Introduction aux études historiques/3/1

Librairie Hachette et Cie (p. 181-199).
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Livre III

LIVRE III

OPÉRATIONS SYNTHÉTIQUES


CHAPITRE I

conditions générales
de la construction historique

La critique des documents ne fournit que des faits isolés. Pour les organiser en un corps de science il faut une série d’opérations synthétiques. L’étude de ces procédés de construction historique forme la seconde moitié de la Méthodologie.

La construction ne doit pas être dirigée par le plan idéal de la science que nous désirerions construire ; elle dépend des matériaux réels dont nous disposons. Il serait chimérique de se proposer un plan que les matériaux ne se prêteraient pas à réaliser, ce serait vouloir construire la tour Eiffel avec des moellons. Le vice fondamental des philosophies de l’histoire est d’oublier cette nécessité pratique.

I. Regardons d’abord les matériaux de l’histoire. Quelle est leur forme et leur nature ? En quoi diffèrent-ils des matériaux des autres sciences ?

Les faits historiques proviennent de l’analyse critique des documents. Ils en sortent dans l’état où l’analyse les a mis, hachés menu en affirmations élémentaires ; car une seule phrase contient plusieurs affirmations, on a souvent accepté les unes et rejeté les autres ; chacune de ces affirmations constitue un fait.

Les faits historiques ont ce caractère commun d’être tirés tous des documents ; mais ils sont très disparates.

1o Ils représentent des phénomènes de nature très différente. D’un même document on tire des faits d’écriture, de langue, de style, de doctrines, d’usages, d’événements. L’inscription de Mesha fournit des faits d’écriture et de langue moabites, le fait de la croyance au dieu Khamos, les pratiques de son culte, les faits de guerre des Moabites contre Israël. Tous les faits nous arrivent ainsi pêle-mêle, sans distinction de nature. Ce mélange de faits hétérogènes est un des caractères qui différencient l’histoire des autres sciences. Les sciences d’observation directe choisissent les faits qu’elles veulent étudier, et systématiquement se bornent à observer les faits d’une seule espèce. Les sciences documentaires reçoivent les faits tout observés de la main des auteurs de documents qui les leur livrent en désordre. Pour les tirer de ce désordre, il faut les trier et les grouper par espèces. Mais pour les trier il faudrait savoir avec précision ce qui doit en histoire constituer une espèce de faits ; pour les grouper il faudrait un principe de classement approprié aux faits historiques. Or sur ces deux questions capitales les historiens ne sont pas arrivés encore à formuler de règles précises.

2o Les faits historiques se présentent à des degrés de généralité très différents, depuis les faits très généraux communs à tout un peuple et qui ont duré des siècles (institutions, coutumes, croyances) jusqu’aux actes les plus fugitifs d’un homme (une parole ou un mouvement). C’est encore une différence avec les sciences d’observation directe qui partent régulièrement de faits particuliers et travaillent méthodiquement à les condenser en faits généraux. Pour former des groupes il faut ramener les faits au même degré de généralité, ce qui oblige à chercher à quel degré de généralité on peut et on doit réduire les différentes espèces de faits. Et c’est sur quoi les historiens ne s’entendent pas entre eux.

3o Les faits historiques sont localisés, ils ont existé en une époque et en un pays donnés ; si on leur retire la mention du temps et du lieu où ils se sont produits, ils perdent le caractère historique, ils ne peuvent plus être utilisés que pour la connaissance de l’humanité universelle (comme il arrive aux faits de folklore dont on ignore la provenance). Cette nécessité de localiser est inconnue aussi aux sciences générales ; elle est limitée aux sciences descriptives qui étudient la distribution géographique et l’évolution des phénomènes. Elle impose à l’histoire l’obligation d’étudier séparément les faits des différents pays et des différentes époques.

4o Les faits extraits des documents par l’analyse critique se présentent accompagnés d’une indication critique sur leur probabilité[1]. Dans tous les cas où l’on n’est pas arrivé à la certitude complète, toutes les fois que le fait est seulement probable — à plus forte raison s’il est suspect, — le travail de la critique le livre à l’historien avec une étiquette que l’on n’a pas le droit de retirer et qui empêche le fait d’entrer dans la science définitive. Même les faits qui, rapprochés d’autres faits, finiront par être établis, passent par cette condition transitoire, comme les cas cliniques qui s’entassent dans les revues médicales avant d’être assez prouvés pour devenir des faits scientifiques.

