entre nos rythmes et les leurs.

Leurs petites mains sont adorables sous les longs gants clairs. C’est que ce ne sont point des sauvagesses qu’on a déguisées là ; bien au contraire, ces femmes appartiennent à une civilisation beaucoup plus ancienne que la nôtre et d’un raffinement excessif.

Leurs pieds, par exemple, sont moins réussis. D’eux-mêmes ils se retournent en dedans, à la vieille mode élégante du Japon ; et puis ils gardent je ne sais quelle lourdeur, de l’habitude héréditaire de traîner les hautes chaussures de bois.

On danse avec un semblant d’entrain, et le plancher de la grande bâtisse légère tremble en cadence d’une manière inquiétante ; on a tout le temps présente à l’esprit quelque dégringolade possible et formidable sur la tête des messieurs qui sont dans les salons du rez-de-chaussée fumant des londrès ou jouant au whist pour se donner un air européen.

Une de mes impressions inattendues est d’entendre des mots japonais sortir de la bouche de ces danseuses modernisées. Jusqu’ici, je n’avais employé cette langue qu’à Nagasaki, avec des petits bourgeois, des marchands, des gens du peuple, tous en longue robe de magot. Avec ces femmes en toilette de bal, je ne trouve plus mes expressions.

Afin de me mettre à la hauteur, j’essaie d’employer les formes élégantes et les conjugaisons honorifiques en dégosarimas. (Pour les gens de belles manières, il est d’usage, entre autres préciosités, d’intercaler dégosarimas au milieu de chaque verbe après le radical et avant la désinence : c’est d’un effet bien plus pompeux que notre misérable imparfait du subjonctif français.) Et ici, naturellement, ce dégosarimas, on l’entend partout ; — il est la dominante des conversations si extraordinairement polies qui bourdonnent dans ce bal, avec des ris légers.

Mon japonais les étonne ; elles n’ont pas coutume d’entendre les officiers étrangers s’essayer à parler leur langue, et elles mettent à me comprendre toute la bonne volonté possible.

La plus gentille de mes danseuses est une petite personne en rose éteint avec bouquets pompadour, — quinze ans au plus, — la fille d’un de nos plus brillants officiers du génie (une demoiselle Miogonitchi ou une Karakamoko, je ne sais plus bien). Encore très bébé, et sautant de tout son cœur, fort distinguée dans son enfantillage, elle serait vraiment jolie si elle était mieux ajustée, s’il ne manquait à sa toilette le je ne sais quoi indéfinissable. Elle me comprend très bien, celle-ci, et corrige avec un charmant petit sourire, chaque fois que je fais quelque énorme faute en dégosarimas.

Quand finit la valse du Beau Danube bleu que nous dansions ensemble, je m’inscris sur son carnet pour deux valses suivantes : au Japon cela peut se faire.

Au rez-de-chaussée, en plus des fumoirs, des salons de jeu, des vestibules ornés d’arbustes nains et de gigantesques chrysanthèmes, il y a trois grands buffets fort bien servis, — et on y descend de temps à autre par l’escalier que borde la belle haie triple de fleurs blanches, jaunes et roses. Sur les tables couvertes d’argenterie et de pièces montées, gibiers truffés, pâtés, saumons, sandwichs, glaces, tout se trouve en abondance comme dans un bal parisien bien ordonné ; des fruits d’Amérique et du Niphon sont rangés en pyramides dans d’élégantes corbeilles, et le champagne est des meilleures marques.

La préciosité japonaise se rappelle, dans ces buffets, par des bosquets de poupée, en treillage doré avec pampres artificiels, où sont accrochés d’excellents raisins : on en détache soi-même les grappes que l’on désire offrir à sa danseuse, et ces petites vendanges à la Watteau sont du dernier galant.

Bien qu’on m’ait prévenu que c’est une chose contraire à toute étiquette, absolument inadmissible, après avoir dansé avec tant de Nippones en robe française, je m’en vais là-bas, vers le groupe un peu hiératique dont l’étrangeté m’attire, inviter une belle mystérieuse en vieux costume de cour.

