Impressions d’une femme au salon de 1859/03

A. Bourdilliat et Cie, éditeurs (p. 35-47).


III

DIAZ. — HENOUVILLE.


Vive la chair, vive le soleil et vive la couleur ! Vive Diaz, que sa chaleur de coloris et son audace de brosse ont dès longtemps signalé parmi les plus impétueux de nos révolutionnaires de la couleur. Diaz, malgré son nom espagnol et sa verve méridionale, est bien un peintre français, un de ces adorables décorateurs du siècle dernier, qui semble avoir eu pour mission d’égayer les yeux et de réjouir le cœur. Il est de la famille des Watteau, des Lancret, des Prudhon, de tous ces peintres de la joie, de la jeunesse, de l’amour, de l’élégance et des fêtes.

Il faut voir ses femmes nues, ses petits amours à la chair nacrée, fouettée de vermillon ; ses bouquets de fleurs, ses forêts lumineuses, tous ces régals de l’œil. Diaz est aujourd’hui sans rival pour peindre les parcs féeriques, les lumières ardentes, les ombres voluptueuses, les femmes délicieuses assises nonchalamment, les gazons veloutés avec des corbeilles de fleurs, les étoffes jaunes, roses, lilas tendre. C’est le maître aux harmonies fines et délicates, à la variété étincelante, aux contrastes magiques, aux, hasards de lumières. Touche adroite, mais heureuse, œil capricieux, goût coquet, sentiment distingué, il réussit comme personne dans cette fantasmagorie lumineuse, dans ce kaléidoscope de peinture, dans ces tableaux éclatants, pleins de verve et de matérielle poésie, qui font de lui l’un des plus brillants coloristes de toutes les écoles.

Malheureusement, car toute médaille a son revers, malheureusement, cette fantasque et séduisante harmonie, cette rêveuse et fugitive impression de la nature songée plutôt qu’étudiée, ce savoir facile que le caprice rehausse et dissimule, toutes ces qualités exquises chez lui, parce qu’elles sont innées, prêtent le flanc à l’imitation.

C’est l’écueil de certains partis pris que la facilité avec laquelle les imitateurs en saisissent le secret. Il y a plusieurs peintres qui font des Diaz avec assez d’habileté. Diaz charme, étourdit avec ses étincelantes pochades ; il vous prend les yeux et les sens comme on prend les alouettes au miroir ; on voudrait vivre toujours à l’ombre de ses forêts, au milieu de ses femmes kaléidoscopiques. On se passionne pour sa verve, pour sa fantaisie, jusqu’au moment où les lourdes et grossières imitations qu’on en fait vous agacent au point de vous indisposer contre Diaz lui-même. Tout le charme s’évanouit devant les efforts des copistes, devant les lourdauds qui me font penser au manant saisissant d’un doigt mal appris le papillon par les ailes, et lui enlevant toute la poussière colorée qui fait sa parure.

Au reste, on ne peut reprocher à Diaz les mauvaises dispositions où nous jettent contre lui ses copistes, mais ce qu’on peut lui reprocher, ce sont ses malheureuses tentatives de portraits de grandeur nature. Dans les portraits qu’il expose, et où il semble si étrangement se préoccuper de Léonard de Vinci et de sa Monna Lisa, je ne retrouve plus les qualités de Diaz ; la couleur, la facilité, l’harmonie vaporeuse, tout a disparu. Les chairs sont lourdes, plâtrées, sans transparence ; la couleur est farineuse, mate, heurtée. Diaz n’a jamais brillé par le dessin, cette faiblesse est mise en relief d’une manière choquante par l’agrandissement de ses figures. Dans une figure de petites proportions, on se fait pardonner ce qui manque au dessin par un lazzi de pinceau, par un escamotage adroit de la difficulté, par l’esprit, par la couleur, par le mouvement ; quand on n’a plus ces ressources, on devient lourd et gêné, c’est ce qui est arrivé à Diaz.

