Idoménée (Crébillon)/Acte II

Idoménée
Imprimerie Royale (p. 21-38).


SCÈNE I.
Érixène, Iſmène.
I S M È N E.

Madame, en ce palais pourquoi toujours errante ?

É R I X È N E.

Lieux cruels ſoutenez ma fureur chancelante ;
Lieux encor teints du ſang qui me donna le jour,
Du tyran de la Crète infortuné ſéjour,
Éternels monuments d’une douleur amère ;
Lieux terribles, témoins de la mort de mon père,
Lieux où l’on m’oſe offrir de coupables amours,
Prêtez à ma colère un utile ſecours :
Retracez-moi ſans ceſſe une triſte peinture ;
Contre un honteux amour défendez la nature.
Ô toi qui voit la peine où ce feu me réduit,
Venus, ſuis-je d’un ſang que ta haine pourſuit ?
Ou faut-il qu’en des lieux remplis de ta vengeance
Les cœurs ne puiſſent plus brûler dans l’innocence ?
Laiſſe au ſang de Minos ſes affronts, ſes horreurs ;
Sur ce ſang odieux ſignale tes fureurs :

Laiſſe au ſang de Minos Phèdre & le labyrinthe,
Au mien ſa pureté ſans tache & ſans atteinte.

I S M È N E.

Madame, quel tranſport ! Qu’entends-je ! Et quel diſcours !
Quoi ! Vous vous reprochez de coupables amours !

É R I X È N E.

Tout reproche à mon cœur le feu qui me dévore ;
Je reſpire un amour que ma raiſon abhorre.
De mon père en ces lieux j’oſe trahir le ſang ;
De mon père immolé je viens rouvrir le flanc ;
À la main des bourreaux je joins ma main ſanglante ;
Enfin, ce cœur ſi fier brûle pour Idamante.

I S M È N E.

Vainqueur de votre père…

É R I X È N E.

Vainqueur de votre père… Iſmène, ce vainqueur
Sut ſans aucun effort ſe ſoumettre mon cœur.
Je me défiais peu de la main qui m’enchaîne,
Ayant tant de ſujets de vengeance & de haine ;
Ni qu’Idamante en dût interrompre le cours,
Avec tant de raiſon de le haïr toujours ;
Comptant ſur ma douleur, ma fierté, ma colère,
Et, pour tout dire enfin, ſur le ſang de mon père ;
Et mon père en mes bras ne faiſait qu’expirer,

Lorſqu’un autre que lui me faiſait ſoupirer.
À des yeux encor pleins d’un ſpectacle effroyable
Idamante parut, & parut trop aimable.
Aujourd’hui même encor l’amour a prévalu :
J’allois céder, Iſmène, ou peu s’en eſt fallu.
Quand le prince m’a fait le récit de ſa flamme,
Il entraînait mon cœur, il ſéduisait mon âme :
Déjà ce faible cœur, d’accord avec le ſien,
Lui pardonnait un feu qu’autoriſe le mien.
Des pleurs que j’ai verſés prête à lui faire grâce,
Mon amour m’alliait aux crimes de ſa race :
Près de ce prince, enfin, mon eſprit combattu,
Sans un peu de fierté, me laiſſait ſans vertu ;
Et lorſque ma raiſon a rappelé ma gloire,
Dans le fond de mon cœur j’ai pleuré ma victoire.

I S M È N E.

Votre cœur ſans regret ne peut donc triompher
D’un feu qu’en ſa naiſſance il fallait étouffer ?
Ah ! Du moins, s’il n’en peut dompter la violence,
Faites à vos tranſports ſuccéder le ſilence.

É R I X È N E.

Si je craignais qu’un feu déclaré malgré moi
Dût jamais éclater devant d’autres que toi,
Dans la nuit du tombeau toujours prête à deſcendre,
J’irais enſevelir ce ſecret ſous ma cendre.

