Les études de l’Institut d’histoire de l’Amérique française (Tome Ip. 144-160).


CHAPITRE IX


(1635)

L’épuisement des fourrures commence à jouer un rôle important dans l’histoire à partir, probablement, de l’année 1635. Et c’est tout d’abord dans la vallée du Saint-Laurent qu’elle se manifeste. La traite s’y pratique sur une grande échelle depuis le début du siècle ; et elle s’y pratique sur une petite échelle depuis plus longtemps encore, soixante-quinze ans environ, puisqu’elle y est née vers 1560.

Les Montagnais de Tadoussac semblent en manquer les premiers. Ils sont depuis longtemps les intermédiaires entre les Français et les tribus de l’intérieur. Ils empêchent par exemple les Bersiamites, tribu plus faible, de venir à la traite. Ces derniers récoltent nombre de peaux de castor et voudraient en disposer auprès des blancs. En 1635, ils se hasardent à Tadoussac. Les Montagnais les accueillent humainement « et quand ils les eurent en leur puissance, ils les mirent à mort traîtreusement » [1]. La région est peu peuplée ; les peuples de l’intérieur — du Saguenay, du lac St-Jean et du versant de la baie d’Hudson —, sont nombreux, de sorte que les Montagnais peuvent se tirer d’affaire.

La situation est plus grave aux Trois-Rivières. Après avoir marqué qu’une autre famine grave a ravagé ce pays durant l’hiver 1634-5, la Relation de 1635 dit que les Missionnaires veulent réapprendre la culture du sol aux Algonquins du lieu. Ces derniers ne mourraient pas alors de faim « et les castors se multiplieront beaucoup. Ces animaux sont plus féconds que nos brebis de France : les femelles portent jusques à cinq et six petits chaque année ; mais les Sauvages trouvant une cabane, tuent tout, grands et petits, et mâles et femelles ; il y a danger qu’en fin ils n’exterminent tout à fait l’espèce en ces pays, comme il en est arrivé aux Hurons, lesquels n’ont pas un seul castor, allant traiter ailleurs les pelleteries qu’ils apportent au Magasin de ces Messieurs  ». Les Jésuites veulent imposer des règlements aux Algonquins dans le cas où ces derniers se stabiliseraient : « …Que chaque famille prenne son quartier pour la chasse, sans se jeter sur les brisées de ses voisins ; de plus on leur conseillera de ne tuer que les mâles, et encore ceux qui seront grands. Sils goûtent ce conseil, ils auront de la chair et des peaux de Castor en très-grande abondance »[2] Ces paroles sont inspirées par une vive inquiétude et par la rareté du gibier. De plus, c’est une coutume indienne que chaque membre de la tribu chasse sur la bande de territoire qui lui est assignée ; comme on le voit, les Algonquins du lieu la brisent continuellement et chacun tente de chasser sur la parcelle du voisin, ce qui indique un état de choses peu satisfaisant.

Les Algonquins de l’Île se tirent mieux d’affaire. Ils cultivent un peu le sol, tout comme les Hurons, et ils ont quelques produits agricoles à offrir aux peuples du Nord ; ils peuvent obtenir leurs pelleteries et les revendre. Les Nipissings sont industrieux et offrent leur poisson fumé ou séché. Quant aux Hurons, leur pays très petit, densément peuplé, n’a jamais dû produire abondance de pelleteries. Aussi l’extermination du castor ne peut modifier leur économie. Avec leurs produits agricoles et industriels, ceux des Neutres et de la Nation du Pétun, ils se procurent dans le nord de l’Ontario et surtout de Québec d’immenses quantités de fourrures qu’ils revendront aux Français, réalisant à chaque transaction un bénéfice précieux.

Pour les tribus algonquines du St-Laurent, de l’Outaouais, du nord-est du lac Huron, la rareté ou la disparition du gibier n’est donc pas un malheur complet. Pour un temps, elles ont du jeu, de la marge ; à leur frontière du sud, s’étend la zone neutre qui pullule d’animaux à fourrures, où il est dangereux, mais non impossible de s’aventurer ; à leur frontière du nord s’échelonnent jusqu’à la baie d’Hudson, des tribus de même sang, mais timides, qui attendent des intermédiaires et les accepteront pour peu qu’on leur offre des articles de traite.

