Ivanhoé (Scott - Montémont)/Chapitre 41

Ivanhoé ou le Croisé Britannique
Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, volume 12p. 442-451).


CHAPITRE XLI.


Salut aux grands seigneurs, qui, quoique plus puissants, ne sont pas plus heureux que nous ! S’ils veulent voir nos passe-temps sous nos verts feuillages, ils seront bienvenus dans nos bosquets joyeux.
Mac-Donald.


Les nouveaux arrivants étaient Wilfrid d’Ivanhoe monté sur le palefroi du prieur de Botolph, et Gurth qui, chevauchant sur le coursier de son maître, le suivait avec un air d’importance. L’étonnement d’Ivanhoe fut extrême quand il vit son souverain couvert de sang et entouré de six ou sept cadavres dans le petit taillis où avait eu lieu le combat, et au milieu de gens qui lui paraissaient être des outlaws habitants de la forêt, cortège un peu dangereux pour un prince. Il douta un instant s’il devait s’adresser au roi comme à son souverain, ou comme au chevalier Noir ; mais Richard vit son embarras.

« Wilfrid, lui dit-il, ne crains pas de t’adresser à Richard Plantagenet ; tu le vois entouré de véritables Anglais, quoique leur sang trop bouillant les ait entraînés hors du devoir.

— Sire Wilfrid d’Ivanhoe, » lui dit Robin Hood en s’avançant vers lui, « mon témoignage ne pourrait rien ajouter à celui de mon souverain. Cependant permettez-moi de dire avec quelque orgueil que, de tous les hommes qui ont le plus souffert du joug des Normands, il n’a pas de sujets plus fidèles que ceux qui sont maintenant devant lui.

— Je n’en puis douter, brave archer, dit Wilfrid, puisque tu es du nombre. Mais que signifient ces traces de sang que je vois sur l’armure du roi ? que signifient ces cadavres, signes non équivoques d’un récent combat ?

— La trahison épiait mes pas, Ivanhoe, dit le roi ; mais, grâce à ces braves gens, elle a trouvé son châtiment… Mais, j’y réfléchis, » ajouta-t-il en souriant ; « toi aussi tu es un traître, car tu m’as désobéi : mes ordres n’étaient-ils pas positifs ? ne devais-tu pas te reposer à Saint-Botolph jusqu’à ce que ta blessure fût guérie ?

— Elle est guérie, dit Ivanhoe ; elle ne m’inquiète pas plus maintenant qu’une piqûre d’épingle. Mais pourquoi, oh ! pourquoi, noble prince, affliger ainsi les cœurs de vos fidèles sujets, et exposer votre vie en courant seul par le pays aussi témérairement que si elle n’était pas plus précieuse que celle d’un chevalier errant, qui n’a d’autre existence sur terre que celle qu’il doit à sa lance et à son épée ?

— Oui, répondit le roi, Richard Plantagenet ne veut d’autre gloire que celle que peuvent procurer la lance et l’épée ; oui, Richard Plantagenet est plus fier de mener à fin une aventure avec l’unique secours de son épée et de son bras, que de marcher à la tête d’une armée de cent mille hommes.

— Mais votre royaume, sire, votre royaume menacé de guerre civile, vos sujets exposés à des malheurs de toute espèce, s’ils venaient tout-à-coup à perdre leur souverain dans quelqu’un de ces périls auxquels vous vous exposez chaque jour comme à plaisir ! En ce moment même, je vois que votre salut tient du miracle.

