Isis (Villiers de L’Isle-Adam)/éd. 1862/Chapitre 03

Dentu, libraire-éditeur (p. 19-41).


CHAPITRE III

PROMENADE NOCTURNE


— Voici en peu de mots l’histoire de la noblesse assez étrange de Fabriana, continua le prince. Il est bon que vous la connaissiez. Tullia Fabriana descend, par les femmes, des Fabriani vénitiens, dont sa famille a pris le nom, et par les hommes, des Visconti de Pise, lesquels ne sont liés d’aucune parenté avec ceux de Milan. Les chefs principaux de cette haute maison furent deux jeunes aventuriers, Lamberto et Ubaldo Visconti, qui, par une belle journée de l’an de grâce 1192, je crois, s’ennuyant de vivre inconnus, vinrent, avec une poignée de paysans, conquérir à peu près tout le sud de la Sardaigne. Ce n’est guère plus difficile que cela pour les hommes d’énergie de tous les siècles. Il y a même à ce sujet une petite histoire : Le pape Innocent III, prétextant des droits délégués par on ne sait trop qui, ou revendiquant la conquête et l’autorité de deux sujets dont il se préoccupait beaucoup moins la veille, ou faisant purement et simplement de cet admirable fait d’armes une question de scribes et de douanes, réclama d’eux la rémission des villes conquises. Il y eut hésitation. Bref, les Visconti refusèrent. Ce fougueux pontife les excommunia. Devant ce fait, à pareille époque, ils n’avaient que deux partis à prendre : se soumettre, ou feindre une soumission, et, dans ce dernier cas, revenir en Italie en traînant leurs petites troupes, débarquer sur différents points, marcher la nuit, cerner le Très-Saint Père, l’enlever par surprise, incendier le Vatican et en finir en s’instituant et s’affirmant, de leur chef, plénipotentiaires des droits de l’Église et souverains d’Italie. Ils ne risquaient rien, étant déjà mis au ban de la dignité humaine par la bulle qui pesait sur eux. Encourir la captivité, la torture et la mort ? de tels soldats ne tiennent pas à se laisser prendre vivants ! Soulever contre eux une demi-douzaine de rois et le clergé d’Europe ? Peut-être. En regardant de près l’histoire de ce temps-là, on se demande s’ils n’auraient pas rencontré plus de partisans que d’ennemis. Mais c’est difficile à oser, même pour les Henri IV d’Allemagne. — Lamberto Visconti se soumit (ces hommes d’épée !) ; ce fut seulement Grégoire VI qui leva l’excommunication. Un ingénieux contrat fut stipulé. Lamberto épousa une certaine Gherardesca, proche parente du Pape. Ubaldo, rebelle, créa le judicat des sept villes, là-bas, en Sardaigne, et gouverna. Cela causa deux partis, dont le foyer vint se centraliser à Florence, et voilà l’origine peu connue de cette lutte des Gibelins et des Guelfes. Je vous ai raconté cette histoire non-seulement pour vous faire apprécier l’excellence de la noblesse de Tullia Fabriana, mais aussi pour vous indiquer, en passant, comment les coups de main, en apparence les plus dévergondés, deviennent des coups d’État, et finissent par s’accepter, s’enchaîner et se mêler d’une manière à la fois simple et bizarre, avec la fluctuation générale. — Je vous prie, mon cher enfant, de ne point conclure de ceci que je ne suis pas chrétien. Ces circonstances ne touchent le dogme éternel en aucune manière, et, sans vouloir même sous-entendre les Alexandre VI, les Urbain V, les Jules II et le reste, il y en a, vous le savez, de beaucoup moins tolérables dans l’histoire universelle : une croyance qui, malgré tant de scandales, subsiste depuis tant de siècles, et trouve tous les jours des martyrs, prouve par cela qu’elle signifie quelque chose ; et cette bande d’escrocs, loin de servir d’arguments contre elle, démontre la solidité de son trône. Je racontais avec impartialité ; voilà tout.

— Merci, monseigneur, dit Wilhelm.

N’était-ce pas encore un singulier chrétien que M. l’ambassadeur ?

