Huit femmesChlendowski (p. 205-216).
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XVI

La tempête.


— Il n’y a point ici de place pour vous ! criait à huit jours de là M’Elise à Katerina, comme elle apparaissait pour la troisième fois au haut de l’escalier de la chambre du capitaine, pour voir et partager le danger qu’il courait alors sur le pont.

— Descendez, femme ! reprit-il plus fort, ou vous serez emportée par la lame. Je vous dis que chaque coup de mer menace de nous submerger ; nous avons déjà perdu deux hommes qui ne nagent plus. Allons ! en bas, vous dis-je !

— Je n’ai peur que quand je ne te vois plus, Andrew, je veux rester avec toi.

— Descendrez-vous ! répéta-t-il en fureur, et le regard du capitaine parut alors un regard nouveau pour Katerina. Elle arrêta sur lui des yeux pleins de surprise, puis elle essaya d’obéir en se tenant fortement aux cordages ; alors elle n’entendit plus que ces cris confus à travers les lames turbulentes :

— Ferme les sabords ! ferme les écoutilles ! amène et cargue toutes les voiles !

L’orage était à son comble. Le soleil devait être couché, mais de tout le jour on n’avait pu l’entrevoir que comme une lune blafarde et mouillée. Des vagues mugissantes se chassaient l’une l’autre, et le vaisseau démâté se tourmentait comme un grand corps dans l’agonie. Le vent hurlait et poussait des sifflemens pareils à des cris de spectres, en s’engouffrant dans les crevasses du vaisseau fatigué. Depuis trois jours, ils combattaient avec la rafale, mais ils n’avançaient plus ; ils restaient à lutter non loin du roc muet et vengeur, qu’ils avaient voulu fuir, et dont rien ne leur avait dit l’approche, car la voix tutélaire était vendue au juif. Katerina, la jeune fille ingénieuse, la femme amoureuse et triomphante, était là, jugée, devant la gueule béante du monstre dont elle avait comme arraché la langue.

Le détroit de Tay les enchaînait entre Dundee et l’autre terre. Le roc apparaissait de loin au milieu du bouillonnement des vagues monstrueuses, tandis que le capitaine immobile contemplait cette tombe noire qui venait d’engloutir deux innocens, et qui appelait à grand bruit deux coupables. Ses esprits étaient chargés d’amertume ; la mer hurlait sa sentence, et sa conscience l’entraînait au naufrage. Autrefois il ne craignait pas la mort, parce que Dieu se rencontre après elle ; présentement il la redoute, parce qu’après la mort il va rencontrer Dieu !

Katerina reparut encore en rampant vers Andrew pour le soutenir et l’embrasser.

— Je ne peux rester là sans toi ! lui dit-elle. Tout sera-t-il bientôt fini ?

— Oui, répliqua M’Elise, bref et sombre ; priez Dieu ! il en sera bientôt fait de nous tous.

Katerina tomba sur ses genoux, mais ce ne fut que devant Andrew M’Elise, qu’elle adorait plus que Dieu.

— Tu disais que l’orage allait passer ce soir, Andrew !

— Je vous ai menti.

— Quand finira-t-il donc, mon cher seigneur ?

— Bientôt ! et nous aussi, Katerina.

— Non ! moi seule ! cria d’une voix perçante la femme épouvantée de la pâleur livide de son mari.

— Taisez-vous ! lui dit-il, la mort est proche pour tous deux, et la damnation après elle ; car j’ai perdu mon ame pour vous, Katerina !

— Oh ! ne dis pas cela, mon mari !

— Cache-toi donc, ou je te maudis !

Katerina ne répliqua plus. Elle se jeta la face sur le pont et s’ensevelit dans son angoisse mortelle. Comme elle restait là terrifiée, tandis qu’Andrew tenait le gouvernail, le vent s’abattit, le vaisseau cessa de s’élever et de rouler en tous sens ; les matelots se rallièrent ; quelques fragmens de voiles furent jetés sur les débris des mâts : une chance de salut se remontra pour l’équipage harassé.