Quoiqu’à mes yeux peut-être Idamante ait trop plu,
Il me ſera toujours moins cher que ma vertu ;
D’un amour que je crains il aura tout à craindre :
Avec ma haine ſeule il ſerait moins à plaindre.
Non, mon père, ton ſang lâchement répandu
À tes fiers ennemis ne ſera point vendu ;
Et le cruel vainqueur qui ſurprend ma tendreſſe
Ajoute à ſes forfaits celui de ma faibleſſe.
Je ſaurai le punir de ſon crime & du mien…
Le roi paraît… fuyons un fâcheux entretien.


SCÈNE II.
Idoménée, Érixène, Sophronyme, Iſmène.
I D O M É N É E.

Madame, demeurez… demeurez, Érixène.
Mérion par ſa mort vient d’éteindre ma haine ;
Ainſi ne craignez point ma rencontre en ces lieux :
Vous pouvez y reſter ſans y bleſſer mes yeux.
Mérion me fut cher ; mais de cet infidèle,
Mes bienfaits redoublés ne firent qu’un rebelle.
Vous le ſavez, l’ingrat, pour prix de ces bienfaits,
Oſa contre leur roi ſoulever mes ſujets.

Son crime fut de près ſuivi par ſon ſupplice,
Et ſon ſang n’a que trop ſatisfait ma juſtice :
Je l’en vis à regret laver ſon attentat ;
Mais je devais ſa tête à nos lois, à l’état :
Et près de vous j’oublie une loi trop ſévère,
Qui rend de mes pareils la haine héréditaire.

É R I X È N E.

Si content de ſa mort, votre haine s’éteint
Dans le ſang d’un héros dont ce palais eſt teint,
La mienne, que ce ſang éterniſe en mon âme,
À votre ſeul aſpect ſe redouble & s’enflamme.
J’ai vu mon père, hélas ! De mille coups percé ;
Tout ſon ſang cependant n’eſt pas encor verſé…
Que ſa mort fût enfin injuſte ou légitime,
Auprès de moi du moins ſongez qu’elle eſt un crime :
Mon courroux là-deſſus ne connaît point de loi
Qui puiſſe dans mon cœur juſtifier un roi.
De maximes d’état colorant ce ſupplice,
Vous prétendez en vain couvrir votre injuſtice :
Le ciel, qui contre vous ſemble avec moi s’unir,
De ce crime odieux va bientôt vous punir ;
Contre vous dès longtemps un orage s’apprête,
De mes pleurs chaque jour je groſſis la tempête.
Puiſſent les juſtes dieux, ſensibles à mes pleurs,
À mon juſte courroux égaler vos malheurs !

Et puiſſé-je à regret voir que toute ma haine
Voudrait en vain y joindre une nouvelle peine !

I D O M É N É E.

Ah ! Madame, ceſſez de ſi funeſtes vœux ;
N’offrez point à nos maux un cœur ſi rigoureux.
Vous ignorez encor ce que peuvent vos larmes :
Ne prêtez point aux dieux de ſi terribles armes,
Belle Érixène, enfin, n’exigez plus rien d’eux.
Non, jamais il ne fut un roi plus malheureux :
Du deſtin ennemi je n’ai plus rien à craindre :
J’éprouve des malheurs dont vous pourriez me plaindre.
Ces beaux yeux, ſans pitié qui pourraient voir ma mort,
Ne refuſeraient pas des larmes à mon ſort.
Sur mon peuple des dieux la fureur implacable
Des maux que je reſſens eſt le moins redoutable :
Sur le ſang de Minos un dieu toujours vengeur
A caché les plus grands dans le fond de mon cœur.
Objet infortuné d’une longue vengeance,
J’oppoſe à mes malheurs une longue conſtance :
Mon cœur ſans s’émouvoir les verrait en ce jour,
S’il n’eût brûlé pour vous d’un malheureux amour.

É R I X È N E.