Retournez donc à vos fantaisies adorables, retournez aussi à votre paysage. Quelle charmante toile que votre Mare aux vipères ! là, je vous retrouve tout entier, là, je retrouve votre sentiment distingué de la nature, voire couleur élégante, lumineuse, vigoureuse, votre poésie de l’effet, votre léger clair-obscur, votre lumière blonde et caressante, vos arbres élégants qui tamisent la lumière, vos tons harmonieux, votre talent à la fois poétique et naïf. Là, je m’écrie encore comme en commençant : Vive le soleil, vive la couleur, vive Diaz !

Rendons maintenant un juste hommage à la mémoire du consciencieux et sincère artiste que la mort est venue récemment saisir au milieu de ses travaux, tout occupé qu’il était de son art, ardent à suivre la route qu’il s’était tracée.

M. Benouville peut être appelé le peintre de saint François d’Assise, comme Lesueur est le peintre de saint Bruno ; il semble que l’artiste, doué d’une âme tendre et religieuse, ait voulu se faire un parti dans le ciel, tant il mettait d’exaltation et de chaleur à nous représenter la vie du saint qu’il affectionnait.

La première fois, il nous le montra arrêté sur le chemin d’Assise, mourant, porté par des moines. Saint François veut revoir encore une fois, avant de quitter la terre, la petite ville où il avait souffert et prié, où sa pieuse existence s’était écoulée dans les aumônes et les macérations, où enfin s’était accompli pour lui le grand miracle des stigmates sanglants.

Ce tableau, maintenant au Luxembourg, avait attiré l’attention par son austérité, et par une simplicité touchante, qui rappelle l’âme de Lesueur, et aussi par des qualités sérieuses d’art et de savoir.

Dans le tableau qui figure à l’exposition actuelle, le saint nous est représenté dans cette même ville d’Assise. Il est mort, étendu sur une civière, des moines l’ont porté dans le couvent fondé par lui. Sainte Claire, en larmes, reçoit les restes du vénérable fondateur des Franciscains. Le corps est entouré d’une foule de peuple accouru pour voir le héros du miracle qui avait fait tant de bruit. Tous contemplent le saint, dont la figure sereine et calme annonce que la mort est venue le délivrer et lui ouvrir les portes de la céleste patrie après laquelle il soupirait.

Cette œuvre est empreinte d’un grand sentiment religieux ; elle se distingue par une grande recherche d’expression et par une grande exactitude dans les costumes, exactitude très-conforme à l’esprit français, qui ne souffre ni l’anachronisme, ni la fantaisie à propos de sujets historiques. Il faut être Paul Véronèse pour oser peindre dans les Noces de Cana la divine figure du Christ au milieu d’une foule de nobles de Venise dans leurs brillants costumes. Il faut être Corrége, Titien, Rubens, Rembrandt, Raphaël même, pour oser se permettre de ces grandes hardiesses d’anachronisme qui étaient généralement admises autrefois et que l’on bafouerait aujourd’hui.

Le tableau de M. Benouville est fait avec trop de soin, les détails en sont trop cherchés, trop formulés ; on peut reprocher aussi à la plupart de ses personnages de n’être que des comparses sans importance. Malgré ces imperfections, le tableau est plein de qualités réelles ; il vous attire, et vous fait éprouver un sentiment de piété tendre ; sa place est dans un oratoire éclairé par un jour crépusculaire, par une clarté douteuse, tamisée discrètement à travers des vitraux gothiques, chefs-d’œuvre des anciens âges. Là, dans la pénombre mystérieuse où ses défauts seront dissimulés, comme ceux des coquettes prudentes, ses qualités seules subsisteront, et on pourra s’éprendre pour lui d’un sentiment que ne viendront troubler aucune arrière-pensée, aucune chicane de critique involontaire.