— Oh ! oh ! mon royaume et mes sujets ! » répliqua Richard avec impatience. « Mais je te dirai, sire Wilfrid, que les meilleurs d’entre eux sont prêts à me payer mes folies avec la même monnaie. Par exemple, mon très fidèle serviteur Wilfrid d’Ivanhoe enfreint mes ordres les plus positifs, et de plus il vient faire un sermon à son roi parce que son roi ne suit pas exactement les conseils de ce même chevalier d’Ivanhoe ! Lequel de nous deux a le plus de droit de sermonner l’autre ?… Mais pardonne-moi ce langage, mon fidèle Wilfrid : le temps que j’ai passé et que je dois encore passer incognito est, comme je te l’ai dit, nécessaire : il faut que mes amis et les nobles qui me sont dévoués aient le temps de rassembler leurs forces, afin que, lorsque le retour de Richard sera annoncé, il se trouve à la tête d’une armée assez imposante pour faire rentrer les factieux dans le devoir et pour étouffer la révolte sans tirer l’épée hors du fourreau. Estouteville et Bohun ne sont pas en état de marcher sur York d’ici à vingt-quatre heures ; il faut que j’aie des nouvelles de Salisbury au sud, de Beauchamp dans le Warwickshire, ainsi que de Multon et de Percy au nord ; il faut laisser au chancelier le temps de s’assurer de Londres. Si je me montrais trop tôt, je me verrais exposé à de bien autres dangers que ceux dont pourraient me tirer ma lance et mon épée, quoique secondées par l’arc du brave Robin, le gourdin du frère Tuck et le cor du sage Wamba. »

Wilfrid s’inclina d’un air respectueux, car il savait combien peu il lui eût été utile de combattre l’esprit chevaleresque qui portait souvent son maître à s’exposer à des dangers qu’il aurait aisément évités, ou plutôt qu’il lui était impardonnable de chercher. Il soupira et se tut, tandis que Richard, s’applaudissant d’avoir imposé silence à son conseiller, quoiqu’au fond du cœur il sentît la justesse de ses observations, reprit sa conversation avec Robin Hood.

« Roi des outlaws, lui dit-il, n’auriez-vous pas quelques rafraîchissements à offrir à votre confrère en royauté ? Les scélérats dont les cadavres sont étendus à nos pieds m’ont fait prendre de l’exercice, et cela ouvre l’appétit.

— En toute vérité, car j’aurais garde de mentir à mon souverain, la plus grande partie de nos provisions consiste en… »

Il s’arrêta avec quelque embarras.

« En venaison, n’est-ce pas[1] ? dit gaîment Richard. Bien ! bien ! c’est tout ce que je pouvais désirer de mieux : car quand un roi ne veut ni se tenir chez lui, ni prendre la peine de tuer lui-même son gibier, il me semble qu’il ne doit pas se fâcher s’il le trouve tué d’avance.

— Si donc Votre Majesté daigne encore honorer de sa présence un des lieux de rendez-vous de Robin Hood, la venaison ne lui manquera pas, non plus que l’ale, et peut-être bien pourra-t-elle l’arroser avec un vin passable. »

Il se mit en marche, suivi du joyeux monarque, qui éprouvait peut-être, dans cette rencontre fortuite avec Robin Hood et ses compagnons, une satisfaction plus vive que si, dans tout l’éclat de la majesté royale, il se fût vu entouré du cercle brillant de ses pairs et de ses nobles vassaux. Tout ce qui était nouveau, soit en fait d’hommes, soit en fait d’aventures, était un bonheur pour Richard, et il n’était jamais d’humeur plus joyeuse que lorsqu’il sortait triomphant d’un danger subit et imprévu. Ce roi à cœur de lion réalisait le caractère brillant, mais sans utilité réelle, d’un vrai chevalier de roman ; la gloire personnelle qu’il acquérait par ses faits d’armes était plus précieuse à son imagination exaltée que celle d’homme d’état, que la politique et la prudence lui eussent value s’il s’était occupe davantage des soins du gouvernement : aussi son règne fut-il semblable à un météore éclatant et rapide, qui, après avoir parcouru la voûte azurée des cieux en y répandant une lumière éblouissante, mais vaine, ne laisse après lui que de profondes ténèbres. Ses exploits chevaleresques furent chantés par les troubadours et les ménestrels, mais son pays n’en pouvait tirer aucun de ces avantages réels dont l’histoire se plaît à conserver le souvenir en même temps qu’elle les propose pour exemple à la postérité.