— Outre ces deux hommes de guerre, continua le prince Forsiani, notre marquise compte un bon nombre de noms illustres, inscrits au livre d’or de Venise et sur les annales d’Italie. Elle mène une vie de solitude, reçoit peu et voyage quelquefois. Elle est seule au monde, comme vous, mais depuis sept ou huit ans. Sa mère était une femme très-simple. De son vivant, je les ai vues sympathiser. La marquise n’en parle jamais, non plus que de sa famille : elle semble, chose assez surprenante, avoir oublié l’une et l’autre. Je sais qu’elle donne une grande part de sa fortune en aumônes : c’est de la bonté ; mais il y a dans sa vie, peut-être, des secrets moins ordinaires. Je ne la crois pas incapable de grandes actions. Puisse-t-elle, comme je l’espère, vous prendre en amitié !

Dix heures moins un quart sonnèrent au palais Pitti.

— Maintenant, Wilhelm, je vais vous donner quelques conseils pratiques ; vous les prendrez comme paroles d’un homme qui vous aime, et en qui bien des choses se sont finies. Je pars dans cinq ou six heures : je suis d’un âge où l’on peut douter de revoir ceux que l’on quitte… Il est de nécessité que je vous mette un peu sur vos gardes contre l’existence. En deux mots, voici la manière à suivre, si vous voulez arriver haut et vite, quoi qu’il advienne, et si vous voulez rester digne de votre ambition. Vous ne ressemblez pas à la plupart des jeunes gens de votre âge, sans cela j’eusse commencé par vous dire : « Mon cher comte, je n’ai pas de conseils à vous donner. S’il vous reste assez de santé et de conscience, dans un an d’ici, pour réfléchir sur vous-même et que j’aie le plaisir de vous retrouver encore, j’aurai peu de chose à vous apprendre. Vous aurez acquis, dans cette année d’étourdissements, le regard théorique de l’existence ; mais comme le sens de la vérité sera totalement ébranlé dans votre cœur, je vous souhaiterai du courage. Quant à présent, bien du bonheur et adieu. » J’eusse parlé de la sorte. Vous, mon enfant, je puis vous conseiller. Oh ! je comprends la jeunesse et je ne puis trouver fâcheux de se délasser quelquefois, de se laisser aller à jouir de ses vingt ans. On n’a vingt ans que peu de jours ; mais la vie importante est celle dont les actions ne troublent pas notre dignité, renforcent le sentiment sublime de notre espérance, nous donnent la sérénité intérieure et nous autorisent, par cela même, à prendre confiance dans la mort. C’est de cette existence aux luttes difficiles que je désire vous parler.

Vous allez avoir affaire à des hommes qui s’estiment presque tous capables de changer la face du monde et dont chacun se pense plus que le voisin, ce qui, vu de près, constitue le plus clair de l’apparente égalité universelle. — Si l’on vous trouve jeune, ne dites rien ; mais pesez le résultat social et pratique de l’homme qui vous trouvera jeune, vous serez étonné de voir comme c’est, presque toujours, nul ou infime. N’écoutez pas tous ces gens qui voient les choses de haut ; ils les voient de si haut, qu’ils finissent par ne plus rien distinguer. Ne vous laissez jamais éblouir par leurs affirmations. Décomposez, en pensée, chacun des termes qui les énoncent, et la plupart du temps, vous trouverez l’ensemble niais ou naïf. Souvent vous entendrez un homme dire cependant une chose profonde, et vous le verrez divaguer une minute après. Le dernier venu peut dire des choses profondes ! C’est de les unir entre elles, qui est difficile. Celui qui le fait, par exemple, est un homme. Si vous avez intérêt dans une discussion à suites sérieuses (n’en faites jamais d’autres) à ce qu’un tel ou un tel ne parle pas longtemps contre vos idées, prenez-le par un petit détail désagréable de sa conduite ou de sa vie privée : ne craignez pas d’entrer là-dedans, sans façon, en maître ! et faites voir des spectacles inattendus en dilatant cet ennuyeux détail : on terrasse des lions avec des riens pareils. Je regrette de ne pas faire cette expérience devant vous, pour vous montrer ce qui en résulte ; mais ceci n’étant qu’une question de tact, vous devez comprendre les mille manières gracieuses dont cela s’entoure. Si vous tenez à ce que votre avis soit accepté, sachez ceci : qu’avoir raison, c’est avoir plus raison. Quel but vous proposez-vous ? Amener à vos vues ? Ne commencez donc jamais par blesser autrui d’une dénégation absolue de son avis. Dites ce qu’il dit, et si vous avez l’au-delà, faites-le-lui voir. Il y viendra de lui-même ; mais il mourra sur la brèche plutôt que de démordre que vous avez tort, si vous commencez par nier ce qu’il dit. Ne vous emportez donc jamais ! dans aucune circonstance ! Si vous n’êtes plus maître de vos paroles, comment le serez-vous des paroles d’autrui ?