C’était donc peu, cruel ! Qu’avec ignominie
Mon père eût terminé ſa déplorable vie ;
Ce n’était point aſſez que votre bras ſanglant

Eût jeté dans les miens Mérion expirant :
De ſon ſang malheureux votre courroux funeſte
Vient juſque dans mon cœur pourſuivre encor le reſte !
Oui, tyran, cet amour dont brûle votre cœur
N’eſt contre tout mon ſang qu’un reſte de fureur.

I D O M É N É E.

Le reſte de ce ſang m’eſt plus cher que la vie :
Souffrez qu’un tendre amour me le réconcilie.
Madame, je l’aimai, je vous l’ai déjà dit ;
Songez que Mérion lui-même ſe perdit…
Quoi ! Rien ne peut fléchir votre injuſte colère !
Trouverai-je partout le cœur de votre père ?
Sa révolte à vos yeux eut-elle tant d’attraits ?
Mon amour aura-t-il le ſort de mes bienfaits ?
Vous verrai-je, au moment que cet amour vous flatte,
Achever les forfaits d’une famille ingrate ?

É R I X È N E.

Achever des forfaits ! C’eſt au ſang de Minos
À ſavoir les combler, non au ſang d’un héros.


SCÈNE III.
Idoménée, Sophronyme.
S O P H R O N Y M E.

Que faites-vous, ſeigneur ? Eſt-il temps que votre âme
S’abandonne aux tranſports d’une honteuſe flamme ?

I D O M É N É E.

Pardonne ; tu le vois, la raiſon à ſon gré
Ne règle pas un cœur par l’amour égaré.
Je me défends en vain : ma flamme impétueuſe,
Détruit tous les efforts d’une âme vertueuſe ;
D’un poiſon enchanteur tous mes ſens prévenus
Ne ſervent que trop bien le courroux de Vénus.
Je ſens toute l’horreur d’un amour ſi funeſte ;
Mais je chéris ce feu que ma raiſon déteſte :
Bien plus, de ma vertu redoutant le retour,
Je combats plus ſouvent la raiſon que l’amour.

S O P H R O N Y M E.

Ah ! Seigneur ! Eſt-ce ainſi que le héros s’exprime !
Eſt-ce ainſi qu’un grand cœur cède au joug qui l’opprime ?
Le courroux de Vénus peut-il autoriſer
Des fers que votre gloire a dû cent fois briſer ?
Parmi tant de malheurs, eſt-ce au vainqueur de Troie

À compter un amour dont il ſe fait la proie ?
Qu’eſt devenu ce roi plus grand que ſes aïeux,
Que ſes vertus ſemblaient élever juſqu’aux dieux,
Et qui, ſeul la terreur d’une orgueilleuſe ville,
Cent fois aux grecs tremblants fit oublier Achille ?
L’amour, aviliſſant l’honneur de ſes travaux,
Sous la honte des fers m’a caché le héros.
Peu digne du haut rang où le ciel l’a fait naître,
Un roi n’eſt qu’un eſclave où l’amour eſt le maître.
N’allez point établir ſur ſon faible pouvoir
L’oubli de vos vertus ni de votre devoir.
Que l’amour ſoit en nous ou penchant ou vengeance,
La faibleſſe des cœurs fait toute ſa puiſſance.
Mais, ſeigneur, s’il eſt vrai que, maîtres de nos cœurs,
De nos divers penchants les dieux ſoient les auteurs,
Quand même vous croiriez que ces êtres ſuprêmes
Pourraient déterminer nos cœurs malgré nous-mêmes,
Eſſayez ſur le vôtre un effort glorieux,
C’eſt là qu’il eſt permis de combattre les dieux.
Ce n’eſt point en fauſſant une auguſte promeſſe
Qu’il faut contre le ciel vous exercer ſans ceſſe.
Se peut-il que l’amour vous impoſe des lois ?
Et le titre d’amant eſt-il fait pour les rois ?
Au milieu des vertus où ſa grande âme eſt née,
Doit-on de ſes devoirs inſtruire Idoménée ?

I D O M É N É E.

