XXXVII

Sarah se fait esclave.


» Sarah ne pleurait pas. L’excès de la douleur arrêtait les larmes dans cette ame passionnée. Un vœu l’occupait tout entière. Ces mots d’Edwin : Je travaillerai, mon père ! avaient passé en elle pour lui révéler son devoir. Sans réflexion, sans conseil, sans guide que son amour pour le père d’Edwin, elle était sortie, entraînée par une inspiration soudaine, s’avançant vers la porte de l’étranger qui, plongé dans l’obscurité, pensait seul à ce qui se passait autour de lui. Il reconnut Sarah et tressaillit.

» — Monsieur, lui dit-elle, en s’approchant de lui d’un air timide et troublé, je viens vous demander…

» Elle s’arrêta, ne sachant plus comment exprimer sa pensée.

» — Quoi ? lui demanda-t-il d’une voix qui appelait la confiance.

» Après un moment d’hésitation, Sarah reprit en tremblant, mais avec une adorable candeur.

» — Monsieur, êtes-vous bien riche ?

» — Je le suis trop, répondit l’étranger, car mes richesses m’ont rendu malheureux.

» — Alors, poursuivit-elle, pouvez-vous, voulez-vous acheter une esclave, une pauvre fille abandonnée, une enfant perdue, qui vous servirait, vous donnerait sa vie, sa faible vie, pour sauver son bienfaiteur, trahi, dépouillé par un méchant ? Monsieur, c’est moi qui suis cette enfant, cette esclave à genoux devant vous ; je ne suis point la fille de celui qui vous a sauvé. Il vous a sauvé ! dit-elle d’un ton céleste : oh ! si vous êtes bien riche, achetez Sarah bien cher, et sauvez à votre tour M. Primrose, car il est le meilleur des hommes !

» Elle aurait parlé longtemps encore, avant que la surprise et l’émotion de celui qui l’écoutait lui eussent permis de l’interrompre. Cette jeune fille, agenouillée devant lui, sa douleur profonde, sa résolution, si peu d’accord en apparence avec l’élévation de son ame, mais si simple et, selon lui, sublime par son but, le tenaient dans un étonnement que Sarah prit pour un refus.

» — Elle cacha son front avec désespoir et dit : je serai donc encore repoussée, même comme esclave !

» — Non, s’écria l’étranger, non, vous n’êtes pas repoussée. C’est à présent que je vous remercie de m’avoir sauvé la vie ; elle n’est plus inutile aux autres, elle me devient supportable ; votre bienfait sera payé, s’il peut l’être. Oui, Sarah, je suis riche ( c’est la première fois que je le pardonne à mon père ; eh ! bien ! qu’il soit béni ! ) : oui, en vérité, je suis riche, s’écria-t-il avec joie, et dès ce moment vous l’êtes. Votre dévouement, Sarah, ne sera pas perdu ; il est beau comme vous-même. Pauvre M. Primrose, ajouta-t-il par réflexion, le plus grand de vos malheurs est de n’être pas le père d’une telle fille !

» — Il est le père d’Edwin, monsieur ! Edwin restera près de son père ; que peut-on regretter avec lui ! Moi, je vous suivrai, monsieur, je vous servirai, je le promets… Non, je ne pleurerai jamais de ne plus les voir !

» Et ses larmes coulèrent en abondance.

» — Et ce frère, belle Sarah ! celui du moins que j’ai cru tel, cet Edwin, si digne d’être aimé ; vous pourrez donc le quitter pour moi ?

» — Je devais le quitter bientôt, monsieur ; son père l’avait ordonné ; car je ne suis qu’une pauvre orpheline qu’il pouvait renvoyer. Cette séparation prochaine allait être la preuve de ma soumission ; grâce à vous, monsieur, elle le sera de ma reconnaissance : je la trouve plus facile à présent.

» — Et lui, Sarah, vous quittait-il sans peine ?

» — Sans peine ! s’écria la pauvre enfant, ah ! monsieur !… Mais, reprit-elle après un silence, je n’étais pas digne d’être la fille de M. Primrose ; puisque sans la tendre pitié qu’il eut de moi, je serais depuis longtemps ce que je vais devenir par ma volonté, et, je puis dire, avec joie.

