Jane Austen, sa vie et son œuvre/Conclusion



CONCLUSION


La valeur et la portée de l’œuvre de Jane Austen.
Ses résonances dans le roman féminin
de l’ère Victorienne.


Il est un moment de l’aube où, dans la lumière fine et pâle du jour naissant, les lignes d’un paysage familier revêtent une apparence nouvelle. Sous la limpide clarté qui les baigne, elles prennent un caractère qu’on ne leur voit point aux heures illuminées d’un plus chaud rayonnement. Il semble alors que l’œil aperçoive pour la première fois ce décor, cependant bien connu, dont la magie de l’aube révèle un aspect jusque-là ignoré. Une même lueur, accompagnée d’une même révélation, éclaire l’œuvre de Jane Austen. Dans les trois romans qui appartiennent aux dernières années d’une trop courte vie, comme dans les pages écrites par un auteur de vingt ans, une atmosphère de fraîcheur matinale, de sereine et pénétrante clarté, prête un intérêt inattendu à des êtres et des choses que rien n’élève au-dessus du niveau de la vie moyenne. L’auteur ne connaît et ne veut connaître que la douceur et la sécurité d’existences protégées contre toutes les surprises du destin ; rien n’attire son attention ou n’excite sa curiosité qui ne s’épanouisse dans le climat intellectuel et social de la « gentry ».

En dépit de ces restrictions, peut-être à cause d’elles, son roman traduit certains aspects du réel avec une lucidité et une justesse sans égales. Contradiction singulière : ses limites étroites qui seraient ailleurs une cause de faiblesse et d’insuffisance, l’horizon resserré dans lequel s’étioleraient, sans jamais atteindre à la plénitude de l’être, quelques figures chétives, contribuent ici à l’harmonie d’une œuvre unique. Spectateur attentif et amusé, Jane Austen ne cherche point à interpréter la vie ; elle se contente de l’observer, mais son esprit et ses sentiments sont toujours à l’unisson des êtres et des choses qu’elle observe. Aussi trouve-t-on dans son roman une acceptation du réel souriante sans banalité, ironique sans amertume. L’élément de trouble et d’inquiétude qu’apporte le moindre désaccord entre la vie et l’esprit qui la contemple n’y apparaît point. Comment, d’ailleurs, pourrait-il apparaître dans « Orgueil et Parti pris » ou dans « Le Château de Mansfield », puisque celle qui écrit ces romans n’a jamais vu que des images de paix et de joie ? Intrigue, décor, caractères, tout est ici emprunté à l’observation directe ; c’est dans son milieu que Jane Austen a trouvé ces âmes simples et honnêtes, également éloignées des sentiers arides de la passion et des sommets dangereux de l’idéal ; sa propre vie lui a révélé l’intime douceur d’existences asservies chaque jour aux mêmes routines. Et comme elle unit à un don remarquable d’observation une incroyable indifférence à l’égard de tout ce que n’atteint pas sa vision matérielle, l’image du réel que nous offre son roman est à la fois aimable et fidèle.

Cependant cette fidélité ne s’impose point tout d’abord à notre admiration, car un des plus précieux mérites de l’œuvre de Jane Austen est de faire naître en nous le même intérêt que nous prenons aux objets et aux spectacles de notre vie ordinaire. Pour vif qu’il soit, cet intérêt comporte rarement la surprise ou l’admiration. L’art s’égalant à la vie dans les pages de Jane Austen, nous acceptons sans étonnement d’y rencontrer des êtres dont le visage nous est bientôt familier, dont nous connaissons les pensées comme nous connaissons celles d’amis auxquels une longue intimité nous lie. L’invisible barrière qui si souvent s’élève entre les lecteurs et les personnages d’un roman ne nous sépare jamais des promeneurs qui passent en causant sous les ombrages de Mansfield ni des visiteurs assemblés dans le salon de Longbourne. Si complète est l’illusion que nous éprouvons un moment de surprise seulement lorsque l’auteur, rompant le charme qui enchaînait notre attention, nous renvoie, à la dernière page, de la fiction à la réalité.

