Introduction aux études historiques/2/5

Librairie Hachette et Cie (p. 89-116).
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CHAPITRE V

LA CRITIQUE D’ÉRUDITION ET LES ÉRUDITS

L’ensemble des opérations décrites dans les chapitres précédents (restitution des textes, critique de provenance, collection et classement des documents vérifiés) constitue le vaste domaine de la critique externe ou critique d’érudition[1].

La critique d’érudition tout entière n’inspire que du dédain au gros public, vulgaire et superficiel. Quelques-uns de ceux qui s’y livrent sont disposés, au contraire, à la glorifier. Mais il y a un juste milieu entre cet excès d’honneur et cette indignité.

L’opinion brutale des gens qui prennent en pitié et qui raillent les analyses minutieuses de la critique externe ne mérite guère, en vérité, d’être réfutée. Il n’y a qu’un argument pour établir la légitimité et pour inspirer le respect des labeurs obscurs de l’érudition, mais il est décisif : c’est qu’ils sont indispensables. Sans érudition, pas d’histoire. Non sunt contemnenda quasi parva, dit saint Jérôme, sine quibus magna constare non possunt[2].

D’un autre côté les professionnels, en cherchant à se donner des raisons d’être fiers des travaux qu’ils exécutent, ne se sont pas contentés de les représenter comme nécessaires ; ils se sont laissé entraîner à en exagérer les vertus et la portée. On a dit que les procédés si sûrs de la critique d’érudition avaient élevé l’histoire à la dignité d’une science, « d’une science exacte » ; que la critique de provenance « fait pénétrer plus profondément qu’aucune autre étude dans la connaissance des temps passés » ; que l’habitude de la critique des textes affine ou même confère « l’intelligence historique ». Tacitement, on s’est persuadé que la critique d’érudition est toute la critique historique, et qu’il n’y a rien au delà du nettoyage, du raccommodage et du classement des documents. — Cette illusion, assez répandue parmi les spécialistes, est trop grossière pour qu’il soit utile de la combattre expressément : c’est, en effet, la critique psychologique d’interprétation, de sincérité et d’exactitude qui « fait pénétrer plus profondément qu’aucune autre étude dans la connaissance des temps passés », ce n’est pas la critique externe[3]. Un historien qui aurait cette bonne fortune que tous les documents utiles pour ses études eussent été déjà correctement édités, critiqués au point de vue de la provenance, et classés, ne serait pas moins en état de s’en servir pour écrire l’histoire que s’il avait été obligé de leur faire subir, de ses propres mains, les opérations préalables. Il est possible, quoi qu’on en ait dit, d’avoir la plénitude de l’intelligence historique sans avoir jamais essuyé soi-même, au propre et au figuré, la poussière des documents originaux, c’est-à-dire sans les avoir découverts et purifiés soi-même. Il ne faut pas interpréter judaïquement, au sens étymologique, ce mot de M. Renan : « Je ne crois pas que l’on puisse acquérir une claire notion de l’histoire, de ses limites et du degré de confiance qu’il faut avoir dans ses divers ordres d’investigation sans l’habitude de manier les documents originaux[4] » ; cela doit s’entendre simplement de l’habitude de recourir aux sources directes et de traiter des questions précises[5]. Un jour viendra sans doute où, tous les documents relatifs à l’histoire de l’antiquité classique ayant été édités et critiqués, il n’y n’aura plus lieu de faire, dans le domaine de l’histoire de l’antiquité classique, ni critique des textes (restitution), ni critique des sources (provenance) ; les conditions n’en seront pas moins évidemment excellentes alors pour traiter des détails et de l’ensemble de l’histoire ancienne. Ne nous lassons pas de le répéter : la critique externe est toute préparatoire ; elle est un moyen, non un but ; l’idéal serait qu’elle eût été suffisamment pratiquée pour qu’il fût désormais possible de s’en dispenser ; ce n’est qu’une nécessité provisoire.

Non seulement il n’est pas, en théorie, obligatoire que les personnes dont c’est l’intention de faire des synthèses historiques aient elles-mêmes approprié les matériaux sur lesquels elles opèrent ; mais on est en droit de se demander, et on s’est souvent demandé, si cela est avantageux[6]. Ne serait-il pas préférable que les ouvriers de l’œuvre historique fussent spécialisés ? Aux uns — les érudits — seraient dévolues les besognes absorbantes de la critique externe ou critique d’érudition ; les autres, allégés du poids de ces besognes, auraient plus de liberté pour procéder aux travaux de critique supérieure, de combinaison et de construction. Tel était l’avis de Mark Pattison, qui a dit : History cannot be written from manuscripts, ce qui signifie : « Il est impossible d’écrire l’histoire d’après des documents que l’on est tenu de mettre soi-même en état d’être utilisés ».

Jadis les professions d’« érudit » et d’« historien » étaient, en effet, très nettement distinctes. Les « historiens » cultivaient le genre littéraire, pompeux et vide, que l’on appelait alors « l’histoire », sans se tenir au courant des travaux effectués par les érudits. Les érudits, de leur côté, posaient, par leurs recherches critiques, la condition de l’histoire, mais ils ne se souciaient pas de la faire : contents de colliger, de purifier et de classer des documents historiques, ils se désintéressaient de l’histoire et ils ne comprenaient pas mieux le passé que le commun des hommes de leur temps. Les érudits agissaient comme si l’érudition avait eu sa fin en elle-même, et les historiens comme s’ils avaient pu reconstituer les réalités disparues par la seule force de la réflexion et de l’art appliquée aux documents de mauvais aloi qui étaient dans le domaine commun. — Un divorce aussi complet entre l’érudition et l’histoire paraît aujourd’hui presque inexplicable, et, certes, il était très fâcheux. Les partisans actuels de la division du travail en histoire ne réclament, cela va de soi, rien de pareil. Il faut bien qu’un commerce intime soit établi entre le monde des historiens et celui des érudits, puisque les travaux de ceux-ci n’ont de raison d’être qu’en tant qu’ils sont utiles à ceux-là. On veut dire seulement que certaines opérations d’analyse et toutes les opérations de synthèse ne sont pas nécessairement mieux faites quand elles le sont par le même individu ; que, si les rôles d’érudit et d’historien peuvent être cumulés, il n’est pas illégitime de les séparer ; et que peut-être cette séparation est, en principe, désirable, comme elle est souvent, en pratique, imposée.