Malgré tout ce que l’on dit, il est fort difficile de se prononcer sur la situation exacte de l’Iroquoisie en 1635. Ce pays a connu la petite traite de 1615 à 1618 environ ; puis une traite un peu plus considérable de 1624 à 1626. À partir de cette année, et surtout de 1628, il s’est lancé dans la grande traite ; le nombre des fourrures reçues à Fort Orange a augmenté par sauts et par bonds. Or, l’Iroquoisie, avec ses montagnes, ses belles forêts, ses hauts plateaux, ne semble pas aujourd’hui un habitat propice pour le castor. D’après certains observateurs, elle ne peut jamais en avoir abrité un grand nombre. Aussi, une fois la politique du commerce restreint, préconisé par Rensselaer, abandonné par tout le monde, le gibier de l’Iroquoisie ne pouvait durer bien longtemps. Et les tribus qui en manqueraient les premières, seraient évidemment celles qui seraient les plus rapprochés de la factorerie, et qui pourraient y aller facilement, comme les Agniers, les Onneyouts. Mais les tribus iroquoises, le jour ou le castor serait pratiquement exterminé chez elles, se trouveraient en face d’un problème difficile. Pour elles aussi, il y aurait en premier lieu la zone neutre ; mais à l’est, au sud, au nord, à l’ouest aucun espoir de s’en procurer par des moyens pacifiques.

Ainsi commence à se développer en 1635, une situation tragique autant pour les tribus indiennes que pour les colonies européennes. La frontière de la carte des fourrures recule à l’intérieur du pays par suite de l’extermination du gibier ; les peuples sauvages qui se trouvent en dehors de cette ligne manqueront de pelleteries ; alors elles ne pourront plus obtenir des factoreries les marchandises européennes dont elles ont pris l’habitude ; leur civilisation devra rétrograder ; et leurs forces militaires vis-à-vis des voisins, diminuera, de sorte qu’elles se trouveront bientôt en état d’infériorité parmi leurs ennemis. Si parmi ces peuples, quelques uns ont l’esprit clair et veulent survivre, quels combats ne livreront-ils pas pour se tenir à flot et subsister ?

Le problème n’est pas moins tragique pour certaines colonies. La Nouvelle-Hollande, la Nouvelle-France sont fondées en Amérique, plus que n’importe quelle autre colonie, sur le commerce des pelleteries Sans cet aliment, s’affaisseraient comme des ballons vidés de leur air chaud ou de leur gaz. Il leur en faut de prodigieuses quantités, coûte que coûte, sous peine de s’éteindre lentement et de mourir. Elles sont sur le même pied que les tribus indiennes, et pour les unes comme pour les autres, trouver ou non des fourrures est une question de vie ou de mort. Et c’est ainsi que se prépare une terrible lutte pour la vie qui déchirera pendant un siècle le nord-est du continent.


(1635)

La paix de 1634 entre Algonquins et Agniers-Onneyouts s’accompagne donc d’une exportation en Nouvelle-France des pelleteries iroquoises. Elle aura donc contre elle les Hollandais de Fort Orange qui veulent retenir ces fourrures en Nouvelle-Hollande. Le journal du chirurgien Bogaert le prouve assez. De plus, ces Hollandais veulent attirer chez eux les pelleteries canadiennes. Aussi sont-ils probablement au fond des événements qui vont suivre, qui demeurent en partie mystérieux mais qui ne s’expliquent que de cette façon.

Aux Trois-Rivières, le grand capitaine, Capitanal, est mort C’était un ami des Français. Son intelligence était sûre, ses talents remarquables. Un autre Algonquin, natif tout probablement de l’île des Allumettes, La Grenouille, acquiert ensuite de l’ascendant sur ses compatriotes. Au contraire de son prédécesseur, ses intentions ne sont pas droites : « … Ce méchant homme, dira la Relation de 1636, avait plus d’autorité que les Capitaines ; même son crédit s’étendait parmi toutes ces nations »[3]. C’est lui qui a négocié le traité de 1634. Il a dû se rendre au pays des Agniers, peut-être aussi chez les Onneyouts et les Hollandais. À son retour, il tient souvent un langage qui étonne les Français. Ainsi, il dit que les Iroquois ont incité les Algonquins « à tuer quelques Hurons, et de prendre guerre avec eux » Pourquoi ? « Les plus avisés croient que c’est une ruse de ceux qui traitent avec ces Peuples, et qui s’efforcent par leur entremise de divertir les Hurons du commerce qu’ils ont avec nos Français ; ce qui arriverait, si nos Montagnais leur faisaient la guerre, et alors ils les attireraient à leurs habitations, d’ s’ensuivrait un très notable détriment pour Messieurs les Associés de la Compagnie de la Nouvelle-France. »[4]

La Grenouille se ferait donc l’instrument des Hollandais. Ceux-ci veulent mettre la main sur les pelleteries que recueille la Huronie. Et le moyen le plus sûr d’atteindre cette fin, serait une guerre entre les Algonquins-Montagnais et les Hurons. Ceux-ci ne pourraient plus passer sur l’Outaouais et le Saint-Laurent dominés par les Algonquins ; ils seraient confinés dans l’intérieur des terres, loin des Océans. Pour disposer de leurs pelleteries, continuer leur commerce, ils devraient s’adresser aux Iroquois qui iraient les revendre à Fort Orange, ou aux Hollandais eux-mêmes. Sans un arrangement de cette sorte, l’existence deviendrait impossible pour eux. Voilà donc le noir dessein que les Français saisissent dans les paroles équivoques de La Grenouille.

