Introduction aux études historiques/3/5

Librairie Hachette et Cie (p. 256-273).
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Livre III

CHAPITRE V

exposition


Il nous reste à étudier une question dont l’intérêt pratique est évident. Sous quelles formes les œuvres historiques se présentent-elles ? Ces formes sont, en fait, très nombreuses : or il en est de surannées ; toutes ne sont pas légitimes ; les meilleures ont des inconvénients. On doit donc se demander, non seulement sous quelles formes les œuvres historiques se présentent, mais quels sont, parmi ceux qui existent, les types d’exposition vraiment rationnels.

Par « œuvres historiques » nous entendons ici toutes celles qui sont destinées à exposer les résultats d’un travail de construction historique, quelles qu’en soient, d’ailleurs, l’étendue et la portée. Les travaux critiques sur les documents, simplement préparatoires de la construction historique, dont il a été traité au livre II, sont, naturellement, exclus.

Les historiens peuvent différer et ont différé jusqu’à présent sur plusieurs points essentiels. Ils n’ont pas toujours conçu, ils ne conçoivent pas tous de la même manière le but de l’œuvre historique, ni, par suite, la nature des faits qu’ils choisissent, la façon de diviser le sujet, c’est-à-dire d’ordonner les faits, la façon de les présenter, la façon de les prouver. — Ce serait ici le lieu de marquer comment « la manière d’écrire l’histoire » a évolué depuis les origines. Mais comme l’histoire de la manière d’écrire l’histoire n’a pas encore été bien faite[1], nous nous bornerons ici à des indications très générales pour la période antérieure à la seconde moitié du xixe siècle, à celles qui sont strictement nécessaires pour l’intelligence de l’état de choses contemporain.

I. L’histoire a été conçue d’abord comme la narration des événements mémorables. Garder le souvenir et propager la connaissance des faits glorieux ou importants pour un homme, ou une famille, ou un peuple, tel était le but de l’histoire au temps de Thucydide et de Tite-Live. — Parallèlement, l’histoire fut considérée de bonne heure comme un recueil de précédents, et la connaissance de l’histoire comme une préparation pratique à la vie, surtout à la vie politique (militaire et civile). Polybe et Plutarque ont écrit pour instruire ; ils ont eu la prétention de donner des recettes pour agir. — La matière de l’histoire dans l’antiquité classique, c’étaient donc surtout les accidents politiques, faits de guerre et révolutions. Le cadre ordinaire de l’exposition historique (où les faits étaient ordonnés d’habitude suivant l’ordre chronologique), c’était la vie d’un personnage, l’ensemble ou une période de la vie d’un peuple ; il n’y eut dans l’antiquité que quelques essais d’histoire générale. Comme l’historien se proposait de plaire ou d’instruire, ou de plaire et d’instruire à la fois, l’histoire était un genre littéraire : on n’était pas très scrupuleux au sujet des preuves ; ceux qui travaillaient d’après des documents écrits ne prenaient pas soin d’en distinguer le texte du texte de leur cru ; ils reproduisaient les récits de leurs devanciers en les ornant de détails, et quelquefois (sous prétexte de préciser) de chiffres, de discours, de réflexions et d’élégances. On saisit leur procédé sur le vif toutes les fois qu’il est possible de comparer les historiens grecs et romains, Éphore et Tite-Live, par exemple, à leurs sources.

Les écrivains de la Renaissance ont directement imité les anciens. Pour eux aussi l’histoire a été un art littéraire à tendances apologétiques ou à prétentions didactiques, trop souvent, en Italie, un moyen de gagner la faveur des princes et un thème à déclamations. Cela dura fort longtemps. En plein xviie siècle, Mézeray est encore un historien à la mode de l’antiquité classique.

