Introduction aux études historiques/Appendice 1

Librairie Hachette et Cie (p. 281-292).

APPENDICES


APPENDICE I

l’enseignement secondaire de l’histoire en france

I. L’enseignement de l’histoire est nouveau venu dans l’instruction secondaire. On enseignait jadis l’histoire aux fils des rois et des grands personnages, pour les préparer à l’art du gouvernement, suivant la tradition antique ; mais c’était une science sacrée, réservée aux futurs maîtres des États, une science de princes, non une science de sujets. Les écoles secondaires organisées depuis le xvie siècle, ecclésiastiques ou laïques, catholiques ou protestantes, ne firent pas entrer l’histoire dans leur plan d’études ou ne l’y admirent que comme annexe de l’étude des langues anciennes. C’était en France la tradition des Jésuites ; elle fut reprise par l’Université de Napoléon.

L’histoire n’a été introduite dans l’enseignement secondaire qu’au xixe siècle, sous la pression de l’opinion ; et bien qu’elle ait conquis dans le plan d’études une plus large place en France qu’en pays anglais et même en Allemagne, elle est restée une matière accessoire, à laquelle on n’a pas attribué une classe spéciale (comme à la philosophie), parfois même pas un professeur spécial, et qui ne compte presque pas dans les examens.

L’enseignement historique s’est ressenti longtemps de cette origine. Imposé par ordre supérieur à un personnel élevé exclusivement dans l’étude de la littérature, il ne pouvait trouver sa place dans le système de l’enseignement classique, fondé sur l’étude des formes, indifférent à la connaissance des faits sociaux. On enseigna l’histoire parce que le programme l’ordonnait ; mais ce programme, raison d’être unique et maître absolu de l’enseignement, resta toujours un accident, variable suivant le hasard des préférences ou même des études personnelles des rédacteurs. L’histoire faisait partie des convenances mondaines ; il y a, disait-on, des noms et des faits « qu’il n’est pas permis d’ignorer » ; mais ce qu’il n’est pas permis d’ignorer varia beaucoup, depuis les noms des rois mérovingiens et les batailles de la guerre de Sept Ans jusqu’à la loi salique et à l’œuvre de saint Vincent de Paul.

Le personnel improvisé qui, pour obéir au programme, dut improviser l’enseignement de l’histoire, n’avait aucune idée claire, ni de sa raison d’être, ni de son rôle dans l’éducation générale, ni des procédés techniques nécessaires pour le donner. Ainsi dépourvu de traditions, de préparation pédagogique et même d’instruments de travail, le professeur d’histoire se trouva ramené aux temps antérieurs à l’imprimerie où le maître devait fournir à ses élèves tous les faits qui formaient la matière de son enseignement, et il adopta le même procédé qu’au moyen âge. Muni d’un cahier où il avait rédigé la série des faits à enseigner, il le lisait devant les élèves, parfois en se donnant l’air d’improviser ; c’était « la leçon », la pièce maîtresse de l’enseignement historique. L’ensemble des leçons, déterminé par le programme, formait « le cours ». L’élève devait écouter en écrivant (c’est ce qu’on appelait « prendre des notes ») et rapporter par écrit ce qu’il avait entendu (c’était « la rédaction »). Mais comme on négligeait d’apprendre aux élèves à prendre des notes, presque tous se bornaient à écrire très vite, sous la dictée du professeur, un brouillon qu’ils copiaient à domicile en forme de rédaction, sans avoir cherché à comprendre le sens ni de ce qu’ils entendaient, ni de ce qu’ils transcrivaient. À ce travail mécanique les plus zélés ajoutaient des morceaux copiés dans des livres, d’ordinaire sans plus de réflexion.

Pour faire entrer dans la tête des élèves les faits jugés essentiels le professeur faisait de la leçon une réduction très courte, « le sommaire » ou « résumé », qu’il dictait ouvertement et qu’il faisait apprendre par cœur. Ainsi les deux exercices écrits qui occupaient presque tout le temps de la classe étaient, l’un (le sommaire) une dictée avouée, l’autre (la rédaction) une dictée honteuse.

Le contrôle se réduisait à faire réciter le sommaire textuellement et à interroger sur la rédaction, c’est-à-dire à faire répéter approximativement les paroles du professeur. Les deux exercices oraux étaient l’un une récitation avouée, l’autre une récitation honteuse.