Mais quels bénéfices les Algonquins pourraient-ils tirer d’une guerre entre eux et les Hurons ? Ils espèrent affaiblir, détruire ces derniers et s’emparer d’une partie de leur commerce. On sent souvent que les Algonquins de l’île sont prêts à ces extrémités pour supplanter les Hurons et se porter successeurs de leur empire commercial.

La Relation de 1636 fournit des détails supplémentaires sur La Grenouille. Elle affirme que les Hollandais ont gagné ce chef qui veut maintenant conduire les siens à Fort Orange pour la traite des pelleteries et les porter à une rupture avec les Français. Le traité de paix qu’il a négocié était un premier pas dans cette voie. Il a des complices. Nombre de ses compatriotes parmi les plus huppés ont accepté ses idées. En un mot, les Français croient que les Hollandais ont mis ces Indiens dans leurs intérêts soit par des présents, soit par des plans dont les Algonquins tireraient de grands bénéfices.

Quels sont les faits exacts qui conduisent à la rupture de la paix ? Ils demeurent mystérieux. La Grenouille et bon nombre de ses compatriotes retournent en Iroquoisie. Ils sont tous brutalement massacrés : « Car voulant frayer le chemin chez l’Étranger (Fort Orange) par les terres de ses ennemis (Iroquois), qu’il croyait avoir gagnés, ils (les Iroquois) ont trempé leurs mains dans son sang, l’égorgeant misérablement avec tous ceux dont l’orgueil nous faisait plus de résistance »[5]. Cette phrase n’a pas toute la clarté désirable, mais elle s’interprète de la façon suivante : désirant ouvrir une route commerciale jusqu’à Fort Orange, en passant sur le territoire iroquois, projet pour lequel il croyait avoir gagné les Iroquois, La Grenouille est misérablement massacré avec ses compagnons. Si les mots cités plus haut ont cette signification, ils cadrent bien avec la politique iroquoise telle qu’énoncée par Rensselaer, à l’effet que les Iroquois ne veulent pas laisser passer les autres tribus indiennes sur leurs territoires pour se rendre avec leurs pelleteries à Fort Orange. Et les Algonquins du Canada, ayant tenté de les jouer, à la sollicitation des Hollandais, sont assommés à la première occasion. En un mot, les Hollandais semblent bien avoir tenu tous les fils de cette affaire qui se termine au fond comme ils le désiraient : la rupture de la paix entre Algonquins et Iroquois empêchera les mêmes Algonquins et les Français de venir en Iroquoisie pour y rafler d’autres fourrures, et pour établir une dérivation des pelleteries iroquoises vers la Nouvelle-France. Bogaert a exécuté sa menace.

Il est bien difficile d’assigner une date précise à cet incident. Il se produit probablement très tard à l’automne, peut-être même en décembre 1635. La paix entre Algonquins et Agniers-Onneyouts aurait duré onze mois, un an tout au plus. Mais pour en arriver à cette conclusion, il faut rapailler ici et là divers passages dans les Relations des Jésuites. Ils tournent tous autour d’une aventure de François Marguerie, l’interprète. Il est à l’automne 1635 chez les Algonquins de l’île des Allumettes. Il est alors âgé de vingt-deux ans. Et dans le plus froid de l’hiver, en compagnie de quatre sauvages, il entreprend un voyage de quarante jours, et il arrive en Huronie le 28 mars. Il a dû partir le 15 février. Le trajet est d’environ cent lieues. Et le soir, pendant que ses compagnons se reposent après la longue et fatigante marche du jour en pleine forêt, dans la neige, le jeune Marguerie, toujours de bonne humeur, prépare le repas, allume le feu, et exécute les autres petites besognes. Car le chef du groupe est le potentat de l’Outaouais, Le Borgne de l’île, deuxième du nom, qui n’est en odeur de sainteté ni chez les Hurons, ni chez les Français.