Cependant, dans la littérature historique de la Renaissance, deux nouveautés méritent d’attirer l’attention, où s’accuse sans contredit l’influence médiévale. — D’une part, on voit persister la faveur d’un cadre, inusité dans l’antiquité, créé par les historiens catholiques des bas siècles (Eusèbe, Orose), très goûté au moyen âge, celui qui, au lieu d’embrasser seulement l’histoire d’un homme, ou d’une famille, ou d’un peuple, embrasse l’histoire universelle. — D’autre part, un artifice matériel d’exposition, né d’une pratique en vigueur dans les écoles du moyen âge (les gloses), s’introduit, dont les conséquences ont été de première importance. On prit alors l’habitude de joindre au texte, dans les livres d’histoire imprimés, des notes[2]. Les notes ont permis de distinguer du récit historique les documents qui l’étayent, de renvoyer aux sources, de dégager et d’éclaircir le texte. C’est dans les collections de documents et dans les dissertations critiques que l’artifice de l’annotation fut pratiqué d’abord ; il a pénétré de là, lentement, dans les autres ouvrages historiques.

Une seconde période s’ouvre au xviiie siècle. Les « philosophes » conçurent alors l’histoire comme l’étude, non plus des événements pour eux-mêmes, mais des habitudes des hommes. Ils furent amenés par là à s’intéresser, non seulement aux faits d’ordre politique, mais à l’évolution des sciences, des arts, de l’industrie, etc., et aux mœurs. Montesquieu et Voltaire personnifièrent ces tendances. L’Essai sur les mœurs est la première esquisse, et, à quelques égards, le chef-d’œuvre de l’histoire ainsi comprise. On continua de regarder le récit détaillé des événements politiques et militaires comme le fond de l’histoire, mais on prit l’habitude d’y joindre, le plus souvent sous la forme de complément ou d’appendice, une esquisse des « progrès de l’esprit humain ». L’expression « histoire de la civilisation » apparaît avant la fin du xviiie siècle. — En même temps les professeurs d’Université créaient en Allemagne, surtout à Göttingen, pour les besoins de l’enseignement, la forme nouvelle du « Manuel » d’histoire, recueil méthodique de faits, soigneusement justifiés, sans prétentions littéraires ni autres. Des collections de faits historiques, formées en vue de l’interprétation des textes littéraires, ou par simple curiosité pour les choses anciennes, il y en avait eu dès l’antiquité ; mais les pots-pourris d’Athénée et d’Aulu-Gelle, les compilations plus vastes et mieux ordonnées qui datent du moyen âge et de la Renaissance, ne sont nullement comparables aux « Manuels scientifiques » dont les professeurs allemands donnèrent alors les modèles. D’ailleurs ces professeurs contribuèrent à débrouiller l’idée générale, confuse, que les philosophes avaient de la « civilisation », car ils s’appliquèrent à organiser, en autant de branches d’études spéciales, l’histoire des langues, des littératures, des arts, des religions, du droit, de la vie économique, etc. — Ainsi, le terrain de l’histoire s’élargit beaucoup, et l’exposition scientifique, c’est-à-dire objective et simple, commença à faire concurrence aux formes à l’antique, oratoires ou sentencieuses, patriotiques ou philosophiques.

Concurrence d’abord timide et obscure, car le début du xixe siècle fut marqué par une renaissance littéraire, qui rafraîchit la littérature historique. Sous l’influence du mouvement romantique, les historiens cherchèrent des procédés d’exposition plus vivants que ceux de leurs prédécesseurs, propres à frapper, à « émouvoir » le public, à lui donner une impression poétique des réalités disparues. — Les uns s’efforcèrent de conserver la couleur des documents originaux, en les adaptant : « Charmé des récits contemporains, dit Barante, j’ai tâché de composer une narration suivie qui leur empruntât l’intérêt dont ils sont animés » ; cela mène directement à supprimer toute critique, et à reproduire ce qui fait bien. — Les autres professèrent qu’il faut présenter les faits passés avec l’émotion d’un spectateur. « Thierry, dit Michelet qui l’en loue, en nous contant Klodowig, a le souffle intérieur, l’émotion de la France envahie récemment… » Michelet a « posé le problème historique comme la résurrection de la vie intégrale dans ses organismes intérieurs et profonds ». — Le choix du sujet, du plan, des preuves, du style est dominé chez tous les historiens romantiques par la préoccupation de l’effet, qui n’est pas assurément une préoccupation scientifique. C’est une préoccupation littéraire. Quelques historiens romantiques ont glissé sur cette pente jusqu’au « roman historique ». On sait en quoi consiste ce genre, qui, de l’abbé Barthélemy et de Chateaubriand à Mérimée et à Ebers, a été si prospère, et que l’on essaie présentement, mais en vain, de rajeunir. Le but est de « faire revivre des coins du passé » en des tableaux dramatiques, artistement fabriqués avec des couleurs et des détails « vrais ». Le vice évident du procédé est que l’on ne donne pas au lecteur le moyen de distinguer entre les parties empruntées à des documents et les parties imaginées, sans compter que la plupart du temps les documents utilisés ne sont pas tous exactement de la même provenance, si bien que, la couleur de chaque pierre étant « vraie », celle de la mosaïque est fausse. La Rome au siècle d’Auguste de Dezobry, les Récits mérovingiens d’Augustin Thierry, et d’autres « tableaux » esquissés à la même époque ont été faits d’après le principe, et offrent les inconvénients, des romans historiques proprement dits[3].

