Impressions d’un Japonais en France./Chapitre 3

III

ARRIVÉE. — MARSEILLE

Notre navire nous débarqua définitivement à Marseille. Cette ville, qui fut, dit-on, fondée par un peuple peu raisonnable, ne m’en paraît pas moins très-judicieusement située. Sa physionomie rappelle celle d’une personne fort entendue, dont malheureusement l’intelligence a paralysé les tendances généreuses de l’âme.

J’ai rarement vu se coudoyant et gravitant dans les mêmes lieux plus de marchands, d’agents d’affaires, de banquiers, de courtiers, de contrebandiers, de matelots, sans parler des filous et des scélérats.

J’eus un moment l’idée de voyager seul, sans mes compagnons, sans le secours de guides ; mais on verra bientôt que les événements en décidèrent autrement. — On s’imagine qu’il est impossible de se faire entendre chez les étrangers si l’on ne connaît pas parfaitement leur langue. C’est un préjugé de novice. Il suffit d’une cinquantaine de mots pour se faire comprendre des gens instruits, et, ceci pourra peut-être surprendre, d’un seul geste pour se faire saisir à merveille des mercenaires. En France, où l’esprit est fort développé, parlez, si bon vous semble, japonais à des gens qui ne connaissent que leur langue, mais montrez une bourse, et tout ira bien.

Puisque les palanquins ne sont pas du goût des Européens, je fus obligé d’avoir recours aux voitures. — Qu’il y a pourtant de différence entre un moelleux norimon porté doucement par des coulis, et ces chars bruyants qui retentissent sur les pavés ! Je m’étonne que les Français, qui ne se refusent guère de voluptés, n’aient pas adopté celle-là, et je prétends même que c’eût été un bienfait pour la nation.

En conscience, ne vaut-il pas mieux donner du pain aux hommes que de l’avoine aux chevaux ? Et n’aurait-on pas, au moins de cette façon, utilisé cinq à six cent mille individus qui n’ont de capacité que dans les bras et qui, dans l’état présent des choses, l’emploient souvent fort mal ? J’en réfère au gouvernement français.

À Marseille, comme dans la plupart des villes de France, sur cinq boutiques, il en est au moins une où les gens s’attablent autour d’un pot de bière ou d’une bouteille de vin.

Fatigué d’une longue course à travers la ville, je me décidai à entrer dans un de ces établissements ouverts public indolent et flâneur. — L’enseigne de l’endroit avait attiré mes regards : on voyait, appendue au-dessus de la porte, une grande pancarte où était peint un grotesque mandarin chinois habillé de vêtements jaunes et avec cette suscription : Au Prince de Nanking.

À peine eus-je fait un pas dans la tabagie, que l’assemblée, composée de buveurs et de fumeurs de tous les âges, de toutes les classes et de toutes les figures, me disséqua sans ménagement de la tête aux pieds. Je n’en demandai pas moins, en français tolérable, une tasse de thé aromatisé, ce qui fit rire sottement une vingtaine de mauvais gaillards ; mais, avant même que je fusse installé, il y eut un grand émoi dans la maison, et, d’un commun accord, trois femmes s’écrièrent à l’unisson : Francœur ! Francœur ! Francœur ! Ce mot me parut d’abord inintelligible.

Je vis presque immédiatement s’approcher de moi et me saluer fort poliment en japonais un petit homme replet, aux joues fortement rosées, à la mine réjouie, aux favoris blonds roussâtres et aux yeux bleu de ciel.

Je considérai attentivement le bonhomme ; sa physionomie était vaguement gravée dans ma mémoire ; de son côté, le nouveau venu ne se lassait pas de me regarder de face, de profil et de trois quarts.

— Par Dieu ! s’écria-t-il enfin, vous êtes le docteur Kouen-fou ?

— Précisément, répondis-je. Par Bouddha ! je te reconnais aussi !