Wilhelm écoutait toutes ces choses simples avec une grande attention. La nuit s’avançait dans le ciel. Le prince continua paisiblement :

— Et puis, comte, il faut avoir de la charité, voyez-vous ; la charité, c’est le respect du prochain. En respectant l’homme, même le plus tombé, vous en ferez votre chien, si vous voulez, tant le sentiment de sa noblesse est élevé chez l’homme. Pour arriver à respecter tout homme ayant agi d’une manière révoltante, il n’y qu’à se faire ce dilemme : ou cet homme avait une raison pour commettre tel acte misérable, ou il n’en avait pas. S’il n’en avait pas, c’est un fou qu’il faut plaindre et non juger, ni mépriser ; — s’il en avait une, il est bien évident que moi, doué de raison comme lui, également homme, si j’avais été placé dans les mêmes conditions et circonstances que lui, si j’avais été poussé par les mêmes mobiles que lui, j’aurais fait comme lui, puisqu’il a fait cela d’après une raison. Ne jugez donc jamais l’homme et respectez-le toujours, quoi qu’il ait fait. Jugez seulement l’action, parce qu’il faut bien statuer sur quelque chose pour vivre sociable, et passez outre. Essayer de retrouver les mobiles n’est pas possible ; d’ailleurs, c’est inutile et insondable ; c’est d’un autre monde que le nôtre. Il faut respecter l’homme parce qu’on est homme et qu’on doit respecter son humanité dans celle d’autrui. Quant aux idées d’autrui, c’est une autre affaire. Il ne faut pas tenir à l’admiration ou à l’indifférence de ces gens, dont le blâme et l’estime obéissent aux mêmes mobiles que le flot qui va et vient. Est-ce que cela compte ? Est-ce qu’on s’en occupe ! C’est la poussière de la route ; c’est le vent qui passe. Laissez dire ces personnes qui ne font que réciter des à peu près toute leur vie, en s’imaginant qu’on ne peut pas y avoir songé comme elles. Si vous saviez comme c’est peu de chose, en résultat ! Si vous saviez comme ce qu’elles font est ridicule, pitoyable et méchant ! Tenez, la soirée d’hier vous a semblé toute agréable ; votre présentation au nonce, toute simple ; les bontés de la duchesse d’Espéria, mon amitié, toutes naturelles ? Vous ignorez ce que ces faits ont suscité de pensées viles, de raisonnements abjects, de demi-mots infâmes !… Sous le masque de sérénité, vous ne vous figurez pas ce que je lisais de traductions dans ces petits sourires rampant comme des vipères sur les lèvres de ces beaux jeunes gens et de ces charmantes femmes ! Il m’eût suffi de prononcer deux ou trois paroles élégantes et mesurées pour faire frémir bien des éventails et pour amener le silence et la pâleur sur l’insouciante niaiserie de bien de ces figures, sachant ce que pèse leur insouciance ; mais il faut pardonner à ceux qui ne savent ce qu’ils font. Vous verrez ces galants qui se permettent de railler une noble action, en croyant se la définir, parce qu’ils en aperçoivent un côté à leur taille ! Ils sont prévenants avec les femmes, ils ont du cœur devant le danger, et point d’âme en face du ciel, de la conscience et de la création. — Belles manières, gants parfumés et moustaches fines ! — Tas d’ossements que tout cela ! Prenez deux mois de pauvreté froide pour m’évaluer ces belles dignités ! Comme vous les verriez calculer et commettre de ces bassesses incroyables, sans nom, — pour vivre ? Pas du tout ! Ils agiraient par ennui, fainéantise et lâcheté, pour se procurer le plus petit plaisir. J’ai vu cela tant de fois !… Un homme de bon sens, qui est seul avec deux bons bras et du cœur, ne peut manquer exactement de vivre partout ; mais ces philosophes estiment que le travail est une faiblesse. Grand bien leur fasse ! Croyez-vous qu’une centaine de ces hommes de goût fassent la monnaie d’un paysan, qui aime une brave femme, la bat de temps à autre, élève sa famille, travaille la terre, et daigne prier Dieu ?… Voilà cependant le monde dans toute sa splendeur, mon cher Wilhelm ; eh bien ! ne le méprisez pas. Vous ne pouvez comprendre les forces d’impulsions graduées vers l’infamie, les rouages de la bassesse et du crime, les poussades insensibles qui conduisent là. Ce sont des abîmes ! Plaignez et respectez, malgré tout, si vous voulez voir dans la vie quelque chose… de plus que la vie !… En un mot, ayez cette charité dont je vous parlais tout à l’heure. Vous m’avez compris, n’est-ce pas ?