Ainsi la construction historique doit être faite avec une masse incohérente de menus faits, une poussière de connaissances de détail. Ce sont des matériaux hétérogènes, qui diffèrent par leur objet, leur situation, leur degré de généralité, leur degré de certitude. Pour les classer, la pratique des historiens ne fournit pas de méthode ; l’histoire, étant issue d’un genre littéraire, est restée la moins méthodique des sciences.

II. En toute science, après avoir regardé les faits, on se pose systématiquement des questions[2] ; toute science est formée d’une série de réponses à une série de questions méthodiques. Dans toutes les sciences d’observation directe, quand même on n’y a pas songé d’avance, les faits observés suggèrent des questions et obligent à les préciser. Mais les historiens n’ont pas cette discipline ; habitués à imiter les artistes, beaucoup ne pensent pas même à se demander ce qu’ils cherchent : ils prennent dans les documents les traits qui les ont frappés, souvent pour un motif personnel, les reproduisent en changeant la langue et y ajoutent les réflexions de tout genre qui leur viennent à l’esprit.

L’histoire, sous peine de se perdre dans la confusion de ses matériaux, doit se faire une règle stricte de toujours procéder par questions comme les autres sciences[3]. Mais comment poser les questions dans une science si différente des autres ? C’est le problème fondamental de la méthode. On ne peut le résoudre qu’en commençant par déterminer le caractère essentiel des faits historiques, qui les différencie des faits des autres sciences.

Les sciences d’observation directe opèrent sur des objets réels et complets. La science la plus voisine de l’histoire par son objet, la zoologie descriptive, procède en examinant un animal réel et entier. On le voit réellement, dans son ensemble, on le dissèque, de façon à le décomposer en ses parties, la dissection est une analyse au sens propre (ἀναλύειν, c’est dissoudre). On peut ensuite remettre ensemble les parties de façon à voir la structure de l’ensemble, c’est la synthèse réelle. On peut regarder les mouvements réels qui constituent le fonctionnement des organes de façon à observer la réaction réciproque des parties de l’organisme. On peut comparer les ensembles réels et voir par quelles parties ils se ressemblent de façon à les classifier suivant leurs ressemblances réelles. La science est une connaissance objective fondée sur l’analyse, la synthèse, la comparaison réelles ; la vue directe des objets guide le savant et lui dicte les questions à poser.

En histoire rien de pareil. — On dit volontiers que l’histoire est la « vision » des faits passés, et qu’elle procède par « analyse » ; ce sont deux métaphores, dangereuses si on en est dupe[4]. En histoire, on ne voit rien de réel que du papier écrit, — et quelquefois des monuments ou des produits de fabrication. L’historien n’a aucun objet à analyser réellement, aucun objet qu’il puisse détruire et reconstruire. « L’analyse historique » n’est pas plus réelle que la vue des faits historiques ; elle n’est qu’un procédé abstrait, une opération purement intellectuelle. — L’analyse d’un document consiste à chercher mentalement les renseignements qu’il contient pour les critiquer un à un. — L’analyse d’un fait consiste à distinguer mentalement les différents détails de ce fait (épisodes d’un événement, caractères d’une institution), pour fixer son attention successivement sur chacun des détails ; c’est ce qu’on appelle examiner les divers « aspects » d’un fait ; — encore une métaphore. — L’esprit humain, naturellement confus, n’a spontanément que des impressions d’ensemble confuses ; il est nécessaire, pour les éclaircir, de se demander quelles impressions particulières constituent une impression d’ensemble, afin de les préciser en les considérant une à une. Cette opération est indispensable, mais il ne faut pas en exagérer la portée. Ce n’est pas une méthode objective qui fasse découvrir des objets réels ; ce n’est qu’une méthode subjective pour apercevoir les éléments abstraits qui forment nos impressions[5]. — Par la nature même de ses matériaux l’histoire est forcément une science subjective. Il serait illégitime d’étendre à cette analyse intellectuelle d’impressions subjectives les règles de l’analyse réelle d’objets réels.

L’histoire doit donc se défendre de la tentation d’imiter la méthode des sciences biologiques. Les faits historiques sont si différents de ceux des autres sciences qu’il faut pour les étudier une méthode différente de toutes les autres.