Mais pourquoi ce capitaine se rend-il en Huronie dans une saison ou d’ordinaire les Indiens eux-mêmes évitent de voyager ? « L’occasion de la venue des Sauvages de l’Île en ce pays des Hurons, était la mort de vingt-trois personnes que les Iroquois avaient massacrées nonobstant la paix Cette perfidie leur causait un grand désir de se venger »[6]. Ce passage fournit ainsi le nombre des compagnons de La Grenouille. De plus, on en peut conclure que si les Algonquins de l’île se donnent tant de mouvement pour les venger, c’est que, très probablement, plusieurs victimes étaient leurs compatriotes.

C’est tout un vaste projet que Le Borgne porte en ce moment dans son esprit. Il apporte vingt-trois présents ; il veut soulever non-seulement les Hurons mais encore les Nipissings qui hivernent près d’eux ; il se flatte que les Français lui prêteront main forte ; il croit que d’autres tribus algonquines fourniront leur assistance dans cette croisade contre les Iroquois. Mais sa rancune se manifeste encore en cette rencontre : il n’a aucun présent pour la tribu de l’Ours, qui forme à peu près la moitié de la population huronne, parce que c’est elle qui conduit tout le commerce des fourrures avec la Nouvelle-France. Il l’ignore. Il négocie avec les autres seulement. Et ses demandes ont une allure assez précise de menace : si Hurons, Nipissings et autres n’acceptent pas ses projets militaires, il les empêchera de passer sur ces territoires pour aller à Québec, le printemps suivant. Dans son Île stratégique, il commande la navigation sur l’Outaouais. Et même, ce qui est moins sûr, il irait jusqu’aux rodomontades, se flattant d’être capable de ramener tous les Français à Québec, de les obliger même à repasser la mer. Bien plus, il a des conciliabules avec les Jésuites ; il leur suggère d’abandonner la Huronie, ou du moins la nation de l’Ours ; celle-là a tué Étienne Brûlé, le père Viel et son compagnon, elle a assommé huit Algonquins de l’Île autrefois ; les missionnaires risquent leur vie en ce pays, ils devraient revenir à Québec, ou encore s’établir dans l’île des Allumettes ou un bel avenir les attend.

Tous ces discours papelards, hypocrites, tous ces mots de vantardise ne gagnent personne et n’obtiennent rien. « …Ni les Hurons ni les Algonquins n’y ont point voulu entendre, et ont refusé leurs présents… »[7]. Les premiers se récusent en donnant pour prétexte qu’un détachement iroquois peut les attaquer au printemps ; la tribu de l’Ours jette toute son influence dans la balance pour faire échec aux projets soumis ; les Nipissings refusent parce qu’ils détestent les Algonquins de l’Île qui leur imposent des péages trop élevés.

Le Borgne et ses compagnons ne sont pas contents. « … Ceux de l’Île se voyant éconduits s’en sont retournés fort mécontents tant des Hurons, que des Bissiriniens (Nipissings), et ont menacé qu’ils ne laisseraient passer ni les uns, ni les autres pour aller aux Français »[8]. Cette fois la menace est précise et doit s’exécuter au printemps.

Cependant l’affaire reste en suspens ; elle ne peut être réglée de cette façon. La Huronie demeure en paix avec le pays des Tsonnontouans, mais en guerre avec tout le reste de l’Iroquoisie ; les Algonquins sont maintenant en guerre avec toute l’Iroquoisie. Et qui connait les Indiens sait que le massacre de vingt-trois personnes ne peut que conduire à des expéditions de vengeance.

Les Hurons conduisent une guérilla contre les tribus iroquoises qui les combattent encore. Au début de mai, un certain nombre de guerriers préparent une expédition ; ils passent près de deux nuits à chanter, à banqueter, à danser ; enfin ils partent, ils ne se rendent pas loin, ils campent et ils s’endorment d’un profond sommeil. Des Iroquois qui savaient leurs mouvements les attaquent, assomment douze d’entre eux ; les autres parviennent à fuir dans la forêt. Ce n’est pas la dernière fois que les guerriers hurons se laisseront surprendre de cette façon.

Au printemps le convoi de fourrures trouve le chemin bloqué à l’île des Allumettes. Le Borgne de l’île lui-même, le dictateur, est mort. Et comme disent les Indiens, son corps n’est pas caché, c’est-à-dire que son nom n’a pas été donné à une autre personne et que des présents n’ont pas été offerts aux parents. C’est le prétexte dont les insulaires se servent pour interdire le passage. Ils conseillent aux premiers canots de retourner en Huronie. Le Père Daniel suit de près avec le gros de la flottille. Il commence les négociations et pour les Hurons et pour les Nipissings. Les Hurons, qui sont de beaucoup les plus forts, ne veulent pas se servir de la force contre leurs alliés rébarbatifs.

