Jane Eyre/Chapitre XXIX

Traduction par Mme Lesbazeilles Souvestre.
Librairie Hachette et Cie (p. 124-136).

CHAPITRE XXIX.


Je ne me rappelle que très confusément les trois jours et les trois nuits qui suivirent mon arrivée dans cette maison ; je pensais peu ; je ne faisais rien. Je sais que j’étais dans une petite chambre et dans un lit étroit. Il me semblait que j’étais attachée à ce lit, car j’y restais aussi immobile qu’une pierre, et m’en arracher eut presque été me tuer. Je ne faisais point attention au temps ; je ne m’apercevais pas de l’arrivée du soir ou du matin. Je voyais quand quelqu’un entrait dans la chambre ou la quittait ; je pouvais même dire qui c’était ; je comprenais ce qui se disait, lorsque celui qui parlait était près de moi ; mais je ne pouvais pas répondre : il m’était aussi impossible d’ouvrir mes lèvres que de remuer mes membres. Anna était celle qui me visitait le plus souvent ; je n’aimais pas à la voir, parce que je sentais qu’elle m’aurait voulue loin de là, qu’elle ne comprenait pas ma position et qu’elle était mal disposée à mon égard. Diana et Marie entraient dans la chambre une ou deux fois par jour, et je les entendais murmurer à côté de moi des phrases semblables à celles-ci :

— C’est bien heureux que nous l’ayons fait entrer.

— Oh oui ! car on l’aurait certainement trouvée morte le lendemain, si elle fût restée dehors toute la nuit. Je me demande ce qui a pu lui arriver.

— Elle a supporté de grandes souffrances, je crois, la pauvre voyageuse pâle et amaigrie !

— À en juger d’après sa manière de parler, ce n’est pas une personne sans éducation ; son accent est très pur, et les vêtements qu’on lui a retirés, bien que souillés et mouillés, étaient beaux et presque neufs.

— Elle a une figure singulière, maigre et hagarde, et qui me plaît pourtant ; quand elle est animée et en bonne santé, je parie que sa physionomie doit être agréable. »

Pas une seule fois je ne les entendis regretter l’hospitalité qu’ils m’avaient accordée ; pas une seule fois je ne les vis témoigner, à mon égard, de défiance ou d’aversion. Je me sentais bien.

M. Saint-John ne vint me voir qu’une seule fois ; il me regarda, et dit que mon état léthargique était la réaction inévitable qui devait suivre toute fatigue excessive. Il déclara inutile d’envoyer chercher un médecin ; il était sûr, disait-il, que, livrée à elle-même, la nature n’en agirait que mieux. Il ajouta que chacun de mes nerfs avait été violemment excité et qu’il fallait un profond sommeil à tout le système ; que je n’avais pas de maladie et que ma convalescence, une fois commencée, serait rapide. Il dit toutes ces choses en peu de mots et à voix basse. Après une pause, il ajouta, du ton d’un homme peu accoutumé à l’expansion :

« Une physionomie extraordinaire, et qui certainement n’indique ni la vulgarité ni la dégradation.

— Loin de là, répondit Diana ; à dire vrai, Saint-John, je m’attache à cette pauvre petite créature ; je voudrais pouvoir la garder toujours.

— Il est probable que ce sera impossible, répondit M. Saint-John ; vous verrez qu’elle se trouvera être quelque jeune lady qui, ayant eu un malentendu avec ses amis, les aura quittés dans un moment d’irréflexion. Nous réussirons peut-être à la leur rendre, si elle n’est pas trop entêtée ; mais je vois sur son visage des lignes qui indiquent une telle force de volonté que je doute un peu du succès. » Il me regarda quelques minutes, puis ajouta : « Sa figure exprime la sensibilité, mais elle n’est pas jolie.

— Elle est si malade, Saint-John !

