Hollandais, Anglais, Allemands en Afrique australe

Hollandais, Anglais, Allemands en Afrique australe
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 799-822).
HOLLANDAIS, ANGLAIS, ALLEMANDS
EN AFRIQUE AUSTRALE

La guerre a mis à une rude épreuve la solidité de l’Empire britannique. En dépit des manifestations de loyauté des « nations-sœurs, » un doute subsistait. Dans une crise où l’avenir de la Grande-Bretagne serait en jeu, le lien sentimental, le seul qui subsiste entre la métropole et les colonies autonomes, serait-il assez puissant pour inciter les citoyens de ces jeunes nations à courir à côté d’elle les risques de la lutte ? L’épreuve a réussi. L’Allemagne, au lieu de disloquer cet Empire, l’aura consolidé. Canadiens, Australiens, Néo-Zélandais ont répondu avec enthousiasme à l’appel de la mère patrie et sont venus se joindre aux volontaires du Royaume-Uni pour défendre l’Empire menacé. L’appel a été entendu aussi par l’Union sud-africaine, la dernière née de ces jeunes nations, à peine remise des maux de la rude guerre qui mettait aux prises, il y a moins de quinze ans, Hollandais et Anglais luttant pour la suprématie. Le gouvernement de l’Union avait accepté pour tâche, dès le début des hostilités, la conquête de l’Afrique occidentale allemande accrochée à son flanc. Mais cette campagne était à peine commencée qu’il se voyait obligé de l’interrompre pour réprimer un mouvement de rébellion. Les hommes au pouvoir et les citoyens loyaux ont alors vécu des heures angoissantes. L’Union, cette œuvre si péniblement réalisée, allait-elle s’effondrer dans la tourmente ? Le sang-froid, le bon sens et l’énergie du général Botha et de ses collaborateurs leur ont permis d’arrêter la révolte à ses débuts. Ceci fait, ils ont repris la tâche interrompue, et aujourd’hui l’Union Jack flotte sur Windhoek, la capitale de l’Afrique occidentale allemande. Cette tentative de rébellion sera-t-elle le dernier effort des fidèles du « Vierkleur, » qui n’ont pu se résigner à perdre l’espoir de voir une République hollandaise suprême dans l’Afrique du Sud ? Ou la bonne entente, précédant la fusion des races, dont dépend l’avenir de la jeune nation sud-africaine, est-elle compromise et retardée pour longtemps encore ?


I

Lorsque, au mois de mai 1902, les représentans des Républiques du Transvaal et de l’Orange, réunis à Vereeniging, discutaient la possibilité de continuer la lutte héroïque menée depuis plus de deux ans déjà ou la nécessité d’accepter les conditions de paix de l’Angleterre, le commandant-général Louis Botha se prononça pour l’acceptation de celles-ci. Certains voulaient combattre encore : ils ne pouvaient se résoudre à perdre l’indépendance pour laquelle de si cruels sacrifices avaient été consentis. A ceux qui pouvaient juger plus froidement, la situation apparaissait désespérée : à poursuivre la lutte, on compromettrait l’avenir de la race elle-même. En acceptant l’inévitable, on pourrait conserver les institutions représentatives ; sous la suzeraineté de l’Angleterre, la nation continuerait à vivre ses idéals et ses vieilles coutumes. Le 31 mai, les préliminaires de paix étaient signés : l’Angleterre victorieuse s’engageait à substituer aussitôt que possible, dans ses nouvelles colonies, le gouvernement civil à l’administration militaire, et à introduire, dès que les circonstances le permettraient, un système représentatif tendant vers l’autonomie. « Chacun de ceux qui signèrent ce document, — dit le général Christian de Wet, commandant en chef des troupes de l’Orange, l’un des signataires, — savait qu’il était engagé d’honneur à y conformer ses actes. » Et, en terminant son Histoire de la guerre de trois ans, dont il avait été un des héros, celui qui, à la réunion de Vereeniging, avait plaidé avec le plus de vigueur et d’âpreté pour la continuation de la lutte, sans égard à sa durée, « jusqu’à ce que l’indépendance fût absolument sûre, » adressait ces dernières paroles à son peuple : « Soyons loyaux au nouveau gouvernement. La loyauté est, en fin de compte, la meilleure conduite. La loyauté est seule digne d’une nation qui a versé son sang pour la liberté. »

Fidèle à sa promesse, l’Angleterre dotait d’un gouvernement autonome, dès 1906, le Transvaal et l’Orange. Elle n’hésitait pas à confier le pouvoir à ses rudes adversaires de la veille. Le général Botha, appelé à présider le premier ministère transvaalien constitué sous le nouveau régime, déclarait que les Boers n’oublieraient jamais la générosité du peuple anglais, et conviait la population de langue hollandaise à travailler avec la population de langue anglaise pour réaliser enfin l’Union sud-africaine.

Aucun obstacle sérieux ne divise en compartimens isolés le continent sud-africain. La seule barrière naturelle dans cette région est la chaîne de montagnes qui court, parallèle à la cote, de Capelown à l’embouchure du Zambèze. Mais des ouvertures dans cette chaîne facilitent les relations entre l’intérieur et la côte, et la zone côtière est une dépendance nécessaire du plateau qui, d’une superficie égale aux sept huitièmes de l’Afrique australe, constitue en réalité celle-ci. Sans l’accès libre à la mer, les populations du plateau seraient isolées des grands courans de la civilisation ; quant à la zone côtière, sa faible étendue ne lui permet pas d’aspirer à une vie indépendante.

