Introduction aux études historiques/3/3

Librairie Hachette et Cie (p. 218-226).
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Livre III

CHAPITRE III

RAISONNEMENT CONSTRUCTIF

I. Les faits historiques fournis par les documents ne suffisent jamais à remplir entièrement les cadres ; à beaucoup de questions ils ne donnent pas de réponse directe, il manque des traits nécessaires pour composer le tableau complet des états de société, des évolutions ou des événements. On sent le besoin irrésistible de combler ces lacunes.

Dans les sciences d’observation directe, lorsqu’un fait manque dans une série, on le cherche par une nouvelle observation. En histoire, où cette ressource manque, on cherche à étendre la connaissance en employant le raisonnement. On part des faits connus par les documents pour inférer des faits nouveaux. Si le raisonnement est correct, ce procédé de connaissance est légitime.

Mais l’expérience montre que de tous les procédés de connaissance historique le raisonnement est le plus difficile à manier correctement et celui qui a introduit les erreurs les plus graves. Il ne faut l’employer qu’en s’entourant de précautions pour ne jamais perdre de vue le danger.

1o Il ne faut jamais mélanger un raisonnement avec l’analyse d’un document ; quand on se permet d’introduire dans le texte ce que l’auteur n’y a pas mis expressément, on en arrive à le compléter en lui faisant dire ce qu’il n’a pas voulu dire[1].

2o Il ne faut jamais confondre les faits tirés directement de l’examen des documents avec les résultats d’un raisonnement. Quand on affirme un fait connu seulement par raisonnement, on ne doit pas laisser croire qu’on l’ait trouvé dans les documents, on doit avertir par quel procédé on l’a obtenu.

3o Il ne faut jamais faire un raisonnement inconscient : il a trop de chance d’être incorrect. Il suffit de s’astreindre à mettre le raisonnement en forme ; dans un raisonnement faux la proposition générale est d’ordinaire assez monstrueuse pour faire reculer d’horreur.

4o Si le raisonnement laisse le moindre doute, il ne faut pas essayer de conclure ; l’opération doit rester sous forme de conjecture, nettement distinguée des résultats définitivement acquis.

5o Il ne faut jamais revenir sur une conjecture pour essayer de la transformer en certitude. C’est la première impression qui a le plus de chances d’être exacte ; en réfléchissant sur une conjecture, on se familiarise avec elle et on finit par la trouver mieux fondée, tandis qu’on y est seulement mieux habitué. La mésaventure est commune aux hommes qui méditent longtemps sur un petit nombre de textes.

Il y a deux façons d’employer le raisonnement, l’une négative, l’autre positive ; on va les examiner séparément.

II. Le raisonnement négatif, appelé aussi « argument du silence », part de l’absence d’indications sur un fait[2]. De ce qu’un fait n’est mentionné dans aucun document, on infère qu’il n’a pas existé ; l’argument s’applique à toute sorte de faits, usages de tout genre, évolutions, événements. Il repose sur une impression qui dans la vie s’exprime par la locution familière : « Si c’était arrivé, on le saurait » ; il suppose une proposition qui devrait se formuler ainsi : « Si le fait avait existé, il y aurait un document qui en parlerait ».

Pour avoir le droit de raisonner ainsi il faudrait que tout fait eût été observé et noté par écrit, et que toutes les notations eussent été conservées ; or la plupart des documents qui ont été écrits se sont perdus et la plupart des faits qui se passent ne sont pas notés par écrit. Le raisonnement serait faux dans la plupart des cas. Il faut donc le restreindre aux cas où les conditions qu’il suppose ont été réalisées.

1o Il faut non seulement qu’il n’existe pas de document où le fait soit mentionné, mais qu’il n’en ait pas existé. Si les documents se sont perdus, on ne peut rien conclure. L’argument du silence doit donc être employé d’autant plus rarement qu’il s’est perdu plus de documents, il peut servir beaucoup moins pour l’antiquité que pour le xixe siècle. — On est tenté, pour se débarrasser de cette restriction, d’admettre que les documents perdus ne contenaient rien d’intéressant ; s’ils se sont perdus, dit-on, c’est qu’ils ne valaient pas la peine d’être conservés. En fait, tout document manuscrit est à la merci du moindre accident, il dépend du hasard qu’il se conserve ou se perde.