Dans la compagnie au milieu de laquelle il se trouvait en ce moment, Richard se montra sous les apparences les plus flatteuses ; il déploya toute son amabilité et sa bonne humeur, car il était passionné pour la bravoure, quel que fût le rang de ceux chez qui il la rencontrait. Ce fut sous un énorme chêne qu’on prépara à la hâte un repas champêtre, que le roi d’Angleterre partagea avec des hommes que son gouvernement avait proscrits pendant son absence, et qui composaient alors sa cour et son escorte. Tous se tenaient d’abord debout, par respect et d’après l’ordre de leur chef ; mais bientôt le roi leur dit de s’asseoir sur le gazon ; et comme le flacon circula rapidement, ils ne tardèrent pas à oublier la contrainte que leur avait imposée la présence de leur souverain. L’absence de tout cérémonial amena les plaisanteries et les chansons ; chacun se mit à raconter ses hardies entreprises ; et, en se vantant de l’adresse avec laquelle il avait violé les lois, ainsi que des succès dont son audace avait été couronnée, aucun d’eux ne paraissait se rappeler qu’il parlait devant celui qui était chargé de faire respecter ces mêmes lois. Le roi lui-même, ne se souvenant pas plus de sa dignité que le reste de la compagnie, riait, buvait et plaisantait aussi gaîment qu’aucun d’entre eux.

Cependant le bon sens naturel de Robin Hood l’avertit qu’il était temps de mettre un terme à cette joyeuse scène, de crainte que la chaleur du vin et celle de la gaîté ne finissent par en troubler l’accord : d’ailleurs il remarquait, depuis quelques instants, que le front d’Ivanhoe s’était couvert d’une sombre inquiétude. Il lui dit donc à l’oreille :

« Nous sommes honorés au delà de toute expression par la présence de notre monarque, mais je voudrais qu’il n’abusât pas de son temps, que les circonstances actuelles rendent si précieux.

— Tu penses sagement, brave Robin Hood, répondit Wilfrid ; car, tu ne l’ignores peut-être pas, plaisanter avec un roi, même dans ses moments d’abandon, c’est jouer avec un lionceau, qui, à la moindre provocation, est tout prêt à se servir de ses dents et de ses griffes.

— Vous avez saisi ma pensée. Mes hommes sont grossiers par habitude et par nature ; le roi est aussi fougueux qu’il se montre jovial : je redoute le moment où l’on pourrait l’offenser, où même il pourrait, sans motif, se croire offensé. Il est temps que ce repas finisse.

— Avisez donc aux moyens d’y mettre fin, loyal Robin ; car, pour moi, je crois que chaque mot que j’ai hasardé à ce sujet n’a servi qu’à le faire prolonger.

— Dois-je prononcer une parole qui peut-être me fera perdre la faveur de mon souverain ? se dit Robin Hood. Oui, de par saint Christophe, il le faut ! Je ne serais pas digne de ses bontés si je ne m’exposais à les perdre pour lui rendre service… Scathlock, un mot :… prends ton cor, passe derrière ce taillis, et sonne un air normand ; hâte-toi ; ta vie m’en répond. »

Scathlock obéit à son capitaine, et au bout de cinq minutes le son du cor fit tressaillir les convives.

« C’est le cor de Malvoisin, » dit Miller en se levant avec promptitude et en saisissant son arc. L’ermite posa vivement le flacon qu’il tenait, et saisit à deux mains son bâton. Wamba, s’arrêtant court au milieu d’une bouffonnerie, s’élança sur son sabre et saisit son bouclier. En un mot, chacun se jeta sur ses armes.

Les hommes habitués à une vie précaire passent facilement des festins aux combats. Pour Richard lui-même, ce changement était un nouveau plaisir ; il demanda son casque et les parties les plus pesantes de son armure qu’il avait quittées ; et, tandis que Gurta l’aidait à s’en couvrir, il enjoignit strictement à Wilfrid, sous peine d’encourir sa disgrâce, de ne prendre aucune part à la lutte qu’il croyait très prochaine.