Lorsque, en 1815, l’Angleterre acquit de la Hollande la colonie du Cap de Bonne-Espérance, aucune nation rivale n’avait de prétentions sur les territoires de l’intérieur. Lentement, la population avançait vers le Nord, repoussant les indigènes auxquels elle se heurtait dans sa marche. Le gouvernement anglais voyait avec appréhension cette expansion de la colonie. Celle-ci n’avait de valeur à ses yeux que comme point de relâche sur la route des Indes. En 1836, des Boers, désireux d’échapper aux tracasseries et aux injustices d’une administration peu soucieuse de satisfaire leurs aspirations, se résolurent à une émigration en masse. Les fonctionnaires anglais ne s’opposèrent pas au « grand trek. » Le gouvernement métropolitain redoutait de se voir entraîné malgré lui dans des luttes onéreuses contre les indigènes ; aussi vit-il avec plaisir la constitution, au Nord du fleuve Orange, puis du Vaal, de communautés blanches, dont il reconnut l’indépendance. Ces communautés protégeraient la colonie anglaise contre les incursions redoutées des Zoulous, sans risques pour la métropole. Cette politique étroite n’était pas celle des administrateurs anglais résidant dans le pays. Sir George Grey, gouverneur de la colonie du Cap, déclarait en 1857 que « les colonies sud-africaines ne pourraient, qu’au moyen d’une fusion fédérale seulement, être rendues assez fortes et capables d’une action commune pour se défendre seules contre les indigènes. » La population de l’Afrique du Sud était encore presque tout entière d’origine hollandaise et on ne pouvait douter que si « une grave question nationale était soulevée, qui créerait un mouvement populaire, le fait de dire que ces populations étaient des nations différentes ne les rendrait pas étrangères les unes aux autres, et l’existence d’une rivière aisée à franchir, courant entre elles, ne pourrait rompre leur sympathie et les empêcher d’agir en commun. » Le moment eût été propice pour replacer sous la suzeraineté anglaise les jeunes communautés dont on avait imprudemment reconnu l’indépendance : le Volksraad de l’Etat d’Orange, conscient de sa faiblesse, déclarait désirable « l’union ou l’alliance avec la colonie du Cap, sur la base de la fédération ou autrement. » Si l’on eût fait droit à ce désir, les colons établis au Nord du Vaal, plus faibles encore, n’auraient pas tardé à suivre cet exemple. De sanglantes tragédies eussent été ainsi épargnées aux peuples sud-africains. Malheureusement, le gouvernement métropolitain se refusa à modifier sa politique. Une tentative de fédération faite quelque vingt ans plus tard, sur l’initiative, cette fois, de la métropole, échoua. L’opposition vint alors de la colonie du Cap, dont la population, récemment dotée d’un gouvernement autonome, entendait qu’un projet de ce genre prît naissance dans l’Afrique du Sud elle-même.

Vers le même temps, la découverte de riches mines de diamans, bientôt suivie de celle de mines d’or, dans ces régions de l’intérieur si dédaignées jusque-là par le gouvernement anglais, vint révolutionner l’Afrique australe. Les populations établies sur le plateau y vivaient loin de la civilisation, d’une vie semi-nomade, égratignant à peine le sol, se contentant des produits de leurs troupeaux. Les anciens immigrans de la colonie du Cap avaient multiplié, mais leur isolement avait beaucoup modifié leur caractère. Cet isolement profond où ils vivaient était dû à l’éloignement, aux difficultés des communications, possibles seulement à l’aide du lourd chariot attelé de douze ou quinze paires de bœufs, et plus encore à leur langage : le « taal, » résidu de la langue hollandaise dépouillée de ses caractères grammaticaux, réduite à un vocabulaire exigu, appelé à suffire seulement aux besoins de la vie rudimentaire de ces populations. Le « taal » avait élevé une barrière presque infranchissable entre les Boers et la civilisation. Ils avaient perdu le contact que la lecture eût pu maintenir entre eux et le monde extérieur. Dans ces sociétés retournées à la vie patriarcale, seul le sentiment religieux subsistait vivace, mais la doctrine calviniste transmise par les aînés s’était rétrécie et durcie à la fois : elle avait perdu le principe de vie. De la Bible, leur livre unique, les Boers ne connaissaient guère plus que l’Ancien Testament, dont les enseignemens convenaient davantage à leur vie rude de peuples pasteurs, toujours en lutte contre les sauvages, à qui ils disputaient les terres de leur choix. Chez ces populations, le sentiment national n’avait pas encore jeté de puissantes racines, mais elles avaient une hostilité irréductible contre l’intrusion de nouveaux venus.

La découverte des mines rompit leur isolement. Les gens du dehors firent une irruption soudaine et brutale sur le plateau. Le grand silence du veldt fut bientôt troublé par le halètement des locomotives, par le bruit monotone et assourdissant des nilons. Les chercheurs de fortune qui s’élancèrent vers l’intérieur n’avaient rien de commun avec les Boers, ni le caractère, ni les sentimens, ni la langue : le plus grand nombre étaient des individus d’origine anglaise venus des colonies du Cap et de Natal.

L’immigration anglaise dans l’Afrique australe est de date récente : elle n’a vraiment commencé qu’en 1826. Au Natal, l’élément anglais, depuis les débuts de la colonisation de cette partie de la côte, a prédominé. Mais, dans la colonie du Cap, la population de langue hollandaise a conservé la suprématie, et, de bonne heure, s’est annoncée la différence qui est allée s’accentuant après la découverte des mines entre elle et la population de langue anglaise : celle-ci, se groupant dans des centres urbains, la première demeurant fidèle au sol conquis par elle, à cette terre trop souvent aride, rebelle à la culture, mais qui demeure pour elle la Terre promise par Dieu aux ancêtres qui abandonnèrent l’Europe il y aura bientôt trois cents ans.

Pour le transport de l’outillage nécessaire à l’exploitation des mines, pour l’approvisionnement des agglomérations qui se forment dans leur voisinage : Kimberley, près des mines de diamans ; Johannesburg, au centre des mines, d’or, les chariots boers sont insuffisans. De Capetown, de Durban, de Lourenzo-Marquès, les voies ferrées sont lancées vers l’intérieur, dont ces colonies se disputent le trafic à coups de tarifs.

L’Etat libre n’est pas directement touché par cette transformation : il n’y a pas de mines importantes sur son territoire. Le gouvernement anglais, invoquant les titres fort contestables d’un chef indigène placé sous son protectorat, avait annexé la région des mines de diamans, voisine de la frontière occidentale de l’Etat libre. Mais les mines d’or, le Randt, étaient situées entièrement sur le territoire de la République du Transvaal : cette circonstance allait donner une vitalité nouvelle à l’idée de la fédération.

Cecil Rhodes s’en fit le champion : il entendait la réaliser sous le drapeau anglais et sous la suprématie de la « old colony, » la colonie du Cap. Cette idée d’une fédération sud-africaine n’était pas étrangère aux chefs des Boers : le président Brandt, qui dirigea pendant de longues années la politique de l’Etat libre, voyait dans sa réalisation un point d’aboutissement naturel, et, devant la politique hésitante des hommes d’Etat anglais, il espérait que la fédération se ferait sous le drapeau républicain. La découverte des mines d’or assura au Transvaal, dont le trésor avait toujours été péniblement alimenté, d’importantes ressources. Ce qui n’avait paru qu’un rêve chimérique semblait maintenant réalisable. Le président Kruger, appuyé sur les Boers du Transvaal et de l’Etat libre, dont il ranima le nationalisme, tint tête à Cecil Rhodes, « l’Anglais au cœur africain, » qui avait su se concilier l’élément hollandais de la colonie du Cap. Le raid de Jameson, à la fin de 1895, qui échoua si piteusement, renforça le sentiment de race chez les citoyens des républiques, et le réveilla chez les Hollandais de la « old colony, » où il allait s’évanouissant. Il offrit aussi une aide sérieuse aux intrigues d’une nation étrangère qui, depuis plusieurs années déjà, avait des visées sur l’Afrique australe.