On peut dire en résumé que, jusque vers 1850, l’histoire est restée, pour les historiens et pour le public, un genre littéraire. Une preuve excellente en est que les historiens avaient alors l’habitude de rééditer leurs ouvrages, à plusieurs années de distance, sans y rien changer, et que le public tolérait cette pratique. Or toute œuvre scientifique doit être sans cesse refondue, revisée, mise au courant. Les savants proprement dits n’ont pas la prétention de donner à leurs œuvres une forme ne varietur ni d’être lus par la postérité ; ils ne prétendent pas à l’immortalité personnelle : il leur suffit que les résultats de leurs recherches, rectifiés ou même transformés par des recherches ultérieures, soient incorporés à l’ensemble des connaissances qui constituent le patrimoine scientifique de l’humanité. Personne ne lit Newton ou Lavoisier ; il suffit à la gloire de Newton et de Lavoisier que leur œuvre ait contribué à déterminer la masse énorme des travaux qui ont remplacé les leurs et qui, tôt ou tard, seront remplacés eux-mêmes. Il n’y a que les œuvres d’art dont la jeunesse soit éternelle. Et le public s’en rend bien compte : il ne viendrait à l’esprit de personne d’étudier l’histoire naturelle dans Buffon, quels que soient les mérites de ce styliste. Mais le même public étudie volontiers l’histoire dans Augustin Thierry, dans Macaulay, dans Carlyle et dans Michelet, et les livres des grands écrivains qui ont écrit sur des sujets historiques se réimpriment tels quels, cinquante ans après leur mort, quoiqu’ils ne soient plus, visiblement, au courant des connaissances acquises. Il est clair que, pour bien des gens la forme, en histoire, emporte le fond, et que l’œuvre historique est toujours, non exclusivement, mais surtout, une œuvre d’art[4].

II. C’est depuis cinquante ans que se sont dégagées et constituées les formes scientifiques d’exposition historique, en harmonie avec cette conception générale que le but de l’histoire est, non pas de plaire, ni de donner des recettes pratiques pour se conduire, ni d’émouvoir, mais simplement de savoir.

Nous distinguerons d’abord : 1o les monographies ; 2o les travaux d’un caractère général.

