Introduction à l’histoire du bouddhisme indien/Second Mémoire/Section VII

SECTION VII.
HISTOIRE DE LA COLLECTION DU NÉPÂL.

L’histoire de la collection sacrée du Népâl n’est écrite dans aucun des livres dont cette collection se compose ; et cela n’a pas droit de surprendre, si l’on n’examine que ceux de ces livres qui passent pour inspirés, c’est-à-dire pour émanés de la prédication de Çâkyamuni. En effet, de deux choses l’une : ou ces livres sont en réalité contemporains de Çâkya, et alors les renseignements historiques que nous devons espérer d’y trouver ne peuvent porter que sur ces deux points, la date même des livres, si elle est donnée, et l’indication de quelques événements contemporains de la rédaction ; ou bien ces livres ont été composés longtemps après Çâkya et attribués par la foi populaire au fondateur du Buddhisme, et alors il est facile de comprendre qu’on en ait soigneusement exclu tous les indices qui pouvaient trahir leur origine moderne. Mais comme la collection du Népâl renferme d’autres ouvrages que des livres inspirés ; comme on y trouve, par exemple, des traités composés par des auteurs dont les noms sont célèbres, il est permis de regretter qu’un de ces écrivains n’ait pas composé une histoire des livres buddhiques, histoire pour laquelle la tradition et la connaissance de ces livres mêmes eût fourni à un Buddhiste des matériaux qu’il nous sera peut-être à jamais impossible de rassembler.

Est-il donc vrai de dire, avec M. Wilson, que l’histoire soit plus étrangère encore, si cela est possible, aux livres des Buddhistes qu’à ceux des Brâhmanes[1] ? Ce n’est pas ici le lieu de discuter en détail une question dont l’examen trouvera naturellement sa place dans l’esquisse historique du Buddhisme ; je dois m’en tenir ici à ce qui touche spécialement à la collection sacrée du Népâl, telle que nous l’a fait connaître M. Hodgson. Or tout en admettant que cette collection ne peut se vanter de posséder un ouvrage aussi réellement historique que le Mahâvam̃sa des Buddhistes singhalais, ou le Bâdja taram̃ginî des Brâhmanes kachmiriens, il n’en est pas moins vrai de dire que les livres buddhiques du Nord renferment encore plus d’histoire, ou d’une manière plus générale, peuvent mieux servir à l’histoire du Buddhisme que ceux des Brâhmanes ne font pour celle du Brâhmanisme. N’est-ce pas déjà pour ces livres un avantage que d’être aussi décidément postérieurs qu’ils le sont à l’établissement définitif de la société indienne et au développement de la littérature sacrée des Brâhmanes ? N’avons-nous pas vu plus haut, en analysant les Sûtras, combien ces ouvrages renferment d’allusions à l’état de la société brâhmanique, à la littérature sacrée, enfin aux hommes au milieu desquels ils ont été prêchés ou rédigés ? C’est même ce qui distingue en général les compositions religieuses des Buddhistes de celles des Brâhmanes. Tandis que celles-ci ne descendent jamais du ciel et qu’elles restent constamment dans les vagues régions de la mythologie, où le lecteur ne saisit que des formes vaines qu’il ne lui est pas plus possible de fixer dans le temps que dans l’espace, les livres sacrés des Buddhistes nous présentent d’ordinaire une suite d’événements tout à fait humains, un Kchattriya qui se fait ascète, qui lutte avec les Brâhmanes, qui instruit et convertit des rois dont ces livres nous ont conservé les noms[2]. Les seuls monuments brâhmaniques qui puissent lutter sous ce rapport avec les livres des Buddhistes sont les portions les plus authentiques des épopées anciennes, les drames et quelques recueils de contes[3].

Pour que les indications diverses qui se présentent dans les livres du Népâl avec le caractère frappant de la réalité deviennent de l’histoire véritable, il suffit que quelques-uns des personnages cités dans les livres buddhiques soient connus d’ailleurs, et que l’époque où ils ont vécu soit déterminée par des moyens indépendants de ces livres eux-mêmes. Où faut-il en effet chercher les points auxquels les rédacteurs des ouvrages buddhiques auraient dû rattacher les événements dont ils nous ont conservé le souvenir, si ce n’est dans l’histoire générale de l’Inde ? Mais si cette histoire n’existait pas encore de leur temps, peut-on leur reprocher de la connaître moins bien que ceux qui auraient dû la faire ? Loin donc d’accuser les Buddhistes d’être plus étrangers à toute notion d’histoire véritable que les Brâhmanes eux-mêmes, il faut dire que s’il n’y a pas d’histoire positive dans leurs livres, c’est qu’il n’y en avait pas dans ceux de leurs adversaires ; car s’il en eût existé dans l’Inde un corps un peu développé, au temps où parut le Buddhisme, l’esprit positif de cette doctrine, son matérialisme et sa vulgarité même, qui sont ici des qualités, sa position comme réforme d’un ordre de choses antérieur, toutes ces circonstances en un mot eussent engagé les rédacteurs des textes sacrés à donner toute la précision désirable aux faits dont ils croyaient utile de conserver la mémoire.