Ce roman d’un charme si fort et si subtil apporte une solution ingénieuse et nouvelle au problème des relations de l’art et de la vie. Pour offrir dans un raccourci expressif une synthèse imaginative du réel, les romanciers avaient jusqu’alors admis dans leurs œuvres à côté du vrai, le vraisemblable, le possible et l’exceptionnel. Leurs peintures acquéraient par là un relief, une vigueur remarquables ; la vie journalière y apparaissait parée des vives couleurs du drame et de l’aventure, cependant de certains personnages flottait encore par instants la nuée d’encens et de gloire qui accompagne les pas des héros et des déesses. En s’inspirant largement du réel, les romanciers ajoutaient aux incidents et aux caractères dont la vie contemporaine leur avait fourni le modèle, des traits que la réalité présente rarement. Avec « Orgueil et Parti pris », l’attitude nouvelle du romancier devant le réel entraîne une modification dans l’optique et l’allure de son œuvre. Un village suffit au décor et quelques mois sont assez pour que l’intrigue se développe et s’achève. Renonçant à disposer librement du temps et de l’espace, le roman de Jane Austen s’enferme dans un cadre étroit. Il réduit le nombre de ses personnages à celui de la compagnie qui peut trouver place autour de la table ou dans le salon d’un gentilhomme de province, et demande à l’observation patiente des caractères, à l’étude détaillée d’existences unies et monotones, l’intérêt que le roman puisait auparavant dans la présentation de figures originales et frappantes ou dans la rapide succession d’événements inattendus. Au lieu des péripéties et des retours inespérés de la fortune qui amenaient à son dénouement le roman de Fielding, de Smollett et même de Richardson, l’intrigue d’« Orgueil et Parti pris » ou du « Château de Mansfield », présente des ressorts plus délicats. L’arrivée d’un visiteur, une rencontre au bal ou à la promenade, quelques paroles surprises par un témoin dont on ne soupçonne pas la présence, c’est là bien peu de chose et cependant assez pour décider du sort d’une Elizabeth Bennet et d’une Anne Elliot, ou pour renvoyer Henry Crawford à sa vie bruyante et vide. Regardant la vie comme un spectacle dans lequel elle devine une variété infinie, Jane Austen s’avise de fixer en des pages ironiques et spirituelles ce qu’elle observe chaque jour autour d’elle. Elle s’aperçoit que la vie en apparence la plus monotone, par cela seul que des hommes la vivent, mérite d’être étudiée et n’a pas besoin d’être embellie ni haussée de ton pour être transcrite dans le roman. À la fois capable d’observer et d’exprimer avec justesse ce que son regard pénétrant a su voir ou deviner, elle emploie son imagination, son intuition, son sens artistique à la reproduction exacte de la réalité. Pour la première fois, la transposition de la vie à l’art s’opère dans le roman sans que le rythme, l’accent et les couleurs de la réalité soient altérés. L’expérience de l’auteur étant fort restreinte, son œuvre n’embrasse qu’un petit nombre de situations et de caractères, mais comme ceux-ci sont empruntés directement à la réalité, l’œuvre que ses limites étroites sembleraient devoir écarter de toute vérité profonde, participe néanmoins à l’innombrable diversité de la vie.

Une même ambiance, l’influence des mêmes traditions rapprochent les personnages de chaque nouveau roman de certaines figures déjà entrevues ou longuement étudiées dans une autre partie de l’œuvre de Jane Austen. Sir John Middleton, Sir Thomas Bertram, et Mr. Knightley sont guidés par les mêmes principes dans l’administration de leur domaine ; leurs soins et leur ambition tendent à un unique but, qui est de transmettre intacts à leur héritier le renom et les biens de leur famille. Les jeunes pasteurs, Mr. Collins, Edmond Bertram, Henry Tilney, ont une égale conscience des obligations tout extérieures que leur impose leur qualité de « clergymen » ; les héroïnes, Elizabeth, Emma ou Fanny partagent les mêmes goûts et ont reçu l’éducation que reçoivent à cette époque les filles des gentilshommes de province. Mais cette ressemblance ne va pas plus loin ; chaque membre d’un même groupe, « squire », pasteur ou « jeune dame » possède une physionomie distincte et nous révèle une individualité nettement marquée. Sans que son caractère ou ses talents s’élèvent jamais au diapason héroïque, il vit à nos yeux d’une vie qui lui est propre. Pareil à la plupart des êtres que nous rencontrons chaque jour, il ne se distingue pas du commun des hommes par des qualités ou des défauts éclatants, et cependant sa figure et son caractère s’imposent à notre attention et à notre souvenir parce qu’ils nous apparaissent toujours illuminés de la lumière du réel.