1o On fait une monographie quand on se propose d’élucider un point spécial, un fait ou un ensemble limité de faits, par exemple une portion de la vie ou la vie d’un individu, un événement ou une série d’événements entre deux dates rapprochées, etc. — Les types de sujets possibles de monographie ne sauraient être énumérés, car la matière historique peut se sectionner indéfiniment, et d’un nombre infini de manières. Mais tous les sectionnements ne sont pas également judicieux, et, quoiqu’on ait dit le contraire, il y a, en histoire comme dans toutes les sciences, des sujets de monographie qui sont bêtes, et des monographies qui, faites et bien faites, représentent du travail inutilement dépensé[5]. Les personnes d’esprit médiocre et sans portée, souvent qualifiées de « curieux », s’attaquent volontiers à des questions insignifiantes[6] ; et c’est même un assez bon critérium, pour se faire une première idée de la valeur intellectuelle d’un historien, de lire la liste des titres des monographies qu’il a faites[7]. C’est le don de voir les problèmes importants et le goût de s’y attacher, aussi bien que la puissance de les résoudre, qui, dans toutes les sciences, font les hommes de premier ordre. — Mais supposons le sujet choisi d’une façon rationnelle. Toute monographie, pour être utile, c’est-à-dire pleinement utilisable, doit se soumettre à trois règles : 1o dans une monographie, tout fait historique tiré de documents ne doit être présenté qu’accompagné de l’indication des documents d’où il sort et de la valeur de ces documents[8] ; 2o il faut suivre, autant que possible, l’ordre chronologique, parce que c’est celui dans lequel on est sûr que les faits se sont produits et qu’on devra chercher les causes et les effets ; 3o il faut que le titre de la monographie en fasse connaître le sujet avec exactitude : on ne saurait trop protester contre les titres incomplets ou de fantaisie, qui compliquent si gratuitement les enquêtes bibliographiques. — Une quatrième règle a été posée ; on a dit : « Une monographie n’est utile que quand elle épuise le sujet » ; mais il est très légitime de faire un travail provisoire avec les documents dont on dispose, même quand on a des raisons de croire qu’il en existe d’autres, à condition toutefois d’avertir précisément avec quels documents le travail a été fait. — Il suffit, d’ailleurs, d’avoir du tact pour sentir que, dans une monographie, l’appareil de la démonstration, s’il doit être complet, doit aussi être réduit au strict nécessaire. La sobriété est de rigueur : tout étalage d’érudition, dont l’économie aurait pu être réalisée sans inconvénients, est odieux[9]. — Les monographies les mieux faites n’aboutissent souvent, en histoire, qu’à la constatation de l’impossibilité de savoir. Il faut résister au désir de couronner, comme il arrive, par des conclusions subjectives, ambitieuses et vagues, une monographie impropre à les porter[10]. La conclusion régulière d’une bonne monographie, c’est le bilan des résultats acquis par elle et de ce qui reste obscur. Une monographie ainsi conduite peut vieillir, mais elle ne pourrit pas, et l’auteur n’a jamais lieu d’en rougir.

2o « Les travaux d’un caractère général s’adressent soit aux hommes du métier, soit au public.

A. Les ouvrages généraux destinés surtout aux hommes du métier se présentent maintenant sous la forme de « répertoires », de « manuels » et d’« histoires scientifiques ». — Dans un répertoire, on réunit une masse de faits vérifiés d’un certain genre suivant un ordre destiné à rendre facile de les trouver. S’il s’agit de faits datés avec précision, l’ordre chronologique est indiqué : c’est ainsi que la tâche a été entreprise de composer des « Annales » de l’histoire d’Allemagne où la mention très brève des événements, rangés d’après leur date, est accompagnée des textes qui les font connaître, avec des renvois exacts aux sources et aux travaux de la critique ; la collection des Jahrbücher der deutschen Geschichte a pour but d’élucider aussi complètement que possible les faits de l’histoire d’Allemagne, tout ce qui peut être l’objet de discussions et de preuves scientifiques, en laissant de côté tout ce qui est du domaine de l’appréciation et les considérations générales. S’agit-il de faits mal datés, ou simultanés, qui ne peuvent pas se ranger sur une ligne, l’ordre alphabétique s’impose : on a de la sorte des Dictionnaires : dictionnaires d’institutions, dictionnaires biographiques, encyclopédies historiques, tels que la Realencyclopädie de Pauly-Wissowa. Ces répertoires alphabétiques sont, en principe, de même que les Jahrbücher, des collections de faits prouvés ; si, en pratique, les références y sont moins rigoureuses, l’appareil des textes à l’appui des affirmations moins complet, c’est une différence injustifiable[11]. — Les manuels scientifiques sont aussi, à vrai dire, des répertoires, puisque ce sont des recueils où des faits acquis sont rangés suivant un ordre méthodique et sont exposés sous une forme objective, avec les preuves afférentes, sans aucun ornement littéraire. Les auteurs de ces « Manuels », dont les spécimens les plus nombreux et les plus parfaits ont été composés de nos jours dans les Universités allemandes, n’ont d’autre visée que de dresser minutieusement l’inventaire des connaissances acquises, afin de rendre plus aisée et plus rapide aux travailleurs l’assimilation des résultats de la critique et de fournir un point de départ à des recherches nouvelles. Il existe aujourd’hui des Manuels de cette espèce pour la plupart des branches spéciales de l’histoire de la civilisation (langues, littératures, religion, droit, Alterthümer, etc.), pour l’histoire des institutions, pour les diverses parties de l’histoire ecclésiastique. Il suffit de citer les noms de Schœmann, de Marquardt et Mommsen, de Gilbert, de Krumbacher, de Harnack, de Möller. Ces ouvrages n’ont pas la sécheresse de la plupart des « Manuels » primitifs, publiés en Allemagne il y a cent ans, qui ne sont guère que des tables de matières, avec l’indication des documents et des livres à consulter ; l’exposition et la discussion y sont sans doute serrées et concises, mais elles ont assez d’ampleur pour que des lecteurs cultivés puissent s’en accommoder, et même les préférer. Ils dégoûtent des autres livres, dit très bien G. Paris[12]. « Quand on a savouré ces pages si substantielles, si pleines de faits et qui, en apparence si impersonnelles, contiennent cependant et suggèrent surtout tant de pensées, on a de la peine à lire des livres, même distingués, où la matière taillée symétriquement suivant les besoins d’un système et colorée par la fantaisie, ne nous est présentée, pour ainsi dire, que sous un déguisement, et où l’auteur intercepte sans cesse… le spectacle qu’il prétend nous faire comprendre et qu’il ne nous fait pas voir. » — Les grands « Manuels » historiques, symétriques aux Traités et aux Manuels des autres sciences (mais avec la complication des preuves), doivent être et sont sans cesse améliorés, rectifiés, corrigés, tenus à jour : car ce sont, par définition, des œuvres scientifiques, et non pas des œuvres d’art.