Enfin, après bien des palabres, le laissez-passer est donné ; et les canots poursuivent leur route vers le Saint-Laurent où se tiennent déjà, depuis un certain temps, des conseils pour la guerre.

Le 4 mai, M. Gand, un colonial influent, part de Québec pour les Trois-Rivières. À son arrivée les sauvages demandent le privilège de lui exposer leurs besoins. Et ils le supplient d’obtenir des autres chefs français « qu’on leur donnât secours pour leurs guerres »[9]. L’orateur demande qu’on écoute moins ses paroles que celles des veuves et des orphelins qui ont perdu leurs maris ou leurs pères. Si les Français n’interviennent point, il ne restera bientôt que des femmes et des enfants. Les guerriers se proposent d’aller mourir en Iroquoisie, là leurs capitaines ont été égorgés l’an précédent.

En face de la guerre de nouveau ouverte, les Algonquins des Trois-Rivières se tournent donc vers les Français et leur demandent, comme autrefois, l’assistance militaire. Ils croient que la présence de quelques soldats parmi eux fera des miracles. M. Gand n’emploie pas de fortes expressions pour rappeler aux Algonquins, les infidélités ou les dangereuses intrigues de La Grenouille et de ses compagnons. Il est plein de bénignité, mais quelques fines pointes indiquent que les Français ont bien enregistré le coup. Il se rendra, répond-il, à leurs désirs ; il parlera aux chefs qui dirigent la colonie ; « néanmoins… il craignait que ces capitaines n’eussent non plus d’oreilles pour ses paroles, que les Sauvages n’avaient montré d’affection pour les Français »[10]. Et il précise un peu plus loin sa pensée : « En troisième lieu, si les Capitaines me demandent si vous n’allez point voir l’Étranger pour vos traites, je ne sais ce que je leur pourrai répondre » Les vingt-trois Algonquins dont leurs compatriotes veulent en effet venger la mort, n’ont-ils pas été assassinés au cours d’une tentative faite pour ouvrir un commerce de fourrures avec les Hollandais ? Mais M. Gand ne pose pas brutalement la question. Il leur reproche de ne pas donner leurs filles comme épouses aux Français, de ne pas venir aux instructions des missionnaires, de ne pas se convertir : « Si vous eussiez fait cela dès notre première entrée dans le pays, vous sauriez tous maintenant manier les armes comme nous, et vos ennemis ne subsisteraient pas en votre présence ; vous ne mourriez pas tous les jours comme vous faites »[11]. Et ces mots indiquent que les Français ont donné des armes à feu aux Indiens qui se sont convertis, et sont devenus sûrs ; ou du moins qu’ils les leur donneront à ces conditions. Provoqué par certaines paroles, M. Gand répond qu’il est exact que des Iroquois ont tué des Français. Ces derniers en rendront raison un jour ; ils sont prudents et ils prendront l’offensive quand ils seront nombreux ; « … Nous attaquerons, et ne quitterons point la guerre, que nous ne les ayons exterminés. Si vous voulez venir avec nous, vous y viendrez, mais comme vous ne savez pas obéir en guerre, nous ne nous attendrons pas à votre secours  ». Les Algonquins des Trois-Rivières sont à la fin assez satisfaits de la réponse : M. Gand soumettra leurs demandes aux chefs de la colonie.

Le deux juillet, les Montagnais de Tadoussac et les Algonquins de Québec adressent exactement la même demande aux chefs de la colonie eux-mêmes. Le massacre de vingt-trois des leurs a évidemment ému toute la nation qui ne songe maintenant, comme Le Borgne de l’Île, qu’à une vaste expédition de guerre. Le capitaine des Montagnais est même accompagné d’une bonne escouade de guerriers. Il demande une entrevue avec le Gouverneur de même qu’avec M. Du Plessis-Bochart ; le capitaine des Algonquins assiste au conciliabule, qui prend place dans le magasin de la Compagnie. Les Français s’assoient d’un côté, les Indiens de l’autre. Vêtu à la française, le capitaine de Tadoussac harangue le premier. « Vous savez que c’est le propre des amis de secourir ceux qu’ils aiment au besoin ; le secours que vous nous donnerez dans nos guerres sera le témoin fidèle de votre amitié ; votre refus me couvrira le visage de confusion  » [12]. Et le capitaine de Québec ajoute : « … Nous voici dans une saison de guerre fort fâcheuse, nous n’avons pas assez de force pour nous mettre à couvert de nos ennemis, nous recherchons votre abri, ne le refusez pas ; votre ami vous en conjure : si vous ne lui prêtez la main vous le verrez disparaître dans la mêlée de ses ennemis… ». Et ces deux chefs énumèrent tous les motifs pour lesquels les Français doivent leur accorder l’assistance militaire. Un vieillard parle même « à l’antique ». Les chefs se montrent très habiles dans leurs discours ; ils savent présenter leurs arguments et ils savent les choisir. Enfin, ils laissent un présent de peaux de castor.