Je me persuade donc qu’en notant avec soin les noms des rois qui assistaient à l’enseignement de Çâkya, et ceux des Brâhmanes qui lui résistèrent ou qui se firent ses disciples, en rappelant les lieux où il naquit et où il vécut, et en fixant avec une précision remarquable le théâtre de ses prédications, les rédacteurs des livres sacrés ont obéi à un instinct historique qu’on chercherait vainement dans les compositions des Brâhmanes, où les Dieux tiennent tant de place que l’homme et son histoire y disparaissent complètement. Enfin il y a un fait décisif et tout à l’avantage de la littérature buddhique, c’est que l’histoire de l’Inde ne commence à s’éclaircir qu’à l’époque de Çâkyamuni. À partir de ce sage, l’Inde centrale se couvre de monuments et d’inscriptions véritablement historiques ; on voit s’établir de précieux synchronismes entre ce pays et l’histoire des peuples occidentaux ; les livres buddhiques enfin s’enrichissent de détails et d’indications d’un caractère réellement positif, qui sont encore les plus intéressants de ceux que nous possédons sur l’état de l’Inde depuis le vie siècle environ avant notre ère. J’ajoute que, quoique fondée sur l’étude personnelle des livres buddhiques, l’appréciation que j’en fais ici ne m’est pas particulière : Benfey date de l’époque de Çâkya l’histoire de l’Inde ; et Lassen, dans ses recherches sur les antiquités de ce pays, prend également cette époque pour le point de départ assuré de tous les travaux relatifs à l’histoire de l’Inde dans les temps antérieurs et postérieurs au dernier Buddha[4].

Les remarques précédentes n’ont pas seulement pour objet de placer les livres buddhiques sous leur vrai jour ; elles sont encore destinées à expliquer pourquoi il n’y faut pas chercher l’histoire de la collection dont ils font partie. On y trouvera, comme je l’ai prouvé par l’analyse des Sûtras, le tableau de la société indienne au temps où vécut Çâkyamuni, et outre ces notions générales, l’indication précise des personnages dont sa prédication le rapprocha. Ce sont là des données précieuses dont je tâcherai de faire usage pour mon esquisse historique du Buddhisme indien. Mais elles ne nous apprennent rien sur la date des livres où nous les rencontrons, puisque ces livres peuvent avoir été rédigés bien longtemps après les événements qu’ils rapportent. Les seuls secours que nous possédons pour étudier l’histoire des livres sacrés du Népâl sont les renseignements que nous a transmis la tradition, et ceux que nous fournit l’examen approfondi de ces livres mêmes. C’est à cette double source que sont puisés les faits dont je vais présenter le tableau abrégé dans cette section, la dernière qui soit consacrée à l’étude de la collection buddhique du Nord.

J’entends ici par tradition non-seulement l’ensemble des opinions et des faits que M. Hodgson a recueillis au Népâl, dans ses conversations avec des Buddhistes instruits, ou dans l’étude qu’il a faite de leurs livres, mais les opinions et les faits qui sont reconnus par les Buddhistes du Nord en général, et en particulier par les Tibétains. J’ai déjà dit comment je me croyais autorisé à invoquer le témoignage des Tibétains, toutes les fois qu’il s’agit du Buddhisme septentrional, quoique les ouvrages qui font autorité chez ce peuple ne soient que des traductions de textes sanscrits, et que ces traductions ne soient pas antérieures au viie siècle de notre ère. Je me contente d’ajouter ici que cette date du viie siècle est la dernière limite à laquelle s’arrête, dans les temps modernes, l’histoire de la collection sacrée des Buddhistes septentrionaux. Cette limite n’est pas absolument rigoureuse, puisque toutes les traductions qui ont pris place dans la bibliothèque tibétaine du Kah-gyur ont été exécutées, au rapport de Csoma de Cörös, entre le viie et le ixe siècle de notre ère, et que le travail de l’interprétation s’est continué plus tard encore. Mais quelque flottante qu’elle soit, elle assure à la partie la plus importante de la collection népâlaise quelques siècles d’existence de plus qu’on ne serait peut-être tenté de lui en accorder, à ne considérer que la date de l’année 1822, où M. Hodgson l’a découverte dans la vallée du Népâl. Qui sait si quelqu’un de ces critiques, qui pour juger de l’histoire d’un peuple se croient dispensés de connaître sa langue et sa littérature, n’aurait pas fini, après de longues méditations, par se convaincre que la collection buddhique du Népâl a été fabriquée à petit bruit, au commencement du xixe siècle, à l’effet de mettre le comble à la fraude qui avait si bien réussi aux Brâhmanes, lorsque peu de temps auparavant ils s’étaient fait une littérature, afin de tromper les Anglais qu’ils voyaient venir, et surtout d’induire à mal les gouvernements européens qui ont la naïveté de payer quelques savants pour enseigner des langues qu’on n’a jamais parlées, et des littératures que personne n’a écrites ?