III. Les documents, source unique de la connaissance historique, renseignent sur trois catégories de faits.

1o Êtres vivants et objets matériels. — Les documents font connaître l’existence d’êtres humains, de conditions matérielles, d’objets fabriqués. Tous ces faits ont été des phénomènes matériels que l’auteur du document a perçus matériellement. Mais pour nous ils ne sont plus que des phénomènes intellectuels, des faits vus « à travers l’imagination de l’auteur », ou, pour parler exactement, des images représentatives des impressions de l’auteur, des images que nous formons par analogie avec ses images. Le Temple de Jérusalem a été un objet matériel qu’on voyait, mais nous ne pouvons plus le voir, nous ne pouvons plus que nous en faire une image analogue à celle des gens qui l’avaient vu et l’ont décrit.

2o Actes des hommes. — Les documents rapportent les actes (et les paroles) des hommes d’autrefois qui ont été aussi des faits matériels vus et entendus par les auteurs, mais qui ne sont plus pour nous que les souvenirs des auteurs, représentés seulement par des images subjectives. Les coups de poignard donnés à César ont été vus, les paroles des meurtriers entendues en leur temps ; pour nous, ce ne sont que des images. — Les actes et les paroles ont tous ce caractère d’avoir été l’acte ou la parole d’un individu ; l’imagination ne peut se représenter que des actes individuels, à l’image de ceux que nous montre matériellement l’observation directe. Comme ils sont les faits d’hommes vivant en société, la plupart sont accomplis par plusieurs individus à la fois ou même combinés pour un résultat commun, ce sont des actes collectifs ; mais pour l’imagination comme pour l’observation directe ils se ramènent toujours à une somme d’actes individuels. Le « fait social », tel que l’admettent plusieurs sociologues, est une construction philosophique, non un fait historique.

3o Motifs et conceptions. — Les actes humains n’ont pas leur cause en eux-mêmes ; ils ont un motif. Ce mot vague désigne à la fois l’impulsion qui fait accomplir un acte et la représentation consciente qu’on a de l’acte au moment de l’accomplir. Nous ne pouvons imaginer des motifs que dans le cerveau d’un homme, sous la forme de représentations intérieures vagues, analogues à celles que nous avons de nos propres états intérieurs ; nous ne pouvons les exprimer que par des mots, d’ordinaire métaphoriques. Ce sont les faits psychiques (vulgairement appelés sentiments et idées). Les documents nous en montrent de trois espèces : 1o motifs et conceptions des auteurs qui les ont exprimés ; 2o motifs et idées que les auteurs ont attribués à leurs contemporains dont ils ont vu les actes ; 3o motifs que nous pouvons nous-mêmes supposer aux actes relatés dans les documents et que nous nous représentons à l’image des nôtres.

Faits matériels, actes humains individuels et collectifs, faits psychiques, voilà tous les objets de la connaissance historique ; ils ne sont pas observés directement, ils sont tous imaginés. Les historiens — presque tous sans en avoir conscience et en croyant observer des réalités — n’opèrent jamais que sur des images.

IV. Comment donc imaginer des faits qui ne soient pas entièrement imaginaires ? Les faits imaginés par l’historien sont forcément subjectifs ; c’est une des raisons qu’on donne pour refuser à l’histoire le caractère de science. Mais subjectif n’est pas synonyme d’irréel. Un souvenir n’est qu’une image et n’est pourtant pas une chimère, il est la représentation d’une réalité passée. Il est vrai que l’historien, en travaillant sur les documents, n’a pas à son service des souvenirs personnels ; mais il se fait des images sur le modèle de ses souvenirs. Il suppose que les faits disparus (objets, actes, motifs), observés autrefois par les auteurs de documents, étaient semblables aux faits contemporains qu’il a vus lui-même et dont il a gardé le souvenir. C’est le postulat de toutes les sciences documentaires. Si l’humanité de jadis n’était pas semblable à l’humanité actuelle, on ne comprendrait rien aux documents. Partant de cette ressemblance, l’historien se forme une image des faits anciens historiques semblable à ses propres souvenirs des faits qu’il a vus.