— Malade ou non, elle ne peut être jolie ; la grâce et l’harmonie manquent dans ses traits. »

Le troisième jour, je fus mieux ; le quatrième, je pus parler, remuer, me lever sur mon lit et me tourner. Anna m’apporta un peu de gruau et une rôtie sans beurre ; je pense que ce devait être vers l’heure du dîner. Je mangeai avec plaisir ; cette nourriture me sembla bonne, et je ne lui trouvai pas cette saveur fiévreuse qui, jusque-là, avait empoisonné tout ce que j’avais mangé. Quand Anna me quitta, je me sentais forte et animée, comparativement du moins à ce que j’étais auparavant. Au bout de quelque temps, je fus rassasiée de repos et tourmentée par le besoin de l’action. Je désirais me lever ; mais quels vêtements mettre ? je n’avais que mes habits mouillés et tachés de boue, avec lesquels j’étais tombée dans la mare et je m’étais couchée à terre. J’eus honte de paraître ainsi vêtue devant mes bienfaiteurs ; mais cette humiliation me fut épargnée. Sur une chaise, au pied du lit, j’aperçus tous mes habits propres et séchés. Ma robe de soie noire était pendue au mur ; toutes les traces de boue avaient été enlevées ; les plis formés par la pluie avaient disparu ; en un mot, elle était propre et en état d’être portée. Mes bas et mes souliers, bien nettoyés, étaient redevenus présentables. Il y avait dans la chambre de quoi me laver et une brosse et un peigne pour arranger mes cheveux. Après bien des efforts qui m’obligèrent à me reposer toutes les cinq minutes, je parvins enfin à m’habiller. Mes vêtements pendaient le long de mon corps, car j’avais beaucoup maigri ; mais je m’enveloppai dans un châle pour cacher l’état où j’étais. Enfin, j’étais propre ; je n’avais plus sur moi ni taches de boue ni traces de désordre, deux choses que je détestais tant et qui m’avilissaient à mes propres yeux. Je descendis l’escalier de pierre en m’aidant de la balustrade ; j’arrivai à un passage bas et étroit qui me conduisit bientôt à la cuisine.

En y entrant, je sentis l’odeur du pain nouvellement cuit, et la chaleur d’un feu généreux arriva jusqu’à moi. On sait combien il est difficile d’arracher les préjugés d’un cœur qui n’a pas subi la bonne influence de l’éducation, car ils y sont aussi fortement enracinés que les mauvaises herbes dans les pierres. Aussi Anna avait-elle été d’abord froide et roide à mon égard ; dernièrement elle s’était un peu radoucie, et lorsqu’elle me vit propre et bien habillée, elle alla même jusqu’à sourire.

« Comment ! vous vous êtes levée ! dit-elle ; alors vous êtes mieux ; vous pouvez vous asseoir dans ma chaise, sur la pierre du foyer, si vous le désirez. »

Elle m’indiqua le siège ; je le pris. Elle continua son ouvrage, me regardant de temps en temps du coin de l’œil ; puis se tournant de mon côté après avoir retiré quelques pains du four, elle me dit tout à coup :

« Avez-vous jamais mendié avant de venir ici ? »

Un instant je fus indignée ; mais, me rappelant que la colère serait hors de propos, et qu’en effet elle avait dû me prendre pour une mendiante, je lui répondis tranquillement, mais avec une certaine fermeté :

« Vous vous trompez lorsque vous supposez que je suis une mendiante ; je ne suis pas plus une mendiante que vous ou que vos jeunes maîtresses. »

Après une pause, elle reprit :

« Je ne comprends pas cela ; et pourtant vous n’avez pas de maison ni de magot, je parie.

— On peut n’avoir ni maison ni argent (car je suppose que c’est là ce que vous voulez dire), sans être pour cela une mendiante dans le sens où vous l’entendez.

— Êtes-vous savante ? me demanda-t-elle au bout de quelque temps.

— Oui.

— Mais vous n’avez jamais été en pension ?

— Si, pendant huit ans. »

Elle ouvrit ses yeux tout grands.

« Alors pourquoi ne pouvez-vous pas vous suffire ! reprit-elle.

— Jusqu’ici je me suis suffi à moi-même, et j’espère que je me suffirai plus tard encore. Qu’allez-vous faire de ces groseilles ? demandai-je en la voyant apporter une corbeille de fruits.

— Des tartes.

— Donnez-les-moi, je vais les éplucher.

— Je ne vous demande pas de m’aider.

— Mais il faut que je fasse quelque chose ; donnez-les-moi.