Parmi les colons introduits dans la colonie du Cap pendant la domination hollandaise, il y avait un petit nombre d’Allemands. De même que les protestans français, qui avaient cherché là-bas un refuge après la révocation de l’Edit de Nantes, ces Allemands s’étaient vite fondus dans la masse de la population. Au lendemain de la guerre de Crimée, l’Angleterre donna des concessions de terre, sur la frontière orientale, aux anciens membres de la légion allemande qui, eux aussi, ont fait souche. L’Allemagne s’était désintéressée de ces émigrans. Peut-être, cependant, est-ce leur existence qui, lorsque les marchands de Hambourg, Brème, Francfort, un peu avant la guerre de 1870, demandèrent à Bismarck la fondation d’une colonie en climat tempéré, la fit penser à l’Afrique du Sud. Aucune suite ne fut donnée à ce projet. Mais l’Afrique australe ne devait plus être perdue de vue par les Allemands.

En septembre 1880, sir Bartle Frère, gouverneur de la colonie du Cap, appelait l’attention du gouvernement anglais sur un article paru récemment dans les Geographische Nachrichten, où l’auteur, Ernst von Weber, au retour d’un voyage d’études, recommandait vivement l’établissement d’une colonie allemande dans cette région : « L’Afrique du Sud Orientale, — écrivait-il, — a pour nous, Allemands, un intérêt évident : car, ici, habite une race splendide qui nous est alliée par la langue et les coutumes… Les ramifications des familles boers s’étendent dans toute l’Afrique du Sud, et l’on peut parler d’une nation afrikander ou d’Africains bas-allemands, qui forme une race homogène de la montagne de la Table au Limpopo. C’est un fait qui aurait une grande importance dans le cas d’une rébellion des Boers, en vue de former une fédération africano-hollandaise. » E. von Weber suggérait l’envoi ininterrompu d’émigrans allemands nombreux qui, « progressivement, donneraient une prépondérance numérique décidée aux Allemands sur la population hollandaise et effectueraient ainsi graduellement, de manière pacifique, la germanisation du pays. » Cette idée n’eut pas de suite, mais, en 1883, l’Allemagne annexait presque toute la côte occidentale de l’Afrique du Sud, avec son hinterland, de l’embouchure du fleuve Orange à la frontière méridionale de l’Angola, région parcourue depuis une soixantaine d’années déjà par des missionnaires et des trafiquans allemands. Dès 1877, sir Bartle Frère avait exprimé des craintes au sujet de cette région : il eût voulu voir l’Angleterre annexer le littoral. Mais le pays, à demi désertique, semblait peu propice à la colonisation ; l’annexion pouvait avoir pour conséquence des luttes contre les indigènes : le gouvernement anglais se contenta d’annexer, en mars 1878, la baie de Walfish, et un périmètre de 15 milles autour : c’est le seul port naturel important de cette côte inhospitalière[1].

Les Allemands avaient pris pied dans l’Afrique australe : d’heureuses circonstances ne pourraient-elles leur permettre d’étendre leur domination ? Le président Kruger, ambitieux de réaliser une Confédération sud-africaine indépendante, comprit la nécessité de chercher un appui à l’étranger contre l’Angleterre. Il accepta aisément les avances intéressées de l’Allemagne. En janvier 1895, à un banquet officiel donné à Pretoria en l’honneur de l’anniversaire de la naissance de Guillaume II, il disait : « Le moment est venu de nouer des liens d’étroite amitié entre l’Allemagne et la République sud-africaine, — des liens comme il est naturel entre le père et l’enfant, » et, précisant sa pensée, montrant nettement le but que cette amitié permettrait d’atteindre, il ajoutait : « Lorsque nous signâmes la Convention [de 1884] avec le gouvernement anglais, — je regardais cette république comme un jeune enfant, et un jeune enfant ne peut porter que des vêtemens qui conviennent à sa taille. Les vêtemens d’un enfant ne peuvent avoir les dimensions de ceux d’un homme fait. Mais, à mesure que l’enfant se développe, il lui faut des vêtemens plus grands : les vieux, devenus trop étroits, éclatent. C’est notre position aujourd’hui ; nous sommes des adolescens, et, bien que nous soyons jeunes, nous savons que, si une nation tentait de nous faire reculer, une autre nation s’y opposerait. »

Le gouvernement allemand n’était pas encore décidé à remplir ses promesses, ou, peut-être, le président essayait-il de l’engager plus loin qu’il n’entendait aller, car, à une demande d’explication du gouvernement anglais, que le discours du président Kruger avait ému, le gouvernement allemand répondit qu’il ne désirait en Afrique australe que le maintien du statu quo. Mais il ajoutait qu’il était opposé à toute idée « d’union douanière, d’amalgamation ou de fédération des États sud-africains…, qui serait, au point de vue politique, un véritable protectorat, et aurait pour résultat, au point de vue économique, l’établissement d’un monopole commercial au profit de la colonie du Cap, et l’exclusion du commerce allemand. » Dans cette menace voilée est, sans doute, la raison de la hâte que mit Cecil Rhodes à intervenir directement dans les affaires du Transvaal et l’explication du raid Jameson. Au lendemain de cette triste aventure, l’empereur d’Allemagne adressait au président Kruger ses sincères félicitations pour avoir, lui disait-il, sans recourir à l’aide des Puissances amies, réussi à repousser, vous et votre peuple, avec vos propres forces, les bandes armées qui s’étaient introduites dans votre pays, et à maintenir votre indépendance contre une agression étrangère. » L’œuvre d’intrigue allemande se poursuivait à Pretoria, où, lorsque l’on se décida en 1899 à jeter le gant à l’Angleterre, on espérait avoir dans cette lutte disproportionnée l’aide de l’Allemagne : « Au début de la guerre, — déclara le général Botha à la conférence de Vereeniging, — nous comptions sur l’appui de Puissances européennes… Mais la vérité est qu’aucune Puissance étrangère n’a l’intention de nous aider. »

L’abandon où les avait laissés l’Allemagne, dans cette lutte suprême, avait détruit chez les Boers la confiance que pendant si longtemps ils avaient mise en elle. Il facilita leur adhésion loyale à la paix acceptée ; malheureusement, le terrain devait se prêter quelques années plus tard à un renouvellement des intrigues allemandes.


II

Le général Botha, devenu premier ministre du Transvaal, colonie anglaise, s’efforça de réaliser l’Union sud-africaine. Il fut assisté dans ses efforts par le docteur Jameson, rentré dans la vie politique et, à ce moment, premier ministre de la colonie du Cap. Anglais et Boers se rendaient compte de la nécessité d’aboutir promptement. La guerre avait mis fin au conflit politique. Mais, au lendemain de la paix, les mêmes rivalités économiques, qui avaient causé de si grandes divergences avant la guerre, subsistaient entre les quatre colonies qui, bien que groupées maintenant sous un drapeau commun, restaient administrativement indépendantes les unes des autres. La convention douanière conclue en 1903 n’était qu’un compromis entre des politiques différentes : elle était subie par crainte du pire. Une entente au sujet des chemins de fer, exploités par les gouvernemens, était nécessaire, mais elle apparaissait irréalisable. La violente crise financière de 1907 vint brusquer la solution qui s’imposait. Elle fit passer à l’arrière-plan les rancœurs que laisse après elle une lutte de races et taire les appréhensions égoïstes opposées au projet d’union. Les nécessités économiques et financières se montrèrent si puissantes qu’elles amenèrent l’adoption du principe unitaire, de préférence au principe fédératif, le seul que les plus chauds partisans de l’Union croyaient possible, au début de la campagne, de faire triompher[2].