À ce Saint François d’Assise, je préfère la Jeanne d’Arc. Le sujet de ce tableau a un intérêt à la fois religieux et national. La poétique bergère de Vaucouleurs est mieux qu’un personnage historique, c’est une guerrière et c’est une sainte ; l’âme poétique et belliqueuse de la France respire dans toute la vie de la noble Pucelle, qui résume en elle toute la foi religieuse du moyen âge et tout l’esprit chevaleresque de cette époque. Chose étrange, notre siècle sceptique s’est passionné pour cette vierge des batailles, pour cette adorable figure légendaire, tandis que des époques plus religieuses que la nôtre ont nié le miracle de son intervention divine, et même ont nié la virginité de la sainte fille. Ainsi, dans ses Recherches de la France, Pasquier, qui écrit à la fin du seizième siècle, dit ceci :

« Grande pitié, jamais personne ne secourut la France si à propos que ceste pucelle et jamais mémoire de femme ne fut plus deschirée que la sienne. Les Anglois l’estimèrent sorcière et hérétique, et, soubs ceste proposition, la firent brusler. Quelques-uns des nôtres se firent accroire que ce fut une faintise telle que de Numa Pompilius dans Rome quand il se vantoit de communiquer en secret avec Égérie la nymphe, pour acquérir plus de créance envers le peuple, et telle est l’opinion du seigneur de Langey au troisiesme livre de la Discipline militaire, chapitre trois.

» À quoy aultres adjoustent et disent que les seigneurs de la France opposèrent ceste jeune garce, faignant qu’elle estoit envoyée de Dieu pour secourir le royaume, mesme quand elle remarqua le Roy à Chinon entre tous les aultres, on lui avoit donné un certain signal pour le recognoistre. J’en ay veu de si impudans et eshontez qui disoyent que Baudricour, capitaine de Vaucouleurs en avoit abusé et que l’ayant trouvée d’entendement capable il lui avoit faict jouer ceste fourbe. Quant aux premiers, je les excuse, ils avoyent esté mal menés par elle. Quant aux seconds, bien qu’ils méritent une réprimande, si est-ce que je leur pardonne aulcunement parce que le mal-heur de nostre siècle aujourd’hui est tel que, pour acquérir réputation d’habille homme, il faut machiaveliser. Mais pour le regard des troisiesmes je ne leur pardonne, mais au contraire ils me semblent dignes d’une punition exemplaire, pour estre pires que l’Anglois et faire le procès extraordinaire à la renommée de celle à qui toute la France a tant d’obligation. Ceux-là lui osteront la vie, ceux-cy l’honneur, et l’ostent par un mesme moyen à la France quand nous appuyons le restablissement de nostre estat sur une fille déshonorée. De ma part je répeste son histoire un vray miracle de Dieu !… »

Aujourd’hui, personne n’ose contester la virginité, non plus que la mission divine de la sainte pastoure de Vaucouleurs. Les écrivains les plus avancés ont écrit avec amour la poétique légende de Jeanne d’Arc ; il me suffit de citer M. Michelet et Henri Martin. La tragédie s’en est emparée, après Schiller est venu Alexandre Soumet, et bien d’autres encore, jusqu’à Daniel Stern. Les peintres et les sculpteurs ont voulu reproduire les traits héroïques de la sainte guerrière. Paul Delaroche, dès 1824, peignait Jeanne d’Arc en prison, interrogée par le cardinal de Winchester. M. Ingres a représenté la guerrière triomphante, remerciant Dieu dans la cathédrale ; la princesse Marie a fait une statue pleine de charme, et qui restera ; Rude a sculpté Jeanne d’Arc, encore bergère, au moment où elle croit entendre dans le ciel les voix angéliques qui lui révèlent sa mission.