Ce travail, qui se fait inconsciemment, est en histoire une des principales occasions d’erreur. Les choses passées qu’il faut s’imaginer ne sont pas entièrement semblables aux choses présentes qu’on a vues ; nous n’avons vu aucun homme pareil à César ou à Clovis, et nous n’avons pas passé par les mêmes états intérieurs qu’eux. Dans les sciences constituées on opère aussi sur des faits vus par d’autres observateurs et qu’il faut se représenter par analogie ; mais ces faits sont définis en termes précis qui indiquent quels éléments invariables doivent entrer dans l’image. Même en physiologie les notions sont assez nettement établies pour qu’un même mot éveille chez tous les naturalistes une image semblable d’un organe ou d’un mouvement. La raison en est que chaque notion désignée par un nom a été formée par une méthode d’observation et d’abstraction qui a précisé et décrit tous les caractères communs à cette notion.

Mais, à mesure qu’une connaissance se rapproche des faits intérieurs invisibles, les notions deviennent plus confuses et la langue moins précise. Nous n’arrivons à exprimer les faits humains même les plus vulgaires, conditions sociales, actes, motifs, sentiments, que par des termes vagues (roi, guerrier, combattre, élire). Pour les phénomènes plus complexes la langue est si indécise qu’on ne s’accorde même plus sur les éléments nécessaires du phénomène. Qu’est-ce qu’une tribu, une armée, une industrie, un marché, une révolution ? Ici l’histoire participe du vague de toutes les sciences de l’humanité, psychologiques ou sociales. Mais son procédé indirect de représentation par images rend ce vague encore plus dangereux. — Nos images historiques devraient donc reproduire au moins les traits essentiels des images qu’ont eues dans l’esprit les observateurs directs des faits passés : or les termes dans lesquels ils ont exprimé leurs images ne nous apprennent jamais exactement quels en étaient les éléments essentiels.

Des faits que nous n’avons pas vus, décrits dans des termes qui ne permettent pas de nous les représenter exactement, voilà les données de l’histoire. L’historien, obligé pourtant de se représenter des images des faits, doit vivre avec la préoccupation de ne construire ses images qu’avec des éléments exacts, de façon à s’imaginer les faits comme il les aurait vus s’il avait pu les observer lui-même[6]. Mais il a besoin pour former une image de plus d’éléments que les documents n’en fournissent. Qu’on essaye de se représenter un combat ou une cérémonie avec les données d’un récit, si détaillé qu’il soit, on verra combien de traits il faut y ajouter. Cette nécessité est sensible matériellement dans les restitutions de monuments fondées sur une description (par exemple celle du Temple de Jérusalem), dans les tableaux qui prétendent représenter des scènes historiques, dans les dessins des journaux illustrés.

Toute image historique contient donc une forte part de fantaisie. L’historien ne peut pas s’en délivrer, mais il peut savoir le compte des éléments réels qui entrent dans ses images et ne faire porter sa construction que sur ceux-là ; ces éléments, ce sont ceux qu’il a tirés des documents. S’il a besoin, pour comprendre la bataille entre César et Arioviste, de se représenter leurs deux armées, il aura soin de ne rien conclure de l’aspect général sous lequel il se les imagine ; il devra raisonner seulement avec les détails réels fournis par les documents.

V. Le problème de la méthode historique est enfin précisé ainsi. Avec les traits épars dans les documents nous formons des images. Quelques-unes, toutes matérielles, fournies par des monuments figurés, représentent directement un des aspects réels des choses passées. La plupart — toutes les images de faits psychiques sont dans ce cas — sont formées à la ressemblance des figures dessinées anciennement et surtout des faits actuels que nous avons observés. Or les choses passées ne ressemblaient qu’en partie aux choses présentes, et ce sont justement les parties différentes qui font l’intérêt de l’histoire. Comment se représenter ces traits différents pour lesquels le modèle nous manque ? Nous n’avons vu aucune troupe semblable aux guerriers francs ni ressenti personnellement les sentiments de Clovis partant en guerre contre les Wisigoths. Comment imaginer ces faits de façon qu’ils soient conformes à la réalité ?