— Oh ! cher prince ! Cela met de la glace sur le cœur !

— Oui, c’est assez froid ; mais on s’y habitue. Voici des conseils pour vous, maintenant. Je vous sais modeste, je suis sûr que vous le serez toujours, en paroles, au moins, par cela seul que la modestie est l’orgueil logique. Vous êtes riche, tant mieux ; mais ne faites jamais de dettes, quand même il s’agirait d’un trône, par la simple raison que vous pourriez mourir sans vous être acquitté, que cela s’oublie, et que si vous voulez être sûr de vous-même, il importe que vous soyez prêt à mourir à toute heure, tel que le sort vous a fait, sans rien devoir de plus à personne. C’est de la vraie dignité, cela. — N’hésitez jamais ; agissez toujours devant l’occasion ; faites n’importe quoi, mais faites quelque chose : tous les événements s’entrevalent, à peu près, pour celui qui en sait trouver le joint et en extraire la valeur réelle : c’est-à-dire, pour celui qui sait découvrir le plus grand nombre de rapports possibles de tel événement avec le but absolu de son existence : les natures à tâtonnements n’arrivent à rien de solide ; agissez donc toujours devant l’occasion en déployant sur elle toutes les ressources de votre présence d’esprit. — Ne vous liez jamais avec personne au point de vous livrer en paroles ; jamais ! cela ne mène à rien qui vaille et cela diminue la volonté et le respect de son but, quand bien même votre ami serait l’idéal des amis. Croyez, mon cher enfant, qu’il m’a fallu bien souvent l’expérimenter, pour le croire ! Parlez de choses indifférentes, laissez dire, et ne craignez pas de rendre service au premier venu, eussiez-vous été affligé vingt fois de l’avoir fait. — Si vous recevez des avances, et l’on vous en fera, du courage ! Contraignez votre bon cœur ! Recevez-les froidement ; pas de confidences ni d’expansion d’aucun genre, ou vous serez moins estimé demain. Ah ! cela est dur à votre âge ; je le sais ; mais il faut choisir entre une destinée obscure ou glorieuse, et, le choix fait, garder une volonté de fer sur laquelle un instant d’oubli ne puisse mordre. Un homme qui risque un avenir pour le divertissement de parler une minute, doute de lui-même à cette minute et par conséquent ne mérite pas de réussir. Le monde est à l’homme assez concentré, assez maître de sa volonté et de sa pensée, pour agir sans répondre aux autres hommes autre chose que « oui » ou « non » indifféremment, toute sa vie. — Ne craignez pas de vous faire des ennemis, s’il le faut ; — n’a pas d’ennemis qui veut ! Ils servent beaucoup plus que les amis. Les amis ont bien assez de s’occuper d’eux-mêmes : les ennemis s’occupent de vous et vous préparent de quoi exercer votre faculté de vaincre les obstacles. Les obstacles sont aussi nécessaires que le pain. Ne faut-il pas des ennemis à celui qui veut vaincre ? — Quand vous parlerez, continuez à ne pas sourire ni hausser les sourcils, enfin à garder un visage sans mobilité, autant que possible… (Si je vous dis tout cela, c’est que je vous voudrais parfait, mon cher enfant.) Soyez grave et indifférent. Prononcerait-on les paroles les plus fortes, les plus humaines, les plus profondes, que sembler tenir à les imposer serait s’aliéner maladroitement l’esprit du monde : on paraîtrait vouloir paraître, ce qui tue.

Wilhelm était muet d’attention.