Un quart d’heure après, Francœur et moi, nous étions d’excellents amis. Comme l’homme le plus modeste est toujours invinciblement entraîné à parler de lui, Francœur me conduisit dans les mille péripéties de son existence et me fit le tableau de toutes ses aventures, depuis son séjour à Nagasaki, où je l’avais connu, jusqu’à Marseille, dont il était devenu citoyen.

Francœur est un de ces hommes qui ont, d’une part, trop d’imagination pour être jamais riches, et, de l’autre, trop d’esprit pour se condamner volontairement à la pauvreté.

Suivant les uns, son histoire est celle d’un fou, suivant d’autres, celle d’un homme d’une intelligence exceptionnelle. À Nagasaki, il fut négociant ; à Sumatra, médecin ; à Manille, peintre ; à Paris, tour à tour laquais, copiste, musicien, acteur, et à Marseille, en définitive, directeur de café.

— Excellence, me dit-il, vous allez, en voyageant en France, étudier les mœurs d’un peuple sans nul doute généreux et hospitalier, franc et probe ; cependant ne vous en mettez pas moins sur vos gardes. Les fripons vous coudoieront partout. Vous allez parcourir une terre où croissent les productions les plus variées, où se pressent, sous un ciel tempéré et sain, tout ce que l’imagination peut rêver, tout ce que l’esprit peut inventer ; la beauté de notre climat vous surprendra ; pourtant, par esprit de prudence, ménagez-vous, sortez rarement le soir, jamais le matin, car il sévit dans nos parages des maladies de poitrine qui enlèvent les trois quarts des étrangers ; craignez les refroidissements et cette horde qu’on appelle les chevaliers d’industrie.

— Arrête ! lui dis-je, qu’appelle-t-on chevaliers d’industrie ?

— D’adroits filous !

Voilà, pensai-je en moi-même, un curieux sujet de réflexion. J’ai toujours cru que la chevalerie était un ordre d’élite. Comment se fait-il qu’en France l’industrie ait à sa tête une compagnie de vauriens ? Je m’y perdais.

Francœur continua :

— Notre nation est éminemment honorable, personne n’en doute ; néanmoins, tout compte fait, sur huit individus, il en est au moins un qui se ferait un scrupule, le cas échéant, de ne pas s’approprier votre bien ; ayez donc les yeux ouverts ; — les voleurs de profession sont rares, parce qu’en France les voleurs ont tous une profession avouable ; — l’air que nous respirons en est infesté ; — nous en trouvons en habit noir aussi bien qu’en blouse maculée de taches.

Si vous ne voulez pas être trompé, défiez-vous des gens empressés qui, d’une main, vous serreront affectueusement et, de l’autre, vous déroberont votre bourse ; — défiez-vous de l’ami d’hier qui vous offre à dîner pour avoir le droit de vous emprunter vingt louis demain ; — craignez l’homme qui prétend avec trop d’effusion vouloir votre bien : il ne veut en général que le sien, à votre détriment ; — ne vous laissez pas séduire par la gaieté, pas plus que par la gravité ; il est des fripons aimables et des voleurs d’aspect sérieux !

— Par Bouddha ! m’écriai-je alors, à qui faut-il se fier ?

— Docteur, ne vous fiez à personne ; — si vous ne voulez pas être dévalisé, sevrez-vous surtout des voluptés que n’oublieront pas de vous offrir des milliers de séduisantes Parisiennes. Il est dans la capitale certains quartiers où l’on noie sa fortune aussi aisément qu’une guinée se perd au milieu de l’Océan ; après les femmes, les plus redoutables fripons sont les usuriers ; après les usuriers, les plus à craindre sont les renards d’affaires ; après eux, et les moins dangereux parce qu’ils sont aussi les moins nombreux, sont les coupeurs de bourse et les bandits qui s’apostent aux coins des routes, et remarquez maintenant ce qui advient à cette cohorte de misérables : — les chenapans qui, le pistolet au poing, vous demandent dans l’ombre une bourse souvent vide, vont à l’échafaud ou aux galères pour le reste de leurs jours ; — les bandits qui enlèvent un bijou ou un porte-monnaie sont jetés pour longtemps dans les cachots ; — les faiseurs d’affaires qui opèrent au grand jour et qui s’approprient adroitement la fortune des autres, sont quelquefois diffamés, mais trop souvent estimés ; — les usuriers qui pressurent honteusement de pauvres insensés et les mènent adroitement au tombeau, sont bien reçus partout, et les femmes qui ruinent, avilissent et tuent, sont adorées comme des idoles.