« Tu as combattu cent fois pour moi, Wilfrid, lui dit-il, tandis que je restais simple spectateur : aujourd’hui c’est à ton tour à voir comment Richard se bat pour son ami et ses sujets. »

Cependant Robin Hood avait envoyé plusieurs de ses compagnons de divers côtés, comme pour reconnaître l’ennemi y enfin, voyant que tous les convives étaient dispersés, il s’approcha de Richard, qui était complètement armé, et, mettant un genou en terre, il supplia son roi de lui pardonner.

« Ne l’ai-je pas déjà fait, brave archer ? » dit Richard d’un ton d’impatience ; « ne t’ai-je point accordé le pardon de toutes les fautes que tu as pu commettre ? penses-tu que ma parole soit une plume que le vent pousse alternativement de moi à toi et de toi à moi ? D’ailleurs, je ne sache pas que tu aies commis aucune offense nouvelle.

— Il n’est cependant que trop vrai ! répondit l’archer, si c’est offenser mon prince que de le tromper à son avantage. Le cor que vous avez entendu n’est pas celui de Malvoisin ; c’est par mon ordre qu’on l’a sonné pour mettre fin à un banquet qui usurpait sur des instants trop chers pour qu’on en abusât davantage, »

Robin Hood, ayant cessé de parler, se leva, et, croisant ses bras sur sa poitrine d’un air plutôt respectueux que craintif, il attendit la réponse du roi comme quelqu’un qui sait qu’il a pu commettre une offense, mais qui se sent fort de la pureté de ses intentions. La colère fit monter le sang au visage de Richard, mais le sentiment de la justice eut bientôt surmonté cette émotion passagère.

« Le roi de Sherwood, dit-il, se montre avare de son gibier et de son vin envers le roi d’Angleterre ! Fort bien, audacieux Robin. Quand tu viendras me voir dans ma bonne ville de Londres, je te montrerai que je ne suis pas un hôte aussi chiche que toi… Tu as bien fait cependant, mon brave ami. Vite à cheval, et partons. Aussi bien, Wilfrid frémit d’impatience depuis une heure. Dis-moi, brave Robin, as-tu dans ta troupe un ami qui, non content de te donner des avis, veuille encore diriger tous tes mouvements, et montre de l’humeur quand tu fais ta volonté et non la sienne ?

— Tel est mon lieutenant Little-John[2], dit Robin, qui en ce moment fait une expédition sur la terre d’Écosse ; et j’avoue que je suis quelquefois contrarié de la liberté de ses conseils : cependant je ne puis garder de rancune contre lui lorsque je pense qu’il n’a d’autre motif d’inquiétude que l’intérêt de son chef et de ses amis.

— C’est juste, brave archer ; mais si j’avais d’un côté Ivanhoe pour me donner de graves avis et les appuyer par la triste gravité de son front, et toi de l’autre pour me forcer par la ruse à faire ce que tu croirais m’être avantageux, je serais aussi peu maître de ma volonté qu’aucun roi de la chrétienté ou du pays des infidèles. Mais, allons, messieurs, partons gaiement pour Coningshurg, et n’y pensons plus. »