« Interrogée, elle répondit qu’elle estoit lors de l’aage de dix-neuf ans ou environ, lingère et fillaudière de son mestier, et non bergère, alloit tous les ans à confesse, oyoit souvent une voix du ciel, et que la part où elle l’oyoit y avoit une grande clarté et estimoit que ce fust la voix d’un ange. Que ceste voix l’admonestoit maintes fois d’aller en France, et qu’elle feroit lever le siége d’Orléans, lui dict qu’elle allast à Robert de Baudricourt, capitaine de Vaucouleurs, lequel luy donneroit escorte pour la mener, ce qu’elle fist, et le cogneut par ceste voix. »

Tel est aussi le moment choisi par M. Benouville. Il n’a pas, comme M. Ingres, montré Jeanne la Pucelle cuirassée et armée de pied en cap, dans une pose raide et gothique comme une âgure de dame de pique, il la montre au milieu des champs, les yeux levés vers le ciel, fixés vers cette grande clarté qui illumine la part du ciel d’où vient la voix. Le regard de la sainte fille est plein d’enthousiasme et de foi, l’expression de toute la tête est fort belle, fort passionnée, fort émouvante, mais je trouve à toute cette figure le défaut d’être peinte avec trop de réalité, avec des tons trop crus, avec une certaine brutalité toute contemporaine. Il fallait conserver au tableau la physionomie de légende sacrée qu’a l’histoire de Jeanne d’Arc. C’est ce que le peintre n’a pas fait. Il a peint une belle fille pieuse, dont l’âme s’élève vers Dieu ; je voudrais deviner la vierge-soldat qui va battre Salisbury, Suffolk, Talbot, les vieux compagnons du prince Noir, qui va éclipser la gloire de Dunois, de Lahire, qui va sauver la France perdue.

Il me reste à parler du dernier tableau de Benouville, du tableau émotion. Ce tableau, c’est le portrait inachevé de Mme Benouville et de ses deux enfants. Ce n’est pas un tableau, c’est un poëme. L’artiste heureux peint la femme qu’il aime et les deux beaux enfants qu’elle lui a donnés. Déjà elle est terminée, cette tête souriante et pure de l’heureuse épouse, de l’heureuse mère… Tout à coup, la mort interrompt le doux travail. Un des enfants est enlevé à l’amour de ses parents. Ah ! le sourire de la mère, éternisé sur la toile, il s’est évanoui à jamais de ses lèvres ; ce sourire de l’image en face des larmes du modèle, c’est tout ce qu’on peut rêver de plus douloureux, de plus déchirant. Il faut interrompre là le tableau, le peintre ne peut pas le finir. Hélas ! le voulût-il, il ne le finira pas.

Dans cette bataille de la vie, où tout le monde succombe, si du moins chacun attendait son tour. Mais non, l’enfant est frappé le premier, et maintenant c’est le père qui tombe. Le père était cependant encore jeune ; il est mort à l’âge heureux où tout brille, où tout chante, où l’espérance de la veille est le bonheur de la journée. Il est mort lorsque la gloire lui arrivait, et en apprenant cette mort, chacun se regarda avec douleur et avec épouvante ; il semblait que chacun eût perdu quelqu’un qui lui fût cher : le jeune homme un frère aimé, le vieillard un fils chéri.

Au moment où le duc d’Orléans, frappé dans sa chute, rendit le dernier soupir, une pendule qui se trouvait dans la chambre où on le transporta fut arrêtée, et, depuis lors, cette pendule, qui se trouve dans la chapelle de Saint-Ferdinand, marque à tout jamais l’heure précise où mourut ce jeune homme de tant d’avenir et de tant d’espérances !

Cette pendule arrêtée est une idée touchante. Mais combien plus touchante encore est cette peinture interrompue par la mort ! Ici c’est la destinée même qui a arrêté le mouvement, la vie, de son doigt implacable. La pendule n’a gardé que l’heure, la peinture a gardé l’heure et l’âme aussi…

Mais, pardon, je suis femme, laissez-moi pleurer…

Haute et douloureuse leçon. — Il y a je ne sais plus où un caveau funéraire sur la porte duquel est écrit ce mot latin que je me suis fait traduire : Reminiscere. Eh bien ! de quoi s’agit-il, après tout, pour nous tous, artistes, écrivains, philosophes, poëtes, femmes, enfants ? il s’agit de passer tous la tête haute et le cœur tranquille par cette porte-là.