On donnait bien à l’élève un livre, le « précis d’histoire[1] » ; mais le précis, rédigé dans la même forme que le cours du professeur, ne se combinait pas avec l’enseignement oral de façon à lui servir d’instrument et ne faisait que le doubler ; et d’ordinaire, il le doublait mal, car il n’était pas intelligible pour un élève. Les auteurs de précis[2], adoptant les procédés traditionnels des « abrégés », cherchaient à entasser le plus grand nombre possible de faits, en les allégeant de tous les détails caractéristiques et en les résumant sous les expressions les plus générales et par conséquent les plus vagues. Il ne restait ainsi dans les livres élémentaires qu’un résidu de noms propres et de dates reliés par des formules uniformes ; l’histoire apparaissait comme une série de guerres, de traités, de réformes, de révolutions, qui ne différaient que par les noms des peuples, des souverains, des champs de bataille et par les chiffres des années[3].

Tel fut, jusqu’à la fin du Second Empire, l’enseignement de l’histoire dans tous les établissements français laïques ou ecclésiastiques, — sauf quelques exceptions d’autant plus méritoires qu’elles étaient plus rares, car il fallait alors à un professeur d’histoire une dose peu commune d’initiative et d’énergie pour échapper à la routine de la rédaction et du résumé.

II. Dans ces dernières années le mouvement général de réforme de l’enseignement, parti du Ministère et des Facultés, a fini par se communiquer à l’instruction secondaire. Les professeurs d’histoire ont été affranchis de la surveillance soupçonneuse que le gouvernement de l’Empire avait fait peser sur leur enseignement, et en ont profité pour expérimenter des méthodes nouvelles. Une pédagogie historique est née. Elle s’est révélée avec l’approbation du Ministère dans les discussions de la Société pour l’étude des questions d’enseignement secondaire, dans la Revue de l’enseignement secondaire et la Revue universitaire. Elle a reçu la consécration officielle dans les Instructions jointes au programme de 1890 ; le rapport sur l’histoire, œuvre de M. Lavisse, est devenu la charte qui protège les professeurs partisans de la réforme dans la lutte contre la tradition[4].

De cette crise de rénovation l’enseignement de l’histoire sortira sans doute organisé, pourvu d’une pédagogie et d’une technique rationnelles comme ses aînés, les enseignements des langues, des littératures et de la philosophie. Mais il faut s’attendre à ce que la réforme soit beaucoup plus lente que dans l’enseignement supérieur. Le personnel est beaucoup plus nombreux, plus lent à instruire ou à renouveler ; les élèves sont moins zélés et moins intelligents ; la routine des parents oppose aux méthodes nouvelles une force d’inertie inconnue dans les Facultés ; — et le baccalauréat, cet obstacle général à toutes les réformes, est particulièrement nuisible à l’enseignement historique, qu’il réduit à un cahier de demandes et de réponses.

III. Dès maintenant, pourtant, on peut indiquer dans quelle direction devra se développer l’enseignement historique en France[5] et les questions qu’on devra résoudre pour acquérir une technique rationnelle. Nous essayons ici de formuler ces questions dans un tableau méthodique.

1o Organisation générale. — Quel but peut se proposer l’enseignement de l’histoire ? Quels services peut-il rendre à la culture de l’élève ? Quelle action peut-il avoir sur sa conduite ? Quels faits doit-il lui faire comprendre ? Quelles habitudes d’esprit doit-il lui donner ? Et, par conséquent, quels principes doivent diriger le choix des matières et des procédés ? — L’enseignement doit-il être disséminé sur toute la durée des classes ou concentré dans une classe spéciale ? doit-il être donné dans des classes d’une heure ou de deux heures ? — L’histoire doit-elle être distribuée en plusieurs cycles, comme en Allemagne, de façon à faire revenir l’élève plusieurs fois à différentes périodes de ses études sur le même sujet ? Ou doit-elle être exposée en une seule suite continue depuis le commencement des études, comme en France ? — Le professeur doit-il faire un cours complet, ou doit-il choisir quelques questions et charger l’élève d’étudier seul les autres ? Doit-il exposer oralement les faits ou ordonner aux élèves d’en prendre d’abord connaissance dans un livre, de façon à remplacer le cours par des explications ?

2o Choix des matières. — Quelle proportion doit-on donner à l’histoire nationale et à l’histoire des autres pays ? À l’histoire ancienne et à l’histoire contemporaine ? Aux histoires spéciales (art, religion, coutumes, vie économique) et à l’histoire générale ? Aux institutions ou aux usages et aux événements ? À l’évolution des usages matériels, à l’histoire intellectuelle, à la vie sociale, à la vie politique ? À l’étude des accidents individuels, à la biographie, aux épisodes dramatiques ou à l’étude des enchaînements et des évolutions générales ? Quelle place doit-on faire aux noms propres et aux dates ? — Doit-on profiter des occasions qu’offrent les légendes pour éveiller l’esprit critique ? Ou doit-on les éviter ?