À la fin de la section du Vinaya ou de la Discipline, qui ouvre la collection du Kah-gyur, on trouve des détails d’un grand intérêt sur le fait, si important dans la question qui nous occupe, de la rédaction des livres dépositaires de l’enseignement de Çâkya. Ces détails manifestement conservés par la tradition nous apprennent qu’il y eut, à trois époques diverses, trois rédactions successives des écritures buddhiques, rédactions faites par des Religieux rassemblés en concile, et investis à ce qu’il semble, par l’assentiment public, de l’autorité nécessaire pour cette œuvre capitale. La première rédaction eut lieu immédiatement après la mort de Çâkyamuni, non loin de Râdjagrĭha, par les soins de cinq cents Religieux qui avaient pour chef Kâçyapa[5]. La tâche de rassembler les paroles du Maître fut répartie entre trois de ses principaux disciples, dont on voit les noms figurer à tout instant dans les légendes. Ce fut Kâçyapa qui rédigea l’Abbhidharma ou la métaphysique ; Ânanda compila les Sûtras, et Upâli le Vinaya[6]. La seconde rédaction des livres sacrés eut lieu cent dix ans après la mort de Çâkya, au temps d’Açôka, qui régnait à Pâtaliputtra. La discorde s’était introduite entre les Religieux de Vâiçâlî, et sept cents Arhats sentirent la nécessité de se réunir pour rédiger de nouveau les écritures canoniques[7]. Enfin, un peu plus de quatre cents ans après Çâkya, au temps de Kanichka, que l’on dit avoir été roi dans le nord de l’Inde, les Buddhistes s’étaient séparés en dix-huit sectes qui se groupaient sous quatre grandes divisions principales, et dont Csoma nous a conservé les noms. Ces discordes donnèrent lieu à une nouvelle compilation des écritures, qui fut la troisième et la dernière de celles dont parlent les Tibétains[8].

Quelque brefs que soient ces détails, quelques difficultés qu’ils fassent même naître, si on les compare à ceux que nous ont conservés les Singhalais sur des événements analogues, ils sont déjà, pris en eux-mêmes, féconds en conséquences précieuses pour l’histoire de la collection buddhique du Nord. On en doit conclure d’abord que des trois rédactions dont la tradition nous a conservé le souvenir, nous ne possédons que la dernière ; ou pour m’exprimer avec une réserve indispensable, vu le silence des écrivains buddhiques, on peut dire que les livres que nous avons actuellement sous les yeux sont ou des ouvrages anciens appartenant aux rédactions antérieures, mais remaniés sous l’influence de la dernière, ou des ouvrages tout à fait nouveaux et sortis exclusivement du travail de la troisième assemblée. Il est permis de douter, ainsi que l’a judicieusement remarqué Lassen, que le canon des écritures ait été fixé en entier dès le premier concile, de manière à renfermer, dès cette époque, la totalité de ce qu’on y comprend aujourd’hui[9]. Je crois que la vérité se trouvera dans l’adoption simultanée de ces deux hypothèses, savoir, que nous possédons à la fois et d’anciens livres émanés soit de la première, soit de la seconde rédaction, mais modifiés par la révision des Religieux contemporains de Kanichka, et des livres tout à fait nouveaux introduits par l’autorité souveraine de ce dernier concile, ou même de quelque sage influent, comme Nâgârdjuna.