En pratique, voici comment les choses se passent. — Quelle que soit la partie de l’histoire que l’on se propose d’étudier, trois cas seulement peuvent se présenter. Ou bien les sources ont déjà été purifiées et classées ; ou bien l’élaboration préalable des sources, qui n’a jamais été faite ou qui ne l’a été qu’en partie, ne présente pas de grandes difficultés ; ou bien les sources à employer sont très troubles, et des travaux considérables d’appropriation sont indiqués. — Soit dit en passant, il n’y a, naturellement, aucune relation entre l’importance intrinsèque des sujets et la quantité d’opérations préalables qu’il faut exécuter avant de les traiter : des sujets du plus haut intérêt, par exemple l’histoire des origines et des premiers développements du christianisme, n’ont pu être abordés convenablement qu’après des enquêtes d’érudition qui ont occupé des générations d’érudits ; mais la critique matérielle des sources de l’histoire de la Révolution française, autre sujet de premier ordre, a exigé beaucoup moins d’efforts ; et des problèmes relativement insignifiants de l’histoire du moyen âge ne seront résolus que lorsque d’immenses travaux de critique externe auront été accomplis.

Dans les deux premiers cas, la question de l’opportunité d’une division du travail ne se pose pas. Mais considérons le troisième. Un bon esprit constate que les documents nécessaires pour traiter un point d’histoire sont en très mauvais état : dispersés, abîmés, peu sûrs. Dès lors, il doit choisir : ou bien il abandonne le sujet, n’ayant aucun goût pour des opérations matérielles qu’il sait nécessaires, mais dont il prévoit qu’elles absorberaient son activité tout entière ; ou bien il se décide à entamer les travaux critiques préparatoires, sans se dissimuler qu’il n’aura probablement pas le temps de mettre lui-même en œuvre les matériaux qu’il aura vérifiés, et qu’il va travailler par conséquent pour l’avenir, pour autrui. Notre homme, s’il prend ce dernier parti, devient, comme malgré lui, érudit de profession. — Rien n’empêche, il est vrai, a priori, que ceux qui font de vastes collections de textes et qui donnent des éditions critiques se servent de leurs propres regestes et de leurs propres éditions pour écrire l’histoire ; et nous voyons en effet que plusieurs hommes se sont partagés entre les besognes préparatoires de la critique externe et les travaux plus relevés de la construction historique : il suffit de nommer Waitz, Mommsen, Hauréau. Mais de telles combinaisons sont fort rares, pour plusieurs raisons. La première de ces raisons, c’est que la vie est courte : il y a tels catalogues, telles éditions, tels regestes de grande dimension dont la confection est matériellement si laborieuse qu’elle épuise toutes les forces du travailleur le plus zélé. La seconde, c’est que les besognes d’érudition ne sont pas, pour beaucoup de gens, sans charme ; presque tout le monde y trouve, à la longue, une douceur singulière ; et plusieurs s’y sont confinés qui auraient pu, à la rigueur, faire autrement.

Est-il bon, en soi, que des travailleurs se confinent, volontairement ou non, dans les recherches d’érudition ? — Oui, sans doute. Dans les études historiques comme dans l’industrie, les effets de la division du travail sont les mêmes, et très favorables : production plus abondante, plus réussie, mieux réglée. Les critiques qui sont rompus par une longue habitude à la restitution des textes les restituent avec une dextérité, une sûreté incomparables ; ceux qui se livrent exclusivement à la critique de provenance ont des intuitions que d’autres, moins entraînés dans cette spécialité difficile, n’auraient pas ; ceux qui, toute leur vie, dressent des inventaires ou composent des regestes les dressent et les composent plus aisément, plus vite, et mieux, que les premiers venus. Ainsi, non seulement il n’y a aucun intérêt à ce que tout « historien » soit, en même temps, « érudit » pratiquant ; mais, parmi les « érudits » eux-mêmes, voués aux opérations de critique externe, des catégories se dessinent. De même, dans un chantier, il n’y a aucun intérêt à ce que l’architecte soit en même temps ouvrier, et tous les ouvriers n’ont pas les mêmes fonctions. Bien que la plupart des érudits ne se soient pas rigoureusement spécialisés jusqu’ici, et, pour varier leurs plaisirs, exécutent volontiers des ouvrages d’érudition de diverses sortes, il serait facile d’en nommer qui sont des ouvriers en catalogues descriptifs et en index (archivistes, bibliothécaires, etc.), d’autres qui sont plus spécialement surtout des « critiques » (nettoyeurs, restaurateurs et éditeurs de textes), d’autres qui sont surtout des fabricants de regestes. — « Du moment où il est bien convenu que l’érudition n’a de valeur qu’en vue de ses résultats, on ne peut pousser trop loin la division du travail scientifique[7] », et l’avancement des sciences historiques est corrélatif à la spécialisation de plus en plus étroite des travailleurs. S’il était possible naguère que le même homme se livrât successivement à toutes les opérations historiques, c’est que le public compétent n’avait pas de grandes exigences : on réclame aujourd’hui de ceux qui font la critique des documents des soins minutieux, une perfection absolue, qui supposent une habileté vraiment professionnelle. Les sciences historiques en sont arrivées maintenant à ce point de leur évolution où, les grandes lignes étant tracées, les découvertes capitales ayant été faites, il ne reste plus qu’à préciser des détails ; on a le sentiment que la connaissance du passé ne peut plus progresser que grâce à des enquêtes extrêmement étendues et à des analyses extrêmement approfondies dont, seuls, des spécialistes sont capables.

Mais rien ne justifie mieux la répartition des travailleurs en « érudits » et en « historiens » (et celle des érudits entre les diverses spécialités de la critique d’érudition) que la circonstance suivante : certains individus ont une vocation naturelle pour certaines besognes spéciales. L’une des principales raisons d’être de l’enseignement supérieur des sciences historiques est justement, à notre avis, que la scolarité universitaire permet aux maîtres (supposés gens d’expérience) de distinguer chez les étudiants, ou bien les germes d’une vocation d’érudit, ou bien l’inaptitude foncière aux travaux d’érudition[8]. Criticus non fit, sed nascitur. À qui n’est pas né avec certaines dispositions naturelles, la carrière de l’érudition technique ne réserve que des dégoûts : le plus grand service que l’on puisse rendre aux jeunes gens qui hésitent à s’y engager est de les en avertir. — Les hommes qui se sont consacrés jusqu’ici aux besognes préparatoires les ont choisies entre toutes, parce qu’ils en avaient le goût, ou bien s’y sont résignés, les sachant nécessaires : ceux qui les ont choisies ont moins de mérite, au point de vue moral, que ceux qui s’y sont résignés, mais ils ont obtenu cependant, pour la plupart, des résultats meilleurs, parce qu’ils ont travaillé, non par devoir, mais avec joie et sans arrière-pensée. Il importe donc que chacun embrasse en connaissance de cause, dans son propre intérêt et dans l’intérêt général, la spécialité qui lui convient le mieux.

Examinons les dispositions naturelles qui habilitent, et les défauts vraiment rédhibitoires qui disqualifient, pour les travaux de critique externe. Nous dirons ensuite quelques mots des dispositions qu’engendre l’exercice machinal de la profession d’érudit.

I. La condition primordiale pour bien faire les travaux d’érudition, c’est de s’y plaire. — Or les hommes qui ont reçu des dons exceptionnels de poètes et de penseurs, en un mot de créateurs, s’accommodent assez mal des petites besognes techniques de la critique préparatoire : ils se gardent bien de les dédaigner, ils les honorent au contraire, s’ils sont clairvoyants, mais ils ne s’y livrent guère, crainte de couper, comme on dit, des cailloux avec un rasoir. « Je ne suis pas d’humeur, écrivait Leibniz à Basnage, qui l’avait exhorté à composer un immense Corpus des documents inédits et imprimés relatifs à l’histoire du droit des gens, je ne suis pas d’humeur à faire le transcripteur… Et ne pensez-vous pas que vous me donnez un conseil semblable à celui d’une personne qui voudrait marier son ami à une méchante femme ? Car c’est marier un homme que de l’engager dans un ouvrage qui l’occuperait toute sa vie[9]. » Et Renan, parlant de ces « immenses travaux » préalables « qui ont rendu possibles les recherches de la haute critique » et les essais de construction historique, dit : « Celui qui, avec des besoins intellectuels plus excités [que ceux des auteurs de ces travaux], ferait maintenant un tel acte d’abnégation, serait un héros[10]… ». Quoique Renan ait dirigé la publication du Corpus inscriptionum semiticarum, et quoique Leibniz soit l’éditeur des Scriptores rerum Brunsvicensium, ni Leibniz, ni Renan, ni leurs pairs, n’ont eu, fort heureusement, l’héroïsme de sacrifier à l’érudition pure des facultés supérieures.

Hormis les hommes supérieurs (et ceux, infiniment plus nombreux, qui, à tort, se croient tels), presque tout le monde, nous l’avons dit, trouve à la longue de la douceur aux minuties de la critique préparatoire. C’est que l’exercice de cette critique flatte et développe des goûts très généralement répandus : le goût de la collection, le goût du rébus. Collectionner est un plaisir sensible, non seulement pour les enfants, mais pour les grandes personnes, quels que soient d’ailleurs les objets recueillis, variantes ou timbres-poste. Déchiffrer des rébus, résoudre de petits problèmes exactement circonscrits, est pour beaucoup de bons esprits une occupation attrayante. Toute trouvaille procure une jouissance ; or, dans le domaine de l’érudition il y a d’innombrables trouvailles à faire, soit à fleur de terre, soit à travers de quadruples obstacles, pour ceux qui aiment et pour ceux qui n’aiment pas à jouer la difficulté. Tous les érudits de marque ont eu, à un degré éminent, les instincts du collectionneur ou du déchiffreur de logogriphes, et plusieurs s’en sont rendu compte : « Plus nous avons rencontré d’embarras dans la voie où nous nous étions engagé, dit M. Hauréau, plus l’entreprise nous a souri. Ce genre de labeur qu’on appelle la bibliographie [la critique de provenance, principalement au point de vue de la pseudépigraphie] ne saurait prétendre aux glorieux suffrages du public,… mais il a beaucoup d’attrait pour celui qui s’y consacre. Oui, sans doute, c’est une humble étude, mais combien d’autres compensent la peine qu’elles donnent en permettant de dire aussi souvent : J’ai trouvé[11] ! » Julien Havet, « déjà connu des savants de l’Europe », se distrayait « à des amusettes en apparence frivoles, comme de deviner un mot carré ou de déchiffrer un cryptogramme[12] ». Instincts profonds, et, malgré les perversions puériles ou ridicules qu’ils présentent chez quelques individus, hautement bienfaisants ! Après tout, ce sont des formes, les formes les plus rudimentaires, de l’esprit scientifique. Ceux qui en sont dépourvus n’ont rien à faire dans le monde des érudits. Mais les candidats aux recherches d’érudition seront toujours très nombreux ; car les travaux d’interprétation, de construction et d’exposition requièrent des dons plus rares : tous ceux qui, jetés par hasard dans les études historiques et désireux de s’y rendre utiles, manquent de tact psychologique et ont de la peine à rédiger, se laisseront toujours séduire par l’agrément simple et tranquille des besognes préparatoires.

Mais il ne suffit point de s’y plaire pour réussir dans les travaux d’érudition. Des qualités sont nécessaires, « auxquelles la volonté ne supplée pas ». Quelles qualités ? Ceux qui se sont posé cette question ont répondu vaguement : « Des qualités plutôt morales qu’intellectuelles, la patience, la probité de l’esprit… ». Ne serait-il pas possible de préciser davantage ?

Des jeunes gens qui n’éprouvent pour les travaux de critique externe aucune répugnance a priori, ou même qui seraient disposés à les préférer, en sont — c’est un fait d’expérience — totalement incapables. La chose n’aurait rien d’embarrassant s’ils étaient par ailleurs atteints de débilité intellectuelle, car leur incapacité à cet égard ne serait qu’une manifestation de leur imbécillité générale ; ou s’ils n’avaient jamais subi d’apprentissage technique. Mais il s’agit d’hommes instruits et intelligents, plus intelligents parfois que d’autres, qui sont indemnes de la tare en question. Ce sont eux dont on entend dire : « Il travaille mal, il a le génie de l’inexactitude ». Leurs catalogues, leurs éditions, leurs regestes, leurs monographies fourmillent d’imperfections et n’inspirent point de sécurité : quoi qu’ils fassent, ils n’arrivent jamais, je ne dis pas à une correction absolue, mais à un degré de correction honorable. Ils sont atteints de la « maladie de l’inexactitude », dont l’historien anglais Froude présente un cas très célèbre, vraiment typique. J. A. Froude était un écrivain très bien doué, mais sujet à ne rien affirmer qui ne fût entaché d’erreur ; on a dit de lui qu’il était constitutionnally inaccurate. Par exemple, il avait visité la ville d’Adélaïde, en Australie : « Je vis, dit-il, à nos pieds, dans la plaine, traversée par un fleuve, une ville de 150 000 habitants dont pas un n’a jamais connu et ne connaîtra jamais, la moindre inquiétude au sujet du retour régulier de ses trois repas par jour » ; or Adélaïde est bâtie sur une hauteur ; aucune rivière ne la traverse ; sa population ne dépassait pas 75 000 âmes et elle souffrait d’une famine à l’époque où M. Froude la visita. Ainsi de suite[13]. M. Froude reconnaissait parfaitement l’utilité de la critique, et il a même été un des premiers à fonder en Angleterre l’étude de l’histoire sur celle des documents originaux, tant inédits que publiés, mais la conformation de son esprit le rendait tout à fait impropre à la purification des textes : au contraire, il les abîmait, involontairement, en y touchant. Comme le daltonisme, cette affection des organes de la vision qui empêche de distinguer correctement les disques rouges des disques verts, est rédhibitoire pour les employés de chemin de fer, la maladie de l’inexactitude, ou maladie de Froude, qu’il n’est pas très difficile de diagnostiquer, doit être considérée comme incompatible avec l’exercice de la profession d’érudit.

La maladie de Froude ne paraît pas avoir été jamais étudiée par les psychologues ; et sans doute n’est-elle point, du reste, une entité nosologique spéciale. Tout le monde commet des erreurs (par « légèreté », « inadvertance », etc.). Ce qui est anormal, c’est d’en commettre beaucoup, constamment, malgré l’effort le plus persévérant pour être exact. Ce phénomène est lié probablement à un affaiblissement de l’attention et à une excessive activité de l’imagination involontaire (ou subconsciente] que la volonté du sujet, instable et peu vigoureuse, ne contrôle pas assez. L’imagination involontaire se mêle aux opérations intellectuelles pour les fausser : c’est elle qui comble, par des conjectures, les lacunes de la mémoire, grossit et atténue les faits réels, les confond avec ce qui est d’invention pure, etc. La plupart des enfants dénaturent tout de la sorte, par des à peu près ; ils ont de la peine à devenir exacts et scrupuleux, c’est-à-dire à maîtriser leur imagination. Beaucoup d’hommes ne cessent jamais, à cet égard, d’être enfants.

Quoi qu’il en soit des causes psychologiques de la maladie de Froude, l’homme le plus sain, le mieux équilibré, est exposé à gâcher les travaux d’érudition les plus simples, s’il n’y consacre pas le temps nécessaire. La précipitation est, en ces matières, une source d’erreurs sans nombre. On a donc raison de dire que la vertu cardinale de l’érudit, c’est la patience. — Ne pas travailler trop vite, agir comme s’il y avait toujours profit en la demeure, s’abstenir plutôt que de bâcler, ces préceptes sont faciles à énoncer, mais il faut, pour y conformer sa conduite, un tempérament rassis. Les gens nerveux, « agités », toujours pressés d’en finir et de varier leurs entreprises, désireux d’éblouir et de faire sensation, peuvent trouver à s’employer honorablement dans d’autres carrières ; dans celle de l’érudition, ils sont condamnés à entasser des œuvres provisoires, quelquefois plus nuisibles qu’utiles, et qui leur attireront, tôt ou tard, des ennuis. Le véritable érudit est de sang froid, réservé, circonspect ; au milieu du torrent de la vie contemporaine qui s’écoule autour de lui, il ne se hâte jamais. À quoi bon se hâter ? L’important est que ce que l’on fait soit solide, définitif, incorruptible. Mieux vaut « limer pendant des semaines au petit chef-d’œuvre de vingt pages » pour convaincre deux ou trois savants en Europe de l’inauthenticité d’une charte, ou passer dix ans à établir le meilleur texte possible d’un document corrompu, que d’imprimer dans le même temps des volumes d’inedita médiocrement corrects, et que les érudits futurs auraient un jour à recommencer sur nouveaux frais.

Quelle que soit la spécialité qu’il choisit dans le domaine de l’érudition, l’érudit doit avoir de la prudence, une force singulière d’attention et de volonté ; de plus, une tournure d’esprit spéculative, un désintéressement complet et peu de goût pour l’action, car il doit avoir pris son parti de travailler en vue de résultats lointains et problématiques, et presque toujours pour autrui. — Pour la critique des textes et pour la critique des sources, l’instinct du déchiffreur de problèmes, c’est-à-dire un esprit agile, ingénieux, fécond en hypothèses, prompt à saisir et même à « deviner » des rapports, est, en outre, très utile. — Pour les besognes de description et de compilation (inventaires, catalogues, corpus, regestes), l’instinct du collectionneur, un appétit de travail exceptionnel, des qualités d’ordre, d’activité et de persévérance, sont absolument indispensables[14]. — Telles sont les dispositions requises. — Les exercices de critique externe sont si amers pour les sujets qui n’ont pas ces dispositions, et, dans ce cas, les résultats obtenus sont si peu en rapport avec le temps dépensé, que l’on ne saurait s’assurer avec trop de soin de ses aptitudes avant d’« entrer en érudition ». Le sort de ceux qui, faute de conseils éclairés, donnés à temps, s’y sont fourvoyés et s’y épuisent en vain, est lamentable, surtout s’ils sont fondés à croire qu’ils auraient pu être utilisés plus avantageusement ailleurs[15].

II. Comme les exercices d’érudition conviennent à merveille au tempérament d’un très grand nombre d’Allemands, l’œuvre de l’érudition allemande au xixe siècle a été considérable, et c’est en Allemagne que l’on observe le mieux les déformations qu’entraîne à la longue, chez les spécialistes, la pratique habituelle des travaux de critique externe. Il ne se passe guère d’années sans que des protestations s’élèvent, dans les Universités allemandes ou autour d’elles, au sujet des inconvénients, pour les érudits, des besognes d’érudition. En 1890, M. Philippi, recteur de l’Université de Giessen, déplorait avec force l’abîme qui, disait-il, se creuse entre la critique préparatoire et la culture générale : la critique des textes se perd dans d’insignifiantes minuties ; on collationne pour le plaisir de collationner ; on restitue avec des précautions infinies des documents sans valeur ; on prouve ainsi « qu’on attache plus d’importance aux matériaux de l’étude qu’à ses résultats intellectuels ». Le recteur de Giessen voit dans le style diffus des érudits allemands et dans l’âpreté de leurs polémiques un « effet de l’excessive préoccupation des petites choses » qu’ils ont contractée[16]. La même année, la même note était donnée, à l’Université de Bâle, par M. J. v. Pflugk-Harttung. « Les parties les plus hautes de la science historique, dit cet auteur dans ses Geschichtsbetrachtungen[17], sont dédaignées : on n’attache de prix qu’à des observations micrologiques, à la correction parfaite de détails sans importance. La critique des textes et des sources est devenue un sport : la moindre infraction aux règles du jeu est considérée comme impardonnable, alors qu’il suffit de s’y conformer pour être approuvé des connaisseurs, quelle que soit d’ailleurs la valeur intrinsèque des résultats acquis. Malveillance et grossièreté de la plupart des érudits entre eux ; vanité comique des érudits qui construisent des taupinières et les prennent pour des montagnes : ils sont comme le bourgeois de Francfort qui disait avec complaisance : « Alles, was du durch jenen Bogenpfeiler erkennst, alles ist Frankfurter Land[18] ! »

Nous distinguons, quant à nous, trois risques professionnels auxquels les érudits sont exposés : le dilettantisme, l’hypercritique et l’impuissance.

L’impuissance. L’habitude de l’analyse critique a sur certaines intelligences une action dissolvante et paralysante. Des hommes, naturellement timorés, constatent que, quelque soin qu’ils apportent à la critique, à la publication et au classement des documents, ils laissent aisément échapper de menues erreurs ; et, de ces menues erreurs, leur éducation critique leur a inspiré l’horreur, la terreur. Constater des malpropretés de ce genre dans un travail signé d’eux, lorsqu’il est trop tard pour les effacer, leur cause une souffrance aiguë. Ils en viennent à un état maladif d’angoisse et de scrupule qui les empêche de faire quoi que ce soit, par crainte des imperfections probables. L’examen rigorosum qu’ils s’infligent continuellement à eux-mêmes les immobilise. Ils l’infligent aussi aux productions d’autrui, et ils arrivent à ne plus voir, dans les livres d’histoire, que les pièces justificatives et les notes — « l’appareil critique », — et, dans l’appareil critique, que les fautes, ce qu’il y faudrait corriger.

L’hypercritique. C’est l’excès de critique qui aboutit, aussi bien que l’ignorance la plus grossière, à des méprises. C’est l’application des procédés de la critique à des cas qui n’en sont pas justiciables. L’hypercritique est à la critique ce que la finasserie est à la finesse. Certaines gens flairent des rébus partout, même là où il n’y en a pas. Ils subtilisent sur des textes clairs au point de les rendre douteux, sous prétexte de les purger d’altérations imaginaires. Ils distinguent des traces de truquage dans des documents authentiques. État d’esprit singulier ! à force de se méfier de l’instinct de crédulité, on se prend à tout soupçonner[19]. — Il est à remarquer que plus la critique des textes et des sources réalise de progrès positifs, plus le péril d’hypercritique augmente. En effet, lorsque la critique de toutes les sources historiques aura été correctement opérée (pour certaines périodes de l’histoire ancienne, c’est une éventualité prochaine), le bon sens commandera de s’arrêter. Mais on ne s’y résignera pas : on raffinera, comme on raffine déjà sur les textes les mieux établis, et ceux qui raffineront tomberont fatalement dans l’hypercritique. « Le propre des études historiques et de leurs auxiliaires, les sciences philologiques, dit E. Renan, est, aussitôt qu’elles ont atteint leur perfection relative, de commencer à se démolir[20]. » L’hypercritique en est la cause.

Le dilettantisme. Les érudits de vocation et de profession ont une tendance à considérer la critique externe des documents comme un jeu d’adresse, difficile, mais intéressant (tel, le jeu d’échecs) en raison même de la complication de ses règles. Il en est que le fond des choses, et, pour tout dire, l’histoire, laissent indifférents. Ils critiquent pour critiquer, et l’élégance de la méthode d’investigation importe bien davantage, à leurs yeux, que les résultats, quels qu’ils soient. Ces virtuoses ne s’attachent pas à relier leurs travaux à quelque idée générale, par exemple à critiquer systématiquement tous les documents relatifs à une question, pour s’en procurer l’intelligence ; ils critiquent indifféremment des textes relatifs à des questions très diverses, à la seule condition que ces textes soient gravement corrompus. Ils se transportent, munis de leur instrument, la critique, sur tous les terrains historiques où une énigme embarrassante sollicite leur ministère ; cette énigme résolue, ou, tout au moins, débattue, ils en cherchent d’autres, ailleurs. Ils laissent, non pas une œuvre cohérente, mais une collection disparate de travaux sur des problèmes de toute espèce qui ressemble, comme dit Carlyle, à une boutique d’antiquaire, à un archipel d’îlots.

Les dilettantes défendent le dilettantisme par des arguments assez plausibles. D’abord, disent-ils, tout est important ; en histoire, pas de document qui n’ait du prix : « Aucune œuvre scientifique n’est stérile, aucune vérité n’est inutile à la science… ; il n’y a pas, en histoire, de petit sujet » ; par conséquent, « ce n’est point la nature du sujet qui fait la valeur d’un travail, c’en est la méthode[21] ». Ce qui importe, en histoire, ce ne sont pas « les notions que l’on entasse, c’est la gymnastique du cerveau, l’habitude intellectuelle, l’esprit scientifique en un mot ». À supposer même qu’il y ait, entre les données historiques, une hiérarchie d’importance, personne n’est en droit de déclarer a priori qu’un document est « inutile ». Quel est donc, en ces matières, le criterium de l’utilité ? Combien de textes ont été, pendant longtemps, dédaignés, qu’un changement de point de vue ou de nouvelles découvertes ont brusquement mis en relief : « Toute exclusion est téméraire : il n’y a pas de recherche que l’on puisse décréter par avance frappée de stérilité. Ce qui n’a pas de valeur en soi peut en avoir comme moyen nécessaire. » Un jour viendra peut-être où, la science étant constituée, des documents et des faits indifférents pourront être jetés par-dessus bord ; mais nous ne sommes pas aujourd’hui en état de distinguer le superflu du nécessaire, et la ligne de démarcation sera toujours, selon toute vraisemblance, difficile à tracer. — Cela justifie les travaux les plus spéciaux, et, en apparence, les plus vains, — Et qu’importe, au pis-aller, s’il y a du travail gâché ? « C’est la loi de la science, comme de toutes les œuvres humaines », comme de toutes les œuvres de la nature, « de s’esquisser largement et avec un grand entourage de superflu ».

Nous n’entreprendrons pas de réfuter ces considérations, dans la mesure où elles peuvent l’être. Aussi bien M. Renan, qui a plaidé, sur ce point, le pour et le contre avec une égale vigueur, a clos définitivement le débat en ces termes : « On peut dire qu’il y a des recherches inutiles, en ce sens qu’elles absorbent un temps qui serait mieux employé à des sujets plus sérieux… Bien qu’il ne soit pas nécessaire que l’ouvrier ait la connaissance parfaite de l’œuvre qu’il exécute, il serait pourtant à souhaiter que ceux qui se livrent aux travaux spéciaux eussent l’idée de l’ensemble qui, seul, donne du prix à leurs recherches. Si tant de laborieux travailleurs auxquels la science moderne doit ses progrès eussent eu l’intelligence philosophique de ce qu’ils faisaient, que de moments précieux ménagés !… On regrette vivement cette immense déperdition de forces humaines, qui a lieu par l’absence de direction et faute d’une conscience claire du but à atteindre[22]. »

Le dilettantisme est incompatible avec une certaine élévation de pensée et avec un certain degré de « perfection morale », mais non pas avec le mérite technique. Quelques critiques, et des plus accomplis, sont de simples praticiens, et n’ont jamais réfléchi aux fins de l’art qu’ils exercent. — On aurait tort d’en conclure, cependant, que le dilettantisme n’est pas, pour la science elle-même, un danger. Les érudits dilettantes, qui travaillent au gré de leur fantaisie et de leur « curiosité », attirés plutôt par la difficulté des problèmes que par leur importance intrinsèque, ne fournissent pas aux historiens (c’est-à-dire aux travailleurs dont l’office est de combiner et de mettre en œuvre en vue des fins suprêmes de l’histoire) les matériaux dont ceux-ci ont le plus pressant besoin : ils leur en fournissent d’autres. Si l’activité des spécialistes de la critique externe s’appliquait exclusivement aux questions dont la solution importe, si elle était disciplinée et dirigée d’en haut, elle serait plus féconde.

L’idée de parer aux périls du dilettantisme par une « organisation » rationnelle « du travail » est déjà ancienne. On parlait déjà couramment, il y a cinquante ans, de « contrôle », de « concentration des forces » dispersées ; on rêvait de « vastes ateliers » organisés sur le modèle de ceux de la grande industrie moderne, où les travaux préparatoires de l’érudition seraient exécutés en grand, au mieux des intérêts de la science. Dans presque tous les pays, en effet, les Gouvernements (par l’intermédiaire de Comités et de Commissions historiques), les Académies et les Sociétés savantes ont travaillé, de nos jours, comme l’avaient fait, sous l’ancien régime, les congrégations monastiques, à grouper les érudits de profession pour de vastes entreprises collectives et à coordonner leurs efforts. Mais l’embrigadement des spécialistes de la critique externe au service et sous la surveillance des hommes compétents souffre de grandes difficultés matérielles. Le problème de l’« organisation du travail scientifique » est encore à l’ordre du jour[23].

III. Leur orgueil et leur excessive âpreté dans les jugements qu’ils portent sur les travaux de leurs confrères sont souvent reprochés aux érudits, nous l’avons vu, comme une marque de leur excessive « préoccupation des petites choses », en particulier par des personnes dont les essais ont été sévèrement jugés. À la vérité, il y a des érudits modestes et bienveillants : c’est une question de caractère ; la « préoccupation » professionnelle « des petites choses » ne suffit pas à modifier, à cet égard, les dispositions naturelles. « Ce bon monsieur Du Cange », comme disaient les Bénédictins, était modeste jusqu’à l’excès : « Il ne faut, disait-il en parlant de ses travaux, que des yeux et des doigts pour en faire autant et plus » ; il ne blâmait jamais personne, par principe : « Si j’étudie, c’est pour le plaisir de l’étude, et non pour faire peine à autrui, non plus qu’à moi-même[24] ». Il est certain, cependant, que la plupart des érudits se signalent en public leurs moindres lapsus sans ménagements, parfois d’un ton rogue et dur, et font preuve d’un zèle amer. Mais, amertume et dureté à part, ils n’ont pas tort d’agir ainsi. C’est parce qu’ils ont — comme les « savants » proprement dits, physiciens, chimistes, etc. — un vif sentiment de la vérité scientifique qu’ils ont l’habitude de dénoncer les atteintes à la méthode. Et ils parviennent de la sorte à défendre l’accès de leur profession aux incapables et aux faiseurs, qui naguère y foisonnaient.

Parmi les jeunes gens qui se destinent aux études historiques, quelques-uns, animés d’un esprit plus commercial que scientifique, grossièrement désireux de succès positifs, se disent in petto : « L’œuvre historique suppose, pour être faite conformément aux règles de la méthode, des précautions et des labeurs infinis. Mais est-ce que l’on ne voit pas paraître des œuvres historiques dont les auteurs ont péché plus ou moins gravement contre les règles ? Ces auteurs n’en sont-ils pas moins estimés ? Est-ce que ce sont toujours les plus consciencieux qui inspirent le plus de considération ? Le savoir-faire ne peut-il pas suppléer au savoir ? » Si le savoir-faire pouvait, en effet, suppléer au savoir, comme il est plus facile de travailler mal que de travailler bien, et l’important, à leurs yeux, étant de réussir, ils concluraient volontiers que peu importe de travailler mal, pourvu que l’on réussisse. — Pourquoi n’en serait-il pas, en effet, ici, comme dans la vie, où le succès ne va pas nécessairement aux meilleurs ? — Eh bien ! c’est grâce à l’impitoyable sévérité des érudits que de pareils raisonnements seraient, en même temps qu’une bassesse, un détestable calcul.

Vers la fin du Second Empire, en France, il n’y avait pas, en matière de travaux historiques, d’opinion publique éclairée. De mauvais livres d’érudition historique étaient publiés impunément et procuraient même parfois à ceux qui les avaient faits des honneurs illégitimes. C’est alors que les fondateurs de la Revue critique d’histoire et de littérature entreprirent de réagir contre cet état de choses, qu’ils jugeaient, à bon droit, démoralisant. À cet effet, ils administrèrent aux érudits sans conscience ou sans méthode des corrections publiques, propres à les dégoûter pour toujours de l’érudition. Ils procédèrent à des exécutions mémorables, non pas pour le plaisir, mais avec le ferme propos de créer une censure, et, par conséquent, une justice, par la terreur, dans le domaine des études historiques. Les mauvais travailleurs furent, dès lors, pourchassés, et, sans doute, la Revue n’entama pas profondément les couches épaisses du grand public, mais elle exerça cependant sa police dans un rayon assez étendu pour inculquer bon gré mal gré à la plupart des intéressés l’habitude de la sincérité et le respect de la méthode. Depuis vingt-cinq ans, l’impulsion qu’elle a donnée s’est propagée au delà de toute espérance.

Aujourd’hui, il est devenu très difficile, dans le domaine des études d’érudition, sinon de faire illusion, au moins de faire illusion longtemps. Désormais, dans les sciences historiques comme dans les sciences proprement dites, aucune erreur ne se fonde, aucune vérité ne se perd. Quelques mois, quelques années peuvent s’écouler, à la rigueur, avant qu’une expérience de chimie mal faite ou une édition bâclée soient reconnues pour telles, mais les résultats inexacts, provisoirement acceptés sous bénéfice d’inventaire, sont toujours, tôt ou tard, aperçus, dénoncés, éliminés, et généralement très vite. La théorie des opérations de critique externe est si bien établie, le nombre des spécialistes qui en sont pénétrés est si grand dans tous les pays, qu’il est très rare, maintenant, qu’un catalogue descriptif de documents, une édition, un regeste, une monographie, ne soient pas tout de suite scrutés, disséqués, et jugés. Que l’on en soit bien averti : il serait très imprudent, désormais, de se risquer à publier un travail d’érudition sans avoir pris toutes ses mesures pour qu’il soit inattaquable, car il serait aussitôt, ou, dans tous les cas, à brève échéance, attaqué et démoli. Des naïfs, qui l’ignorent, s’aventurent encore, de temps en temps, sans préparation suffisante, sur le terrain de la critique externe, pleins de bonnes intentions, désireux de « rendre des services », et convaincus apparemment que l’on peut procéder là, comme ailleurs (sur le terrain politique, par exemple), à vue de nez, par approximation, « sans connaissances spéciales » ; ils ont à s’en repentir. Les malins ne s’y risquent pas : les travaux d’érudition, d’ailleurs pénibles et médiocrement glorieux, ne leur disent rien qui vaille ; ils savent trop bien que des spécialistes habiles, en général peu bienveillants pour les intrus, se les réservent ; ils se rendent compte que, de ce côté, il n’y a plus rien à faire pour eux. L’honnête et rude intransigeance des érudits les préserve ainsi des contacts désagréables que les « historiens » proprement dits ont encore, quelquefois, à subir.

En effet, les mauvais travailleurs, à la recherche d’un public qui contrôle de moins près que le public des érudits, se réfugient volontiers dans l’exposition historique. Là, les règles de la méthode sont moins évidentes, ou, pour mieux dire, moins connues. Tandis que la critique des textes et la critique des sources sont réduites en forme scientifique, les opérations synthétiques, en histoire, se font encore au hasard. La confusion d’esprit, l’ignorance, la négligence, qui s’accusent si nettement dans les œuvres d’érudition, sont, jusqu’à un certain point, masquées de littérature dans les ouvrages d’histoire, et le grand public, dont l’éducation est mal faite en ces matières, n’en est pas choqué[25]. Bref, il y a encore, sur ce terrain, de bonnes chances d’impunité. — Cependant, elles diminuent : un jour, qui n’est pas très éloigné, viendra où les esprits superficiels qui synthétisent incorrectement seront aussi peu considérés que le seraient dès maintenant des techniciens de la critique préparatoire sans conscience ou sans adresse. Les ouvrages des plus célèbres historiens du xixe siècle, morts d’hier, Augustin Thierry, Ranke, Fustel de Coulanges, Taine, etc., ne sont-ils pas déjà tout rongés, et comme percés à jour par la critique ? Les défauts de leurs méthodes sont déjà vus, définis, condamnés.

Ce qui doit persuader ceux qui ne seraient pas sensibles à d’autres considérations de travailler honnêtement en histoire, c’est que le temps est passé, ou peu s’en faut, où l’on pouvait, sans avoir à craindre des désagréments, travailler mal.



  1. Nous prenons ici « critique d’érudition » comme synonyme de « critique externe ». Dans le langage courant, on appelle érudits, non seulement les spécialistes de la critique externe, mais aussi les historiens qui ont l’habitude de composer des monographies sur des sujets techniques, restreints, peu intéressants pour le grand public.
  2. Cet argument, facile à développer, l’a été souvent, et récemment encore par M. J. Bédier, dans la Revue des Deux Mondes, 15 févr. 1894, p. 932 et suiv.
    Quelques personnes admettent volontiers que les travaux d’érudition sont utiles, mais, agacées, se demandent si « la recension d’un texte » ou « le déchiffrement d’un parchemin gothique » est « l’effort suprême de l’esprit humain », et si les facultés intellectuelles que suppose l’exercice de la critique externe méritent ou ne méritent pas « ce que l’on mène de bruit autour de ceux qui les possèdent ». Les pièces d’une polémique sur cette question, évidemment dépourvue d’importance, entre M. Brunetière, qui conseillait aux érudits la modestie, et M. Boucherie, qui insistait sur les motifs que les érudits ont d’être fiers, se trouvent dans la Revue des langues romanes, 1880, t. I et II.
  3. Des hommes, dont la critique était du meilleur aloi, tant qu’il ne s’agissait que des opérations de critique externe, ne se sont jamais élevés à une pensée de critique supérieure, ni, par conséquent, à l’intelligence de l’histoire.
  4. E. Renan, Essais de morale et de critique, p. 36.
  5. « Ne fût-ce qu’en vue de la sévère discipline de l’esprit je ferais peu de cas du philosophe qui n’aurait pas travaillé, au moins une fois en sa vie, à éclaircir quelque point spécial… » (L’Avenir de la science, p. 136.)
  6. Cf., sur le point de savoir s’il est nécessaire que chacun fasse « all the preliminary grubbing for himself », J.M. Robertson, Buckle and his critics (London, 1895, in-8), p. 299.
  7. E. Renan, L’Avenir de la science, p. 230.
  8. Le professeur d’Université est très bien placé pour découvrir et encourager des vocations ; mais » c’est par des efforts individuels que le but (l’habileté critique) peut être atteint par les étudiants, a très bien dit G. Waitz dans un discours académique ; la part qui revient au maître dans cette œuvre est petite… » (Revue critique, 1874, II, p. 232.)
  9. Cité par Fr. X. von Wegele, Geschichte der deutschen Historiographie (München, 1885, in-8), p. 653.
  10. E. Renan, o. c., p. 125.
  11. B. Hauréau, Notices et extraits de quelques manuscrits latins de la Bibliothèque nationale, I (Paris, 1890, in-8), p. v.
  12. Bibliothèque de l’École des chartes, 1896, p. 88. — Comparez des traits analogues dans l’intéressante biographie intellectuelle de l’helléniste, paléographe et bibliographe Charles Graux, par E. Lavisse (Questions d’enseignement national, Paris, 1885, in-18, p. 265 et suiv.)
  13. Voir H. A. L. Fisher, dans la Fortnightly Review, décembre 1894, p. 815.
  14. La plupart des érudits de vocation ont, à la fois, l’aptitude à résoudre des problèmes et le goût des collections. Toutefois il est facile de les classer en deux catégories, suivant qu’ils marquent une préférence, soit pour les travaux d’art de la critique de restitution ou de la critique de provenance, soit pour les travaux de collection, qui sont plus absorbants et plus grossiers. J. Havet, passé maître dans l’étude des problèmes d’érudition, se refusa toujours à entreprendre un recueil général des diplômes royaux mérovingiens que ses admirateurs espéraient de lui ; à cette occasion, il exprimait volontiers « son peu de goût pour les œuvres de longue haleine ». (Bibliothèque de l’École des chartes, 1896, p. 222.)
  15. On dit communément, au contraire, que les exercices d’érudition (de critique externe) ont, sur les autres travaux historiques, cet avantage qu’ils sont à la portée des médiocres, et que les intelligences les plus modestes, pourvu qu’elles aient été convenablement dressées, y trouvent à s’employer. — Il est vrai que des esprits sans élévation et sans vigueur peuvent être utilisés pour des travaux d’érudition ; mais encore faut-il qu’ils aient des qualités spéciales. L’erreur est de croire qu’avec de la bonne volonté et un dressage ad hoc tout le monde sans exception est propre aux opérations de critique externe. Parmi ceux qui en sont incapables, comme parmi ceux qui y sont propres, il y a des hommes intelligents et des sots.
  16. A. Philippi, Einige Bemerkungen über den philologischen Unterricht, Giessen, 1890, in-4. Cf. Revue critique, 1892, 1, p. 25.
  17. J. V. Pflugk-Harttung, Geschichtsbetrachtungen, Gotha, 1890, in-8.
  18. J. v. Pflugk-Harttung, o. c., p. 21.
  19. Cf. ci-dessus, p. 77.
  20. E. Renan, L’Avenir de la science, p. xiv.
  21. Revue historique, LXIII (1897), p. 320.
  22. E. Renan, o. c., p. 122, 243. — La même pensée a été plus d’une fois exprimée, en d’autres termes, par E. Lavisse, dans ses allocutions aux étudiants de Paris (Questions d’enseignement national, p. 14, 86, etc.).
  23. L’un de nous (M. Langlois) se propose d’exposer ailleurs, en détail, ce qui a été fait depuis trois cents ans, mais surtout au xixe siècle, pour l’organisation des travaux historiques dans les principaux pays du monde. Quelques renseignements ont déjà été réunis à ce sujet par J. Franklin Jameson, The expenditures of foreign governments in behalf of history, dans l’Annual Report of the American Historical Association for 1891, p. 38-61.
  24. L. Feugère, o. c., p. 55, 58.
  25. Les spécialistes de la critique externe eux-mêmes, si clairvoyants quand il s’agit de travaux d’érudition, se laissent éblouir presque aussi aisément que d’autres, lorsqu’ils ne font pas profession de dédaigner a priori toute synthèse, par les synthèses incorrectes, par les apparences d’« idées générales », et par les artifices littéraires.