3o Ordre. — Dans quel ordre doit-on aborder les matières ? Doit-on commencer par les périodes les plus anciennes et les pays les plus anciennement civilisés pour suivre l’ordre chronologique et l’ordre de l’évolution ? Ou par les périodes et les pays les plus rapprochés pour aller du plus connu au moins connu ? — Dans l’exposition de chaque période doit-on suivre un ordre chronologique, géographique ou logique ? — Doit-on commencer par décrire des états de choses ou par raconter des événements ?

4o Procédés d’enseignement. — Faut-il donner d’abord à l’élève des formules générales ou des images particulières ? Le professeur doit-il énoncer lui-même les formules ou les faire chercher par l’élève ? Faut-il faire apprendre par cœur des formules ? Et dans quels cas ? — Comment faire pénétrer les images des faits historiques ? Quel usage faire des gravures ? Des reproductions et des restitutions ? Des scènes de fantaisie ? — Quel usage faire des récits et des descriptions ? Des textes d’auteurs ? Des romans historiques ? — Dans quelle mesure doit-on rapporter les paroles et les formules ? — Comment faire localiser les faits ? Quel usage faire des tableaux chronologiques, des tableaux synchroniques, des croquis géographiques, des tableaux statistiques et des graphiques ? — Comment faire comprendre le caractère des événements et des coutumes ? Les motifs des actes ? Les conditions d’une coutume ? Comment choisir les épisodes d’un événement ? Et les exemples d’une coutume ? — Comment faire comprendre l’enchaînement des faits et l’évolution ? — Quel usage peut-on faire de la comparaison ? — Quelle langue doit-on parler ? Dans quelle mesure doit-on employer les termes concrets, les termes abstraits, les termes techniques ? — Comment contrôler que l’élève a compris les termes et s’est assimilé les faits ? Peut-on organiser des exercices actifs qui fassent faire à l’élève un travail personnel sur les faits ? — Quels instruments doit-on donner à l’élève ? Comment doit être composé le livre scolaire pour rendre possibles des exercices actifs.

Pour exposer et justifier la solution à toutes ces questions, ce ne serait pas trop d’un traité spécial[6]. On n’indiquera ici que les principes généraux sur lesquels l’accord semble être à peu près fait en France dès maintenant.

On ne demande plus guère à l’histoire des leçons de morale ni de beaux exemples de conduite, ni même des scènes dramatiques ou pittoresques. On comprend que pour tous ces objets la légende serait préférable à l’histoire, car elle présente un enchaînement des causes et des effets plus conforme à notre sentiment de la justice, des personnages plus parfaits et plus héroïques, des scènes plus belles et plus émouvantes. — On renonce aussi à employer l’histoire pour exalter le patriotisme ou le loyalisme comme en Allemagne ; on sent ce qu’il y aurait d’illogique à tirer d’une même science des applications opposées suivant les pays ou les partis ; ce serait inviter chaque peuple à mutiler, sinon à altérer, l’histoire dans le sens de ses préférences. On comprend que la valeur de toute science consiste en ce qu’elle est vraie, et on ne demande plus à l’histoire que la vérité[7].

Le rôle de l’histoire dans l’éducation n’apparaît peut-être pas encore nettement à tous ceux qui l’enseignent. Mais tous ceux qui réfléchissent sont d’accord pour la regarder surtout comme un instrument de culture sociale. — L’étude des sociétés du passé fait comprendre à l’élève par des exemples pratiques ce que c’est qu’une société ; elle le familiarise avec les principaux phénomènes sociaux et les différentes espèces d’usages et d’institutions qu’il ne serait guère pratique de lui montrer dans la réalité actuelle ; elle lui fait comprendre par la comparaison d’usages différents les caractères de ces usages, leur variété et leurs ressemblances. — L’étude des événements et des évolutions le familiarise avec l’idée de la transformation continuelle des choses humaines, elle le garantit de la frayeur irraisonnée des changements sociaux ; elle rectifie sa notion du progrès. — Toutes ces acquisitions rendent l’élève plus apte à participer à la vie publique ; l’histoire paraît ainsi l’enseignement indispensable dans une société démocratique.

La règle de la pédagogie historique sera donc de chercher les objets et les procédés les plus propres à faire voir les phénomènes sociaux et comprendre leur évolution. Avant d’admettre un fait on devra se demander d’abord quelle action éducative il peut avoir, puis si on dispose de moyens suffisants pour le faire voir et comprendre à l’élève. On devra écarter tout fait peu instructif ou trop compliqué pour être compris, ou sur lequel nous n’avons pas de détails qui le rendent intelligible.

IV. Pour réaliser un enseignement rationnel il ne suffira pas de constituer une théorie de la pédagogie historique. Il faudra renouveler le matériel et les procédés.