Deux considérations donnent à cette manière d’envisager la question un très-haut degré de vraisemblance. La première, c’est que l’autorité du dernier concile, quelque grande qu’on la suppose, n’a pu aller jusqu’à détruire les livres antérieurs pour leur en substituer de tout à fait différents. Il ne faut pas perdre en effet de vue les circonstances qui ont rendu nécessaires les deux dernières rédactions des livres canoniques. Ce sont l’existence et les prétentions des sectes qui dans le cours des temps, et grâce au principe de liberté que renfermait le Buddhisme, devaient de bonne heure se développer au sein de l’école fondée par Çâkya. Or ces sectes anciennes ne différaient sans doute les unes des autres que sur la manière d’interpréter les textes sacrés que chacune d’elles invoquait également pour soutenir ses théories. Dès l’origine, et il est permis de le dire, à tous les âges du Buddhisme, ont dû se produire les faits que nous voyons encore de nos jours au Népâl[10], et que Fa hian rencontrait dans l’Inde au commencement du ve siècle de notre ère. Les mêmes textes servaient d’autorité aux opinions les plus divergentes, et une différence de secte n’était qu’une différence d’interprétation. Ainsi, comme le remarque M. Hodgson, les textes mêmes de l’école des naturalistes différemment expliqués sont devenus la base des opinions théistes[11]. Il ne s’agissait donc pas, pour les conciles qui se rassemblaient dans le dessein de faire cesser des divisions funestes, de rédiger des livres nouveaux, mais de faire prédominer l’interprétation des anciens livres à laquelle le concile, qui n’était d’ordinaire que la secte la plus nombreuse, reconnaissait les caractères de l’orthodoxie. Que quelques parties sujettes à controverse aient été retranchées des écritures anciennes ; que d’autres parties, ou même des ouvrages entiers y aient été introduits par ce travail systématique, c’est ce qu’il est facile de concevoir, et ce qu’il ne sera pas impossible de démontrer par les faits. Mais quelque étendue que l’on suppose à un pareil travail, ce n’a jamais dû être qu’un travail de révision, un remaniement des textes antérieurs, dont la forme et le fonds, conservés par la tradition et le respect religieux, n’auraient pu être totalement changés. En résumé, s’il est permis de supposer que le dernier concile a introduit des livres nouveaux dans le canon des écritures reconnues par les conciles antérieurs, il n’est pas moins nécessaire d’admettre qu’il a laissé subsister un nombre plus ou moins considérable de ces écritures, en les modifiant d’après les idées dominantes de son temps. Cette supposition est trop naturelle pour ne pas être admise, même dans le silence des textes.

La seconde considération m’est fournie par l’examen que j’ai fait plus haut de la collection du Nord, et elle vient entièrement à l’appui de la première. J’ai acquis, par l’étude des principaux ouvrages de cette collection, une conviction que je me suis efforcé de faire passer dans l’esprit du lecteur ; c’est que sous des formes identiques, et souvent même sous un langage tout à fait semblable, se cachent des ouvrages très-différents les uns des autres, et par les développements donnés à des opinions antérieures, et par la présence d’opinions tout à fait nouvelles. J’ai pu même avancer sans exagération que, sous le nom de Buddha dharma, « la loi du Buddha, » la collection du Népâl nous avait conservé plusieurs Buddhismes, trois Buddhismes, si je puis m’exprimer ainsi : celui des Sûtras simples où ne paraît que le Buddha humain, Çâkyamuni ; celui des Sûtras développés et Mahâyânas, où se rencontrent, à côté du Buddha humain, d’autres Buddhas et Bôdhisattvas fabuleux ; celui des Tantras enfin, où au-dessus de ces deux éléments est venu se placer le culte des Divinités femelles du Çivaïsme. Je devrais probablement en compter un quatrième, celui d’Âdibuddha, avec les développements que lui ont donnés les Népâlais, et qui sont consignés dans le Svayam̃bhû purâṇa.

Il n’est aucunement dans ma pensée de rapporter ces trois grandes formes du Buddhisme septentrional aux trois conciles dont parle la tradition tibétaine. J’avoue même que je ne pourrais justifier ce rapprochement par des preuves d’un grand poids. Ce que je veux seulement dire, c’est que le fonds des diverses parties dont se compose le canon des écritures buddhiques atteste une suite de changements qui coïncident sinon avec chacun des conciles en particulier, du moins avec le fait de l’existence des conciles ; car s’il y a eu des conciles, c’est que la doctrine se modifiait, et la doctrine se montre en effet modifiée dans les trois sections fondamentales des écritures buddhiques, les Sûtras, les Mahâyâna sûtras et les Tantras.