» En effet, son ame se remplissait de cette joie profonde qui nait d’un grand sacrifice fait à ce qu’on aime.

» L’étranger, plus ému qu’il ne le témoignait, lui dit, en s’arrachant avec peine à cet entretien, qu’elle recevrait le lendemain le prix de sa liberté, consacré à M. Primrose.

» — C’est vous, Sarah, qui devez le lui offrir ; c’est de vous seule qu’il daignera peut-être le recevoir.

» Alors elle quitta celui qu’elle regardait déjà comme son maître ; et puis, avant de s’endormir, elle remercia Dieu du nom d’esclave qui lui avait inspiré tant d’horreur.

» Le lendemain, aux premiers rayons du jour, elle se leva : l’étranger l’ayant fait demander par le petit Dominique, et la voyant arriver presqu’aussitôt, lui remit, sans parler, une donation de la moitié des grandes richesses qu’il possédait, et qui balançait la perte des biens de M. Primrose. Sarah baissa les yeux en silence, tandis qu’il l’examinait avec l’intérêt le plus sérieux.

» — Vous ne lisez donc pas, lui dit-il cet acte qui vous lie à moi pour toujours ? puisse-t-il m’acquitter envers vous, comme il vous’acquitte envers M. Primrose.

» — Elle baisa l’acte avec respect. Ma vie ne vaut pas ce qu’elle vous coûte ! Oh ! monsieur, que vous êtes heureux, dit-elle d’un ton plein d’ame, vous donnez tout !

» — Et vous vous méconnaissez vous-même, lui répondit-il ; puissent les autres vous apprécier comme moi !

» Ils cherchèrent alors les moyens de forcer M. Primrose à ne pas rejeter ce don si pur ; l’inquiète Sarah ne voyait qu’un moyen ; c’était de partir avant qu’il en eût connaissance. Tous deux parlaient encore, incertains, quoiqu’agités de pensées différentes, lorsqu’Edwin entra précipitamment dans la chambre de son père, qui ne s’était pas couché de la nuit. Edwin, dont l’ame était de nouveau soulevée par un orage terrible, s’arrêta devant son père, qui le regardait avec épouvante, n’osant lui demander la cause du renversement de ses traits.

» — Enfin, lui dit-il, en rassemblant ses forces, que se passe-t-il de plus triste encore ? répondez, Edwin, quelle nouvelle ?

» — Affreuse nouvelle, répondit Edwin, dont tout le corps frémissait en parlant ; Sarah ! mon père, Sarah !……

» — Eh bien ! Sarah ! où est Sarah ?

» — Vendue ! vendue pour nous ! esclave ! et perdue à jamais pour moi !

» — Mon fils ! dit M. Primrose en pâlissant, ménagez-moi ! dites que je vous ai mal entendu, ou que notre malheur trouble votre raison !

» — Il a troublé la sienne, mon père ! elle s’est vendue pour nous rendre ce que Sylvain nous enlève ! elle a un maître ! s’écria-t-il, en tombant presque sans vie sur le lit de son père.

» — Où est Sarah ! qu’on appelle Sarah ! cria M. Primrose, aussi bouleversé que son fils. Sarah ! Sarah ! et le nom de Sarah retentit bientôt dans toute l’habitation alarmée.

» Sarah courut à cette voix puissante et chère, et voyant M. Primrose en désordre, hors de lui-même pour la première fois de sa vie, elle se laissa tomber sur ses genoux, criant : Grâce ! comme si elle eût été coupable.

» — Malheureuse enfant ! qu’as-tu fait ? lui dit M. Primrose d’une voix étouffée, sais-tu qu’on peut donner la mort à ceux qu’on aime en s’immolant pour eux ; qu’as tu fait ? explique le mystère qui va tuer mon fils. »

» Et Sarah effrayée cachait sa tête sous ses vêtemens.

» — Monsieur, lui cria l’étranger, attiré hors de sa chambre par le bruit qu’il entendait, au nom du ciel, écoutez-moi seul. Vous effrayez cet enfant ; regardez-la !