Le capitaine attentif se taisait et veillait à la barre ; le vent tourna tout à coup en leur faveur, et l’espoir se releva dans chaque ame éperdue. Le détroit de Tay s’ouvrait déjà devant eux ; alors le cœur d’Andrew M’Élise, en se dilatant, respira comme délivré de la charge écrasante du vaisseau. Il donna le gouvernail au pilote, et se pencha vers Katerina, qui n’avait pas quitté sa place, immobile et pliée sous ses longs cheveux trempés d’eau salée. Il la releva, rappela son courage à elle et son amour à lui, revenu comme le calme aux flots ; mais elle n’écoutait point ; elle ne pouvait plus oublier, et sanglottait sourdement.

— Nous sommes sauvés, Katerina !

— Tu m’as maudite ! répliqua-t-elle avec une amère tristesse. Oh ! que n’étions-nous en effet perdus avant cette malédiction qui défait tout, Andrew !

— J’étais fou… Katerina, je te dis que nous sommes sauvés. Regarde comme l’eau s’aplanit.

— Est-ce que je vois cela ! répondit Katerina en poussant un soupir désespéré.

— Allons ! reviens aussi pour moi ! N’est-ce donc rien, dis, mon enfant, de ressaisir encore une fois ce monde ? Il n’osa plus ajouter : Quand on a perdu l’autre.

— Que me fait le monde à présent que je ne suis plus pour toi le monde ! dit-elle à voix basse en fermant les yeux pour mourir.

— Oh ! tais-toi ! l’homme sait-il ce qu’il dit quand sa conscience le torture ?

Les lèvres blanches de Katerina ne s’ouvrirent plus.

— Capitaine ! vos ordres pour éviter le roc ! cria l’homme à la barre. Nous y courons tous ! Que fait donc la cloche qui devait nous avertir ?

— La cloche ! répartit Andrew bondissant. Ce fut sa seule réplique.

Le vaisseau s’enleva contraint par la mer et le vent ; il tournoya un moment dans l’air, suspendu sur l’abîme, puis tout à coup, plongé dans l’écueil, il y fut avalé par l’élément convulsif. Le capitaine égaré rejeta brusquement Katerina hors de ses bras pour nager sans obstacles, et ce fut en s’élançant après lui, durant le choc terrible, qu’elle tourbillonna sur les vagues. Les craquemens des charpentes, le versement des flots dont la poupe était inondée, le démembrement du navire, ne furent l’ouvrage que de quelques secondes, tandis que la houle emportait un corps de femme léger comme le corps d’un oiseau, où les ailes manquaient !

Quand l’orage épuisé laissa retomber les vagues dans leur lit profond, un homme, jeté comme mort à la pointe du roc, retenu dans l’échafaudage où la cloche s’était balancée, ouvrit lentement les yeux. Sa mémoire était troublée comme l’Océan. Son corps meurtri se traîna douloureusement, et debout sur l’écueil découvert, il plongea partout son regard aussi profond que l’abîme. Tout avait disparu.

Depuis lors, quelque part qu’il se trouve errant, ou dans l’Inde, ou dans les mers glacées, poursuivi par le souvenir qui corrompt ses jours, quand l’ouragan s’élève, quand la mouette glapit, quand le pêcheur fait rentrer sa barque au rivage, cet homme voit devant ses yeux effrayés un vaisseau se débattre ; une faible femme s’attachant aux cordages, puis s’engouffrant dans la mer. Il appelle une cloche, qui ne sonne pas, pour sauver cette forme jeune et blanche, abîmée au creux de l’écueil en poussant au ciel ce cri d’expiation :

— La cloche !

Puis, quand tout est calme au monde, même autour du capitaine rêveur, quand la mer, devenue sa seule patrie, baise doucement la base du vaisseau dont il est le triste roi, tandis qu’il se promène le soir, infatigable, sur son étroit empire, la lumière d’une lune d’argent éclaire au loin l’ombre toujours belle de Katerina, balançant son mouchoir mouillé, comme un signal qui le rappelle au roc, où elle l’adore à genoux.

Les marins superstitieux de Perth racontent qu’ils ont vu, en passant, cette jeune ombre leur tendre un message pour son père, et qu’elle pleure, lorsque les prudens mariniers poursuivent leur course en silence, les bras croisés et les yeux fixés sur elle.