Mais de quelle nature sont ces modifications ? Je l’ai dit, et je n’ai pas besoin d’insister davantage sur les résultats de la comparaison que j’ai établie entre les Sûtras simples et les Sûtras développés. Ces modifications sont de celles dont le caractère n’est pas méconnaissable. Elles nous laissent voir une doctrine, simple d’abord, qui grandit ensuite et se complique. Elles nous permettent de saisir des différences de rédaction qui annoncent des différences d’époques. Ces époques ne sont pas datées sans doute ; mais elles marquent dans le développement de la littérature buddhique des coupes parfaitement tranchées, qui se succèdent suivant un ordre tracé par les lois nécessaires auxquelles obéit le cours des idées humaines. Ainsi nous avons des livres qui par leur contenu (et par là j’entends les faits qu’ils rapportent et les idées qu’ils soutiennent), doivent passer pour des livres anciens, pour des livres contemporains quant au fonds de la prédication de Çâkya. Nous en avons d’autres où la spéculation prend la place de la réalité, et où il ne reste guère plus des livres antérieurs que le cadre et quelques noms propres. Nous en avons enfin où les éléments les plus étrangers à l’institution du Buddhisme, où les pratiques les plus contraires à son esprit altèrent la simplicité de la doctrine conservée dans les premiers, étendue et déjà modifiée dans les seconds. Il n’en faut pas plus, je pense, pour justifier la supposition que je faisais tout à l’heure touchant l’existence actuelle de livres appartenant à l’une ou à l’autre des deux premières rédactions, mais plus ou moins remaniés par la dernière. Je n’ai pas besoin d’ajouter que l’autre hypothèse, savoir que le dernier concile a autorisé des livres nouveaux, n’en reste pas moins très-probable. Le nombre et l’importance de ces livres dépendit sans doute du plus ou moins haut degré de ferveur qui animait les Religieux au temps de ce concile. Mais de ce qu’il est le dernier, nous devons hardiment conclure que c’est son travail qui a survécu à celui des deux assemblées précédentes et dont nous avons en très-grande partie les résultats sous les yeux. La supposition contraire serait, selon moi, beaucoup trop invraisemblable.

Ni la tradition, ni l’étude de la collection népâlaise ne nous permettent d’atteindre à une précision plus rigoureuse ; nous ne pouvons avec ces seuls secours affirmer positivement que telle partie de la collection émane plus spécialement que telle autre de tel ou tel concile. Je ne dois cependant pas négliger de rapprocher des observations précédentes ce que nous apprend la tradition mongole sur les rédactions successives par lesquelles ont passé les livres religieux. Suivant Ssanang setsen, de la chronologie duquel je n’ai pas à m’occuper en ce moment, les Religieux qui mirent les premiers par écrit l’enseignement de Çâkya recueillirent ceux de ses discours qui se rapportent au premier principe de la doctrine, c’est-à-dire aux quatre vérités, dont il a été si souvent question ailleurs. Les seconds rédacteurs s’attachèrent aux discours relatifs à la doctrine moyenne, c’est-à-dire au néant de tout ce qui existe, et les chefs du concile joignirent aux paroles du Maître un grand nombre de sujets propres à édifier l’esprit. Enfin les troisièmes rédacteurs, qui s’étaient réunis pour mettre fin au schisme suscité par un faux Religieux, recueillirent les paroles relatives aux derniers principes de la doctrine, et y mirent la dernière main. Cette troisième collection comprend toutes les Dhâranîs (1). Les réflexions dont les auteurs mongols accompagnent cette classification des trois rédactions lui enlèvent à mon sens une partie de son caractère historique ; on ne peut croire que la première collection s’adresse exclusivement aux intelligences les plus faibles, la seconde aux intelligences moyennes, et la troisième aux esprits supérieurs. Ces distinctions sont inventées après coup pour donner la raison philosophique d’un fait que l’histoire suffit très-bien à expliquer. Mais en laissant sur le compte des écrivains mongols, qui ne sont ici sans doute que les copistes des Tibétains, leur explication du but des trois conciles, je me contente de signaler ces trois faits conservés sans aucun doute par la tradition : 1° que le premier concile s’occupa des discours relatifs aux quatre vérités ; or c’est exactement là le sujet dont traitent le plus souvent les Sûtras que je regarde comme les plus anciens ; 2° que les chefs du deuxième concile réunirent aux discours de Çâkya divers sujets propres à édifier l’esprit ; or j’ai conjecturé que plus d’un livre nouveau avait pu se glisser dans le dépôt des traditions anciennes ; 3° enfin que les Dhâranis appartiennent à la dernière rédaction ; or cela revient à l’opinion même que j’ai essayé d’établir, quand j’ai analysé quelques Tantras, et que je les ai signalés comme la partie la plus moderne de la collection népâlaise.