— Vous n’avez pas été habituée aux gros ouvrages ; je le vois à vos mains, dit-elle ; vous avez peut-être été couturière ?

— Non, vous vous trompez ; mais peu importe ce que j’ai été : ne vous en tourmentez pas plus ; mais dites-moi le nom de la maison où vous demeurez ?

— Il y en a qui l’appellent Marsh-End, d’autres Moor-House.

— Et le maître de la maison s’appelle M. Saint-John.

— Il ne demeure pas ici ; il n’y est que depuis peu de temps ; sa maison est dans sa paroisse, à Morton.

— Le village qui est à quelques milles d’ici ?

— Oui.

— Et qu’est-il ?

— Il est pasteur. »

Je me rappelai la réponse que m’avait faite la vieille femme de charge du presbytère quand je lui avais demandé à voir le pasteur.

« Alors, repris-je, c’était ici la maison de son père ?

— Oui, le vieux M. Rivers demeurait ici ; et son père, son grand-père et son arrière-grand-père y avaient demeuré avant lui.

— Alors, le monsieur que j’ai vu s’appelle M. Saint-John Rivers ?

— Oui, Saint-John est comme son nom de baptême.

— Et ses sœurs s’appellent Diana et Marie Rivers ?

— Oui.

— Leur père est mort ?

— Il y a trois semaines. Il est mort subitement.

— Ils n’ont pas de mère ?

— Elle est morte il y a plusieurs années.

— Demeurez-vous depuis longtemps dans la famille ?

— Depuis trente ans. Je les ai élevés tous les trois.

— Cela prouve que vous avez été une servante honnête et fidèle. Je le déclarerai hautement, bien que vous ayez eu l’impolitesse de m’appeler une mendiante. »

Elle me regarda de nouveau avec surprise.

« Je crois, dit-elle, que je me suis tout à fait trompée sur votre compte ; mais il y a tant de fripons dans le pays qu’il ne faut pas m’en vouloir.

— Et bien que vous ayez voulu me chasser, continuai-je un peu sévèrement, à un moment où l’on n’aurait pas mis un chien à la porte.

— Oui, c’était dur. Mais que faire ? Je pensais plus aux enfants qu’à moi ; elles n’ont que moi pour prendre soin d’elles et je suis quelquefois obligée d’être un peu vive. »

Je gardai le silence pendant quelques minutes.

« Il ne faut pas me juger trop sévèrement, reprit-elle de nouveau.

— Je vous juge sévèrement, repris-je, et je vais vous dire pourquoi. Ce n’est pas tant parce que vous m’avez refusé un abri, et que vous m’avez traitée de menteuse, que parce que vous venez de me reprocher de n’avoir ni maison ni argent. On a vu les gens les plus vertueux du monde réduits à un dénûment aussi grand que le mien ; et si vous étiez chrétienne, vous ne regarderiez pas la pauvreté comme un crime.

— C’est vrai, répondit-elle ; M. Saint-John me le dit aussi. Je vois que je m’étais trompée, mais maintenant j’ai une tout autre opinion de vous, car vous avez l’air d’une jeune fille propre et convenable.

— Cela suffit, je vous pardonne à présent ; donnez-moi une poignée de main. »

Elle mit sa main rude et enfarinée dans la mienne ; un sourire bienveillant illumina son visage, et, à partir de ce moment, nous fûmes amies.

Anna aimait évidemment à parler. Pendant que j’épluchais les fruits et qu’elle-même faisait la pâte de la tourte, elle se mit à me donner une infinité de détails sur son ancien maître, sa maîtresse et les enfants ; c’est ainsi qu’elle appelait les jeunes gens.

