Impressions d’une femme au salon de 1859/09

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 129-137).


IX

ADAM SALOMON. — BEGAS. — BOTTINELLI. — CAIN. — CAVELIER. — CHATROUSSE. — CLESINGER. — MADAME CONSTANT. — COURTET. — CRAUCK. — DANTAN AÎNÉ. — DANTAN JEUNE. — DE BAY. — DEMESMAY. — ETEX. — FREMIET. — FRISON. — JALEY. — KLAGMANN. — LANZIROTTI. — LEQUESNE. — MAINDRON. — MÈNE. — MILLET. — COMTE DE NIEUWERKERKE. — VALETTE.


Je suis étonnée d’avoir à parler de la sculpture ; vraiment notre temps est si peu favorable à cet art sérieux et grand, que je suis surprise qu’il ait survécu aux sentiments, aux cultes qui le faisaient vivre. Nous vivons dans un temps où tout est contraire à la sculpture. Notre morale, de plus en plus bégueule, repousse le nu et ne comprend plus ce que les anciens ont si bien compris, ce que comprennent si bien encore les artistes et les gens intelligents, à savoir, que la beauté ne peut pas être indécente et que la Vénus toute nue est cent fois plus pudique, cent fois plus vêtue par sa beauté divine, que les statues habillées et familièrement galantes des siècles de décadence.

Nous repoussons donc le nu, et nous avons des costumes tellement grotesques qu’ils sont antipathiques à la statuaire. Voyez-vous la statue d’un monsieur civilisé, vêtu d’un pantalon à sous-pied, d’un paletot, d’un faux-col et coiffé d’un chapeau en tuyau de poêle ?

Notre religion est aussi contraire à la statuaire, dans son esprit au moins, que l’est notre morale. Une religion, basée sur l’abaissement du corps, sur sa mortification, sur ses souffrances, sur sa suppression, pour ainsi dire, ne peut pas être favorable au développement de la statuaire qui, au contraire, a pour mission de chanter le divin poème du corps humain.

Enfin nos maisons dans lesquelles on nous entasse dans de petits appartements où nous avons à peine la place de nous retourner, nos monuments sans caractère semblent faits exprès pour repousser la sculpture, à qui il ne reste plus d’autre travail à faire que des statuettes pour nos pendules, de petits objets d’art, de goût, quelques bustes, quelques statues de généraux en habits brodés et en bottes.

Cependant, malgré toutes ces causes de décadence, la sculpture existe encore en France, et le Salon de 1859 n’est même pas trop mal partagé.

Commençons par M. Clesinger, qui nous revient de Rome tout triomphant, ayant pris une digne revanche de sa statue de François Ier si bruyamment manquée.

M. Clesinger a envoyé deux statues, plusieurs bustes et un taureau romain.

M. Clesinger est l’homme du nu, de la chair frémissante. Il est peintre en sculpture, il est coloriste ; il a l’art de faire palpiter et respirer le marbre, il semble qu’on le voit se colorer et que cette Zingara a du sang sous la peau ; une blessure le ferait jaillir. Chez lui, la draperie n’est qu’un accessoire, un moyen d’interrompre ou de varier les lignes, et chez lui cependant la draperie est plus indispensable que chez aucun autre sculpteur, car M. Clesinger sculpte la chair avec une telle vérité, avec de telles palpitations, de tels spasmes, que chez lui le nu ne serait pas toujours décent.

La Zingara est mieux qu’une Zingara dansante. C’est un type, c’est la personnification d’une passion, la passion de la danse. Ce n’est pas là la Terpsichore antique, froide, élégante, correcte, noble, classique. Non, c’est la vraie danse, la danse moderne, non pas la danse des déesses et des sylphides, mais la danse des femmes passionnées du Midi, cette danse palpitante, amoureuse, rhythmée, poétique et matérielle à la fois, qui est à la marche ce que le chant est à la parole, c’est-à-dire qui est une des langues que l’amour arrive à parler.

La Zingara s’enivre tellement de sa danse qu’elle semble même oublier qu’on la regarde. Elle danse pour elle-même et non pour les autres, elle ne veut pas paraître belle, elle est seulement passionnée ; elle n’a jamais eu de coquetterie, mais elle est amoureuse et sa danse le dit ; le mouvement de la figure entière est excellent ; la ligne, sans être d’une pureté irréprochable, est élégante et mélodieuse. La Zingara est pleine de verve, d’énergie, de vigueur ; sans être massive, elle est forte, mais elle a des formes féminines ; l’énergie ne lui vient pas des muscles, mais de l’âme.

Enfin, cette statue a le grand mérite de l’originalité sans bizarrerie. Elle s’illumine d’une pensée, d’une passion, et, tout en ne sortant pas des conditions de l’art, elle a quelque chose de dramatique et d’émouvant malgré les étoffes, puisque la tête, les jambes et les bras sont seuls nus. Le mouvement général se suit d’un bout à l’autre et le corps se retrouve toujours lorsque l’œil le cherche sous la draperie.