Les premiers répertoires et les premiers « Manuels » scientifiques ont été composés par des individus isolés. Mais on a reconnu bientôt qu’un seul homme ne peut pas composer correctement, et dominer comme il convient, de très vastes collections de faits. On s’est partagé la besogne. Les répertoires sont exécutés, de nos jours, par des collaborateurs associés (qui, parfois, ne sont pas du même pays et n’écrivent pas dans la même langue). Les grands Manuels (de I. v. Müller, de G. Gröber, de H. Paul, etc.) sont formés par des collections de traités spéciaux, rédigés chacun par un spécialiste. — Le principe de la collaboration est excellent, mais à condition : 1o que l’œuvre collective soit de nature à se résoudre en grandes monographies indépendantes, quoique coordonnées ; 2o que la section confiée à chaque collaborateur ait une certaine étendue ; si le nombre des collaborateurs est trop grand et la part de chacun trop restreinte, la liberté et la responsabilité de chacun s’atténuent ou disparaissent.

Les histoires, destinées à présenter le récit des événements qui ne se sont produits qu’une fois et des faits généraux qui dominent l’ensemble des évolutions spéciales, n’ont pas cessé d’avoir une raison d’être, même depuis que les manuels méthodiques se sont multipliés. Mais les procédés scientifiques d’exposition s’y sont introduits, comme dans les monographies et dans les manuels, et par imitation. La réforme a consisté, dans tous les cas, à renoncer aux ornements littéraires et aux affirmations sans preuves. Grote a créé le premier modèle de l’« histoire » ainsi définie. — En même temps certains cadres, auparavant en vogue, sont tombés en désuétude : ainsi les « Histoires universelles » à narration continue, si goûtées, pour des motifs différents, au moyen âge et au xviiie siècle ; Schlosser et Weber en Allemagne, Cantù en Italie, en ont donné, au xixe siècle, les derniers spécimens. Ce cadre a été abandonné pour des raisons historiques, parce que l’on a cessé de considérer l’humanité comme un ensemble relié par une évolution unique ; et pour des raisons pratiques, parce que l’on a reconnu l’impossibilité de rassembler en un seul ouvrage une masse aussi écrasante de faits. Les Histoires universelles qui se publient encore en collaboration (dont le type le plus estimable est la Collection Oncken) se résolvent, comme les grands Manuels, en sections indépendantes, traitées chacune par un auteur différent : ce sont des combinaisons de librairie. Les historiens ont été amenés de nos jours à adopter la division par États (histoires nationales) et par époques[13].