En pratique voici ce qui se passe. Aussitôt qu’une phrase d’un document est lue, une image est formée dans notre esprit par une opération spontanée dont nous ne sommes pas maîtres. Cette image, produite par une analogie superficielle, est d’ordinaire grossièrement fausse. Chacun de nous peut retrouver dans ses souvenirs la façon absurde dont il a conçu d’abord les personnages et les scènes du passé. Le travail de l’histoire consiste à rectifier graduellement nos images en remplaçant un à un les traits faux par des traits exacts. Nous avons vu des gens à cheveux roux, des boucliers, des francisques (ou des dessins de ces objets) ; nous rapprochons ces traits pour corriger notre image première des guerriers francs. L’image historique finit ainsi par être une combinaison de traits empruntés à des expériences différentes.

Il ne suffit pas de se représenter des êtres et des actes isolés. Les hommes et les actes font partie d’un ensemble, d’une société et d’une évolution : il faut donc se représenter aussi les rapports entre les hommes et les actes (nations, gouvernements, lois, guerres).

Mais pour imaginer des rapports il faut concevoir un ensemble et les documents ne nous donnent que des traits isolés. Ici encore l’historien est forcé de recourir à un procédé subjectif. Il imagine une société ou une évolution et, dans ce cadre imaginé, il range les traits fournis par les documents. — Ainsi, tandis que le classement biologique se guide sur un ensemble réel observé objectivement, le classement historique ne peut se faire que dans un ensemble imaginé subjectivement.

La réalité passée nous ne l’observons pas, nous ne la connaissons que par sa ressemblance avec la réalité actuelle. Pour se représenter dans quelles conditions se sont produits les faits passés, il faut donc chercher, par l’observation de l’humanité présente, dans quelles conditions se produisent les faits analogues du présent. L’histoire serait ainsi une application des sciences descriptives de l’humanité (psychologie descriptive, sociologie ou science sociale) ; mais toutes sont encore des sciences mal constituées et leur infirmité retarde la constitution d’une science de l’histoire.

Cependant il y a des conditions de la vie humaine si nécessaires et si évidentes que la plus grossière observation suffit pour les établir. Ce sont celles qui sont communes à toute l’humanité ; elles dérivent de l’organisation physiologique qui crée les besoins matériels des hommes ou de leur organisation psychologique qui crée leurs habitudes de conduite. On peut donc les prévoir dans un questionnaire général qui servira pour tous les cas. Comme la critique historique et pour la même raison — l’impossibilité d’observer directement, — la construction historique se trouve forcée d’employer la méthode du questionnaire.

Les actes humains qui font la matière de l’histoire diffèrent d’une époque et d’un pays à l’autre comme ont différé les hommes et les sociétés, et c’est même l’objet propre de l’histoire d’étudier ces différences ; si les hommes avaient toujours eu le même gouvernement ou parlé la même langue, il n’y aurait pas lieu de faire l’histoire des gouvernements et des langues. Mais ces différences sont enfermées entre les limites des conditions générales de la vie humaine ; elles ne sont que des variétés de certaines façons d’agir ou d’être, communes à toute l’humanité ou du moins à la grande majorité des hommes. On ne sait pas d’avance quel gouvernement ou quelle langue aura eu un peuple historique ; c’est l’affaire de l’histoire d’établir ces faits. Mais d’avance et pour tous les cas on prévoit que le peuple aura eu une langue et un gouvernement.

En dressant la liste des phénomènes fondamentaux qu’on peut s’attendre à trouver dans la vie de tout homme et de tout peuple, on obtiendra un questionnaire universel, sommaire, mais suffisant pour classer la masse des faits historiques en un certain nombre de groupes naturels, dont chacun formera une branche spéciale d’histoire. Ce cadre de groupement général fournira l’échafaudage de la construction historique.

Le questionnaire universel ne porte que sur les phénomènes habituels ; il ne peut pas prévoir les milliers de faits locaux ou accidentels qui forment la vie d’un homme ou d’une nation ; il ne suffira donc pas à poser toutes les questions auxquelles l’historien doit répondre pour donner le tableau complet du passé. L’étude détaillée des faits exigera l’emploi de questionnaires plus détaillés, différents suivant la nature des faits, des hommes ou des sociétés à étudier. Pour les dresser on peut commencer par noter les questions de détail qu’aura suggérées la lecture même des documents ; mais il faudra, pour classer ces questions — souvent même pour en compléter la liste, — recourir au procédé du questionnaire méthodique. Parmi les espèces de faits, les personnages, les sociétés bien connus (soit par l’observation directe, soit par l’histoire), on cherchera ceux qui ressemblent aux faits, au personnage, à la société qu’il s’agit d’étudier. En analysant les cadres de la science déjà faits pour ces cas connus, on verra quelles questions doivent se poser à propos du cas analogue qu’on étudie. Il va sans dire que le choix du cadre modèle devra être fait avec intelligence ; il ne faut pas appliquer à une société barbare un questionnaire dressé d’après l’étude d’une nation civilisée et vouloir trouver dans un domaine féodal quels agents répondaient à chacun de nos ministères, — comme l’a fait Boutaric dans son étude sur l’administration d’Alphonse de Poitiers.