Peinture de mœurs aussi bien qu’étude psychologique, l’œuvre de Jane Austen a subi, avec les années, une inévitable transformation. À mesure que se sont modifiées les apparences si fidèlement décrites dans ses pages, chacun des romans s’est enrichi de la grâce émouvante qui s’attache à l’image de choses à jamais disparues. Bornant son étude à « trois ou quatre familles » dans un milieu provincial, cette œuvre dépasse les limites modestes que son auteur lui avait assignées. Nous y découvrons aujourd’hui, avec les mœurs et l’esprit d’une caste, quelque chose de plus large : l’expression d’instincts et de tendances invariables qui appartiennent à l’âme de la race. Jane Austen en traçant un admirable portrait de Sir Thomas Bertram, ne s’est pas inquiétée de la généalogie du châtelain de Mansfield. Nous la connaissons cependant. Le digne Sir Thomas doit compter parmi ses ancêtres, le chevalier qui, après de lointaines expéditions, célébra son retour au pays natal par un pèlerinage au sanctuaire de Saint Thomas de Cantorbéry. Les conditions extérieures de la vie se sont transformées. Le « parfait et noble chevalier » de Chaucer est devenu le paisible « squire » qui n’abandonne son château qu’une seule fois, pour aller visiter ses domaines aux colonies. Mais, à quatre siècles de distance, les mêmes vertus « loyauté, honneur, indépendance, courtoisie, » demeurent les qualités auxquelles se reconnaît le gentilhomme, dans un milieu dont l’idéal moral se transmet, presque immuable, de génération en génération. Dans la vie d’incessante bien qu’inutile activité de la « gentry » au xviiie siècle, dans ces âmes honnêtes et droites, fortement attachées au réel, éprises d’ordre, de paix et de prospérité matérielle, nous reconnaissons quelques-uns des traits essentiels de l’âme anglaise lorsque ni l’aventure, ni le rêve ne lui donnent des ailes.

Par là, malgré l’exiguïté de son cadre et en dépit de l’uniformité de son dessin, le roman de Jane Austen semble réaliser le conseil de perfection que donnait Hamlet aux baladins d’Elseneur : il est un miroir offert à la vie, miroir étroit, mais dans lequel passe un reflet de l’éternelle vérité que le génie sait fixer dans les formes innombrables de l’art.


L’œuvre si personnelle, si neuve, de Jane Austen est trop intimement liée à une certaine conception de la réalité, trop exclusivement consacrée à la peinture de certaines conditions sociales pour être une de ces œuvres vraiment fécondes dont la formule peut être reprise et la tradition suivie. Peu de romanciers sont demeurés aussi strictement enfermés que Jane Austen dans les limites de leur expérience et nul n’est moins marqué à l’empreinte de son époque pour subir plus profondément l’influence de son milieu immédiat. Aussi son roman, qui ne porte la trace de presque aucune influence littéraire ou spirituelle — œuvre isolée dans la production littéraire de la fin du xviiie siècle et de l’aube du xixe — ne contient-il rien de ce qu’une génération transmet aux générations suivantes comme le legs précieux de sa sensibilité et de son expérience collective.

La première et magnifique floraison du romantisme anglais au début du xixe siècle avait eu pour résultat d’enrichir la sensibilité et de la rendre plus profonde. Désormais, le roman ne se contente plus d’étudier le mécanisme ou d’observer le jeu de la raison : il participe plus largement et plus puissamment à la vie. Romanciers et psychologues s’intéressent à toutes les manifestations de l’activité extérieure comme à toutes les formes de la vie spirituelle en même temps que, dépassant bientôt l’exaltation égoïste, leur sensibilité s’épanouit en intelligente et généreuse sympathie. Dans les quelques décades qui séparent Jane Austen des romancières de l’ère Victorienne, un siècle de transformations morales et matérielles est contenu tout entier. Charlotte Brontë, Mrs. Gaskell et George Eliot apportent une âme nouvelle à l’étude d’un monde nouveau. Pour elles — nous le voyons dans leurs romans et Charlotte Brontë le dit dans ses lettres avec la plus entière franchise — l’œuvre de Miss Austen est une œuvre, admirable sans doute, mais dont elles ne sauraient s’inspirer.