Le 4 novembre 1910, s’ouvrait la première session du Parlement de l’Union sud-africaine. Les élections avaient donné une forte majorité dans les deux Chambres au général Botha, à qui le gouverneur général avait confié la mission de former le premier ministère. La population de langue hollandaise allait donc présider aux destinées de l’Union à ses débuts et assumer la responsabilité de l’œuvre d’organisation. La tâche du gouvernement était considérable : il lui fallait assurer l’unification des services publics des quatre provinces, l’uniformisation des impôts généraux et des lois civiles et commerciales fondamentales. Les questions économiques appelaient aussi une action immédiate : unification de l’exploitation des chemins de fer, développement du réseau ferré, programme de travaux pour l’irrigation, de si grande importance dans un pays où l’insuffisance des pluies limite à l’industrie pastorale la plus grande partie du territoire, et, liée à ces questions, celle de l’immigration blanche, nécessaire pour hâter la mise en valeur du pays et pour contre-balancer l’accroissement rapide de la population indigène. Enfin, dominant le tout, la question noire, pour la solution de laquelle il fallait étudier et préparer une politique.

La population de l’Union, pour une superficie égale à deux fois et demie celle de la France est d’à peine 6 millions d’habitans, et, dans ce chiffre, la population blanche n’entre que pour un peu plus du cinquième. Cette dernière, dont près de la moitié vit dans des agglomérations urbaines, se partage à peu près également entre individus de langue hollandaise et individus de langue anglaise. Les premiers sont restés agriculteurs et pasteurs : ils possèdent la plus grande partie du sol ; les seconds, pour la plupart citadins, sont commerçans ou employés aux mines. La population de couleur, évaluée à plus de 4 millions et demi d’individus, offre une grande complexité. Les indigènes, qui dépassent 4 millions, en forment la plus grande partie ; ils sont très inégalement répartis sur le territoire : le Transkei, le Zululand, avec le Basutoland, resté sous le protectorat de la couronne, bien que situé dans les frontières de l’Union, sont les réserves d’où proviennent les noirs qui fournissent aux mines leur main-d’œuvre. La population de couleur, proprement dite, ne se trouve que dans les provinces du Natal et du Cap : dans la première, les Indiens, importés pour la culture de la canne à sucre et du thé ; dans la seconde, les descendans des Malais et des esclaves noirs, importés au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, issus de croisemens variés[3].

L’espoir, un moment caressé, d’unir dans le premier gouvernement les chefs des populations de langue hollandaise et de langue anglaise n’ayant pu se réaliser, on appréhendait la division de partis fondée sur celle de races. Mais le chef de l’opposition, le docteur, maintenant sir Starr Jameson, sut lui imposer une politique de critique modérée. Le vrai devoir pour elle dépassait la politique de parti : elle devait aider le gouvernement dans son œuvre difficile d’organisation. Et il arriva que ce fut dans son propre parti que le général Botha rencontra bientôt les plus sérieuses difficultés.

La population de langue anglaise était allée au combat, aux élections de 1910, en un seul groupement : le parti unioniste. A la fin de 1911, seulement, les Hollandais fusionnèrent leurs trois organisations historiques : le « Bond, » de la colonie du Cap ; le « Het Volk, » du Transvaal, et l’ « Orange unie, » et fondèrent le « South African party » ou parti nationaliste. « Notre but principal, — disait le général Botha, en traçant le programme du nouveau parti, — est la coopération des deux races pour former une nation sud-africaine. » Ce but élevé devait, malheureusement, se heurter aux préjugés et à l’ignorance d’une fraction importante du parti. Pour les Hollandais des régions peuplées de la colonie du Cap, pour ceux qui étaient en contact avec des centres urbains, population bilingue, en relations constantes avec leurs concitoyens d’origine anglaise, ce programme était acceptable, mais les Boers du « backveldt, » arriérés et farouches, effrayés par les progrès d’une civilisation à laquelle ils se sentaient incapables de résister, ne pouvaient acquiescer avant une longue campagne d’éducation à un programme qui, pensaient-ils, menaçait leurs intérêts et les coutumes qui leur étaient chères. Leur résistance fut soutenue par le clergé hollandais, qui voyait, dans toute extension de la langue anglaise au détriment du taal, une atteinte à l’influence considérable qu’il exerçait sur ces populations. Ces Boers du backveldt formèrent l’aile réactionnaire du parti nationaliste : ils entendaient conserver dans l’Union, aussi purs que possible, les idéals et le caractère de leur race. La conservation et, si possible, la propagation de leur langue était leur plus chère revendication.

Le général Hertzog, membre du ministère, où il représentait l’Etat libre, devint bientôt le chef de cet élément. Partisan intransigeant de la nationalité hollando-sud-africaine, il prétendait tirer des conséquences extrêmes de l’article de la Constitution qui met l’anglais et le hollandais, langues officielles, sur le pied d’égalité. Il eût voulu, par le moyen de l’école primaire, faire de l’Afrique du Sud un pays bilingue. Un débat, soulevé dans la première session, sur la question des langues, rendit publique l’existence dans la majorité et dans le ministère de cet élément réactionnaire et manifeste son intransigeance. Il fallut toute l’autorité du général Botha pour lui imposer l’acceptation d’un compromis.

Des divergences aussi profondes se manifestèrent au sujet de l’immigration et de la question noire. Opposition irréductible à toute aide gouvernementale pour faciliter l’immigration blanche ; défense d’une politique aussi stricte que possible de séparation physique des indigènes d’avec les blancs, telle fut l’attitude du général Hertzog et de ses partisans, sur ces questions. Au cours de ces discussions, l’autorité de ce dernier avait grandi. Soutenu par la protection affichée de l’ancien président de l’Etat libre, M. Steyn, dont on le considérait comme le porte-parole, on devinait en lui un prochain rival de Botha. Leurs conceptions sur les problèmes fondamentaux pour l’avenir de l’Union allaient divergeant rapidement. Le heurt final se produisit sur la question la plus grave : la conduite de l’Union vis-à-vis de l’Empire.