— Ce que je vous dis là vous semble à présent d’une grande simplicité, n’est-ce pas ? vous ne pouvez savoir ce que me coûtent ces conseils. Seulement, Wilhelm, sachez que les sages les plus en renom, prophètes ou demi-dieux, n’ont bouleversé l’univers qu’avec des simplicités de ce genre, parce que ce sont à peu près les seules exactitudes de la vie et qu’on n’y revient (chose réellement mystérieuse) qu’après avoir fait le tour de l’existence. Ouvrez les quelques livres laissés par les grands hommes, comme ces Bibles, ces Koran, etc., vous y trouverez des ingénuités surprenantes, des choses que vous vous seriez dites cent fois de vous-même : « Aimez-vous les uns les autres ! Ne faites pas à autrui…, etc. » « Il n’est d’autre Dieu que Dieu ! etc. » et mille variantes. Vous vous demanderez alors comment, avec des phrases de cette naïveté, des phrases écrites dans le fond de toutes les consciences, on a pu transfigurer les sociétés humaines et s’ériger en prophète ou en Dieu. Le penseur ne s’arrête pas à ces paroles : il les trouve trop simples ; il oublie souvent que la foi n’est pas une conviction, mais un acte : l’acte de s’assimiler le plus d’évidences divines possible, chacun dans le moment et suivant la sphère où il se trouve.

Ah ! si vous saviez comme une parole, en apparence banale, contient de puissances, terribles et marche vite ! Voyez : cinq parties composent la terre. Il y a là-dedans plus d’un milliard d’hommes, tous très-entendus dans leur métier, dans leur détail ; par qui est-ce manié, remué, gouverné ? Par une centaine de personnages d’une intelligence presque toujours bien ordinaire. La plupart d’entre eux se divertissent très-royalement, je vous assure : ce sont leurs seuls milieux de grandeur qui les élèvent ; ils le savent, du reste, et en font bon marché intérieurement. Tenez : l’un d’eux (c’est de l’histoire moderne), après avoir eu plus de cent quatre-vingts millions d’hommes, — entendez-vous ce chiffre ? — en partage, à dix-neuf ans ; après avoir été le suzerain d’une douzaine de rois, après avoir gagné victoires sur victoires ; après avoir été plus grand que César, et avoir possédé pourpre, hermines, sceptres et triples couronnes impériales, s’en alla tourner la soupe de trois ou quatre moines en qualité de frère convers, et laver leurs divers ustensiles de ménage, par humilité. Voyez-vous ce guerrier, ce grand politique, ce fin législateur, ce maître de l’Europe, enfin, le voyez-vous retenant son froc de bure et accomplissant gravement son travail ? Pensez-vous qu’il ne lui fallait pas autant d’intelligence, alors, qu’autrefois pour gagner Tlemcen, Rome, Pavie, Mühlberg…, etc. ? et que cela ne valait pas bien ce que faisaient les douze ennuyés de Suétone ?

— Oh ! murmura Wilhelm, c’est vrai !… C’est effrayant !

— Parce que vous voyez le mot Charles et le mot Quint, et que vous perdez l’homme de vue sous ces deux mots prestigieux. Cela vous passera. Il ne faut jamais oublier le cadavre. Cet individu, comme les autres empereurs ou rois, ne représente cependant que la conséquence d’une parole prononcée depuis des siècles. Vous voyez ce qu’un mot peut produire. Un tel ouvre la bouche et articule une idée quelconque pouvant s’appliquer à un fait général ; cette idée se décompose, s’absorbe et s’assimile d’un milliard de différentes façons par le milliard de différents cerveaux qui ont un milliard de manières différentes d’entendre les mots et de voir les choses. Chacun l’admire en raison de ce que chacun voit dans son idée (émise au hasard souvent) et de ce que chacun peut s’en appliquer d’utile suivant son degré d’intelligence, relativement aux fonctions qu’il exerce. Bref, d’un commun accord, l’homme et son idée finissent par devenir miraculeux, simplement parce que ouvrir la bouche, principe de l’événement général, est déjà un miracle. Plus l’idée est simple, plus on peut y dépenser de l’intelligence ; plus, par conséquent, elle provoque de méditations et plus on trouvera de personnes à venir séculairement y tasser leur somme d’ingénuités. Voilà toute l’histoire, ni plus ni moins, mon cher comte, croyez bien cela. Cependant, vous avouerez que s’il n’y avait pas de raison à ce que ce grand rêve s’accomplît, s’il n’avait ni loi ni but, s’il n’y avait rien au fond de toutes choses, enfin, ce serait d’une niaiserie bien mystérieuse !… N’en concluez donc pas au mépris de l’humanité, mais à la puissance de la parole humaine.

La lune brillait sur les arbres. Ses rayons, à travers le feuillage, éclairaient les deux promeneurs. Wilhelm pouvait se croire en Allemagne. Il se taisait ; il écoutait.