À ma raiſon du moins laiſſe le temps d’agir,
Et combats mon amour ſans m’en faire rougir.
Avec trop de rigueur ton entretien me preſſe :
Plains mes maux, Sophronyme, on flatte ma faibleſſe.
À ce feu que Vénus allume dans mon ſein,
Reconnais de mon ſang le malheureux deſtin.
Pouvais-je me ſoustraire à la main qui m’accable ?
Reſpecte des malheurs dont je ſuis peu coupable.
Paſiphaé ni Phèdre, en proie à mille horreurs,
N’ont jamais plus rougi dans le fonds de leurs cœurs.
Mais que dis-je ? Eſt-ce aſſez qu’en ſecret j’en rougiſſe,
Lorſqu’il faut de ce feu que mon cœur s’affranchiſſe ?
Hé ! D’un amour formé ſous l’aſpect le plus noir
Dans mon cœur ſans vertu quel peut être l’eſpoir ?
Ennemi, malgré moi, du penchant qui m’entraîne,
Je n’ai point prétendu couronner Érixène :
Je m’ôte le ſeul bien qui pouvait l’éblouir ;
De ma couronne enfin un autre va jouir.

S O P H R O N Y M E.

Gardez-vous de tenter un coup ſi téméraire.

I D O M É N É E.

Par tes conſeils en vain tu voudrais m’en diſtraire.
À mon fatal amour, tu connaîtras du moins
Que j’ai donné mon cœur, ſans y donner mes ſoins :

Car enfin, dépouillé de cet auguſte titre,
Ton roi de ſon amour ne ſera plus l’arbitre.
Dans ces lieux, où bientôt je ne pourrai plus rien,
Mon fils va devenir & ton maître & le mien.
Eſſayons ſi des dieux la colère implacable
Ne pourra s’apaiſer pour un roi moins coupable ;
Ou du moins, ſur un vœu que le ciel peut trahir,
Mettons-nous hors d’état de jamais obéir.
Non comme une victime aux autels amenée,
Tu verras couronner le fils d’Idoménée.
Le ciel après, s’il veut, ſe vengera ſur moi :
Mais il n’armera point ma main contre mon roi ;
Et, ſi c’eſt immoler cette tête ſacrée,
La victime par moi ſera bientôt parée.
Ce prince ignore encor quel ſera mon deſſein ;
Sait-il que je l’attends.

S O P H R O N Y M E.

Sait-il que je l’attends. Dans le temple prochain,
Au ciel, par tant d’horreurs qui pourſuit ſon ſupplice,
Il prépare, ſeigneur, un triſte ſacrifice ;
Et, mouillant de ſes pleurs d’inſensibles autels,
Pour vous, pour vos ſujets il s’offre aux immortels.

I D O M É N É E.

Vous n’êtes point touchés d’une vertu ſi pure !
Pardonnez donc, grands dieux, ſi mon cœur en murmure.

Ô mon fils !


SCÈNE IV.
Idoménée, Sophronyme, Égéſippe.
I D O M É N É E.

Ô mon fils ! Mais que vois-je ? Et quel funeſte objet !
Égéſipe revient, tremblant, triſte, défait !
Que dois-je ſoupçonner ? Ah mon cher Sophronyme !
Le ciel impitoyable a nommé ſa victime.

É G É S I P P E.

Quelle victime encor ! Que de pleurs, de regrets,
Nous vont goûter des dieux les barbares décrets !
Pourrai-je ſans frémir nommer…

I D O M É N É E.

Pourrai-je ſans frémir nommer… Je t’en diſpense ;
Couvre plutôt ce nom d’un éternel ſilence :
De ton ſecret fatal je ſuis peu curieux,
Et ſur ce point enfin j’en ſais plus que les dieux.

S O P H R O N Y M E.

Écoutez cependant.

I D O M É N É E.

Écoutez cependant. Que veux-tu que j’écoute ?
D’un arrêt inhumain tu crois donc que je doute ?…
Mais pourſuis, Égéſippe.