B. Il n’y a pas de raison théorique pour que les œuvres historiques qui s’adressent surtout au public ne soient pas conçues dans le même esprit que les œuvres destinées aux gens du métier et rédigées de la même manière, sous réserve des simplifications et des suppressions qui s’indiquent d’elles-mêmes. Et il existe en effet des résumés nets, substantiels et agréables, où rien n’est avancé qui ne soit tacitement appuyé sur des références solides, où les points acquis à la science sont dégagés avec précision, illustrés avec discrétion, mis en relief et en valeur. Les Français, grâce à des qualités naturelles de tact, de dextérité et de justesse d’esprit, excellent en général dans cet exercice. Tels articles de revue, tels livres de vulgarisation supérieure, publiés chez nous, où les résultats d’une quantité de travaux originaux ont été habilement condensés, font l’admiration des spécialistes mêmes qui, par de pesantes monographies, les ont rendus possibles. — Rien n’est plus dangereux, cependant, que la vulgarisation. En fait, la plupart des livres de vulgarisation ne sont pas conformes à l’idéal moderne de l’exposition historique ; et des survivances de l’idéal ancien, celui de l’antiquité, de la Renaissance et des romantiques, s’y observent fréquemment.

On s’explique aisément pourquoi. Les défauts des ouvrages historiques destinés au public incompétent — défauts parfois énormes, qui ont discrédité, pour beaucoup de bons esprits, le genre même de la vulgarisation — sont les conséquences de la préparation insuffisante ou de la mauvaise éducation littéraire des « vulgarisateurs ».

Un vulgarisateur est dispensé de recherches originales ; mais il doit connaître tout ce qui a été publié d’important sur son sujet, être, comme on dit, « au courant », et avoir repensé par lui-même les conclusions des spécialistes. S’il n’a pas fait personnellement d’études spéciales sur le sujet qu’il se propose de traiter, il faut donc qu’il s’informe, et c’est long. La tentation est forte, pour le vulgarisateur de profession, d’étudier superficiellement quelques monographies récentes, d’en coudre ou d’en combiner à la hâte des extraits, et de parer, autant que possible, cette macédoine, pour la rendre plus attrayante, avec des « idées générales » et des grâces extérieures. La tentation est d’autant plus forte que la plupart des spécialistes se désintéressent des travaux de vulgarisation, que ces travaux sont, en général, lucratifs, et que le grand public n’est pas en état de distinguer nettement la vulgarisation honnête de la vulgarisation trompe-l’œil. Bref, il y a des gens, chose absurde, qui n’hésitent pas à résumer pour autrui ce qu’ils n’ont pas pris la peine d’apprendre eux-mêmes, et à enseigner ce qu’ils ignorent. — De là, dans la plupart des ouvrages de vulgarisation historique, des taches de toute espèce, inévitables, que les gens instruits constatent toujours avec plaisir, mais avec un plaisir un peu mêlé d’amertume, parce qu’ils sont souvent seuls à les voir : emprunts inavoués, références inexactes, noms et textes estropiés, citations de seconde main, hypothèses sans valeur, rapprochements superficiels, assertions imprudentes, généralisations puériles, et, dans l’énoncé des opinions les plus fausses ou les plus contestables, un ton de tranquille autorité[14].

D’autre part, des hommes dont l’information ne laisse rien à désirer, et dont les monographies destinées aux spécialistes sont très méritoires, se montrent capables, quand ils écrivent pour le public, d’atteintes graves à la méthode scientifique. Les Allemands sont coutumiers du fait : voyez Mommsen, Droysen, Curtius et Lamprecht. C’est que ces auteurs, s’adressant au public, ont l’intention d’agir sur lui. Leur désir de produire une impression forte les conduit à relâcher quelque chose de la rigueur scientifique et à revenir aux habitudes condamnées de l’ancienne historiographie. Eux, si scrupuleux et si minutieux lorsqu’il s’agit d’établir des détails, ils s’abandonnent dans l’exposé des questions générales à leurs penchants naturels, comme le commun des hommes. Ils prennent parti, ils blâment, ils célèbrent ; ils colorent, ils embellissent ; ils se permettent des considérations personnelles, patriotiques, morales ou métaphysiques. Et, par-dessus tout, ils s’appliquent, avec le talent qui leur a été départi, à faire œuvre d’artiste ; s’y appliquant, ceux qui n’ont pas de talent sont ridicules, et le talent de ceux qui en ont est gâté par la préoccupation de l’effet.