L’histoire comporte nécessairement la connaissance d’un grand nombre de faits. Le professeur d’histoire, réduit à sa parole, à un tableau noir, et à des abrégés qui ne sont guère que des tableaux chronologiques, se trouve dans la condition d’un professeur de latin sans textes ni dictionnaire. L’élève d’histoire a besoin d’un répertoire de faits historiques comme l’élève de latin d’un répertoire de mots latins ; il lui faut des collections de faits, et les précis scolaires ne sont guère que des collections de mots.

Les faits se présentent sous deux formes, gravures et livres. Les gravures montrent les objets matériels et l’aspect extérieur, elles servent surtout pour l’étude de la civilisation matérielle. On a depuis longtemps, en Allemagne, essayé de donner à l’élève un recueil de gravures combiné pour l’enseignement historique. Le même besoin a fait naître en France l’Album historique, qui se publie sous la direction de M. Lavisse.

Le livre est l’instrument principal, il doit contenir les traits caractéristiques nécessaires pour se représenter les événements, les motifs, les habitudes, les institutions ; il consistera surtout en récits et descriptions, auxquels on pourra joindre quelques paroles ou formules caractéristiques. On a longtemps cherché à composer ces livres avec des morceaux choisis d’auteurs anciens ; on leur donnait la forme d’un recueil de textes[8]. L’expérience semble indiquer qu’il faut renoncer à ce procédé d’aspect scientifique, il est vrai, mais peu intelligible à des enfants ; on préfère s’adresser aux élèves en langue contemporaine. C’est dans cet esprit que, suivant les Instructions de 1890[9], ont été composées les collections de Lectures historiques dont la principale a été publiée par la maison Hachette.

Les procédés de travail des élèves se ressentent encore de la création tardive de l’enseignement de l’histoire. Dans la plupart des classes d’histoire dominent encore les procédés qui ne font faire à l’élève qu’un travail réceptif : le cours, le résumé, la lecture, l’interrogation, la rédaction, la reproduction des cartes. C’est la condition d’un élève de latin qui se bornerait à réciter des leçons de grammaire ou des morceaux d’auteur sans faire ni version ni thème.

Pour que l’enseignement fasse une impression efficace il faut, sinon écarter tous ces procédés passifs, du moins les renforcer par des exercices qui mettent l’élève en activité. On en a déjà expérimenté quelques-uns et on peut en imaginer plusieurs[10]. — On peut faire analyser des gravures, des récits, des descriptions pour dégager les caractères des faits : ce petit exposé écrit ou oral donnera la garantie que l’élève a vu et compris, il sera une occasion de l’habituer à n’employer que des termes précis. — On peut demander à l’élève un dessin, un croquis géographique, un tableau synchronique. — On peut lui faire dresser un tableau de comparaison entre des sociétés différentes et un tableau de l’enchaînement des faits.

Il faut un livre pour fournir à l’élève la matière de ces exercices. Ainsi la réforme des procédés est liée à la réforme des instruments de travail. Elles se feront toutes deux à mesure que les professeurs et le public apercevront plus nettement le rôle de l’enseignement historique dans l’éducation sociale.



  1. Le même usage a été adopté dans les pays allemands sous le nom de Leitfaden (fil conducteur), dans les pays anglais sous le nom de text-book.
  2. Il faut excepter le Précis de l’histoire moderne de Michelet et rendre à Duruy la justice que, dans ses livres scolaires, même dès les premières éditions, il a fait un effort, souvent heureux, pour rendre ses récits intéressants et instructifs.
  3. Pour la critique de ce procédé, voir plus haut, p. 123.
  4. Le tableau le plus complet, et probablement le plus exact, de l’état de l’enseignement secondaire de l’histoire après les réformes, a été donné par un Espagnol, R. Altamira, La Enseñanza de la historia, 2e édit., Madrid, 1895, in-8.
  5. Nous ne traitons ici que de la France. Mais il sera permis, pour dissiper une illusion du public français, d’avertir que la pédagogie historique est moins avancée encore dans les pays anglais, où les procédés sont restés mécaniques, et même dans les pays allemands, où elle est entravée par la conception de l’enseignement patriotique.
  6. J’ai essayé, dans un cours à la Sorbonne, de faire une partie de ce travail [Ch. S.].
  7. Constatons cependant que, à la question posée en juillet 1897 aux candidats au Baccalauréat moderne : « À quoi sert l’enseignement de l’histoire ? » 80 pour 100 des candidats ont répondu en substance, soit parce qu’ils le pensaient, soit parce qu’ils croyaient plaire : « à exalter le patriotisme ». [Ch.-V. L.]
  8. C’est ce qui a été fait en Allemagne sous le nom de Quellenbuch.
  9. On trouvera la même théorie pédagogique dans la préface de mon Histoire narrative et descriptive des anciens peuples de l’Orient, Supplément à l’usage des professeurs, Paris, 1890, in-8. [Ch. S.]
  10. J’ai traité cette question dans la Revue universitaire, 1896, t. I. [Ch. S.]