Cette méthode du questionnaire qui fait reposer toute la construction historique sur un procédé a priori serait inacceptable si l’histoire était vraiment une science d’observation ; et peut-être la trouvera-t-on dérisoire comparée aux méthodes a posteriori des sciences naturelles. Mais sa justification est simple : elle est la seule méthode qu’on puisse pratiquer et, en fait, la seule qui l’ait jamais été. Dès qu’un historien cherche à mettre en ordre les faits contenus dans les documents, il fabrique avec la connaissance qu’il a (ou croit avoir) des choses humaines un cadre d’exposition qui équivaut à un questionnaire, — à moins qu’il n’adopte le cadre d’un devancier créé par le même procédé. — Mais quand ce travail a été inconscient, le cadre reste incomplet et confus. Ainsi il ne s’agit pas de décider si on opérera avec ou sans un questionnaire a priori — car on en aura toujours un ; — on n’a le choix qu’entre un questionnaire inconscient, confus et incomplet ou un questionnaire conscient, précis et complet.

VI. On peut maintenant tracer le plan de la construction historique, de façon à déterminer la série des opérations synthétiques nécessaires pour élever l’édifice.

L’analyse critique des documents a fourni les matériaux, ce sont les faits historiques encore épars. On commence par les imaginer sur le modèle des faits actuels qu’on suppose analogues ; on tâche, en combinant des fragments pris à divers endroits de la réalité, d’atteindre l’image la plus semblable à celle qu’aurait donnée l’observation directe du fait passé. C’est la première opération, indissolublement liée en fait à la lecture des documents. Pensant qu’il suffisait ici d’en avoir indiqué la nature[7], nous avons renoncé à lui consacrer un chapitre spécial.

Les faits ainsi imaginés, on les groupe dans des cadres imaginés sur le modèle d’un ensemble observé dans la réalité qu’on suppose analogue à ce qu’a dû être l’ensemble passé. C’est la seconde opération ; elle se fait au moyen d’un questionnaire, et aboutit à découper dans la masse des faits historiques des morceaux de même nature qu’on groupe ensuite entre eux jusqu’à ce que toute l’histoire du passé soit classée dans un cadre universel.

Quand on a rangé dans ce cadre les faits extraits des documents, il y reste des lacunes, toujours considérables, énormes pour toutes les parties où les documents ne sont pas très abondants. On essaie d’en combler quelques-unes par des raisonnements à partir des faits connus. C’est (ou ce devrait être) la troisième opération ; elle accroît par un travail logique la masse des connaissances historiques.

On n’a encore qu’une masse de faits juxtaposés dans des cadres. Il faut les condenser en formules pour essayer d’en dégager les caractères généraux et les rapports. C’est la quatrième opération ; elle conduit aux conclusions dernières de l’histoire et couronne la construction historique au point de vue scientifique.

Mais comme la connaissance historique, complexe et encombrante par sa nature, est exceptionnellement difficile à communiquer, il reste encore à trouver les procédés pour exposer les résultats de l’histoire.

VII. Cette série d’opérations, facile à concevoir, n’a jamais été qu’imparfaitement exécutée. Elle est entravée par des difficultés matérielles dont les théories méthodologiques ne tiennent pas compte, mais qu’il vaut mieux regarder en face pour voir si elles doivent rester insurmontables.

