Imitation de Jésus-Christ/Livre 3/Chapitre 8


CHAPITRE VIII.

du peu d’estime de soi-même en la présence de Dieu.


Seigneur, t’oserai-je parler,
moi qui ne suis que cendre et que poussière,
qu’un vil extrait d’une impure matière,
qu’au seul néant on a droit d’égaler ?

Si je me prise davantage,
je t’oblige à t’en ressentir,
je vois tous mes péchés soudain me démentir,
et contre moi porter un témoignage
où je n’ai rien à repartir.

Mais si je m’abaisse et m’obstine
à me réduire au néant dont je viens,
si toute estime propre en moi se déracine,
et qu’en dépit de tous ses entretiens
je rentre en cette poudre où fut mon origine,
ta grâce avec pleine vigueur
est soudain propice à mon âme,
et les rayons de ta céleste flamme
descendent au fond de mon cœur.


L’orgueil, contraint à disparoître,
ne laisse dans ce cœur aucun vain sentiment
qui ne soit abîmé, pour petit qu’il puisse être,
dans cet anéantissement,
sans pouvoir jamais y renaître.

Ta clarté m’expose à mes yeux,
je me vois tout entier, et j’en vois d’autant mieux
quels défauts ont suivi ma honteuse naissance :
je vois ce que je suis, je vois ce que je fus,
je vois d’où je viens, et confus
de ne voir que de l’impuissance,
je m’écrie : " Ô mon Dieu, que je m’étois déçu !
Je ne suis rien, et n’en avois rien su. "

Si tu me laisses à moi-même,
je n’ai dans mon néant que foiblesse et qu’effroi ;
mais si dans mes ennuis tu jettes l’œil sur moi,
soudain je deviens fort, et ma joie est extrême.

Merveille, que de ces bas lieux,
élevé tout à coup au-dessus du tonnerre,
je vole ainsi jusques aux cieux,
moi que mon propre poids rabat toujours en terre !
Que tout à coup de saints élancements,
tout chargé que je suis d’une masse grossière,
jusque dans ces palais de gloire et de lumière

me fassent recevoir tes doux embrassements !

Ton amour fait tous ces miracles :
c’est lui qui me prévient sans l’avoir mérité ;
c’est lui qui brise les obstacles
qui naissent des besoins de mon infirmité ;
c’est lui qui soutient ma foiblesse,
et quelque péril qui me presse,
c’est lui qui m’en préserve et le sait détourner ;
c’est lui qui m’affranchit, c’est lui qui me retire
de tant de malheurs, qu’on peut dire
que leur nombre sans lui ne se pourroit borner.

Ces malheurs, ces périls, ces besoins, ces foiblesses,
c’est ce que l’amour-propre en nos cœurs a semé,
c’est ce qu’on a pour fruit de ses molles tendresses,
et je me suis perdu quand je me suis aimé ;
mais quand détaché de moi-même,
je t’aime purement et ne cherche que toi,
je trouve ce que j’aime en un si digne emploi,
je me retrouve encor, Seigneur, en ce que j’aime ;
et ce feu tout divin, plus il sait pénétrer,
plus dans mon vrai néant il m’apprend à rentrer.

Ton amour à t’aimer ainsi me sollicite,
et me rappelle à mon devoir

par des faveurs qui passent mon mérite,
et par des biens plus grands que mon espoir.

Je t’en bénis, être suprême,
dont l’immense bénignité
étend sa libéralité
sur l’indigne et sur l’ingrat même.
Ce torrent que jamais tu ne laisses tarir
ne se lasse point de courir
même vers ceux qui s’en éloignent ;
et souvent sur l’aversion
que les plus endurcis témoignent,
il roule les trésors de ton affection.

De ces sources inépuisables
fais sur nous déborder les flots ;
rends-nous humbles, rends-nous dévots,
rends-nous reconnoissants, rends-nous inébranlables ;
relève-nous le cœur sous nos maux abattu,
attire-nous à toi par cette sainte amorce,
toi qui seul es notre vertu,
notre salut et notre force.