Devant l’air un peu moqueur de la dame qui me regarde approcher, me défiant de mon japonais détestable, je fais ma demande en français très pur. Elle ne comprend pas, naturellement ; ne devine même pas, tant c’est inattendu, — et, des yeux, en appelle une autre, assise derrière elle, qui du reste s’était levée d’elle-même en voyant le commencement de ce colloque sans présentation, comme pour y mettre bon ordre. Et celle-ci, debout maintenant, sa forme de femme perdue dans son vêtement rigide à grandes rosaces blasonnées, fixe sur moi de jolis yeux intelligents, subitement élargis comme au sortir d’une espèce de sommeil, et très éveillés, très noirs :

— Monsieur ? dit-elle en français, avec un accent d’une distinction bizarre, — monsieur ? que lui demandez-vous ?

— L’honneur de danser avec elle, madame.

Brusquement ses sourcils minces remontent très haut ; en une seconde, toutes les nuances de la surprise passent dans son regard, et puis elle penche vers l’autre le large écran noir de sa tête et lui traduit l’étonnante chose que j’ai demandée. — Sourires, — et leurs deux paires d’yeux étranges se relèvent vers moi. Très gracieuse, très gentille malgré mon audace, celle qui parle français me remercie, expliquant que sa compagne, pas plus qu’elle-même, ne sait nos danses nouvelles. C’est probablement la vérité ; mais cette raison n’est pas la seule : le décorum s’y oppose complètement, je le savais. Je le conçois d’ailleurs, car je me figure tout à coup ce camail de prêtre, cette tête énorme, ce catogan, s’avançant en dame seule dans une contredanse sur un air guilleret d’Offenbach, et cette vision rapide me fait rire en moi-même comme une extrême incohérence…

Il ne me reste qu’à m’incliner profondément, en salut de cour. Les deux larges écrans de cheveux noirs s’inclinent aussi, avec de bienveillants sourires, avec des frou-frous de soie, — et je me retire sur cette défaite, regrettant de ne pouvoir continuer la conversation avec la dame interprète dont le son de voix et l’expression d’yeux m’ont charmé.

Les danses se succèdent, les quadrilles français alternant avec les valses allemandes. Et le temps du bal s’écoule vite ; la fin approche, car on se retirera de bonne heure.

Çà et là, dans les coins, des choses comiques se passent. Ici, deux officiers généraux, claque sous le bras et pantalon à bande d’or, s’abordent et s’oublient jusqu’à se saluer à la japonaise, les mains sur les genoux, le corps plié en deux, avec le sifflement spécial qu’il est d’usage de faire du bout des lèvres dans ces occasions-là. Ou bien deux élégantes toilettes un peu Louis XV, à long buste, qui sont en train de se dégosarimasser des compliments sans fin, se font après chaque phrase des révérences qui s’accentuent de plus en plus, jusqu’à devenir le plongeon du vieux style.

Étonnées, égarées, rôdant au milieu des salons avec des allures de linottes effarouchées mais rieuses quand même, il y a deux ou trois petites Nippones, vraies mousmés, encore en costume national ; — non pas dans le rigide costume de cour, mais dans le costume ordinaire, celui qu’on a vu partout sur les potiches et les éventails : tunique ouverte à manches pagodes, coiffure en grandes coques, sandales de paille et chaussettes à orteil séparé. Très mignonnes, celles-ci, jetant une jolie drôlerie exotique dans l’ensemble de cette immense farce officielle.

Minuit et demi. C’est ma troisième et dernière valse avec ma petite danseuse à bouquets pompadour, fille d’un de nos plus brillants officiers du génie.

Vraiment elle est tout à fait habillée comme une jeune fille à marier de notre pays (un peu provinciale, il est vrai, de Carpentras ou de Landerneau) et elle sait manger proprement les glaces avec une cuiller, du bout de ses doigts bien gantés. — Tout à l’heure pourtant, en rentrant chez elle, dans quelque maison à châssis de papier, elle va, comme toutes les autres femmes, quitter son corset en pointe, prendre une robe brodée de cigognes ou d’autres oiseaux quelconques, s’accroupir par terre, dire une prière shintoïste ou bouddhiste, et souper avec du riz dans des bols, à l’aide de baguettes. Nous sommes devenus très camarades, cette brave petite demoiselle et moi. Comme la valse est longue, — une valse de Marcailhou — et qu’il fait chaud, nous imaginons d’ouvrir une porte-fenêtre et de sortir par là, afin de prendre l’air sur la terrasse. Nous avions oublié l’ambassade Céleste, qui depuis le commencement du bal avait élu domicile dans ce lieu frais, et nous tombons au milieu du cercle imposant qu’elle forme avec ses longues robes et ses moustaches à la mongole.