2o Il faut que le fait ait été de nature à être forcément observé et noté. De ce qu’un fait n’a pas été noté il ne suit pas qu’on ne l’ait pas vu. Dès qu’on organise un service pour recueillir une espèce de faits, on constate combien ce fait est plus fréquent qu’on ne croyait et combien de cas passaient inaperçus ou sans laisser de trace écrite. C’est ce qui est arrivé pour les tremblements de terre, les cas de rage, les baleines échouées sur les côtes. — En outre, beaucoup de faits, même bien connus des contemporains, ne sont pas notés, parce que l’autorité officielle empêche de les divulguer ; c’est ce qui arrive pour les actes des gouvernements secrets et les plaintes des classes inférieures. Ce silence, qui ne prouve rien, fait une vive impression sur les historiens irréfléchis, il est l’origine du sophisme si répandu du « bon vieux temps ». Aucun document ne relate les abus des fonctionnaires ou les plaintes des paysans : c’est que tout allait régulièrement et que personne ne souffrait. — Avant d’arguer du silence il faudrait se demander : Ce fait ne pouvait-il éviter d’être noté dans un des documents que nous possédons ? Ce n’est pas l’absence de tout document sur un fait qui est probante, mais le silence sur ce fait dans un document où il devrait être mentionné.

Le raisonnement négatif se trouve ainsi limité à des cas nettement définis. 1o L’auteur du document où le fait n’est pas mentionné voulait systématiquement noter tous les faits de cette espèce et devait les connaître tous. (Tacite cherchait à énumérer tous les peuples de la Germanie ; la Notitia dignitatum indiquait toutes les provinces de l’Empire ; l’absence sur ces listes d’un peuple ou d’une province prouve qu’ils n’existaient pas alors.) 2o Le fait, s’il eût existé, s’imposait à l’imagination de l’auteur de façon à entrer forcément dans ses conceptions. (S’il y avait eu des assemblées régulières du peuple franc, Grégoire de Tours n’aurait pu concevoir et décrire la vie des rois francs sans en parler.)

III. Le raisonnement positif part d’un fait (ou de l’absence d’un fait) établi par les documents pour en inférer un autre fait (ou l’absence d’un autre fait) que les documents n’indiquaient pas. Il est une application du principe fondamental de l’histoire, l’analogie de l’humanité présente avec l’humanité passée. Dans le présent on observe que les faits humains sont liés entre eux. Quand certain fait se produit, un autre se produit aussi, ou parce que le premier est la cause du second, ou parce qu’il en est l’effet, ou parce que tous deux sont les effets d’une même cause. On admet que dans le passé les faits semblables étaient liés de même, et cette présomption se fortifie par l’étude directe du passé dans les documents. D’un fait qui s’est produit dans le passé, on peut donc conclure que les autres faits liés à ce fait se sont aussi produits.

Ce raisonnement s’applique à toute espèce de faits, usages, transformations, accidents individuels. À partir de tout fait connu on peut essayer d’inférer des faits inconnus. Or les faits humains, ayant tous leur cause dans un même centre qui est l’homme, sont tous reliés entre eux, non seulement entre faits de même espèce, mais entre faits des espèces les plus différentes. Il y a des liens non seulement entre les divers faits d’art, de religion, de mœurs, de politique, mais entre des faits de religion et des faits d’art, de politique, de mœurs ; en sorte que d’un fait d’une espèce on peut inférer des faits de toutes les autres espèces.

Examiner les liens entre les faits qui peuvent servir de base à des raisonnements, ce serait faire le tableau de tous les rapports connus entre les faits humains, c’est-à-dire dresser l’état de toutes les lois de la vie sociale établies empiriquement. Un pareil travail suffirait à faire l’objet d’un livre[3]. On se bornera ici à indiquer les règles générales du raisonnement et les précautions à prendre contre les erreurs les plus ordinaires.

Le raisonnement repose sur deux propositions : l’une générale, tirée de la marche des choses humaines ; l’autre particulière, tirée des documents. Dans la pratique on commence par la proposition particulière, le fait historique : Salamine porte un nom phénicien. Puis on cherche une proposition générale : La langue d’un nom de ville est la langue du peuple qui a créé la ville. Et l’on conclut : Salamine, à nom phénicien, a été fondée par des Phéniciens.

Pour que la conclusion soit sûre il faut donc deux conditions.