Poussons cependant un peu plus loin ces rapprochements, et voyons ce qu’il nous est permis d’en conclure. Je prends pour exemple les Sûtras dont j’ai distingué deux classes, les Sûtras simples, et les Sûtras plus développés nommés encore Mahâyânas. Je suppose qu’à cause de leur simplicité on doive regarder les Sûtras de la première classe, où il n’est parlé que de Çâkya, comme l’œuvre du premier concile. Il faudra aussitôt faire une réserve en faveur du second concile ; en effet, les Sûtras et les légendes où Çâkya seul est en scène offrent des traits de ressemblance si frappants et si nombreux avec ceux où figure Açôka, le roi qu’on fait contemporain du second concile, qu’on ne les en peut séparer. Les

(1) Schmidt, Geschichte der Ost-Mongol, p. 17 et 315. légendes relatives à Çâkya peuvent donc avoir été rassemblées par le premier concile ; mais elles doivent aussi avoir été remaniées par le second, et plus tard même quand on rédigeait celles qui se rapportent au roi Açôka. Il y a plus, elles doivent l’avoir été également par le troisième ; car j’ai déjà signalé dans le cours de mes remarques sur les Sûtras l’existence de quelques particularités qui annoncent une main plus moderne que le fond même des livres où elles se trouvent. Je ne rappellerai en ce moment que l’indication des nombreuses sectes que la tradition fait contemporaines du dernier concile, circonstance qui place les Sûtras où on la remarque bien plus bas qu’on ne devrait le faire, s’ils ne renfermaient pas cet indice de postériorité[12]. Mais ce ne peut être là qu’une interpolation, et la différence de ces traités avec ceux qu’on nomme Mahâyânas reste entière. Cette différence est telle qu’il est permis d’affirmer en toute assurance que la même assemblée n’a pu rédiger à la fois ces deux classes d’ouvrages. Autrement les conceptions qui dominent dans les Mahâyânas se seraient glissées plus souvent dans les Sûtras simples, où les traces de leur présence sont au contraire extrêmement rares.

Cela posé, si les Sûtras primitifs sont l’œuvre du premier concile, successivement remaniée par les deux conciles suivants, et si l’examen de leur contenu exclut l’idée qu’ils aient pu être rédigés en même temps que les Mahâyânas, il ne nous reste que le second et le troisième concile auxquels nous devions attribuer la compilation des Sûtras les plus développés. Il est peu probable qu’ils émanent du second ; la date de ce concile est trop rapprochée de celle de Çâkya pour que sa doctrine ait eu le temps de subir une transformation aussi considérable que celle dont témoignent les Mahâyâna sûtras. C’est donc du troisième concile qu’ils émanent ; et en effet la haute estime dont ils jouissent encore aujourd’hui dans le Nord, où ils passent, comme je l’ai dit ailleurs, pour renfermer la parole même du Buddha, est, jusqu’à un certain point, un argument en faveur de ce sentiment. J’ajoute que c’est dans ces Sûtras que se trouvent ces morceaux poétiques étendus, dont le sanscrit est si fautif, circonstance qui coïncide d’une manière tout à fait remarquable avec la tradition qui place dans le Kachemire et sous un roi d’origine étrangère la réunion et le travail du troisième concile. Ce sont là, on le voit, de simples rapprochements où le raisonnement a autant de part que les faits. J’ose dire toutefois que la suite de ces recherches doit pleinement les confirmer.

On ne peut rien dire de plus précis touchant les Tantras. Il y a cependant lieu de croire que ces livres n’ont été rédigés ni par le premier, ni par le second concile. L’ont-ils été par le troisième ? ou bien déjà répandus dans l’Inde par suite du mélange du Buddhisme avec le Çivaïsme, ont-ils été admis par le troisième concile qui n’a pu les repousser du canon des écritures sacrées ? Ce sont là deux suppositions sur la valeur desquelles nous n’avons pas beaucoup de moyens de nous décider, quoiqu’il soit possible, ainsi que je le ferai voir plus tard, d’apporter en faveur de la seconde des arguments de quelque poids. Ce que je puis déjà dire, c’est qu’ici Nâgârdjuna paraît avoir exercé une influence considérable, et que la tradition, d’accord avec le témoignage d’un des livres qui a été analysé plus haut, la Pañtcha krama, nous le représente comme ayant pris une part active à la propagation des Tantras.