Mais les Français n’ont aucune intention d’accorder les secours qu’on leur demande. Dès les premiers mots, leurs auditeurs peuvent le noter. À l’automne précédent, ils ne savaient pas que la guerre éclaterait, et ils n’ont pas demandé de soldats en France. Les Français du pays n’ont pas l’habitude de porter les armes. Des arguments s’échangent, des ripostes se donnent. La discussion suit le même sillon qu’aux Trois-Rivières : on parle de mariages entre Indiennes et Français, de conversion. La réponse définitive vient à la fin : « Pour ce qui concernait la guerre, on répliqua qu’on ne pouvait leur donner ni un grand, ni un petit nombre de Français : d’en donner un grand nombre, ils voyaient bien que la chose ne se pouvait pas faire, les vaisseaux ne se voulant pas dégarnir de leurs hommes ; d’en donner peu, nos Français ne voulaient pas aller avec eux, pour ce, disent-ils, que les Sauvages ne sauraient obéir, ni tenir pied ferme en guerre ; à la première fantaisie ils s’envolent comme des oiseaux…[13].

En un mot, les Algonquins, ni en Huronie, ni à Québec, ni aux Trois-Rivières, ne trouvent un accueil sympathique pour leurs projets de vengeance. Mais ils ne s’en tiennent pas là. Ils doivent se consulter de nouveau entre eux, et se consulter avec les Hurons à l’embouchure du Richelieu. Et c’est maintenant vers cet endroit que convergent les Hurons qui ont franchi le territoire des Algonquins de l’île, les Montagnais de Tadoussac et les Indiens de Saint-Laurent. Un missionnaire part par exemple en barque pour les Trois-Rivières ; il est rejoint par une flottille de douze canots montés par trente à quarante guerriers « qui sen allaient à la guerre ». Ils consultent leurs devins sur l’issue de l’incursion, ils prennent bientôt les précautions requises. Le 15 juillet, le général Du Plessis Bochart arrive aux Trois-Rivières ; un canot huron se présente en même temps et annonce la venue prochaine du convoi des fourrures. Les Français se réjouissent « car on nous avait comme assurés que les Hurons ne descendraient point cette année, pour les grands bruits de guerre qui couraient par toutes les nations par lesquelles ils devaient passer »[14]. Et le 18 juillet, le général part pour le Richelieu : deux ou trois cents sauvages l’y attendent pour parler de leurs entreprises de guerre. La division s’est mise chez les Algonquins ; ils s’accusent mutuellement d’avoir trahi La Grenouille et ses compagnons. Un capitaine montagnais, La Perdrix, s’est même venu jeter sous la protection du Général ; d’aucuns l’accusent et le veulent mettre à mort : « … On le soupçonnait, mais à tort, d’avoir reçu des présents des Iroquois, et d’avoir trahi La Grenouille et les autres qui avaient été massacrés ; ils en pensaient autant d’un autre, qu’ils voulaient aussi égorger »[15]. Tandis qu’au fond, il semble bien que ce sont les Hollandais qui, après avoir attiré les Algonquins, avoir organisé une expédition de traite avec eux, les ont dénoncés aux Iroquois pour que ceux-ci leur infligent de mauvais traitements ou la mort. De cette façon sera arrêtée la dérivation des pelleteries iroquoises vers la Nouvelle-France. Le père Le Jeune et le Général sauvent ce capitaine. Mais celui-ci avait tout de même fait un voyage en Iroquoisie, avant le massacre de La Grenouille, comme le révélera la Relation de 1637.

Le général Du Plessis-Bochart trouve donc de deux à trois cents guerriers rassemblés à l’embouchure du Richelieu. Il aurait employé toute son énergie à les réconcilier et à rétablir la paix entre les diverses factions. Puis il ne leur aurait ensuite parlé que de conversion. Lui demande-t-on des secours militaires contre les Iroquois ? Les Relations n’en disent pas un mot. C’est pourtant probable. Mais Champlain est mort. Qui pourrait conduire à sa place une expédition de ce genre ? Au fond, l’occasion est assez belle. Le massacre des vingt-trois Algonquins a ému toute la Coalition ; elle est plus disposée à entreprendre une expédition vigoureuse qu’elle ne l’a jamais été depuis longtemps. Mais il semble que les Français soient contents de la punition tragique que les Algonquins ont reçue ; elle leur a fait passer l’envie pour longtemps de nouer des relations commerciales avec la Nouvelle-Hollande.