É G É S I P P E.

Mais pourſuis, Égéſippe. Au pied du mont ſacré
Qui fut par Jupiter un aſile aſſuré,
J’interroge en tremblant le dieu ſur nos miſères.
Le prêtre deſtiné pour les ſecrets myſtères
Se traîne, proſterné, près d’un antre profond ;
Ouvre… avec mille cris le gouffre lui répond ;
D’affreux gémiſſements & des voix lamentables
Formaient à longs ſanglots des accents pitoyables,
Mais qui venaient à moi comme des ſons perdus,
Dont réſonnait le temple en échos mal rendus.
Je prêtais cependant une oreille attentive,
Lorſqu’enfin une voix plus forte & plus plaintive,
A paru raſſembler tant de cris douloureux,
Et répéter cent fois : « ô roi trop malheureux ! »
Déjà ſaisi d’horreur d’une ſi triſte plainte,
Le prêtre m’a bientôt frappé d’une autre crainte,
Quand, relevant ſur lui mes timides regards,
Je le vois, l’œil farouche & les cheveux épars,
Se débattre longtemps ſous le dieu qui l’accable,
Et prononcer enfin cet arrêt formidable :
Le roi n’ignore pas ce qu’exigent les dieux :
Maître encor de la Crète & de la deſtinée,
Il porte dans ſes mains le ſalut de ces lieux ;
Il faut le ſang d’Idoménée.

I D O M É N É E.

Le roi n’ignore pas ce qu’exigent les dieux !
À Sophronyme.
Tu vois ſi les cruels pouvaient s’expliquer mieux.
Grâces à leur fureur, toute erreur ſe diſſipe ;
J’entrevois… il ſuffit : laiſſe-nous, Égéſippe.
Sur un ſecret enfin qui regarde ton roi,
Songe, malgré les dieux, à lui garder ta foi.


SCÈNE V.
Idoménée, Sophronyme.
I D O M É N É E.

Tu vois ſur nos deſtins ce que le ciel prononce :
En redoutais-je à tort la funeſte réponſe ?
Il demande mon fils ; je n’en puis plus douter,
Ni de mon trépas même un inſtant me flatter.
Mânes de mes ſujets, qui des bords du Cocyte
Plaignez encor celui qui vous y précipite,
Pardonnez : tout mon ſang, prêt à vous ſecourir,
Aurait coulé, ſi ſeul il me fallait mourir ;
Mais le ciel irrité veut que mon fils périſſe,
Et mon cœur ne veut pas que ma main obéiſſe.
Moi, je verrais mon fils ſur l’autel étendu !
Tout ſon ſang coulerait par mes mains répandu !

Non, il ne mourra point… je ne puis m’y réſoudre.
Ciel, n’attends rien de qui n’attend qu’un coup de foudre.


SCÈNE VI.
Idoménée, Idamante, Sophronyme.
I D A M A N T E.

Par votre ordre, ſeigneur…

I D O M É N É E.

Par votre ordre, ſeigneur… Dieux ! Qu’eſt-ce que je vois ?

I D A M A N T E.

Quelles horreurs ici répandent tant d’effroi ?
Quels regards ! D’où vous vient cette ſombre triſtesse ?
Quelle eſt en ce moment la douleur qui vous preſſe ?
Du temple dans ces lieux aujourd’hui de retour,
Égéſipe, dit-on, s’eſt fait voir à la cour.
Le ciel a-t-il parlé ? Sait-on ce qu’il exige ?
Eſt-ce un ordre des dieux, ſeigneur qui vous afflige ?
Savons-nous par quel crime…

I D O M É N É E.

Savons-nous par quel crime… Un ſilence cruel
Avec le crime encor cache le criminel.
Ne cherchons point des dieux à troubler le ſilence ;
Aſſez d’autres malheurs éprouvent ma conſtance…

Ah ! Mon fils, ſi jamais votre cœur généreux
A partagé les maux d’un père malheureux,
Si vous fûtes jamais ſensible à ma diſgrâce,
Au trône en ce moment daignez remplir ma place.