Robin Hood lui dit qu’il avait envoyé un parti en avant sur le chemin qu’il devait parcourir ; que s’il existait quelque embuscade, celui qui commandait ce détachement ne manquerait pas de la découvrir, et de lui en donner avis : de sorte qu’il ne doutait pas que la route ne fût sûre. Quoi qu’il arrivât, le roi pouvait compter sur un secours très prochain, car lui, Locksley, s’apprêtait à le suivre avec le gros de sa troupe jusqu’à peu de distance de Coningsburgh. Ces sages et prudentes précautions prises pour sa sûreté touchèrent sensiblement Richard, et effacèrent en lui tout ressentiment de la petite ruse du capitaine braconnier : il lui tendit encore une fois la main, l’assura de son pardon et de sa faveur future, ainsi que de la résolution qu’il prenait de restreindre les règlements sur la chasse, en changeant des lois dont la rigueur avait poussé tant de braves gens à la rébellion. Mais la mort prématurée de Richard rendit nulles ses bonnes intentions, et Jean, qui lui succéda, cédant aux instances des grands vassaux de la couronne, promulgua la rigoureuse charte des forêts. Le reste de la vie de Robin Hood, ainsi que l’histoire de la trahison dont il fut victime, se retrouvent dans ces petits livres qu’on payait jadis un sou, et qu’aujourd’hui on croit avoir à bon marché lorsqu’on ne les paie que leur pesant d’or.

Le chef des outlaws remplit sa promesse, et le roi, suivi d’Ivanhoe, de Gurth et de Wamba, arriva sans nul accident en vue du château de Coningsburgh avant le coucher du soleil.

Il existe en Angleterre peu de paysages plus beaux et plus imposants que le voisinage de cette antique forteresse saxonne. La rivière du Don promène ses eaux paisibles à travers un amphithéâtre dans lequel les plaines sont richement entrecoupées de collines et de bois ; et ce vieil édifice, dont le nom saxon indique l’antiquité, s’élève sur une montagne dont la rivière baigne le pied. Environné de murailles et de tranchées, il était, avant la conquête, une résidence des rois d’Angleterre ; les murs extérieurs semblent avoir été construits par les Normands, mais l’intérieur porte encore aujourd’hui l’empreinte d’une haute antiquité. Il s’élève à mi-côte sur une colline, et la tour principale, située dans un angle de la cour intérieure, forme un cercle d’environ vingt-cinq pieds de diamètre ; le mur en est d’une épaisseur énorme, et six arcs-boutants qui partent de la demi-lune paraissent la supporter. Ces arcs-boutants, massifs dans presque toute leur longueur, sont creux vers le sommet, et se terminent par des espèces de tourelles qui communiquent avec l’intérieur de la tour même. Vu à une certaine distance, cet énorme édifice avec son bizarre entourage offre autant de charmes aux yeux d’un amateur du pittoresque que l’intérieur du château présente d’intérêt à l’antiquaire avide dont l’imagination se transporte aux temps de l’heptarchie. On montre dans le voisinage du château un monticule qui passe pour être le tombeau du célèbre Hengist. D’autres monuments d’une antiquité très reculée, et tous dignes d’être vus, existent dans le cimetière voisin.

Quand Richard Cœur-de-Lion et sa suite approchèrent de cet édifice, d’une architecture grossière mais imposante, il n’était pas entouré des fortifications extérieures dont nous avons parlé plus haut ; l’architecte saxon avait employé tout son art dans la combinaison des moyens de défense de la tour principale ; le reste des fortifications ne consistait qu’en une grossière palissade.

Une immense bannière noire, qui flottait au sommet de cette tour, annonçait que les obsèques de son dernier maître n’étaient pas encore célébrées : elle ne portait aucun emblème indiquant la qualité ni le rang du défunt ; car les armoiries étaient encore très nouvelles parmi les chevaliers normands, et tout-à-fait inconnues aux Saxons ; mais, au dessus de la grille, une bannière qui portait la figure grossièrement peinte d’un cheval blanc, symbole bien connu de Hengist et de ses guerriers, indiquait la nation et le rang du défunt. Les alentours du château offraient une scène animée, car, à cette époque d’hospitalité, non seulement toute la famille, mais encore le premier passant, avait droit à s’asseoir aux banquets funéraires. Les richesses et le rang d’Athelstane avaient fait observer rigoureusement cette coutume.

