Introduction à la vie dévote (Boulenger)/Quatrième partie/04

Texte établi par Fernand Boulenger,  (p. 290-293).


CHAPITRE IV

DEUX BEAUX EXEMPLES SUR CE SUJET


Il vous importe tant de bien entendre ceci, que je ne ferai nulle difficulté de m’étendre à l’expliquer. Le jeune homme, duquel parle saint Jérôme, qui couché et attaché avec des écharpes de soie bien délicatement sur un lit mollet, était provoqué par toutes sortes de vilains attouchements et attraits d’une impudique femme, qui était couchée avec lui exprès pour ébranler sa constance, ne devait-il pas sentir d’étranges accidents ? ses sens ne devaient-ils pas être saisis de la délectation, et son imagination extrêmement occupée de cette présence des objets voluptueux ? Sans doute, et néanmoins parmi tant de troubles, emmi un si terrible orage de tentations et entre tant de voluptés qui sont tout autour de lui, il témoigne que son cœur n’est point vaincu et que sa volonté n’y consent nullement, puisque son esprit voyant tout rebellé contre lui, et n’ayant plus aucune des parties de son corps à son commandement sinon la langue, il se la coupa avec les dents et la cracha sur le visage de cette vilaine âme, qui tourmentait la sienne plus cruellement par la volupté, que les bourreaux n’eussent jamais su faire par les tourments ; aussi le tyran, qui se défiait de la vaincre par les douleurs, pensait la surmonter par ces plaisirs.

L’histoire du combat de sainte Catherine de Sienne en un pareil sujet est du tout admirable : en voici le sommaire. Le malin esprit eut congé de Dieu d’assaillir la pudicité de cette sainte vierge, avec la plus grande rage qu’il pourrait, pourvu toutefois qu’il ne la touchât point. Il fit donc toutes sortes d’impudiques suggestions à son cœur, et pour tant plus l’émouvoir, venant avec ses compagnons en forme d’hommes et de femmes, il faisait mille et mille sortes de charnalités et lubricités à sa vue, ajoutant des paroles et semonces très déshonnêtes ; et bien que toutes ces choses fussent extérieures, si est-ce que par le moyen des sens elles pénétraient bien avant dedans le cœur de la vierge, lequel, comme elle confessait elle-même, en était tout plein, ne lui restant plus que la fine pure volonté supérieure, qui ne fût agitée de cette tempête de vilenie et délectation charnelle. Ce qui dura fort longuement, jusques à tant qu’un jour Notre Seigneur lui apparut, et elle lui dit : « Où étiez-vous, mon doux Seigneur, quand mon cœur était plein de tant de ténèbres et d’ordures ? » A quoi il répondit : « J’étais dedans ton cœur, ma fille », — « Et comment, répliqua-t-elle, habitez-vous dedans mon cœur, dans lequel il y avait tant de vilenies ? habitez-vous donc en des lieux si déshonnêtes ? » Et Notre Seigneur lui dit : « Dis-moi, ces tiennes sales cogitations de ton cœur te donnaient-elles plaisir ou tristesse, amertume ou délectation ? » Et elle dit : « Extrême amertume et tristesse ». Et lui répliqua : « Qui était celui qui mettait cette grande amertume et tristesse dedans ton cœur, sinon moi qui demeurais caché dedans le milieu de ton âme ? Crois, ma fille, que si je n’eusse pas été présent, ces pensées, qui étaient autour de ta volonté et ne pouvaient l’expugner, l’eussent sans doute surmontée et seraient entrées dedans, eussent été reçues avec plaisir par ton libéral[1] arbitre, et ainsi eussent donné la mort à ton âme ; mais parce que j’étais dedans, je mettais ce déplaisir et cette résistance en ton cœur, par laquelle il se refusait tant qu’il pouvait à la tentation, et ne pouvant pas tant qu’il voulait, il en sentait un plus grand déplaisir et une plus grande haine contre icelle et contre soi-même ; et ainsi ces peines étaient un grand mérite et un grand gain pour toi, et un grand accroissement de ta vertu et de ta force ».

Voyez-vous, Philothée, comme ce feu était couvert de la cendre, et que la tentation et délectation était même entrée dedans le cœur et avait environné la volonté, laquelle seule, assistée de son Sauveur, résistait par des amertumes, des déplaisirs et détestations du mal qui lui était suggéré, refusant perpétuellement son consentement au péché qui l’environnait. O Dieu, quelle détresse a une âme qui aime Dieu, de ne savoir seulement pas s’il est en elle ou non, et si l’amour divin, pour lequel elle combat, est du tout éteint en elle, ou non ! Mais c’est la fine fleur de la perfection de l’amour céleste que de faire souffrir et combattre Tamant pour l’amour, sans savoir s’il a l’amour pour lequel et par lequel il combat.

  1. Libre.