Les opérations historiques sont si nombreuses, depuis la découverte du document jusqu’à la formule finale de conclusion, elles réclament des précautions si minutieuses, des aptitudes naturelles et des habitudes si différentes, que sur aucun point un seul homme ne peut exécuter lui-même le travail tout entier. L’histoire, moins que toute autre science, peut se passer de la division du travail ; or moins que toute autre elle la pratique. Il arrive à des érudits spécialistes d’écrire des histoires d’ensemble où ils construisent les faits au gré de leur imagination[8], et les « constructeurs » opèrent en prenant des matériaux dont ils n’ont pas éprouvé la valeur[9]. C’est que la division du travail implique une entente entre des travailleurs, et en histoire cette entente n’existe pas. Chacun, sauf dans les opérations préparatoires de la critique externe, procède suivant son inspiration personnelle, sans méthode commune, sans souci de l’ensemble où son travail doit venir prendre place. Aussi aucun historien ne peut-il en toute sécurité utiliser les résultats du travail d’un autre, comme on fait dans les sciences constituées, car il ignore s’ils ont été obtenus par des procédés sûrs. Les plus scrupuleux en viennent à ne rien admettre qu’après avoir refait eux-mêmes le travail sur les documents ; c’était l’attitude de Fustel de Coulanges. À peine peut-on satisfaire à cette exigence pour les périodes très mal connues dont tous les documents conservés tiennent en quelques volumes, et pourtant on en est venu à poser en dogme qu’un historien ne doit jamais travailler de seconde main[10]. On le fait par nécessité, quand les documents sont trop nombreux pour être tous lus ; mais on ne le dit pas, par crainte du scandale.

Il vaudrait mieux s’avouer franchement la réalité. Une science aussi complexe que l’histoire, où il faut d’ordinaire entasser les faits par millions avant de pouvoir formuler une conclusion, ne peut se fonder par ce perpétuel recommencement. On ne fait pas la construction historique avec des documents, pas plus qu’on n’« écrit l’histoire avec des manuscrits », et pour la même raison, qui est une raison de temps. C’est que pour faire avancer la science, il faut combiner les résultats obtenus par des milliers de travaux de détail.

Comment faire pourtant, puisque la plupart des travaux sont faits par une méthode suspecte, sinon incorrecte ? La confiance universelle mènerait à l’erreur aussi sûrement que la défiance universelle mène à l’impuissance. Voici du moins une règle qui permettra de se guider : Il faut lire les travaux des historiens avec les mêmes précautions critiques qu’on lit les documents. L’instinct naturel pousse à y chercher surtout les conclusions et à les adopter comme vérité établie ; il faut, au contraire, par une analyse continuelle, y chercher les faits, les preuves, les fragments de documents, bref les matériaux. On refera le travail de l’auteur, mais on le fera beaucoup plus vite, car ce qui perd du temps, c’est de réunir les matériaux ; et on n’acceptera de ses conclusions que celles qu’on trouvera démontrées.



  1. Cf. ci-dessus, p. 166.
  2. L’hypothèse dans les sciences expérimentales est une forme de question accompagnée d’une réponse provisoire.
  3. Fustel de Coulanges a entrevu cette nécessité. Dans la Préface des Recherches sur quelques problèmes d’histoire (Paris, 1885, in-8), il annonce qu’il va donner ses recherches « sous la forme première qu’ont tous mes travaux, c’est-à-dire sous la forme de questions que je me pose et que je m’efforce d’éclaircir ».
  4. Fustel de Coulanges lui-même semble s’y être trompé : « L’histoire est une science ; elle n’imagine pas, elle voit seulement ». (Monarchie franque, p. 1.) « L’histoire consiste, comme toute science, à constater des faits, à les analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien… L’historien… cherche et atteint les faits par l’observation minutieuse des textes, comme le chimiste trouve les siens dans des expériences minutieusement conduites. » (Ib., p. 39.)
  5. Le caractère subjectif de l’histoire a été très fortement indiqué par un philosophe, G. Simmel, Die Probleme der Geschichtsphilosophie, Leipzig, 1892, in-8.
  6. C’est ce que Carlyle et Michelet ont dit sous une forme éloquente. C’est aussi le sens du mot fameux de Ranke : « Je veux dire comment cela a été en réalité » (wie es eigentlich gewesen).
  7. Cf. p. 189-192.
  8. Curtius dans son « Histoire grecque », Mommsen dans son « Histoire romaine » (avant l’Empire), Lamprecht dans son « Histoire d’Allemagne ».
  9. Il suffira ici de citer Augustin Thierry, Michelet et Carlyle.
  10. Voir dans P. Guiraud, Fustel de Coulanges (Paris, 1896, in-12), p. 164, des observations très judicieuses sur cette prétention.