— Quant aux femmes, ajouta le prince Forsiani, je crois inutile de vous faire donner le soleil de plein midi sur une femme du soir, sur une gracieuse personne sortie à dix-huit ans du dortoir, et qui compte huit ou dix ans de services : gardez vos rêves !… Ils valent mieux que la réalité. Seulement, comme je ne tiens pas, en définitive, à vous laisser surprendre, je veux vous mettre en présence d’une femme pour tout de bon, d’une femme que j’estime et que j’admire. Oui, je vous avoue que si je ne vivais pas avec le souvenir d’une autre, souvenir qui remplit mon âme — et qui me suffit, — la marquise Tullia me paraîtrait la seule femme possible pour un homme supérieur. Plus je pense, plus je trouve qu’il y a en elle quelque chose de très-élevé ; et si vous la touchez, si elle vous admet dans son intimité, elle vous fera vivre, dans la haute acception du mot. Je l’ai toujours vue ce qu’elle est : je la connais depuis une dizaine d’années, ayant été très-lié avec son père, le duc Bélial Fabriano (lequel est mort empoisonné chez l’un de ses amis, à cause de haines datant de loin dans la famille). À cette époque, elle était, à peu de chose près, ce qu’elle est maintenant. Au premier abord, c’est une femme du monde, parfaitement élégante. En y regardant de près, en faisant bien attention, car elle ne se livre jamais, et il faut saisir une nuance pour pressentir cela, tous ses charmants avantages se déforment jusqu’à des proportions tellement indéfinissables, que je veux m’abstenir de qualifier la valeur de son intelligence. Vous serez probablement surpris de ce naturel, et d’un phénomène assez frappant que présente sa conversation, c’est le changement d’aspect dont les actions les plus ordinaires semblent se revêtir lorsqu’elle en parle. Ce que je vais vous dire est peut-être hasardé à force d’être grave et anormal, mais elle a parfois des paroles qui éveillent dans l’esprit on ne sait quelles impressions inconnues…, je ne veux pas dire oubliées. Au surplus, vous verrez. Les sentiments humains, pour cette étrange personne, mon cher enfant, sont réduits à un mécanisme sûr et profond qu’elle fait jouer, en souriant, avec autant de précision et de fatalité, que les coups d’une combinaison d’échecs. Une fois, elle m’a proposé un conseil, je l’ai suivi ; il a évité une guerre. Il était positivement d’une habileté remarquable, et j’en suis encore à me demander comment elle pouvait être à même de me l’offrir. Somme toute, je n’ai jamais mieux compris que ce soir que je ne savais rien de très-précis au sujet de Tullia Fabriana… Vraiment, lorsqu’on songe, il y a du ténébreux dans cette femme !… ajouta le prince, comme se parlant à lui-même. — (Il y eut un moment de silence sur ce mot.) — Mais voilà dix heures qui sonnent, venez. Ne la jugez pas sur ce qu’elle vous dira ce soir : le masque, vous savez. — Avez-vous des chevaux ici près ?

— Oui, monseigneur, dit Wilhelm, de l’air d’un homme éveillé en sursaut.

— Bien, sans quoi je vous eusse amené dans ma voiture. Donnez-moi votre main, — encore ! — Souvenez-vous en temps et lieu de ce que je vous ai dit, et passez-moi ce qu’il y a d’un peu… suprême… dans mes petits conseils, en faveur de ma tendresse pour vous.

— Monseigneur, je n’oublierai jamais cette soirée, dit le jeune homme ; je suis tellement ému, que je ne sais comment parler et vous remercier de tout mon cœur.

— Cher enfant !… dit le prince, avec un long regard pensif, et il murmura bien bas, dans l’ombre : Ah ! belles étoiles des nuits de la jeunesse !… Amours !… Enthousiasmes perdus ! Voici le printemps, cependant les feuilles tombent autour de nous autres… Pauvre espérance humaine ! — Allons ! à cheval !… dit-il tout haut.

— Christian ! appela le comte de Strally.

— Monsieur le comte ? dit un nouveau personnage en accourant auprès des deux promeneurs.

C’était un vieux domestique. Le prince Forsiani le dévisagea d’un coup d’œil et parut content de son ensemble.

— Nos chevaux ! bien vite ! dit le comte. Quelques minutes après, ils s’arrêtaient devant un de ces grands palais près de l’Arno ; les portes s’ouvrirent comme devant des gens attendus, et ils montèrent les degrés de l’immense escalier de marbre…