» — Bonne et tendre fille ! dit M. Primrose, en la soulevant de terre où elle restait anéantie, viens, que je te regarde ! Oui, poursuivit-il avec transport, que je regarde un ange puisqu’il y en a encore dans ce malheureux monde. Oh ! viens, mon enfant, car je t’aime comme Edwin, malgré le mal que tu lui fais. »

« Et, l’entraînant par le bras jusqu’auprès de son fils :

» — La voilà, Edwin, je vous la donne ; » et il la jeta doucement au jeune homme éperdu, dont les yeux se fermèrent en la recevant sur sa poitrine.

» — Monsieur, déclara-t-il alors d’un ton plus calme au voyageur, qui les regardait en silence, jugez si cette jeune fille est esclave, quand je la mets dans les bras de mon fils. Elle en devient maintenant inséparable comme de moi-même ; personne ne peut me disputer les droits de père que j’ai sur elle, j’en prends aujourd’hui le titre devant vous à la face du ciel.

» — Refuserez-vous alors, répondit l’étranger, en saisissant ses mains qu’il pressait ardemment dans les siennes, rejetterez-vous le saint témoignage de l’amour de votre fille ? car, dès ce moment, je jure, ainsi que vous, à la face du ciel, qu’elle est riche comme moi-même. En voici la preuve, ajouta-t-il, en prenant des mains de Sarah le papier qu’elle cachait en mourant de peur. Ce n’est pas un acte d’esclavage, Monsieur, c’est celui d’une reconnaissance légitime, puisque je savais, puisque j’augurais du moins que Sarah ne pouvait être esclave.

» Et devant elle-même, il raconta tout ce qu’elle avait dit et fait la veille. Les yeux de M. Primrose s’humectaient de tendresse, en regardant sa jeune pupille, dont la honte divine n’était pas moins touchante que l’ivresse dont rayonnait son fils.

» Dans ce premier moment de trouble, il avait oublié qu’il était ruiné ; Sarah l’occupait seule ; il se sentait heureux d’être, pour ainsi dire, forcé de ne la plus quitter. Sorti d’un combat qui avait coûté beaucoup à son cœur, il la remerciait intérieurement de la douce contrainte où il se trouvait d’oublier l’Angleterre et le brillant hymen projeté pour son fils, quand la vue de l’acte qu’il tenait encore fit évanouir cet éclair de joie, et lui rappela sa position tout entière. Le regard qu’il jeta sur Edwin peignait à la fois la gratitude de son ame et l’invincible fierté qui repoussait le bienfait. Edwin l’entendit. Par un mouvement involontaire, il s’éloigna de Sarah, et s’approcha tristement de M. Primrose, qui marchait à grands pas, la tête baissée sur sa poitrine.

» — Mon père, lui dit Edwin d’une voix basse et altérée, je n’aurai pas moins de courage que Sarah ; elle m’a appris à obéir. Ordonne de mon sort.

» — Mon cher enfant ! mon digne fils, lui répondit M. Primrose, en s’arrêtant, vous voulez donc répandre quelque baume sur une blessure profonde et sans doute mortelle ! vous m’accablez, mon Edwin, et je me sens mourir du remords qui crie au fond de ma conscience. Vous êtes tous généreux pour un homme, sur ma parole, moins prudent que cette jeune fille.

» — Monsieur ! interrompit Edwin, en s’adressant à l’étranger, l’erreur d’un honnête homme est-elle donc un crime ? un scélérat nous trompe, et c’est sa victime qui parle de remords ! défendez-le, je vous en prie, contre lui-même ; car, pour moi, je n’ai pas d’empire sur mon père ; je ne sais plus que lui dire, et je suis triste à la mort.

» — Votre père, répondit gravement l’étranger, est injuste envers lui par l’excès de son amour pour vous ; mais il ne peut persister dans un refus qui le rendrait parjure à lui-même. Il adoptait Sarah, il vous l’a donnée, solennellement donnée : refuser en ce moment la fortune qu’elle possède, c’est la rejeter de son sein ; c’est lui dire : Je préfère la mort à ton bonheur. Un tel choix est impossible ; l’orgueil de la vertu ne va pas si loin. Non, monsieur, vous ne serez pas cruel ; vous prendrez compassion de deux rares enfans que le ciel vous a donnés dans son amour ; et si la voix d’un homme malheureux a quelque empire sur votre ame, ajouta-t-il, en l’étreignant de toutes ses forces, je la joins à leurs pleurs ; je vous demande, par pitié, un beau jour dans cette vie que vous m’avez conservée.