« Le vieux M. Rivers, me dit-elle, était un homme simple, et pourtant aucune famille ne remonte plus haut que la sienne ; Marsh-End a toujours appartenu aux Rivers (et elle affirmait qu’il y avait au moins deux cents ans que la maison était bâtie). Elle doit paraître bien humble et bien triste, continua la servante, comparée au grand château de M. Olivier, dans la vallée de Morton. Mais je me rappelle le père de M. Olivier, ouvrier et travaillant dans la fabrique d’aiguilles, tandis que la famille de M. Rivers est de vieille noblesse. Elle remonte jusqu’au temps des Henri, comme on peut bien le voir dans les registres de l’église ; et pourtant, mon maître était comme les autres, rien ne le distinguait des paysans : il était chaussé de gros souliers, s’occupait de ses fermes, et ainsi de suite. Quant à ma maîtresse, c’était différent : elle aimait à lire et à étudier, et ses enfants ont suivi son exemple. Il n’y a jamais eu, et il n’y a encore personne comme eux dans ce pays. Tous trois ont aimé l’étude presque du moment où ils ont su parler, et ils ont toujours été d’une pâte à part. Quand M. John fut grand, on l’envoya au collége pour en faire un ministre. Les jeunes filles, aussitôt qu’elles eurent quitté la pension, cherchèrent à se placer comme gouvernantes, car on leur avait dit que leur père avait perdu beaucoup d’argent par suite d’une banqueroute, qu’il n’était pas assez riche pour leur donner de la fortune, qu’il leur faudrait se tirer d’affaire elles-mêmes. Pendant longtemps elles ne sont restées que très peu à la maison. Ces temps-ci, elles sont venues y passer quelques semaines à cause de la mort de leur père. Elles aiment beaucoup Marsh-End, Morton, les rochers de granit et les montagnes environnantes. Bien qu’elles aient habité Londres, et plusieurs autres grandes villes, elles disent toujours qu’il n’y a rien de tel que le pays où l’on est né. Et puis, elles sont si bien ensemble ! elles ne se disputent jamais ; c’est la famille la plus unie que je connaisse. »

Ayant achevé d’éplucher mes groseilles, je demandai où étaient les deux jeunes filles et leur frère.

« Ils ont été faire une promenade à Morton, me répondit-elle, mais ils seront de retour dans une demi-heure pour prendre le thé. »

Ils revinrent, en effet, à l’heure indiquée par Anna ; ils entrèrent par la cuisine. Lorsque M. Saint-John me vit, il me salua simplement, et continua son chemin. Les deux jeunes filles s’arrêtèrent : Marie m’exprima, en quelques mots pleins de bonté et de calme, le plaisir qu’elle avait à me voir en état de descendre ; Diana me prit la main et pencha sa tête vers moi.

« Avant de vous lever, vous auriez dû me demander permission, me dit-elle ; vous êtes encore bien pâle et bien faible. Pauvre enfant ! pauvre jeune fille ! »

La voix de Diana me rappela le roucoulement de la tourterelle ; son regard me charmait, et j’aimais à le rencontrer. Tout son visage était rempli d’attrait pour moi. La figure de Marie était aussi intelligente, ses traits aussi jolis ; mais son expression était plus réservée ; ses manières, quoique douces, étaient moins familières. Il y avait une certaine autorité dans le regard et dans la parole de Diana ; évidemment, elle avait une volonté. Il était dans ma nature de me soumettre avec plaisir à une autorité semblable à la sienne ; lorsque ma conscience et ma dignité me le permettaient, j’aimais à plier sous une volonté active.

« Et que faites-vous ici ? continua-t-elle ; ce n’est pas votre place. Marie et moi nous nous tenons quelquefois dans la cuisine, parce que chez nous nous aimons à être libres jusqu’à la licence ; mais vous, vous êtes notre hôte. Entrez dans le salon.

— Je suis très bien ici.

— Pas du tout ; Anna fait du bruit autour de vous, et vous couvre de farine.

— Et puis le feu est trop chaud pour vous, ajouta Marie.

— Certainement, reprit Diana ; venez, il faut obéir. »

Et, me tenant toujours la main, elle me fit lever et me conduisit dans une chambre intérieure.

« Asseyez-vous là, me dit-elle, en me plaçant sur le sofa, pendant que nous nous déshabillerons et que nous préparerons le thé ; car c’est encore un de nos privilèges dans notre petite maison des montagnes, nous préparons nous-mêmes nos repas quand nous y sommes disposées, et qu’Anna est occupée à pétrir, à cuire, à laver ou à repasser. »

Elle ferma la porte et me laissa seule avec M. Saint-John, qui était assis en face de moi, un livre ou un journal à la main. J’examinai d’abord le salon, ensuite celui qui l’occupait.