Le général Botha avait publiquement proclamé comment il l’entendait, lorsqu’il-était allé présenter le projet de constitution au Parlement de Westminster : « Je sais, disait-il, que le peuple anglais est désireux qu’une nation puissante et saine se développe dans l’Afrique du Sud ; et nous, Sud-Africains, nous avons la ferme résolution, après le sang et les larmes répandus dans le passé, d’édifier une nation dont la mère patrie sera justement fière. Les deux races blanches dans l’Afrique du Sud n’aspirent aujourd’hui qu’à une politique de patience, de conciliation et de coopération. » Beau programme, ayant pour but la fusion intime de deux races magnifiques, si capables de se compléter mutuellement, et qui avaient largement fusionné déjà dans la colonie du Cap, lorsque le raid de 1895, puis la guerre, étaient venus, en réveillant le nationalisme hollandais, interrompre ce mouvement. La politique de conciliation, avec le but final qu’elle se proposait, ne pouvait convenir à l’élément réactionnaire hollandais. La crise, jusqu’alors latente, éclata à la fin de 1912. Au mois de novembre, le général Hertzog, parlant à Nylstroom sur la lutte politique, déclara qu’elle se poursuivait entre « les sud-africains et des aventuriers étrangers, le plus grand nombre de langue anglaise. » L’explication qu’il essaya plus tard de son expression « aventuriers étrangers » ne put atténuer l’impression première qu’avait accentuée son allusion directe à sir Thomas Smart, qui avait succédé à si Starr Jameson, rentré en Angleterre, dans la direction du parti unioniste. Le bruit de cet incident n’était pas encore éteint lorsque le général Hertzog suscitait derechef (à de Wildt) la colère de la population anglaise et le mécontentement de l’élément progressiste de son propre parti : « L’impérialisme, — dit-il, — ne l’intéressait qu’autant qu’il était utile à l’Afrique du Sud, à son pays et à son peuple ; quand il ne leur était d’aucun intérêt, il le considérait de loin, avec respect ; mais lorsqu’il était opposé aux intérêts de l’Afrique du Sud et de son peuple, alors il se déclarait ennemi de l’impérialisme. » Déclaration aggravée par la restriction apportée à l’expression « son peuple : » en l’employant, le général Hertzog ne pensait manifestement qu’à la population hollandaise. Parlant à Urededorp des deux fractions afrikanders, « chacune fière de son passé, c’est, — disait-il, — comme si deux nationalités sud-africaines allaient à la manière de deux fleuves coulant côte à côte. Ces deux fleuves, ajoutait-il, ont le droit de conserver chacun leur propre lit : nous ne devons pas tenter de mélanger leurs eaux sans nécessité. »

Le général Botha n’avait pas laissé sans réponse des idées si différentes des siennes, publiquement défendues par un de ses collaborateurs. « La question du drapeau, — disait-il à Grahamstown, la veille du discours d’Hertzog à de Wildt, — a été réglée définitivement à Vereeniging. La signature de ce traité a mis fin à un siècle de lutte et de mésintelligence. Divisons-nous sur des questions économiques, mais non sur des questions sociales. C’est faire preuve d’une bien grande étroitesse de vues de croire que pour aimer l’Afrique du Sud il faut être hostile à la mère patrie. La Grande-Bretagne, sans doute, n’est pas la mère patrie des plus anciens habitans, mais ceux-ci ont appris que le drapeau anglais est synonyme de liberté. Les Hollandais ont prouvé qu’ils sont dignes du gouvernement responsable. » La collaboration n’était plus possible entre les partisans de la politique de conciliation et ceux de la politique des deux fleuves. Le général Botha, n’ayant pu obtenir de son collègue une explication satisfaisante et une promesse pour l’avenir, lui demanda sa démission. Le général Hertzog s’y étant refusé, le premier ministre remit la démission du Cabinet tout entier. A la demande du gouverneur général, le général Botha forma un nouveau ministère où ne figurait pas le général Hertzog.

Au Parlement, où la lutte se poursuivit violente, la grande majorité du parti sud-africain continua sa confiance au général Botha. Mais la population hollandaise tout entière était profondément troublée. Elle sentait le danger d’un si grand conflit à l’aube de l’Union. Par ses discours acerbes, ses insinuations froissantes, le général Hertzog rendit toute réconciliation impossible. Consulté, le président Steyn suggéra la retraite momentanée du général Botha, le choix par le parti d’un nouveau chef acceptable par les deux fractions, et le recours à une élection générale. Après le vote de confiance que lui avait accordé le Parlement, le général Botha crut impossible de suivre ce conseil. En novembre 1913, le débat était porté devant le Congrès du parti qui, après une vive discussion, assura, par une importante majorité, le général Botha de sa confiance. Hertzog quitta le Congrès avec sa poignée de fidèles, représentai de l’Etat libre et de l’Ouest du Transvaal, et se mit en devoir de créer un nouveau parti « national » pour défendre les revendications des intransigeans.

Pour si grave que fût la crise, on ne lui prévoyait qu’une solution constitutionnelle. Elle se serait sans doute dénouée naturellement après les élections générales qui devaient avoir lieu en 1915, lorsque la guerre européenne vint lui donner une issue tragique et inattendue.


III

Dès la guerre déclarée entre l’Angleterre et l’Allemagne, le gouvernement de l’Union informait le gouvernement anglais qu’il assumerait la responsabilité de sa défense, lui permettant ainsi de disposer à son gré des troupes métropolitaines tenant encore garnison dans l’Afrique du Sud, environ 7 000 hommes. Le gouvernement impérial accepta cette offre, puis, le 7 août, il demanda au gouvernement de l’Union s’il pouvait coopérer avec une division navale pour capturer les ports de l’Afrique Occidentale allemande : Swakopmund et Lüderitzbuch, ainsi que la capitale, Windhoek, pour détruire les stations de télégraphie sans (il établies dans ces villes, opération d’une grande importance. Le 10, le général Botha répondait que son gouvernement était prêt à entreprendre l’expédition proposée.

La nouvelle de la guerre avait été reçue de façons fort différentes dans les villes et dans les campagnes. Dans les villes, où prédomine la population d’origine anglaise, elle avait donné lieu à des manifestations de loyauté enthousiastes, et l’on parlait aussitôt de lever des contingens de volontaires pour aller combattre en Europe, avec les volontaires de la mère patrie et des nations sœurs. Dans les campagnes, surtout dans l’arrière-pays, le backveklt, on ne pouvait s’attendre à des manifestations de loyauté spontanées. Là, les populations surprises par l’événement se demandaient si le moment n’était pas venu, enfin, où allaient se réaliser les bruits qui couraient parmi elles, depuis plusieurs années déjà, qu’une lutte entre l’Allemagne et l’Angleterre serait fatale à la seconde, et permettrait l’édification, avec l’aide de la première, d’une république indépendante, où la population hollandaise serait souveraine.