Si maintenant nous essayons de rattacher à cet aperçu général, qui porte uniquement sur les livres réputés inspirés, ce que nous apprend l’analyse des ouvrages dont les auteurs sont connus, nous nous trouverons en état de compléter l’histoire de la collection népâlaise et de la suivre, au moins dans ses principales phases, presque jusqu’à nos jours. La tradition, avons-nous dit, nous apprend que trois conciles ont successivement mis la main aux écritures buddhiques, et elle place ces trois conciles dans l’espace de temps compris entre ces deux époques extrêmes, la première année et la quatre centième après la mort de Çâkyamuni. Cet espace de temps embrasse ce que j’appelle les temps anciens du Buddhisme septentrional. La fin de ces temps se trouve naturellement marquée par le dernier concile. À partir de cet événement, le Buddhisme ne cesse pas de vivre dans les provinces de l’Inde où il a pris naissance ; loin de là, il m’est évident qu’il continue à s’y développer, et qu’il prend un nouvel essor ; mais les modifications qu’il subit ne reçoivent pas, au moins à ma connaissance, la sanction d’un concile, et je les regarde comme l’effet de travaux et d’efforts individuels. Le Buddhisme, en un mot, entre dans une ère nouvelle que j’appelle le moyen âge, par opposition aux temps anciens dont la tradition nous a conservé un souvenir plus ou moins précis. Pendant ce second âge, qui est celui des commentateurs, le Buddhisme septentrional eut des destinées très-diverses. D’abord il se maintint, plein d’éclat et de vigueur, dans les lieux où il était établi depuis des siècles ; il y donna le jour à des systèmes aussi nombreux que variés ; mais attaqué successivement dans toute l’Inde par le Brâhmanisme, il finit par disparaître entièrement de ce pays. Son expulsion complète date pour moi la fin du moyen âge dont je viens de parler, et le commencement des temps modernes. Je ne me dissimule pas, je l’avoue, combien cette limite est vague, puisque d’une part la persécution brâhmanique a duré bien des siècles (du ve au xive de notre ère environ) avant de triompher entièrement du Buddhisme, et que, de l’autre, le culte proscrit n’a quitté que pas à pas les diverses provinces où il avait jeté de si profondes racines. Cette limite devient cependant plus précise, si l’on combine les données relatives à la proscription du Buddhisme avec celles qui se rapportent à son établissement chez les peuples qui l’ont recueilli, notamment au nord de l’Inde. Il est clair, en effet, qu’à mesure que le Buddhisme s’éloignait de son berceau, il perdait une portion de la vie qu’il tirait de son long séjour dans la contrée où il avait fleuri pendant tant de siècles, et qu’obligé de se servir, pour se propager chez des peuples nouveaux, d’idiomes divers et quelquefois peu dociles à l’expression de ses conceptions propres, il cachait peu à peu ses formes originales sous un vêtement emprunté. La transformation ne se fit pas partout à la fois, mais elle commença d’assez bonne heure, et se continua jusqu’à des époques sensiblement rapprochées de notre temps. C’est là ce que j’appelle l’âge moderne du Buddhisme septentrional ; c’est à cet âge que je dois arrêter ces recherches, lorsque l’esquisse historique que je compte tracer du Buddhisme indien y sera parvenue.

Telles sont les principales phases que je crois pouvoir, avec quelque confiance, signaler dans l’histoire de la collection népâlaise ; elles résultent pour moi de la combinaison des données traditionnelles avec celles que m’a fournies l’étude des textes. Mais tout n’est pas achevé encore ; nous n’avons obtenu jusqu’ici que quelques dates, ou plutôt quelques époques dont nous pouvons bien indiquer la relation mutuelle, mais que nous ne rattachons encore à rien. Nous manquons, en un mot, du point fondamental, duquel il faudra partir pour les placer dans les annales de l’Inde et dans celles du monde. Ce point initial, les Buddhistes du Nord nous le fournissent : c’est la mort de Çâkyamuni, le dernier Buddha ; voilà le fait capital qui sert de base à tout le développement historique du Buddhisme, notamment à cette chronologie des conciles dont j’ai parlé plus haut ; mais la tradition et les textes nous laissent à peu près dans l’ignorance sur la date réelle de ce fait, de la détermination positive duquel dépend celle de tous ceux qui le suivent. Au lieu d’un point fixe, la tradition ne nous donne qu’une collection de dates qui diffèrent les unes des autres de plusieurs siècles, et dont aucune n’a obtenu l’assentiment des Buddhistes de toutes les écoles. Il nous faut donc, avant de placer définitivement dans l’histoire la série des événements relatifs à la collection sacrée, avoir fait un choix entre les dates nombreuses assignées par les Buddhistes de tous les pays à la mort de Çâkya. Nous sommes, on le voit, naturellement conduits à l’examen de cette question difficile, de la solution de laquelle dépend la détermination définitive des données historiques rassemblées jusqu’ici.