Ce n’est pas à dire, bien entendu, que la « forme » soit sans importance, ni que, pourvu qu’il se fasse comprendre, l’historien ait le droit d’avoir une langue incorrecte, vulgaire, lâche ou pâteuse. Le mépris de la rhétorique, des faux brillants et des fleurs en papier n’exclut pas le goût d’un style pur et ferme, savoureux et plein. Fustel de Coulanges fut un écrivain, quoiqu’il ait, toute sa vie, recommandé et pratiqué la chasse aux métaphores. Au contraire, nous répéterons volontiers[15] que l’historien, vu l’extrême complexité des phénomènes dont il essaie de rendre compte, n’a pas le droit de mal écrire. Mais il doit toujours bien écrire et ne jamais s’endimancher.



  1. Pour les époques anciennes, consulter les bonnes histoires de la littérature grecque, romaine et du moyen âge, qui contiennent des chapitres consacrés aux « historiens ». Pour la période moderne, consulter l’Introduction de M. G. Monod au t. I de la Revue historique ; l’ouvrage de F. X. v. Wegele, Geschichte der deutschen Historiographie (1885), est restreint à l’Allemagne et médiocre ; des « Notes sur l’histoire en France au xixe siècle » ont été publiées par C. Jullian comme Introduction à ses Extraits des historiens français du xixe siècle (Paris, 1897, in-12). L’histoire de l’historiographie moderne reste à faire. Voir l’essai partiel de E. Bernheim, o. c., p. 13 et suiv.
  2. Il serait intéressant de déterminer quels sont les plus anciens livres imprimés qui sont munis de notes à la manière moderne. Des bibliophiles, que nous avons consultés, l’ignorent, leur attention n’ayant jamais été éveillée sur ce point.
  3. Il va de soi que les procédés romantiques en vue d’obtenir des effets de couleur locale et de « résurrection », souvent puérils entre les mains des plus habiles écrivains, sont tout à fait intolérables quand ils sont employés par d’autres. Voir un bon exemple (critique d’un livre de M. Mourin par M. Monod) dans la Revue critique, 1874, II, p. 163 et suiv.
  4. C’est un lieu commun, mais c’est aussi une erreur de dire, en sens contraire, que les ouvrages des érudits demeurent, tandis que les travaux des historiens vieillissent, si bien que les érudits s’acquerraient une réputation plus solide que ne font les historiens : « On ne lit plus le P. Daniel, et on lit toujours le P. Anselme ». Mais les ouvrages des érudits vieillissent, eux aussi, et le fait que toutes les parties de l’œuvre du P. Anselme n’aient pas encore été remplacées (c’est pour cela que l’on s’en sert encore) ne doit pas faire illusion : l’immense majorité des œuvres des érudits sont, comme celles des savants proprement dits, provisoires et condamnées à l’oubli.
  5. Les gens du métier essaient en vain de s’abuser sur ce point : tout, dans le passé, n’est pas intéressant. — « Si nous écrivions la vie du duc d’Angoulême, dit Pécuchet. — Mais c’était un imbécile ! répliqua Bouvard. — Qu’importe ! Les personnages du second plan ont parfois une influence énorme, et celui-là peut-être tenait le rouage des affaires. » (G. Flaubert, o. c., p. 157.)
  6. Comme les personnes d’esprit médiocre ont une tendance à préférer les sujets insignifiants, il y a, pour les sujets de ce genre, une concurrence active. On a souvent l’occasion de constater l’apparition simultanée de plusieurs monographies sur le même sujet : il n’est pas rare que le sujet soit tout à fait sans importance.
  7. Les sujets de monographie qui sont intéressants ne sont pas tous traitables ; il en est auxquels l’état des sources interdit de songer. C’est pourquoi les débutants, même ceux qui sont intelligents, éprouvent tant d’embarras à choisir les sujets de leurs premières monographies, quand ils ne sont pas bien conseillés ou favorisés par la chance, et, souvent, s’engagent dans des impasses. Il serait très rigoureux, et fort injuste, de juger quelqu’un d’après la liste des sujets de ses premières monographies.
  8. En pratique il faut donner, au commencement, la liste des sources employées pour l’ensemble de la monographie (avec des indications bibliographiques convenables pour les imprimés, la mention de la nature des documents et leur cote pour les manuscrits) ; de plus chaque affirmation spéciale doit porter sa preuve : le texte même du document à l’appui, si c’est possible, afin que le lecteur soit en mesure de contrôler l’interprétation (pièces justificatives) ; sinon, en note, l’analyse ou, tout au moins, le titre du document, avec sa cote, ou avec l’indication précise de l’endroit où il a été publié. La règle générale est de mettre le lecteur en état de savoir exactement pour quelles raisons on a adopté telles conclusions sur chaque point de l’analyse.