Toutefois le gros rassemblement d’Indiens, à l’embouchure du Richelieu, ne se disperse point sans que des bandes partent pour l’Iroquoisie ; des Algonquins « s’en allèrent chercher quelque pauvre misérable Iroquois : car la plupart de leurs guerres se passent dans les surprises, se guettant les uns les autres, comme on ferait un sanglier »[16]. Le dix août, le capitaine de Tadoussac revient le premier avec son détachement. Ils avaient trouvé, dit-il, l’emplacement d’un bivouac iroquois ; trois cents guerriers au moins y avaient passé la nuit. Une dispute s’était alors élevée parmi les Algonquins. Les Montagnais avaient décidé de revenir, les autres avaient continué leur route. Le 11 août, il est rumeur que ces derniers reviennent après avoir remporté quelques succès ; mais en fait, ils n’apparaissent pas avant le 13, agitant au bout de gaules les scalps des ennemis qu’ils ont tués. Les femmes se lancent à la nage ; elles se saisissent des chevelures pour les pendre à l’entrée des wigwams. Les Français apprennent qu’après le départ des Montagnais, une centaine d’Algonquins se sont aussi retirés, laissant le détachement fort affaibli. Les autres ont continué leur route, ils se sont approchés d’une bourgade des Agniers. Ils ont saisi une couple d’Iroquois. Ils leur ont promis la vie sauve à la condition d’apprendre dans quel lieu ils pourraient rencontrer un groupe d’ennemis. Ces deux misérables Agniers indiquent une rivière, non loin, où quelques hommes font la pêche et fabriquent avec des écorces des collets propres à capturer des orignaux ; plusieurs femmes y récoltent aussi des orties pour en faire des cordages. Les Algonquins se rendent aussitôt sur les lieux. Ils attaquent vivement la petite troupe, tuent, blessent, massacrent. Ils mettent enfin à mort vingt-huit personnes. La plupart étaient des femmes. Ils ramènent à titre de prisonniers trois hommes, une jeune femme et une jeune fille. Ils avaient capturé un nombre d’ennemis plus grand ; mais craignant d’être poursuivis, ils avaient tué en route ceux qui ne marchaient pas assez vite. Et ils avaient retraité sous la pluie, à toute vitesse, pendant plusieurs jours.

Les Algonquins peuvent maintenant dormir tranquilles. Ils se sont vengés.

Toujours silencieuse, forte, n’éprouvant et ne manifestant aucune crainte au milieu de l’ennemi, la jeune Iroquoise a suivi l’armée algonquine : « … Elle avait la face modeste, mais l’œil si assuré, que je la prenais pour un homme » Ces Indiens ne torturent pas les prisonnières. Le lendemain, ils la donneront à M. Du Plessis-Bochart, pour remplacer l’un des trois Français tués en 1633. Alors seulement, elle pleure un peu. Puis les missionnaires lui annoncent qu’ils la conduiront en France où l’accompagneront quelques dames de la colonie. Madame de Combalet prendra charge de cette sauvagesse.

Quant à l’Iroquois, son sort est plus dur. Il n’a pas mis le pied sur la grève, que les femmes et les enfants le rouent de coups ; sans même se retourner, il passe en chantant ; un boiteux le flagelle d’une corde pliée en deux ; d’autres le brûlent avec des charbons ou lui enfoncent des tisons dans la bouche. Si le supplice lui laisse quelque répit, il danse. Une femme commence de lui couper un doigt avec ses dents, elle termine avec un couteau, puis elle le lui enfonce dans la bouche ; comme il le rejette, elle le met à rôtir et l’offre à ses enfants ; enfin, un soldat le leur enlève et le jette dans le fleuve. Deux jeunes Algonquines le mordent aux bras comme des louves. Le père Paul Le Jeune leur adresse des remontrances ; mais elles répliquent que les Iroquois infligent des tourments pires aux captifs algonquins. Le missionnaire obtient à la fin que l’on mette fin à ce supplice. Mais il n’aurait pas parlé avec la même véhémence aux Algonquins de l’île qui sont la superbe incarnée. Champlain, en effet, étant intervenu dans une occasion pareille, l’un d’eux avait saisi un enfant par le pied et lui avait brisé la tête sur un arbre, Le jeune Iroquois ne gagnera rien à ce délai. Expédié à Québec, il subira un supplice plus long et plus cruel que celui des Trois-Rivières. Les Algonquins l’étrangleront à la fin sur la rive droite du fleuve. Ils manifestent plutôt dans les supplices qu’ils infligent, la rage animale des brutes que la savante et froide cruauté des races iroquoise.