— Par Bouddha ! m’exclamai-je, la sagesse des lois françaises, sagesse si vantée, serait-elle illusoire ?

Avant de quitter Marseille pour me rendre à Paris, je voulus encore parcourir la ville. Francœur m’accompagna.

— Excellence, me dit-il, ouvrez les yeux, examinez et jugez ! Il n’est pas nécessaire ici d’étudier pendant longtemps les citoyens, pour les connaître à fond. Ils se révèlent aisément. La vie dans notre ville est tout extérieure, tandis qu’à Paris tout se fait en dedans. On descend bien dans la rue pour donner le coup de grâce, mais tout est déjà combiné ou, si vous voulez, amorcé à l’intérieur. Rien de semblable ici. Les Marseillais naissent, vivent et meurent dehors. Ils crient, jurent, chantent, s’assemblent, commercent et font de l’esprit sur la voie publique. Rentrés chez eux, ils sont bons maris et se hâtent de se mettre au lit. Le Marseillais déteste la solitude, le calme l’épouvante, le silence le tue. Il aime mieux se ruiner bruyamment que de s’enrichir tranquillement. C’est le mistral fait homme.

J’avouai en toute humilité qu’au Japon je n’avais jamais vu de citoyens d’intelligence aussi surprenante.

— Cher docteur, reprit mon guide, vous seriez bien plus surpris encore si je vous racontais notre histoire. Mais cela nous prendrait trop de temps. Sachez que la ville de Marseille remonte aux époques héroïques, et que le ciel, tout en lui accordant d’insignes faveurs, lui envoya la peste cinq à six fois. — Aujourd’hui, à l’imitation de toutes les villes qui se respectent, elle se détruit pour se mieux reconstruire. — Elle distribue dans le monde ses vaisseaux, ses savons, ses huiles et ses littérateurs. Paris, la ville journaliste par excellence, en regorge, car tout Marseillais est doublé d’un homme de lettres. Le plus sagace des historiens de la France n’était chez nous qu’un petit folliculaire, ce qui prouve d’une manière évidente, — aux yeux des Marseillais, — que notre premier journaliste venu pourrait, s’il le voulait, être un aussi fameux historien que lui. — Le plus pétillant poëte-romancier que l’Europe possède est né dans cette ville : personne ne songeait ici à le remarquer, car il se trouvait au milieu de ses pairs. — Une des gloires financières de notre époque est également marseillaise. Nous l’avons coudoyée longtemps sans y prendre garde, et cela s’entend. Dans une pépinière d’hommes d’esprit telle que la nôtre, il passait inaperçu. On ne distingue bien les montagnes que de loin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le lendemain, j’annonçai au directeur de mon hôtel que je prenais congé de Marseille et naturellement de lui.

— Votre Excellence, me dit-il, fait un trop court séjour parmi nous, et nous regrettons sincèrement de ne pouvoir lui offrir l’hospitalité pendant plus de jours.

— Hospitalité ! sainte hospitalité ! m’écriai-je, tu n’es donc pas encore bannie de toutes les contrées du globe ! Et repassant dans ma mémoire un petit ouvrage fait il y a quelque centaine d’années sur les mœurs des Européens, je me rappelai, en effet, avoir vu qu’en France l’accueil le plus cordial était offert aux étrangers.