La décision du gouvernement d’engager une expédition contre l’Afrique Occidentale allemande était grave. Réussirait-il à faire comprendre à la population hollandaise que c’était un acte de loyauté auquel l’Union ne pouvait se dérober ? Que feraient le général Hertzog et ses partisans ? Allaient-ils reprendre la question soulevée trois ans plus tôt par le Volkstem, l’organe principal de langue hollandaise, du droit pour l’Afrique du Sud de rester neutre dans une guerre où la Grande-Bretagne serait engagée ? Le journal avait nettement conclu par l’affirmative, doctrine qu’avait désavouée aussitôt le général Botha : « Si le jour malheureux venait où notre commune mère patrie était attaquée, ce jour-là trouverait les Afrikanders anglais et hollandais épaule contre épaule, unis pour la défendre jusqu’à leur dernier souffle. » Ce jour était venu : allait-on voir l’Union se diviser, et la guerre civile empêcherait-elle de faire front contre l’ennemi commun ?

Déjà, avant même la guerre déclarée, la seule éventualité de la guerre entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne avait suffi pour provoquer dans l’Ouest du Transvaal un mouvement séditieux. Dans cette région, résidait un prophète, Nicolas van Rensburg, un de ces hommes qui, dans les sociétés ignorantes, acquièrent une si grande influence et dont les dires propagés oralement, répétés sentencieusement dans les réunions familiales où les sujets de conversation sont si rares, deviennent impossibles à détruire. La réputation de « Oom Niklaas, » acquise pendant la guerre de trois ans, s’était perpétuée. Or, dans une de ses visions les plus fréquemment répétées, il avait vu un combat de taureaux : six ou sept animaux, engagés dans une lutte sanglante ; un taureau gris était sorti victorieux du combat. Les taureaux représentaient les grandes nations de l’Europe ; le taureau gris, c’était l’Allemagne, la triomphatrice de la lutte attendue, qui donnerait le signal de la résurrection de la République sud-africaine. Le bruit se répandit promptement, dans le district de Lichtenburg, où résidait le prophète, que les hommes seraient convoqués le 15 août à un meeting où le « Vierkleur » serait hissé, et d’où ils iraient à la frontière allemande chercher des munitions. Le général De la Rey, le « roi sans couronne de l’Ouest, » où il exerçait une influence sans rivale, devait être l’orateur de cette réunion. Le général Botha, prévenu, persuada à son ancien compagnon d’armes d’employer son influence à calmer cette dangereuse excitation populaire. Le général De la Rey exhorta donc ses auditeurs au calme et leur conseilla d’attendre les événemens. Son discours fut suivi « d’un silence étrange et extraordinaire[4]. » Le danger paraissait écarté ; il n’était que momentanément conjuré.

Le Parlement était convoqué pour le 9 septembre en session extraordinaire. Le gouvernement devait lui exposer les engagemens qu’il avait pris et lui demander les crédits nécessaires pour les exécuter. Au point de vue militaire, l’Union était en état de les remplir. Dans sa session de 1912, le Parlement avait voté une loi militaire ayant pour base le principe, traditionnel chez les populations boers, du service personnel de 17 à 60 ans. Comme il serait inutile et trop onéreux de donner l’éducation militaire à toute la population en état de porter les armes, la loi ordonne l’enrôlement de 50 pour 100 seulement des hommes soumis à l’appel. La période d’instruction, fixée entre 21 et 25 ans, comporte quatre convocations, de 30 jours la première année et de 21 jours pour les trois années suivantes. La petite force permanente, ou police montée, de 2 500 hommes, peut être appelée en tout temps à servir hors de l’Union. Les « citizen forces, » active et réserves, peuvent être convoquées en tout temps pour réprimer les désordres à l’intérieur, et, en cas de guerre, être appelées au service actif dans tout le territoire de l’Afrique du Sud. La loi était entrée en application aussitôt votée, et un collège militaire avait été organisé à Blœmfontein pour l’instruction des officiers.

Le premier ministre présenta au vote du Parlement une résolution exprimant la reconnaissance des « obligations de l’Union comme membre de l’Empire britannique » et assurant le Roi de « sa détermination à prendre toutes les mesures nécessaires pour défendre les intérêts de l’Union et coopérer avec le gouvernement impérial pour assurer la sécurité et l’intégrité de l’Empire. » — « Nous formons aujourd’hui, disait le général Botha, partie de l’Empire britannique. Nous sommes ses alliés, et cet empire étant entraîné dans une guerre, l’Afrique du Sud s’y trouve elle-même entraînée ipso facto… Deux voies nous sont ouvertes : l’une, la voie de la fidélité, du devoir et de l’honneur ; l’autre, la voie du déshonneur et de la déloyauté… Le peuple sud-africain voudra, je n’en doute pas, conserver sa réputation intacte et sans souillure. » Cette déclaration fut accueillie froidement par une partie de l’Assemblée, et, après que le chef de l’opposition eut déclaré approuver avec joie, au nom des Unionistes, la politique adoptée par le gouvernement, le général Hertzog se leva : « L’Afrique du Sud, — dit-il, — n’a pas la moindre obligation de déclarer la guerre à l’Afrique Occidentale allemande… Ce n’est pas une question d’impérialisme ; c’est une question qui concerne uniquement la population de ce pays… Personne n’a le droit de demander à ce pays, qui a à peine pansé les blessures de la guerre de trois ans, de faire plus que les autres Dominions ; » et il soumettait un amendement à la résolution, déclarant que « cette Chambre » résolue à prendre toutes les mesures défensives nécessaires et à repousser toutes entreprises contre le territoire de l’Union, était d’opinion que toute action en vue d’attaquer un territoire allemand dans l’Afrique du Sud est contraire aux intérêts de l’Union. » Cet amendement fut repoussé, et la résolution présentée par le gouvernement adoptée par 92 voix contre 12 : des 17 membres composant la députation de l’Etat libre, 9 seulement, y compris son auteur lui-même, avaient voté en faveur de l’amendement Hertzog ; les trois autres voix provenaient du parti ouvrier.

Le Parlement se séparait le 14 septembre. Le lendemain, le général Beyers, commandant général des forces sud-africaines, adressait sa démission au ministre de la défense. Il avait protesté, dès qu’il en avait été question, contre l’expédition projetée ; il en avait cependant étudié les plans avec le ministre et le Conseil de la défense, et, malgré cela, il allait être un des chefs de la rébellion menaçante. L’agent actif de celle-ci était un de ses subordonnés, le lieutenant-colonel Solomon G. Maritz, qui avait été nommé sur les instances du commandant en chef, au début du mois d’août, commandant du district de Kakamas et Upington, limitrophe de la frontière méridionale de l’Afrique occidentale allemande.

D’après ses propres aveux, Maritz avait conçu « le projet de libérer l’Afrique du Sud, quand il était à l’Ecole militaire de Blœmfontein. » Cela remontait au second semestre de 1912, et, à cette époque, il entra en communication avec le gouverneur général de l’Afrique Occidentale allemande. Le résultat fut un accord, d’après lequel, dès que le « général » S. G. Maritz aurait proclamé l’indépendance de l’Afrique du Sud et engagé la lutte contre l’Angleterre, le gouverneur de l’Afrique Occidentale allemande viendrait à son aide. Une fois l’Afrique du Sud britannique déclarée indépendante, le gouverneur s’emploierait pour la faire reconnaître par l’Empire allemand et la faire comprendre dans les termes de la paix générale.