Le salon était une petite pièce simplement meublée, mais propre et confortable. Les chaises, de forme antique, étaient brillantes à force d’avoir été frottées, et la table de noyer eût pu servir de miroir. Quelques vieux portraits d’hommes et de femmes décoraient le papier fané du mur ; un buffet vitré renfermait des livres et un ancien service de porcelaine. Il n’y avait aucun ornement inutile dans la chambre ; pas un meuble moderne, excepté pourtant deux boîtes à ouvrage et un pupitre en bois de rose, placés sur une table de côté. Tout enfin, y compris le tapis et les rideaux, était à la fois vieux et bien conservé.

M. Saint-John, aussi immobile que les tableaux suspendus au mur, les yeux fixés sur son livre et les lèvres complètement fermées, était facile à examiner, et même l’examen n’aurait pas été plus aisé si, au lieu d’être un homme, il eût été une statue. Il pouvait avoir de vingt-huit à trente ans ; il était grand et élancé ; son visage attirait le regard. Il avait une figure grecque, des lignes très pures, un nez droit et classique, une bouche et un menton athéniens. Il est rare qu’une tête anglaise s’approche autant des modèles antiques. Il avait bien pu être un peu choqué de l’irrégularité de mes traits, les siens étaient si harmonieux ! Ses grands yeux bleus étaient voilés par des cils noirs ; quelques mèches de cheveux blonds tombaient négligemment sur son front élevé et pâle comme l’ivoire.

Quels traits charmants ! direz-vous. Et pourtant, en regardant M. Saint-John, il ne me vint pas une seule fois à l’idée qu’il dût avoir une nature charmante, souple, sensitive, ni même douce. Bien qu’il fût immobile en ce moment, il y avait dans sa bouche, son nez et son front, quelque chose qui semblait indiquer l’inquiétude, la dureté ou la passion. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda pas une seule fois, jusqu’à ce que ses sœurs fussent de retour. Diana, qui allait et venait pour préparer le thé, m’apporta un petit gâteau cuit dans le four.

« Mangez cela maintenant, me dit-elle ; vous devez avoir faim ; Anna m’a dit que depuis le déjeuner vous n’aviez mangé qu’un peu de gruau. »

J’acceptai, car mon appétit était aiguisé. M. Rivers ferma alors son livre, s’approcha de la table, et, au moment où il s’assit, fixa sur moi ses yeux bleus, semblables à ceux d’un tableau. Son regard était si direct, si scrutateur, et indiquait tant de résolution, qu’il fut bien évident pour moi que, si M. Rivers ne m’avait pas encore examinée, c’était avec intention et non pas par timidité.

« Vous avez très faim ? me dit-il.

— Oui, monsieur, » répondis-je.

Il était dans ma nature de répondre brièvement à une question brève, et simplement à une question directe.

« Il est heureux, reprit-il, que la fièvre vous ait forcée à vous abstenir ces trois derniers jours : il y aurait eu du danger à céder dès le commencement à votre appétit vorace. Maintenant vous pouvez manger, mais il faut pourtant de la modération. »

Ma réponse fut à la fois impolie et maladroite.

« J’espère, monsieur, dis-je, que je ne me nourrirai pas longtemps à vos dépens.

— Non, répondit-il froidement ; quand vous nous aurez indiqué la demeure de vos amis, nous leur écrirons et vous leur serez rendue.

— Je vous dirai franchement qu’il n’est pas en mon pouvoir de le faire, car je n’ai ni demeure ni amis. »

Tous trois me regardèrent, mais sans défiance ; leurs regards n’exprimaient pas le soupçon, mais plutôt la curiosité. Je parle surtout des deux jeunes filles : car, bien que les yeux de Saint-John fussent limpides dans le sens propre du mot, au figuré il était presque impossible d’en mesurer la profondeur ; c’étaient plutôt des instruments destinés à sonder les pensées des autres que des agents propres à révéler les siennes. Sa réserve et sa perspicacité étaient plutôt faites pour embarrasser que pour encourager.

« Voulez-vous dire, reprit-il, que vous n’avez aucun parent ?

— Oui, monsieur ; aucun lien ne m’attache à un être vivant. Je n’ai le droit de réclamer d’abri sous aucun toit d’Angleterre.