On voyait donc des troupes nombreuses monter et descendre la colline sur laquelle le château était situé ; et lorsque le roi et sa suite eurent pénétré au delà des barrières, ouvertes et sans gardes, ils furent témoins d’une scène qui ne se conciliait guère avec la cause qui avait réuni un si grand concours de monde : d’un côté, des cuisiniers étaient occupés à faire rôtir des moutons et des bœufs tout entiers ; de l’autre, des muids d’ale étaient mis à la disposition de tout survenant : des groupes de gens de toute espèce dévoraient les viandes et avalaient la boisson ainsi mise à leur disposition. Le serf saxon, à demi nu, oubliait que pendant la moitié de l’année il avait eu faim et soif, en s’abandonnant à l’intempérance et à la voracité ; le bourgeois, dont l’appétit était moins aiguisé, choisissait le morceau qui lui paraissait le plus délicat, et louait ou blâmait celui qui avait brassé la liqueur dont il l’arrosait. On voyait aussi un petit groupe de quelques pauvres nobles normands : ils étaient facilement reconnaissables à leur menton ras et à leurs casaques écourtées, autant qu’à l’affectation qu’ils mettaient à se tenir ensemble, et au coup d’œil de mépris qu’ils jetaient de temps en temps sur les Saxons, tout en ne dédaignant pas de prendre leur part dans une si prodigieuse libéralité.

Les mendiants, bien entendu, y étaient par centaines : parmi eux on voyait errer quelques soldats qui prétendaient arriver de la Palestine ; des colporteurs étalaient leurs marchandises, des ouvriers demandaient de l’ouvrage ; des pèlerins vagabonds, des moines de tout ordre, des ménestrels saxons, des bardes errants du pays de Galles, murmuraient des prières et arrachaient quelque hymne de leurs harpes, de leurs crowds et de leurs rotes[3]. L’un, dans un panégyrique larmoyant, faisait entendre les louanges d’Athelstane ; un autre, dans un long poème généalogique en vers saxons, citait les noms durs et peu harmonieux de ses ancêtres. Les jongleurs, les bouffons ne manquaient pas, et la cause de cette réunion ne paraissait pas un motif qui dût leur faire suspendre l’exercice de leurs talents : en effet, les idées des Saxons à ce sujet étaient aussi grossières que celles que l’on retrouve chez tous les peuples à peine sortis de l’état de nature, et ils les résumaient ainsi : si le chagrin a soif, qu’il boive ; s’il a faim, qu’il mange ; s’il attriste l’âme, il faut l’égayer, ou au moins la distraire. Les assistants ne manquaient pas de profiter de tous ces moyens de consolation ; seulement, de temps à autre, comme s’ils se fussent rappelé la cause de leur réunion, les hommes poussaient des gémissements, et les femmes, qui étaient en grand nombre, imitaient par leurs éclats de voix les cris arrachés à une profonde douleur.

Telle était la scène qui se passait dans la cour du château de Coningsburgh au moment où Richard y entrait avec sa suite. Le sénéchal, qui ne daignait pas s’occuper des hôtes subalternes, dont les groupes nombreux entraient et sortaient continuellement, fut frappé de la bonne mine du monarque et d’Ivanhoe : il lui sembla même que les traits de ce dernier lui étaient connus. D’ailleurs la présence de deux chevaliers, car leur costume l’indiquait, était un événement assez rare dans une solennité saxonne, pour être considérée comme un honneur rendu au défunt et à sa famille. Dans son habit de deuil et tenant à la main la baguette blanche, marque de sa dignité, l’important personnage fit ranger les convives de toute classe, et conduisit ainsi Richard et Ivanhoe jusqu’à l’entrée de la tour : Gurth et Wamba eurent bientôt trouvé des connaissances au milieu de la foule, et ne se permirent pas d’avancer plus loin, jusqu’à ce que leur présence devînt nécessaire.



  1. Richard Cœur-de-Lion était d’une grande sévérité envers les braconniers. a. m.
  2. Petit-Jean. a. m.
  3. Crowd, espèce de violon ; rote, guitare dont les cordes étaient mises en jeu par une roue. a. m.