Trop de problèmes nouveaux, trop d’horizons jusqu’alors ignorés s’offrent à elles, pour qu’elles puissent se borner à peindre avec la fidélité la plus exacte, — Chinese fidelity —, de petites scènes d’intérieur. Le calme souriant, la sérénité parfaite de Miss Austen sont incompréhensibles et presque odieux à Charlotte Brontë dont toute l’œuvre n’est que révolte et passion, tandis que l’aristocratique et dédaigneuse ignorance des misères sociales dans laquelle se comptait l’auteur d’« Emma » s’oppose aussi bien à la large et généreuse sympathie de George Elliot devant la souffrance qu’à la clairvoyance de Mrs. Gaskell. De plus, le roman féminin tel que l’avaient conçu Miss Burney et Jane Austen tend à perdre, chez les grandes romancières du xixe siècle, son caractère spécial. De roman féminin, consacré à la peinture de la vie féminine et jugeant toutes choses à un point de vue exclusivement féminin, il redevient simplement le roman dont une femme est l’auteur. La sensibilité féminine s’exprime à chacune de ses pages, mais il s’affranchit des restrictions que l’éducation et les conventions mondaines imposaient à une « dame » — a lady — à la fin du xviiie siècle. La vie féminine n’est plus enfermée dans les murs d’un salon ou les limites d’un parc, comme elle l’était dans « Evelina » et dans « Orgueil et Parti pris ».

L’évolution sociale aussi bien que morale qui s’est accomplie, imprime un caractère nouveau à celui des romans écrits au milieu du xixe siècle où l’on retrouve le plus clairement la trace de l’iniluence de Jane Austen. Ce roman est « Cranford », un des meilleurs ouvrages, peut-être le chef-d’œuvre, de Mrs. Gaskell. Par son sujet autant que par sa forme et son atmosphère, « Cranford », peinture de la vie féminine, se rattache au roman de Jane Austen. Celles qui vivent au milieu du xixe siècle dans une petite ville « tombée aux mains des Amazones », ont une existence aussi étroite, aussi monotone, aussi entièrement consacrée à d’inutiles occupations que les dames de la société de Highbury ; la douce puérilité de Miss Matty Jenkins rappelle la simplicité de Miss Bates et son intarissable bavardage. Mais une chose a changé qui est capitale. Signe de l’esprit nouveau et des conditions nouvelles, le milieu étudié dans deux romans reliés par une filiation aussi évidente que « Emma » et « Cranford », n’est plus envisagé sous le même aspect. Jane Austen appartient à la « gentry » qu’elle décrit et étudie du dedans, tandis que Mrs. Gaskell, pour bien peindre Cranford et pour apprécier sa valeur au point de vue social, peint du dehors le cercle de Miss Jenkins et de la « gentry » de la petite ville. Aux yeux de Jane Austen, qui accepte joyeusement et sans restriction l’idéal d’aristocratique isolement de sa classe, l’Angleterre que l’industrialisme commence à modifier et va bientôt transformer profondément, est une contrée dont elle se plaît à tout ignorer. Mrs. Elton, dans « Emma » est une femme vulgaire, mais peut-on s’attendre à autre chose, pense Emma Woodhouse — exprimant ici la pensée de Jane Austen — « de la part d’une femme qui passe, il est vrai, une partie de l’hiver à Bath, mais qui est née et a été élevée à Bristol, à Bristol même. »[1]

L’existence des villes commerçantes, qui offusque les préjugés aristocratiques de la « gentry » en 1815, est, au contraire, devenue en 1853 une des grandes réalités de la vie nationale et sociale. Drumble, le grand centre commercial où habite la jeune visiteuse de Miss Jenkins, est mentionné par les vieilles demoiselles avec un étonnement auquel ne se mêle plus le dédain qu’inspirait Bristol ou Birmingham aux habitants de Highbury. La vie féminine étroitement confinée dans le cercle d’une petite ville ou d’une petite paroisse qui, dans l’œuvre de Jane Austen, nous est présentée sous les couleurs les plus aimables, apparaît aux yeux de Mrs. Gaskell revêtue de la mélancolie des choses désuètes. En quelques décades, le grand changement qui s’est opéré dans la vie active a transformé d’une façon plus subtile mais non moins radicale, les existences les mieux protégées contre les atteintes de l’esprit moderne. « Cranford » ne contient plus, au lieu de la radieuse jeunesse d’Elizabeth Bennet ou d’Emma Woodhouse, que des images de maturité finissante et de déclin. Miss Matty et Miss Jenkins vieillissent comme auraient vieilli les héroïnes de Jane Austen si l’on pouvait concevoir que les années atteignent jamais leur grâce et leur incomparable fraîcheur. Elles demeurent le cœur et les yeux emplis des visions d’un passé disparu, et celle qui écrit leur histoire éprouve et nous fait partager un sentiment de pitié pour ces « gentlewomen » de l’ancien régime, isolées et presque étrangères dans une Angleterre qu’envahit un esprit nouveau.