Voici comment l’auteur s’exprimait :

« L’Allemagne est faite pour y voyager ; — l’Italie pour y séjourner ; — l’Angleterre pour y penser, — et la France pour y vivre… » Puis, plus loin : — « En France, on n’est pas hospitalier par devoir, mais par instinct. On s’est arraché les Siamois qui se sont présentés à Louis XIV. C’eut été une honte pour un gentilhomme d’accepter la moindre rémunération de leur part. »

Je fus sur le point de céder aux bienveillantes sollicitations dont on m’entourait ; je résistai cependant, car, la plus petite détermination une fois prise, on ne doit jamais en différer l’exécution. Le départ était donc résolu ; Francœur devenait mon cicerone et m’accompagnait dans mes pérégrinations ; sa vie passée le mettait à même de connaître bien des choses que d’autres n’auraient fait que soupçonner. Il s’expliquait nettement en chinois et assez clairement en japonais ; ce savoir n’est pas aussi répandu qu’on serait en droit de l’attendre d’une nation qui se dit et se croit lettrée.

Francœur avait réuni ses hardes, distribué des poignées de main à ses voisins, et, en serviteur dévoué, il m’avait rejoint.

Avant de quitter mon hôte, je crus devoir lui faire une visite de remerciments. Je le saluai le plus civilement possible, l’assurai de ma reconnaissance éternelle, et, pensant bien que les mœurs françaises avaient pu changer depuis un siècle, je déposai sur un meuble un chiffon de papier qui valait cent francs, grâce à deux signatures que le gouvernement y avait fait apposer.

Je partais, lorsqu’un domestique vint, chapeau bas, m’apporter une note où s’alignaient avec la plus heureuse symétrie une vingtaine de chiffres ; on me traduisit la missive en bon japonais et je compris qu’en Occident, si l’hospitalité est souvent mise en théorie, elle n’est pas toujours mise en pratique. En dépit de ma générosité, je devais cinquante francs de plus. Je m’empressai d’acquitter la dette que j’avais contractée sans le savoir.

Ce fut alors que le serviteur, après avoir pris de la main gauche, m’ouvrit sa main droite en marmottant quelques mots que je saisis sans les entendre. Il souhaitait sans doute un salaire pour m’avoir apporté la note de son maître. Heureux d’échapper à ces mercenaires qui, tout en me prodiguant des génuflexions, commençaient à me dépouiller, je fis l’abandon de quelques menues pièces et m’élançai du côté de la voiture. Là, deux hommes m’attendaient : l’un gros, au teint blafard, aux joues luisantes, qu’à sa malpropreté je compris être un cuisinier, me demanda résolument ce qu’il appelait un pourboire, chose assez ridicule, on l’avouera, de la part d’un valet de cuisine qui a la nourriture et les boissons à sa portée. Je m’exécutai, l’homme partit.

Un autre individu, vêtu d’un habit noir, à la physionomie maligne, aux petits yeux, aux cheveux plats, se présenta humblement, me souhaita toutes les prospérités imaginables, et, en définitive, me réclama une rémunération.

— Qu’as-tu fait, lui dis-je, qui m’ait été utile ?

— Excellence, je suis l’homme de place de l’hôtel…

— Fort bien ! mais je ne t’ai rien commandé.

— Excellence, je me suis toujours tenu à votre disposition et j’ai tout négligé pour vous servir.

— Mais je n’avais en rien besoin de toi.

— Excellence, je l’ignorais, et, présumant le contraire, j’ai consacré mon temps à attendre les ordres de Votre Excellence.

Je pensai qu’avec un scélérat de cette trempe je n’aurais jamais le dernier mot et soldai l’impôt.

Cette journée ne fut pas sans fruit : — elle me fit réfléchir. Je compris quelles ressources présentait la division du travail, — surtout lorsqu’elle est appliquée à l’exploitation des voyageurs.