La Sapho est moins complète que la Zingara, C’est cependant encore une excellente statue, pleine de passion, de tristesse ardente, d’amoureuse expression. La tête est bien douloureusement pensive, bien affligée par l’amer chagrin de l’amour méconnu.

M. Clesinger n’est pas de ces sculpteurs timides qui craignent de troubler la beauté des traits par l’expression de la joie ou de la douleur ; cependant il a l’habitude de représenter la passion plutôt dans le mouvement du corps que dans la signification de la physionomie. Il est loin d’être spiritualiste ; c’est au contraire un matérialiste bien caractérisé, qui fait toujours prédominer le corps sur le reste de la tête. Dans sa Sapho, il a manqué à ses habitudes, et la tête de la poétesse antique est pleine d’une expression de douleur très-bien rendue.

Les bustes exposés par M. Clesinger sont également fort intéressants, et on peut y suivre tous les progrès que cet artiste a faits pendant son séjour à Rome ; enfin son Taureau, d’un caractère antique, et cependant plein d’une si singulière vie, est certainement un des morceaux les plus remarqués du Salon.

Après M. Clesinger, nous pouvons citer encore plusieurs œuvres distinguées. Les bustes de M. Adam Salomon méritent des éloges, ainsi que le Pan consolant Psyché, de M. Begas.

M. Cavelier a trois portraits, celui d’Henriquel Dupont, celui d’Ary Scheffer et celui de la princesse de S… ; tous trois sont d’une grande ressemblance, d’un modelé très-fin, très-souple, très-savant. Le Printemps, de M. Bottinelli, me fait penser à ces deux jolis vers de Métastase :

Giotentu primavera della vita,
Primavera, gioventu dell’anno.

L’Art chrétien et la Résignation, de M. Chatrousse, sont deux morceaux fort distingués, d’un très-bon caractère, à la fois moderne et chrétien, d’une conception heureuse et d’une belle exécution.

De M. Etex, il faut citer le Pâris et l’Hélène, deux statues dans le goût antique ; pureté de formes, élégance, tournure, c’est bien cela. On croirait l’œuvre d’un des sculpteurs qui ont vécu entre le siècle d’Alexandre et la seconde période de la décadence.

Les excellents portraits des princes Slouvda et Michel, par M. Jaley ; le portrait spirituellement expressif de Picard, par Dantan aîné ; le portrait plein de savoir et de physionomie de M. Velpeau, par M. Dantan jeune ; la Bacchante de M. Crauck ; la Nymphe de M. Courtet, le bas-relief de Mme Constant, celui de M. Cain, celui de M. Demesmay, le Vendangeur de M. De Bay, la Thétys de M. Klagmann, les deux charmants portraits par M. le comte de Nieuwerkerke, méritent d’être tout particulièrement remarqués.

Michel-Ange a fait le Pensieroso, M. Lanzirotti a fait la Pensierosa. J’avoue que j’aime mieux la statue de Michel-Ange que celle de M. Lanzirotti.

La Jeune Fille à sa toilette, de M. Frison, est très-gracieuse, élégante, délicate comme la jeunesse.

La statue du général Saint-Arnauld, par M. Lequesme, est bien campée, d’une belle tournure ; l’artiste s’est bien tiré des difficultés de costume.

Les petits soldats à cheval de M. Frémiet ont bien la tournure militaire. M. Frémiet est le Bellanger des sculpteurs.

M. Valette, jeune sculpteur de beaucoup d’avenir, a exposé une Vierge remarquable et un Semeur d’ivraie qui a beaucoup de fierté et en même temps le caractère biblique qui lui convient.

Barye n’a pas exposé. Nous avons les groupes d’animaux de M. Mène, la nature prise sur le fait, la vérité, l’exactitude, la vie même ; cependant il y manque quelque chose, un intérêt, ce grand intérêt de l’art que les grands artistes savent seuls donner à leurs œuvres.

Le Mercure de M. Millet est une œuvre très-correcte et très-finie.

M. Maindron est un artiste dont le talent, souvent incomplet, inspire cependant une vive sympathie. La Geneviève de Brabant, d’un style à la fois naïf comme la légende et souvent comme l’art contemporain, a beaucoup de grâce et de sérieuses beautés.

En somme, cette exposition de la sculpture est très-honorable, et si Phidias, Praxitèle, Michel-Ange, Puget sont venus faire un tour au Salon de 1859, ils n’ont pas dû être trop mécontents et n’ont pas trop dédaigné la sculpture des Français de notre temps.

Après une course fort longue et que l’on me pardonnera d’avoir entreprise, bien qu’elle fût un peu au-dessus de mes forces, me voici arrivée au port sans trop d’avaries. À ceux qui ont eu la patience de me suivre jusqu’au bout, merci. Pendant la traversée, je n’ai pas éprouvé un sentiment dont je me repente ; j’ai annoncé mes impressions, ce sont mes impressions que j’ai données. J’ai pu me tromper : j’ai toujours été sincère.


FIN