C’est pourquoi si, en lisant « Cranford », on sent à chaque page l’influence de Jane Austen, l’analyse ne peut mettre en lumière que des différences, et ne peut souligner que les divergences d’attitude qui séparent le roman de 1853 des romans de 1815. D’ailleurs, Mrs. Gaskell est aussi l’auteur de romans sociaux « Mary Barton », « Nord et Sud », où la sérénité, l’humour souriant qui caractérisent « Cranford » se changent en une sobre vigueur, en une grande indignation devant le mal social qu’elle observe avec une impitoyable lucidité de vision.

Après « Cranford », la tradition du roman exclusivement féminin se continue dans l’œuvre de Miss Yonge ; mais ce que cette œuvre emprunte à Jane Austen, ce n’est plus son humour ni son étude psychologique de la vie et de l’ame féminines, c’est seulement le cadre de l’existence familiale dans le milieu de la « gentry ». Ici encore, le souffle de l’esprit moderne donne au roman de Miss Yonge une orientation nouvelle. Si « Cranford » rappelle « Emma » ou plutôt reprend, à quarante ans d’intervalle, ses scènes de la vie de province en y ajoutant des éléments apportés par l’évolution sociale, l’œuvre de Miss Yonge et, en particulier, « L’héritier de Redclyffe » [2] et « La chaîne de Marguerite », s’inspirent directement du « Château de Mansfield ». Du « Château de Mansfield », les romans de Miss Yonge se rapprochent par leur étude d’un amour qui se confond le plus souvent avec l’amitié, par la peinture juste et délicate des sentiments qui unissent entre eux les membres d’une même famille, par le sens très net de l’importance considérable, sinon suprême, de la « gentry » dans la société anglaise. Tout cela infiniment moins net, moins précis, moins subtil ; le charme, le sourire et l’humour de Jane Austen n’apparaissent pas ici. L’œuvre entière de Miss Yonge est imprégnée de cette moralité un peu prêcheuse qui, dans « Le Château de Mansfield », donne aux sages discours d’Edmond Bertram l’air d’être empruntés aux homélies de quelque sermonnaire anglican. Nous avons vu que ces passages du « Château de Mansfield » sont une exception chez une parfaite artiste, éloignée de toute intention didactique et de tout souci d’édifier ses lecteurs. C’est à ces quelques pages où Jane Austen veut faire œuvre de moraliste, que le roman de mœurs familiales de Miss Yonge peut être comparé. Mais on trouve dans « Le Château de Mansfield » un dédommagement aux sentencieuses réflexions d’Edmond Bertram dans la verve et l’humour avec lesquels l’auteur met en scène ses autres personnages. « L’héritier de Redclyffe », au contraire, est tout entier baigné dans l’atmosphère de la plus touchante, de la plus admirable et de la plus ennuyeuse vertu. L’idéal puritain, aussi bien que l’idéal social du « gentleman » et de la femme anglaise, trouvent leur plus complète expression dans la personne et dans la vie des héros et des héroïnes de Miss Yonge. Jeunes « squires » affables et bienveillants, jeunes filles nobles et riches, qui, après avoir amené les paysans du village au degré de piété requise, épousent un missionnaire et vont avec lui prêcher l’Évangile et les vertus anglaises aux indigènes d’Océanie, tous sont parés de trop de perfections pour que nous les considérions jamais comme des êtres réels. C’est bien la vie anglaise, le milieu et l’esprit de la « gentry » que Miss Yonge veut peindre. mais il n’y a dans son œuvre ni l’art exquis, ni le sens du réel, ni la valeur psychologique du roman de Jane Austen.