1o La proposition générale doit être exacte ; les deux faits qu’elle suppose liés ensemble doivent l’être de façon que le second ne se produise jamais sans le premier. Si cette condition était vraiment remplie, ce serait une loi au sens scientifique ; mais en matière de faits humains — sauf les conditions matérielles dont les lois sont établies par les sciences constituées, — on n’opère qu’avec des lois empiriques obtenues par des constatations grossières d’ensemble, sans analyser les faits de façon à en dégager les vraies causes. Ces lois ne sont à peu près exactes que lorsqu’elles portent sur un ensemble de faits nombreux, car on ne sait pas très bien dans quelle mesure chacun est nécessaire pour produire le résultat. — La proposition sur la langue du nom d’une ville est trop peu détaillée pour être toujours exacte. Pétersbourg est un nom allemand, Syracuse en Amérique un nom grec. Il faut d’autres conditions pour être sûr que le nom soit lié à la nationalité des fondateurs. Ainsi l’on ne doit opérer qu’avec une proposition détaillée.

2o Pour que la proposition générale soit détaillée, il faut que le fait historique particulier soit lui-même connu en détail ; car c’est après l’avoir établi qu’on cherchera une loi empirique générale nécessaire pour raisonner. On devra donc commencer par étudier les conditions particulières du cas (la situation de Salamine, les habitudes des Grecs et des Phéniciens) ; on n’opérera pas sur un détail, mais sur un ensemble.

Ainsi dans le raisonnement historique il faut 1o une proposition générale exacte, 2o une connaissance détaillée d’un fait passé. — On opérera mal si on admet une proposition générale fausse, si l’on croit, comme Augustin Thierry par exemple, que toute aristocratie a pour origine une conquête. — On opérera mal si l’on veut raisonner à partir d’un détail isolé (un nom de ville). — La nature de ces erreurs indique les précautions à prendre :

1o Spontanément nous prenons pour base de raisonnement les « vérités de sens commun » qui forment encore presque toute notre connaissance de la vie sociale ; or la plupart sont fausses en partie, puisque la science de la vie sociale n’est pas faite. Et ce qui les rend surtout dangereuses, c’est que nous les employons sans en avoir conscience. — La précaution la plus sûre sera de formuler toujours la prétendue loi sur laquelle on va raisonner : Toutes les fois que tel fait se produit, on est certain que tel autre se sera produit. Si elle est évidemment fausse, on s’en apercevra aussitôt ; si elle est trop générale on verra quelles conditions nouvelles il faut y ajouter pour qu’elle devienne exacte.

2o Spontanément nous cherchons à tirer des conséquences du moindre fait isolé (ou plutôt l’idée de chaque fait éveille aussitôt en nous, par association, l’idée d’autres faits). C’est le procédé naturel de l’histoire littéraire. Chaque trait de la vie d’un auteur fournit matière à des raisonnements ; on construit par conjecture toutes les influences qui ont pu agir sur lui et on admet qu’elles ont agi. Toutes les branches d’histoire qui étudient une seule espèce de faits, isolée de toute autre (langue, arts, droit privé, religion), sont exposées au même danger, parce qu’elles ne voient que des fragments de vie humaine et pas d’ensembles. Or il n’y a guère de conclusions solides que celles qui reposent sur un ensemble. On ne fait pas un diagnostic avec un symptôme, il faut l’ensemble des symptômes. — La précaution consistera à éviter d’opérer sur un détail isolé ou sur un fait abstrait. On devra se représenter des hommes avec les principales conditions de leur vie.

Il faut s’attendre à réaliser rarement les conditions d’un raisonnement certain ; nous connaissons trop mal les lois de la vie sociale et trop rarement les détails précis d’un fait historique. Aussi la plupart des raisonnements ne donnent-ils qu’une présomption, non une certitude. Mais il en est des raisonnements comme des documents[4]. Quand plusieurs présomptions se réunissent dans le même sens, elles se confirment et finissent par produire la certitude légitime. L’histoire comble une partie de ses lacunes par une accumulation de raisonnements. Il reste des doutes sur l’origine phénicienne de plusieurs villes grecques, il n’y en a pas sur la présence des Phéniciens en Grèce.



  1. Il a été parlé plus haut, p. 119, de ce vice de méthode.
  2. La discussion de cet argument, fort employé autrefois en histoire religieuse, a beaucoup occupé les anciens auteurs qui ont écrit sur la méthodologie et tient encore une grande place dans les Principes de la critique historique, du P. de Smedt.
  3. C’est celui que Montesquieu avait tenté dans l’Esprit des lois. J’ai, dans un cours à la Sorbonne, essayé de tracer une esquisse de ce tableau. [Ch. S.]
  4. Voir p. 175.