    Les débutants, en cela pareils aux anciens auteurs, n’observent pas, naturellement, toutes ces règles. Il leur arrive constamment, au lieu de citer le texte ou le titre des documents, de s’y référer par une cote ou par l’indication générale du recueil où ils sont imprimés, qui n’apprennent rien au lecteur sur la nature des textes allégués. Voici encore une méprise des plus grossières, et qui s’observe très souvent : les débutants, ou les personnes inexpérimentées, ne comprennent pas toujours pourquoi l’habitude s’est introduite de placer des notes au bas des pages ; au bas des pages des livres qu’ils ont entre les mains, ils voient un liseré de notes : ils se croient obligés d’en faire un au bas des leurs, mais leurs notes sont postiches et de pur ornement ; elles ne servent ni à produire des preuves ni à permettre au lecteur de contrôler leurs assertions. — Tous ces procédés sont inadmissibles et doivent être vigoureusement combattus.

  9. Presque tous les débutants ont une tendance fâcheuse à s’échapper en digressions superflues, à accumuler des réflexions et des renseignements qui n’ont aucun rapport avec le sujet principal ; ils se rendront compte, s’ils réfléchissent, que les causes de ce penchant sont le mauvais goût, une espèce de vanité naïve, parfois le désordre d’esprit.
  10. On entend dire : « J’ai longtemps vécu avec les documents de ce temps et de cette espèce. J’ai l’impression que telles conclusions, que je ne puis démontrer, sont exactes. » De deux choses l’une : ou l’auteur peut indiquer les motifs de son impression, et on les appréciera ; ou il ne peut pas les indiquer, et on doit présumer qu’il n’en a pas de sérieux.
  11. Elle tend à s’effacer. Les plus récents recueils alphabétiques de faits historiques (Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft de Pauly-Wissowa, Dictionnaire des antiquités de Daremberg et Saglio, Dictionary of national biography de Leslie Stephen et Sidney Lee) sont pourvus d’un appareil assez ample. C’est surtout dans les Dictionnaires biographiques que l’usage de ne pas donner de preuves tend à persister ; voir l’Allgemeine Deutsche Biographie, etc.
  12. Revue critique, 1874, I, p. 327.
  13. L’habitude de joindre aux « histoires », c’est-à-dire au récit des événements politiques, un résumé des résultats obtenus par les historiens spéciaux de l’art, de la littérature, etc., persiste. On considère qu’une « Histoire de France » ne serait pas complète s’il ne s’y trouvait des chapitres sur l’histoire de l’art, de la littérature, des mœurs, etc., en France. Cependant ce n’est pas l’exposé sommaire des évolutions spéciales d’après les spécialistes — fait de seconde main — qui est à sa place dans une « Histoire » scientifique ; c’est l’étude des faits généraux qui ont dominé l’ensemble des évolutions spéciales.
  14. On imagine difficilement ce que peuvent devenir, sous la plume des vulgarisateurs négligents et maladroits, les résultats les plus intéressants et les mieux assurés de la critique moderne. Ceux-là le savent mieux que personne qui ont eu l’occasion de lire les « compositions » improvisées des candidats aux examens d’histoire : les défauts ordinaires de la vulgarisation de mauvais aloi y sont parfois poussés jusqu’à l’absurde.
  15. Cf. plus haut, p. 230.