Le signal de la révolte devait être donné par Beyers, le 15 septembre. Il se proposait d’emmener ce jour-là le général De la Rey, opposé aussi à l’expédition projetée, au camp de Potchefstroom, l’ancienne capitale du Transvaal, et de se servir de son autorité pour entraîner les hésitans. Un accident fit échouer ce projet. Les deux généraux, en route pour leur destination, avaient à traverser Johannesburg. Or, ce jour-là, un cordon de police entourait la ville pour arrêter trois bandits qui tentaient de s’échapper. Le chauffeur ne s’étant pas arrêté à la sommation d’une sentinelle, celle-ci fit feu. Le général De la Rey fut tué sur le coup, par une balle qui, après avoir frappé le sol, ricocha. Le plan avait avorté.

Maritz s’était jusqu’alors tenu tranquille. Mais le gouvernement avait des soupçons et l’appela à Pretoria. Se sentant suspecté, Maritz leva le masque : le 9 octobre, il déploya le « Vierkleur, » le drapeau de l’ancienne République sud-africaine, et envoya comme prisonniers aux troupes allemandes ceux de ses hommes qui avaient refusé de se joindre à lui.

Le 12 octobre, le gouvernement proclamait la loi martiale. Une semaine plus tard, le général Beyers, à la tête d’un commando rebelle, se mettait en devoir de soulever le Transvaal occidental. Le 23 octobre, la rébellion éclatait dans l’Etat libre : le général Christian de Wet, oublieux de sa signature apposée au traité de Vereeniging et de son serment de fidélité, avait pris le commandement des révoltés. Ni Beyers, ni Wet ne faisaient aucune allusion à Maritz et à l’aide attendue des Allemands. Ils affirmaient vouloir organiser seulement un mouvement de résistance passive contre le gouvernement, et ils invoquaient l’exemple de l’Clster pour soutenir que leur attitude était constitutionnelle.

Le gouvernement était désireux d’éviter la guerre civile menaçante. Pour couper court aux objections auxquelles donnait lieu l’expédition contre l’Afrique Occidentale allemande, le général Botha, par une décision hardie, annonça que cette entreprise serait exécutée par une armée de volontaires dont il prendrait lui-même le commandement. Il obligeait ainsi les rebelles à se déclarer ouvertement, et il arrêtait sur la pente de la révolte bien des Hollandais loyalistes ébranlés.

Dès le lendemain de la trahison déclarée de Maritz, le général Botha avait demandé au président Steyn, qui vivait dans la retraite depuis 1902, mais jouissait toujours d’un grand prestige sur l’élément réactionnaire, de faire connaître son sentiment : « Une parole de vous, lui disait-il, aura de grandes conséquences. » Mais Steyn refusa de se prononcer publiquement : il désapprouvait la campagne contre l’Afrique Occidentale allemande ; s’il parlait, il devrait faire connaître son opinion sur ce sujet ; mieux valait se taire. Cependant, il se déclarait prêt à employer son influence pour calmer le sentiment public surexcité. Tandis que Beyers et Wet recrutaient des adhérens, les troupes gouvernementales se contentaient de les surveiller, pendant que se poursuivaient les négociations entre le gouvernement et les chefs de la révolte, par l’intermédiaire du président Steyn.

Un homme eût pu beaucoup pour ramener les esprits : Hertzog. Mais lui aussi se refusa à répudier publiquement l’action de Maritz ; il se contenta d’offrir ses services, s’il pouvait être utile pour amener un accord. Deux tiers de la population de l’Etat libre, un tiers de celle du Transvaal, tous les districts de l’Ouest, étaient prêts à s’engager dans la rébellion. Trois membres du Parlement prirent les armes ; des « predikans » furent parmi les recruteurs les plus ardens. A un moment, les chefs rebelles disposèrent d’une dizaine de mille hommes. Le 31 octobre, Christian de Wet déclarait qu’il était décidé à combattre, à moins que le gouvernement démissionnât et retirât les troupes qui occupaient déjà Luderitzbuch. La lutte était inévitable. Les Boers loyaux furent convoqués en commandos : ils répondirent avec empressement ; le gouvernement réunit une trentaine de mille hommes. Le 9 décembre, le général Beyers, en fuite, se noyait, en essayant de traverser la rivière du Vaal. Peu après, le général de Wet était fait prisonnier. Seul, Maritz pouvait se réfugier en territoire allemand. Le 20 décembre, le général Botha annonçait que la rébellion était terrassée.

L’épisode eut son épilogue au Parlement, à la session de mars. Le premier ministre était absent : c’est du territoire ennemi, où les forces sud-africaines, gens de langue hollandaise et de langue anglaise côte à côte, combattaient pour l’Union et l’Empire, qu’il envoyait un message exprimant l’espoir que « de même que les deux races représentant tous les partis coopèrent harmonieusement au front pour la cause commune, le même esprit d’entente ne ferait pas défaut au Parlement. » Et il invoquait la clémence pour les rebelles vaincus : « Epargnons-nous mutuellement. N’oublions pas que nous aurons à vivre ensemble de longues années dans ce pays, après ces tristes événemens. » Dans la discussion au Parlement, les chefs de la rébellion armée passèrent au second plan : le général Hertzog devint l’accusé principal. Et, sans doute, il se défendait d’avoir jamais pensé à relever le Vierkleur : sa querelle n’était qu’avec le général Botha et son gouvernement. Mais comment effacer l’impression faite par les dires de Maritz et de Wet ? Maritz n’avait-il pas dit à ses hommes au moment de les entraîner à la révolte : « Beyers et Wet connaissaient tout, longtemps avant la guerre, parce que, lorsque je fus nommé au dépôt de Pretoria, je confiai mes plans à Hertzog qui les a pleinement approuvés ? » Et Wet, interrogé à la veille de la rébellion par un burgher, qui lui demandait si Hertzog ne viendrait pas leur adresser la parole, n’avait-il pas répondu : « Je vous ai déjà dit qu’Hertzog est un homme à qui vous pouvez vous fier sans hésitation. Il est à la place qu’il doit occuper. Il nous faut un homme qui combatte pour nous dans les milieux politiques, le général Hertzog est cet homme-là. » Peut-être Maritz mentait-il, peut-être Wet s’illusionnait-il sur le point de savoir jusqu’où Hertzog était prêt à aller. Mais Hertzog n’ignorait pas l’autorité dont il jouissait sur les backvelders, et il en était fier. Appelé par le général Botha à prononcer les paroles capables de dissiper l’orage, il s’était dérobé. Sa défense ne put être que celle d’un avocat retors ; il ergota et se réfugia dans les faux-fuyans. Il ne trouva rien à répondre lorsque M. Merriman, le Nestor du monde politique sud-africain, le chef du parti hollandais de la province du Cap, redouté pour sa critique d’une franchise déconcertante, respecté de tous les partis, après avoir absous Hertzog de complicité dans la rébellion armée, affirma que ses discours inconsidérés, sa « politique des deux fleuves, » étaient la cause première de l’épisode tragique que venait de vivre l’Union et exprima, d’un ton quelque peu dédaigneux, le regret que le général n’eut pas eu le courage de dire la parole libératrice au moment opportun. Le 17 mars, l’Assemblée clôturait ces pénibles débats en votant, par 70 voix contre 15, le bill d’indemnité.