Nous ne pouvons cependant l’aborder sans avoir porté nos regards sur une autre région où fleurit également le Buddhisme, et où il s’est conservé jusqu’à nos jours dans des livres écrits en une langue d’origine indienne, et qui, comme ceux du Nord, se prétendent inspirés ; je veux parler de Ceylan et de la collection des livres pâlis qui font autorité pour les Buddhistes de cette île, ainsi que pour ceux du Barma, du Pégu et de Siam. L’étude de cette collection est une préparation indispensable à la discussion de la date de Çâkya, et à l’exposé historique du Buddhisme indien qui doit en être la suite. En effet, ou la collection de Ceylan est la même que celle du Népâl, et alors la valeur de celle-ci augmente d’autant plus que l’identité est plus complète : il n’y a plus qu’une source unique pour l’étude du Buddhisme ; on peut en toute sécurité le suivre dans l’un ou dans l’autre de ces deux courants, celui du Nord et celui du Sud, et il ne reste plus à examiner que les circonstances qui ont séparé ce tronc unique en deux rameaux maintenant si éloignés l’un de l’autre. Ou bien la collection de Ceylan diffère de celle du Népâl, non-seulement par le langage, mais encore par le fonds ; et alors ces différences ouvrent à nos recherches une carrière nouvelle, et nous offrent de précieux sujets d’étude. Quels sont le nombre et la portée de ces différences, et en même temps quels sont les points de ressemblance qui existent entre les deux collections ? Ces différences sont-elles assez considérables pour constituer deux écoles, l’une du Nord, l’autre du Sud ? et la nature des ressemblances nous autorise-t-elle à penser que là où elles se trouvent, là est le Buddhisme primitif ? Les conciles ont-ils exercé quelque influence sur la séparation de cette croyance en deux écoles, et la date ainsi que le nombre de ces conciles sont-ils fixés de la même manière dans le Nord et dans le Sud ? Telles sont, en peu de mots, les principales questions que renferme l’étude de la collection singhalaise comparée à celle du Népâl, dans la supposition que ces deux collections seront reconnues différentes l’une de l’autre ; on voit que nous ne pouvons passer à l’exposé historique du Buddhisme indien sans avoir examiné cette collection singhalaise en elle-même et dans ses rapports avec celle du Nord.

Je me propose donc de l’analyser, autant que cela me sera possible, comme j’ai fait de celle du Népâl ; et cette analyse terminée, j’en rapprocherai les résultats de ceux que m’a fournis l’examen des livres buddhiques écrits en sanscrit et conservés dans le Nord. Alors, j’en ai l’assurance, bien des faits que je n’ai présentés que comme probables seront reconnus pour certains ; bien des circonstances sur lesquelles se tait ou ne s’explique qu’obscurément la tradition du Nord seront placées sous leur vrai jour ; en un mot, l’histoire de la collection du Népâl sera éclairée d’une lumière nouvelle, et il sera désormais possible, non-seulement de déterminer les rapports qu’ont entre elles les diverses parties dont elle se compose, mais de lui marquer sa place dans l’ensemble des monuments écrits du Buddhisme.

FIN DU SECOND MÉMOIRE.
  1. Abstract of the contents of the Dul-va, dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. I, p. 6.
  2. Lassen, Zeitschrift fur die Kunde des Morgenland, t. IV, p. 503 et 504.
  3. Je fais allusion ici au recueil intitulé Kathâ saritsâgara, dont on doit la publication aux soins de M. H. Brockhaus. Plusieurs des contes que renferme ce recueil offrent des analogies frappantes avec quelques-unes de nos légendes. Je signalerai, entre autres, celle d’Udâyana, dont la capitale était Kâuçambhî. La tradition buddhique le fait contemporain de Çâkyamuni. Je reviendrai, dans l’esquisse historique, sur ce synchronisme intéressant.
  4. Benfey ; Götting. gelehrt. Anzeig. Mai 1841, p. 746 sqq., et surtout p. 748 et 749. Lassen, Indische Alterthumskunde, t. I, p. 471. On ne peut trop étudier les excellentes remarques de ce dernier auteur ; j’y reviendrai dans mon esquisse historique du Buddhisme indien.
  5. Csoma, Analys. of the Dul-va, dans Asiat. Res., t. XX, p. 41, 91 et 297.
  6. Id., ibid., p. 42, 91 et 297.
  7. Id., ibid., p. 92 et 297.
  8. Id., ibid., p. 41 et 298.
  9. Lassen, Zeitschrift fur die Kunde des Morgenlandes, t. III, p. 157. La suite de ces recherches prouvera l’exactitude de cette opinion.
  10. Hodgson, Quot. from orig. Sanscr. Author., dans Journ. As. Soc. of Bengal, t. V, p. 72, note.
  11. Europ. Specul. on Buddh., dans Journ. Asiat. Soc. of Bengal, t. III, p. 502, note.
  12. Csoma, Notices on the life of Shakya, dans Asiat. Res., t. XX, p. 298.