I D A M A N T E.

Moi, ſeigneur ?

I D O M É N É E.

Moi, ſeigneur ? Oui, mon fils : mon cœur reconnaiſſant
Ne veut point que ma mort vous en faſſe un préſent.
Je ſais que c’eſt un rang que votre cœur dédaigne ;
Mais qu’importe ? Il le faut… régnez…

I D A M A N T E.

Mais qu’importe ? Il le faut… régnez… Moi, que je règne,
Et que j’oſe à vos yeux me placer dans un rang
Où je dois vous défendre au prix de tout mon ſang !
À cet ordre, ſeigneur, eſt-ce à moi de ſouscrire ?
Ciel ! Eſt-ce à votre fils à vous ravir l’empire ?

I D O M É N É E.

Régnez, mon fils, régnez ſur la Crète & ſur moi ;
Je le demande en père, & vous l’ordonne en roi.
Cher prince, à mes déſirs que votre cœur ſe rende ;
Pour la dernière fois peut-être je commande.

I D A M A N T E.

Si votre nom ici ne doit plus commander,
N’attendez point, ſeigneur, de m’y voir ſuccéder.

Et qui peut vous forcer d’abandonner le trône ?

I D O M É N É E.

Eh bien ! Régnez, mon fils… c’eſt le ciel qui l’ordonne…

I D A M A N T E.

Le ciel lui-même, hélas ! Le garant de ma foi,
Le ciel m’ordonnerait de détrôner mon roi !
De tout ce que j’entends que ma frayeur redouble !
Ah ! Par pitié, ſeigneur, éclairciſſez mon trouble ;
Diſſipez les horreurs d’un ſi triſte entretien :
Eſt-il dans votre cœur des ſecrets pour le mien ?
Parlez, ne craignez point d’augmenter mes alarmes ;
C’eſt trop ſe taire… ah ciel ! Je vois couler vos larmes !
Vous me cachez en vain ces pleurs que j’ai ſurpris.
Dieux ! Que m’annoncez-vous ? Ah ſeigneur !…

I D O M É N É E.

Dieux ! Que m’annoncez-vous ? Ah ſeigneur !… Ah mon fils !
Voyez où me réduit la colère céleſte…
Sophronyme, fuyons cet entretien funeſte…

I D A M A N T E.

Où fuyez-vous, ſeigneur ?

I D O M É N É E.

Où fuyez-vous, ſeigneur ? Je vous fuis à regret,
Mon fils ; vous n’en ſaurez que trop tôt le ſecret.


SCÈNE VII.
IDAMANTE, ſeul.

Dieux ! Quel trouble eſt le mien ! Quel horrible myſtère
Fait fuir devant mes yeux Sophronyme & mon père ?
Non, ſuivons-le : ſon cœur encor mal affermi
Ne me pourra cacher ſon ſecret qu’à demi :
Je l’ai vu s’émouvoir, & contre ma pourſuite
Il ſe défendait mal ſans une prompte fuite.
Pénétrons… mais d’où vient que je me ſens glacer ?
Quelle horreur à mes ſens vient de ſe retracer !
Quelle inviſible main m’arrête & m’épouvante ?
Allons… où veux-je aller ? Et qu’eſt-ce que je tente ?
De quel ſecret encor prétends-je être informé ?
Eh ! Ne connais-je pas le ſang qui m’a formé ?
Peu touché des vertus du grand Idoménée,
Le ciel rendit toujours ſa vie infortunée :
Son funeſte courroux l’arracha de ſa cour,
Et n’a que trop depuis ſignalé ſon retour.
Ah ! Renfermons plutôt mon trouble & mes alarmes,
Que d’oſer pénétrer dans d’odieuſes larmes.
Suivons-le cependant… pour calmer mon effroi,
Dieux, faites que ces pleurs ne coulent que pour moi.