Comme, au cours de l’ère Victorienne et sous l’influence du mouvement d’Oxford, le sentiment religieux a subi une renaissance très forte dans les hautes classes aussi bien que dans la classe moyenne. Miss Yonge remplace la vision rationnelle de la vie, qui donne un accent si incisif à l’étude de la vie à Mansfield ou à Highbury, par une sentimentalité vague, par une piété fade, quoique évidemment sincère. La clarté un peu dure, la netteté parfois tranchante de Jane Austen se changent ici en une lumière molle et diffuse. Alors que la gentry de 1815 accepte pour ses inférieurs la misère et la pauvreté, il y a dans l’âme des héros de Miss Yonge une charité protectrice et sentimentale, une générosité à la fois distante et attendrie à l’égard des pauvres et de tous ceux qui vivent en qualité de tenanciers, de domestiques ou d’ouvriers sur les domaines du squire. L’influence de Jane Austen n’a donc fourni à l’œuvre plus moderne que sa partie toute extérieure. Le cadre est sensiblement le même dans a Le Château de Mansfield » et dans « L’héritier de Redclyffe », mais un souffle nouveau a passé sur les personnages et donne à cette peinture de la vie familiale une atmosphère et une couleur différentes.


Il est rare qu’une œuvre soit jugée par les contemporains d’une façon assez juste pour être définitive; plus rare encore qu’un auteur reçoive pendant sa vie et continue à recevoir pendant cette vie d’outre-tombe qu’il doit à son œuvre, les seuls suffrages qu’il ait jamais désiré obtenir. Par une heureuse exception, il semble que, dans la vie littéraire de Jane Austen, les retours inattendus de la destinée, les jeux méchants du hasard, aient épuisé leur force perverse pendant les années d’attente infructueuse qui séparèrent la composition d’« Orgueil et Parti pris » de la publication de « Bon sens et Sentimentalité ». De 1797 à 1811, Jane Austen fut sans doute bien souvent tentée de penser, en ces heures de pénible examen de soi-même que connaissent tous les êtres intelligents, qu’elle avait passé à écrire trois romans un temps qui aurait été mieux employé à n’importe quel travail d’aiguille. Mais, à partir de 1811, le succès lui vint et sous l’aspect le plus agréable aux yeux de celle qui tenait, avant tout, à sa qualité de femme du monde. Appréciée par un public restreint mais choisi, recevant des témoignages d’admiration sincère mais discrète, comprise et goûtée de ceux-là même qui lui avaient fourni le sujet de ses romans et auxquels son œuvre était adressée, Jane Austen goûta, pendant ses dernières années, un succès qui lui fut plus précieux que la plus grande et la plus éclatante célébrité. Depuis, et surtout pendant la seconde moitié du xixe siècle, la renommée de Jane Austen a constamment grandi. Touteiois une chose est demeurée la même pour la postérité comme pour les contemporains de l’auteur : « Orgueil et Parti pris », « Emma », « Le Château de Mansfield », sont des œuvres qui ne plaisent vivement et ne peuvent plaire qu’à un certain public. Il faut, pour saisir le charme subtil qui se dégage de ces romans, apporter à leur lecture plus que l’attention avertie qu’on met à étudier une œuvre d’art, plus aussi que la sympathie et l’intelligence nécessaires pour arriver à goûter telle ou telle forme de l’humour. Il faut, un moment du moins, accepter une vision de la société et de la vie que beaucoup peuvent juger égoïste et étroite. L’assurance inébranlable que Jane Austen met à exprimer son approbation de la vie et des conditions sociales qu’elle dépeint, son refus implicite de jamais considérer digne de son attention une autre classe que la sienne, son mépris de tout ce qui, dans le domaine du sentiment ou dans celui de la vie extérieure, dépasse la réalité moyenne, éloignent d’elle les lecteurs qui demandent au roman une force, une passion que seules peuvent lui donner les révoltes du cœur ou de l’intelligence. Œuvre d’un auteur qui cherche à fixer certains aspects d’une réalité qu’elle aime et observe avec un intérêt toujours en éveil, le roman de Jane Austen, aujourd’hui comme il y a près d’un siècle, plaît à ceux qui regardent la vie d’un œil ami et savent s’en divertir un instant sans lui poser aucune des questions par où s’expriment l’angoisse et l’éternelle inquiétude du cœur humain.







  1. Emma. Chap. XXII.
  2. The heir of Redclyffe. 1853 - The Daisy Chain. 1800, by Charlotte Yonge.