Tous ces yeux chinois, rendus un peu insolents peut-être par les récentes affaires du Tonkin, nous regardent, étonnés de notre arrivée. Nous les regardons aussi, et nous voilà, nous dévisageant les uns les autres avec ces curiosités froides et profondes de gens appartenant à des mondes absolument différents, incapables de jamais se mêler ni se comprendre.

Au-dessus de cette rangée de têtes, coiffées en bonnets de mandarin et en queues, apparaît le jardin, les restes de la fête vénitienne à moitié éteinte ; et enfin, au loin, une grande étendue de nuit noire : la banlieue d’Yeddo où sont clairsemées quelques lanternes rouges.

En l’air flottent toujours les banderoles aux armes du Mikado, les crépons violets semés de chrysanthèmes héraldiques blancs. Derrière nous sont les salons, ornés de chrysanthèmes naturels mais invraisemblables, et dans lesquels beaucoup d’uniformes, de robes claires, se tiennent alignés, immobilisés en rang, entre deux figures de quadrille.

La petite provinciale de Carpentras ou de Landerneau appuyée à mon bras me dit des choses fort civiles en dégosarimas, sur la fraîcheur du soir, sur le temps qu’il pourra faire demain. Et tout à coup, pour comble de discordance, l’orchestre allemand qui est à l’intérieur, émoustillé par le pale-ale américain, attaque à tour de bras le refrain persifleur de la Mascotte : « Ah ! n’courez donc pas comm’ça, on les rattrape, on les rattrapera ! » Tandis que, en bas, au bout du jardin, derrière un jet d’eau, éclate une pièce d’artifice, un bouquet étrange, éclairant toute une foule japonaise qui était tassée aux abords de ce Rokou-Meïkan, qu’on ne soupçonnait pas dans l’obscurité, et qui jette, par admiration, une bizarre clameur.

À l’orchestre, reprise échevelée : « On les rattrape, on les rattrape, on les rattrapera ! » Dans ce méli-mélo universel et inouï, mes notions sur les choses se voilent d’un brouillard léger. Je presse amicalement contre mon bras celui de mademoiselle Miogonitchi (ou Karakamoko) ; il me vient en tête une foule de choses, comiques mais innocentes, à lui dire dans toutes sortes de langues à la fois ; le monde entier, en cet instant, m’apparaît rapetissé, condensé, unifié, et absolument tourné au drolatique.

Cependant les groupes commencent à s’éclaircir, les salons à se vider. Plusieurs dames ont fait des sorties à l’américaine. Plusieurs danseuses encapuchonnées, plusieurs cavaliers à collet relevé se sont abandonnés isolément aux soins des diablotins noirs qui les guettaient à la porte et qui les ont emportés à toutes jambes, dans leur brouette, à travers la nuit noire.

Moi-même, je vais me livrer à l’un de ces djin coureurs, afin de ne pas manquer ce train spécial de retour à Yokohama qui, d’après ma carte d’invitation, doit partir à une heure du matin de la gare de Shibachi.

En somme, une fête très gaie et très jolie, que ces Japonais nous ont offerte là avec beaucoup de bonne grâce. Si j’y ai souri de temps en temps, c’était sans malice. Quand je songe même que ces costumes, ces manières, ce cérémonial, ces danses, étaient des choses apprises, apprises très vite, apprises par ordre impérial et peut-être à contrecœur, je me dis que ces gens sont de bien merveilleux imitateurs et une telle soirée me semble un des plus intéressants tours de force de ce peuple, unique pour les jongleries.

Cela m’a amusé de noter, sans intention bien méchante, tous ces détails, que je garantis du reste fidèles comme ceux d’une photographie avant les retouches. Dans ce pays qui se transforme si prodigieusement vite, cela amusera peut-être aussi des Japonais eux-mêmes, quand quelques années auront passé, de retrouver écrite ici cette étape de leur évolution ; de lire ce que fut un bal décoré de chrysanthèmes et donné au Rokou-Meïkan pour l’anniversaire de la naissance de Sa Majesté l’empereur Muts-Hito[1], en l’an de grâce 1886.

  1. Pour ne blesser aucun des personnages, j’ai changé tous les noms, excepté celui de l’empereur Muts-Hito.