— C’est une position bien singulière à votre âge. »

Je vis son regard se diriger vers mes mains, qui étaient croisées sur la table. Je me demandais ce qu’il cherchait ; je le compris bientôt par la question qu’il me fit.

« Vous n’avez jamais été mariée ? » me demanda-t-il.

Diana se mit à rire.

« Comment, Saint-John ! s’écria-t-elle ; elle a tout au plus dix-sept ou dix-huit ans.

— J’ai près de dix-neuf ans, dis-je, mais je ne suis pas mariée. »

Je sentis le rouge me monter au visage, car ce mot de mariage avait réveillé chez moi des souvenirs amers et cuisants. Tous virent mon embarras et mon émotion ; mais le frère, plus sombre et plus froid, continua à me regarder jusqu’à ce que le trouble m’eût amené des larmes dans les yeux.

« Où avez-vous demeuré en dernier lieu ? demanda-t-il de nouveau.

— Vous êtes trop curieux, Saint-John, » murmura Marie à voix basse.

Mais, appuyé sur la table, M. Rivers demandait une réponse par son regard ferme et perçant.

« Le nom du lieu où j’ai demeuré et de la personne avec laquelle j’ai vécu est mon secret, répondis-je.

— Et, dans mon opinion, vous avez le droit de le garder et de ne répondre ni à Saint-John ni aux autres questionneurs indiscrets, remarqua Diana.

— Et pourtant, si je ne sais rien sur vous ni sur votre histoire, je ne puis pas venir à votre aide, dit-il ; et vous avez besoin de secours, n’est-ce pas ?

— J’en ai besoin et j’en cherche ; je désire que quelque véritable philanthrope me procure un travail dont le salaire suffise pour faire face aux premières nécessités de la vie.

— Je ne sais si je suis un véritable philanthrope, mais je désire vous aider autant qu’il est en mon pouvoir pour atteindre un but aussi honnête. Mais dites-moi d’abord ce que vous avez été accoutumée à faire, puis ce que vous pouvez faire. »

J’avais avalé mon thé ; ce breuvage m’avait restaurée comme du vin aurait restitué un géant ; il avait donné du ton à mes nerfs sans force, et je pus m’adresser avec fermeté à ce juge jeune et pénétrant.

« Monsieur Rivers, dis-je en me tournant vers lui, et en le regardant comme il me regardait, c’est-à-dire ouvertement et sans timidité, vous et vos sœurs m’avez rendu un grand service, le plus grand qu’un homme puisse rendre à son semblable : vous m’avez arrachée à la mort par votre noble hospitalité ; ce bienfait vous donne un droit illimité à ma reconnaissance, et un certain droit à ma confiance. Je vous dirai sur la voyageuse que vous avez recueillie tout ce que je puis dire sans compromettre la paix de mon esprit, ma propre sécurité morale et physique, et surtout celle des autres. Je suis orpheline, fille d’un ministre ; mes parents sont morts avant que j’aie pu les connaître. Je me trouvai dans une position dépendante. Je fus élevée à une école de charité ; je vous dirai même le nom de l’établissement où j’ai passé six années comme élève et deux comme maîtresse : c’était à Lowood, Institution des Orphelins, comté de… Vous aurez entendu parler de cela, monsieur Rivers ; le révérend Robert Brockelhurst était trésorier.

— J’ai entendu parler de M. Brockelhurst, et j’ai vu l’école.