Malgré sa soudaineté et la surprise qu’elle a causée, la rébellion avait des causes profondes et lointaines. En 1902, les calamités accumulées par trois années de guerre avaient contraint les Boers à renoncer à leur indépendance. Beaucoup cependant avaient conservé l’espérance, chimérique peut-être même à leurs yeux, profondément enracinée pourtant, que la République renaîtrait un jour, agrandie et glorieuse. Hertzog, par attachement sincère à la vieille patrie, irrité aussi, sans doute, du rôle effacé auquel était réduite dans l’Union sa petite patrie, l’Etat libre, se fit le défenseur ardent des aspirations de ces irréconciliables. Puis, sa conduite fut affectée par une ambition nouvelle : grisé par le nombre grandissant de ses fidèles, il rêva de diriger les destinées de l’Union et se posa en rival de Botha. Ces causes ont été habilement utilisées par les Allemands. Il y a quinze ans, incapables de tenir tête à l’Angleterre, ils avaient abandonné les Boers à leur sort : ceux-ci leur tinrent rigueur. Il fallait patienter. Les Allemands patientèrent : ils surent ne pas perdre le contact avec les Afrikanders hollandais, et ils se consolidèrent dans leur colonie de l’Afrique Occidentale. Ils construisirent un réseau de voies ferrées plus stratégique qu’économique ; ils en demandèrent la jonction avec le réseau de l’Union : bien inspiré, le gouvernement de celle-ci éluda la demande. La révolte des Herreros fournit un prétexte pour maintenir dans la colonie un noyau assez important de troupes régulières : environ 2 500 hommes, qui devaient, le moment venu, servir à encadrer les colons. En 1914, ils disposaient ainsi de quelque six mille hommes, solides et connaissant bien le pays. Les approvisionnemens en munitions étaient abondans. N’était-ce pas suffisant pour, aidés par une rébellion opportune, réduire à merci l’Afrique du Sud britannique ? Maritz, aventurier vulgaire, Beyers, ambitieux déçu, Christian de Wet, héros égaré par une intelligence peu clairvoyante, furent leurs instrumens. Quant aux comparses, on utilisa la rancœur vivace des uns ; pour d’autres, l’argent servit d’argument irréfutable.

Les plans allemands ont avorté. La puissance allemande dans l’Afrique du Sud n’est plus : son influence néfaste a disparu. Le 12 mai, le général Botha déployait l’Union Jack à Windhoek, la capitale de l’Afrique Occidentale allemande, qui devait augmenter l’Union d’une province nouvelle.


Quelles seront pour l’Union les conséquences de la crise violente qu’elle vient de traverser ? Sans doute, un sentiment de rancune subsistera chez quelques individus, peut-être dans quelques régions. Mais les irréconciliables n’étaient qu’une minorité et leur insuccès dessillera les yeux d’un grand nombre d’entre eux. En tout cas, les générations qui arrivent à l’âge d’homme ne vivront pas une vie aussi isolée que celle qu’ont vécue les générations précédentes ; le développement de l’instruction, l’expansion de l’anglais, devant lequel le taal doit fatalement céder, feront leur œuvre. L’Eglise hollandaise, qui a sur ces âmes frustes une emprise puissante, pourra beaucoup pour rétablir l’harmonie. Un homme serait à même d’exercer une bienfaisante influence. Le général Hertzog a gravement erré. A l’origine de son erreur est son amour ardent pour sa nationalité et son peuple : il les a mal aimés ; il voulait les servir et il a failli les précipiter dans l’abîme de la guerre civile. Saura-t-il faire taire un amour-propre cruellement froissé pour prononcer les paroles de sagesse qui décideront de la conduite de ceux qui lui demeurent encore fidèles ?

La crise récente a justifié la hardiesse, beaucoup qui y étaient opposés disaient alors la dangereuse témérité de la politique du gouvernement anglais au lendemain de la guerre de trois ans, lorsqu’il a rendu leur autonomie aux vaincus. Avec la nature renfermée des Boers, leur ténacité, leur amour de l’indépendance, quel merveilleux terrain auraient eu à exploiter les intrigues allemandes, si l’Angleterre leur avait imposé un gouvernement oppresseur et étranger ! Le général Botha, dont la figure sort tellement grandie de cette dramatique période, peut désormais avoir confiance dans le triomphe de sa « politique de conciliation. » D’autres succès l’attendaient bientôt et devaient encore fortifier son autorité en augmentant sa gloire. Mais c’est là une autre question : nous ne parlons aujourd’hui que de la révolte sud-africaine et de son complet avortement. Il est dû au général Botha qui a agi en fils éclairé de sa race, en vrai homme d’état. Il a su calmer la tourmente, conserver aux Afrikanders de langue hollandaise une réputation sans tache et à l’Empire un fidèle et précieux allié. Par son robuste bon sens et son énergie virile, il a vaincu la politique néfaste des « deux fleuves » et il a hâté la naissance d’une nation sud-africaine dont les membres, sans oublier leur dualité d’origine, après avoir combattu sous le même drapeau, seront unis dans la bonne et la mauvaise fortune. Un bel avenir attend cette jeune nation. Mais elle aura, avant d’arriver à son plein épanouissement, bien des problèmes à affronter. Il lui faudra vaincre l’hostilité d’un climat dont l’aridité rend improductive, ou presque, une si grande étendue de son territoire. Et il lui faudra trouver une solution à cette formidable et si complexe question noire à laquelle est suspendu l’avenir de l’Afrique du Sud et que, seule, l’union indissoluble des deux brandies de la population blanche permettra de résoudre heureusement.


ACHILLE VIALLATE.

  1. En 1867, le gouvernement anglais avait annexé quelques îles situées aux abords de la baie d’Angra Pequeña.
  2. .Voyez : « L’Union des colonies britanniques sud-africaines, » par Biard d’Aunet, Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1909.
  3. Suivant le recensement de 1911 : 5 958 499 habitans, dont 1 278 025 blancs ; population de couleur : 4 680 474 individus.
  4. Voyez sur la rébellion : « Union of South Africa ; report on the outbreak of the rebellion and the policy of the government with regard to its suppression. Bluebook, