Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/06

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 294-297).


CHAPITRE VI

COMME LA TENTATION ET DÉLECTATION PEUVENT ÊTRE PÉCHÉ


La princesse de laquelle nous avons parlé ne peut mais de la recherche déshonnête qui lui est faite, puisque, comme nous avons présupposé, elle lui arrive contre son gré ; mais si au contraire elle avait par quelques attraits donné sujet à la recherche, ayant voulu donner de l’amour à celui qui la muguette, indubitablement elle serait coupable de la recherche même ; et quoiqu’elle en fît la délicate, elle ne laisserait pas d’en mériter du blâme et de la punition. Ainsi arrive-t-il quelquefois, que la seule tentation nous met en péché, parce que nous sommes cause d’icelle. Par exemple, je sais que jouant j’entre volontiers en rage et blasphème, et que le jeu me sert de tentation à cela : je pèche toutes fois et quantes que je jouerai, et suis coupable de toutes les tentations qui m’arriveront au jeu. De même, si je sais que quelque conversation m’apporte de la tentation et de la chute, et j’y vais volontairement, je suis indubitablement coupable de toutes les tentations que j’y recevrai.

Quand la délectation qui arrive de la tentation peut être évitée, c’est toujours péché de la recevoir, selon que le plaisir que l’on y prend et le consentement que l’on y donne est grand ou petit, de longue et de petite durée. C’est toujours chose blâmable à la jeune princesse, de laquelle nous avons parlé, si non seulement elle écoute la proposition sale et déshonnête qui lui est faite, mais encore, après l’avoir ouïe, elle prend plaisir en icelle, entretenant son cœur avec contentement sur cet objet ; car bien qu’elle ne veuille pas consentir à l’exécution réelle de ce qui lui est proposé, elle consent néanmoins à l’application spirituelle de son cœur par le contentement qu’elle y prend, et c’est toujours chose déshonnête d’appliquer ou le cœur ou le corps à chose déshonnête ; ains la déshonnêteté consiste tellement à l’application du cœur, que sans icelle l’application du corps ne peut être péché.

Quand donc vous serez tentée de quelque péché, considérez si vous avez donné volontairement sujet d’être tentée, et lors la tentation même vous met en état de péché, pour le hasard auquel vous vous êtes jetée. Et cela s’entend, si vous avez pu éviter commodément l’occasion, et que vous ayez prévu ou dû prévoir l’arrivée de la tentation ; mais si vous n’avez donné nul sujet à la tentation, elle ne peut aucunement vous être imputée à péché.

Quand la délectation qui suit la tentation a pu être évitée, et que néanmoins on ne l’a pas évitée, il y a toujours quelque sorte de péché, selon que l’on y a peu ou prou arrêté, et selon la cause du plaisir que nous y avons pris. Une femme, laquelle n’ayant point donné de sujet d’être muguetée, prend néanmoins plaisir à l’être, ne laisse pas d’être blâmable, si le plaisir qu’elle y prend n’a point d’autre cause que la muguetterie. Par exemple, si le galant qui lui veut donner de l’amour sonnait exquisement bien du luth et qu’elle prît plaisir, non pas à la recherche qui est faite de son amour, mais à l’harmonie et douceur du son du luth, il n’y aurait point de péché, bien qu’elle ne devrait pas continuer longuement en ce plaisir, de peur de faire passage d’icelui à la délectation de la recherche. De même donc, si quelqu’un me propose quelque stratagème plein d’invention et d’artifice pour me venger de mon ennemi, et que je ne prenne pas plaisir ni ne donne aucun consentement à la vengeance qui m’est proposée, mais seulement à la subtilité de l’invention de l’artifice, sans doute je ne pèche point, bien qu’il ne soit pas expédient que je m’amuse beaucoup à ce plaisir, de peur que petit à petit il ne me porte à quelque délectation de la vengeance même.

On est quelquefois surpris de quelque chatouillement de délectation qui suit immédiatement la tentation, devant que bonnement on s’en soit pris garde ; et cela ne peut être pour le plus qu’un bien léger péché véniel, lequel se rend plus grand si, après que l'on s’est aperçu du mal où l'on est, on demeure par négligence quelque temps à marchander avec la délectation, si l’on doit l’accepter ou la refuser ; et encore plus grand si, en s’en apercevant, on demeure en icelle quelque temps par vraie négligence, sans nulle sorte de propos de la rejeter. Mais lorsque volontairement et de propos délibéré nous sommes résolus de nous plaire en telles délectations, ce propos même délibéré est un grand péché, si l’objet pour lequel nous avons délectation est notablement mauvais. C’est un grand vice à une femme de vouloir entretenir de mauvaises amours, quoiqu’elle ne veuille jamais s’adonner réellement à l’amoureux.