En présentant la jeune Iroquoise à M. Du Plessis-Bochart, les Algonquins avaient regretté l’absence des Français parmi leur parti de guerre : « … Il eût été bien à propos, disent-ils, de voir quelques uns de vos jeunes gens parmi nous à la guerre… »[17]. Mais le Général sait leur rappeler que même en cette expédition, ils se sont querellés et ils se sont divisés ; et il ajoute que si jamais les Français attaquent l’Iroquoisie, ils ne reviendront point sans détruire des bougades entières. Cette rodomontade plaît assez aux Algonquins.

Ce n’est que le dix-huit août que les Hurons arrivent à Québec. Ils renouvellent leur alliance ancienne avec les Français au cours des conseils qui ont lieu. Mais il n’y est que fort peu question de guerre. Le Général dit, par exemple, aux visiteurs que s’ils amènent une vingtaine de leurs enfants au séminaire des Hurons, il leur enverra une vingtaine de soldats pour les aider à se défendre et pour les rassurer au milieu de leurs alarmes quotidiennes. Pour refuser cette requête, les Hurons « dirent qu’il y avait de grands dangers de descendre ça bas, pour les courses de leurs ennemis »[18]. Car les quatre tribus iroquoises qui n’ont pas signé le traité continuent à harceler les Hurons. Durant l’été 1635, la Huronie s’est attendue à une invasion. L’été est toujours la saison dangereuse. Tous les hommes solides partent, qui pour les traites dans le nord de Québec, qui pour celle de Québec, qui sont les deux principales, qui, pour les voyages de chasse, de pêche, La Huronie a tendance à se vider de sa population mâle. Alors les sachems répandent parfois eux-mêmes des rumeurs d’invasion pour retenir plus facilement des guerriers dans le pays. C’est eux qui donnent les permissions de s’éloigner, et parfois les jeunes sont prêts à désobéir. L’appréhension a régné aussi durant l’hiver 1635-36. Par deux fois les éclaireurs sont même revenus à toute vitesse, poussant le cri d’alarme ; les habitants se sont préparés à plier bagage et à s’enfuir. Heureusement la nouvelle était fausse les deux fois. La fuite est facile, l’été ; la population peut se cacher vite dans la forêt. Mais il n’en est pas de même l’hiver, quand la neige révèle les empreintes des pas et que les arbres n’ont plus de feuilles. « Il y a quelques villages assez bien fortifiés, disent les missionnaires, où on pourrait demeurer, et attendre le siège et l’assaut ; ceux qui peuvent s’y retirent, les autres gagnent au pied, ce qui est le plus ordinaire : car le petit nombre, le manquement d’armes, le grand nombre d’ennemis, leur font redouter la faiblesse de leurs forts »[19]. Les Français distribuent dans les deux occasions des fers de flèches ; quatre d’entre eux possèdent des arquebuses et se tiennent prêts à courir au village qui subira l’attaque.

Le sort de la Huronie est déjà si intimement lié, économiquement, à celui de la Nouvelle-France, que les Français appréhendent l’invasion de ce pays. Ils parlent aux sachems hurons. Ils leur demandent de planter les palis de façon à former un carré parfait ; de construire à chaque angle une tourelle où les Français pourront monter et tirer sur les assiégeants avec leurs mousquets. Les Hurons acceptent cet avis et commencent à l’appliquer, dans l’un de leurs village. Pour le moment, le danger ne paraît pas grand, car l’ennemi principal, c’est le Tsonnontouan qui observe le traité de paix.


  1. RDJ, 1635-18.
  2. RDJ, 1635-21.
  3. RDJ, 1636-33.
  4. Idem, 1635-22.
  5. RDJ, 1636-33.
  6. RDJ, 1636-91.
  7. RDJ, 1636-91.
  8. Idem, 1636-91.
  9. RDJ, 1636-58.
  10. Idem, 1636-58.
  11. Idem, 1636-58.
  12. RDJ, 1636-60.
  13. RDJ, 1636-61.
  14. RDJ, 1636-64.
  15. Idem, 1636-64.
  16. RDJ, 1636-65.
  17. RDJ, 1636-68.
  18. Idem, 1636-73.
  19. RDJ, 1636-86.