— J’ai quitté Lowood il y a à peu près un an pour devenir institutrice dans une maison. J’avais une bonne place et j’étais heureuse ; cette place, j’ai été obligée de la quitter quatre jours avant le moment où je suis arrivée ici ; je ne puis pas, je ne dois pas dire la raison de mon départ : ce serait inutile, dangereux, et paraîtrait incroyable. Je ne suis pas à blâmer ; je suis aussi pure qu’aucun de vous ; je suis malheureuse et je le serai pendant quelque temps, car la cause qui m’a fait fuir cette maison où j’avais trouvé un paradis est à la fois étrange et vile. Lorsque je partis, deux choses seulement me paraissaient importantes, la promptitude et le secret : aussi, pour atteindre mon but, ai-je laissé derrière moi tout ce que je possédais, excepté un petit paquet ; mais, dans ma hâte et mon trouble, je l’ai oublié dans la voiture qui m’a amenée à Whitcross. Je suis donc arrivée ici sans rien ; j’ai dormi deux nuits en plein air ; j’ai marché deux jours sans franchir le seuil d’une porte ; pendant ce temps, je n’ai mangé que deux fois ; et alors, épuisée par la faim, la fatigue et le désespoir, j’allais voir commencer mon agonie : mais vous, monsieur Rivers, vous n’avez pas voulu me laisser mourir de faim devant votre porte, et vous m’avez recueillie sous votre toit. Je sais tout ce que vos sœurs ont fait pour moi depuis ; car, pendant ma torpeur apparente, je voyais ce qui se passait autour de moi, et j’ai vu que je devais à leur compassion naturelle, spontanée et généreuse, autant qu’à votre charité évangélique.

— Ne la faites plus parler maintenant, Saint-John, dit Diana en me voyant m’arrêter ; elle n’est pas en état d’être excitée ; venez vous asseoir sur le sofa, mademoiselle Elliot. »

Je tressaillis involontairement ; j’avais oublié mon nouveau nom. M. Rivers, à qui rien ne semblait échapper, l’eut bientôt remarqué.

« Vous dites que votre nom est Jane Elliot ? me demanda-t-il.

— Je l’ai dit, et c’est en effet le nom par lequel je désire être appelée pour le moment ; mais ce n’est pas mon véritable nom, et, quand je l’entends, il sonne étrangement à mes oreilles.

— Vous ne voulez pas dire votre véritable nom ?

— Non ; je crains par-dessus tout qu’on ne découvre qui je suis, et j’évite tout ce qui pourrait trahir mon secret.

— Et vous avez bien raison, dit Diana. Maintenant, mon frère, laissez-la tranquille un moment ! »

Mais Saint-John, après avoir réfléchi quelque temps, reprit avec son ton imperturbable et sa pénétration ordinaire :

« Vous ne voudriez pas accepter longtemps notre hospitalité ; vous voudriez vous débarrasser, aussitôt que possible, de la compassion de mes sœurs, et surtout de ma charité (car j’ai bien remarqué la distinction que vous faisiez entre nous : je ne vous en blâme pas, elle est juste) ; vous désirez être indépendante.

— Oui, je vous l’ai déjà dit ; montrez-moi ce que je dois faire ou comment je dois me procurer de l’ouvrage : c’est tout ce que je vous demande. Envoyez-moi, s’il le faut, dans la plus humble ferme ; mais, jusque-là, permettez-moi de rester ici ; car j’aurais bien peur s’il fallait recommencer à lutter contre les souffrances d’une vie vagabonde.

— Certainement vous resterez ici, me dit Diana en posant sa main blanche sur ma tête.

— Oh ! oui » répéta Marie avec la sincérité peu expansive qui lui était naturelle.

— Vous le voyez, me dit Saint-John ; mes sœurs ont du plaisir à vous garder, comme elles auraient du plaisir à garder et à soigner un oiseau à demi gelé, qu’un vent d’hiver aurait poussé vers leur demeure. Quant à moi, je me sens plutôt disposé à vous mettre en état de vous suffire à vous-même. Je ferai mes efforts pour atteindre ce but ; mais ma sphère est étroite : je ne suis qu’un pauvre pasteur de campagne ; mon secours sera des plus humbles, et si vous dédaignez les petites choses, cherchez un protecteur plus puissant que moi.

— Elle vous a déjà dit qu’elle voulait bien faire tout ce qui était honnête et en son pouvoir, répondit Diana ; et vous savez, Saint-John, qu’elle ne peut pas choisir son protecteur ; elle est bien forcée de vous accepter, malgré votre esprit pointilleux.

— Je serai couturière, lingère, domestique, bonne d’enfants même, si je ne puis rien trouver de mieux, répondis-je.

— C’est bien, dit Saint-John. Si telles sont vos dispositions, je vous promets de vous aider dans mon temps et à ma manière. »

Il reprit alors le livre qu’il lisait avant le thé ; je me retirai bientôt, car j’étais restée debout, et j’avais parlé autant que mes forces me le permettaient.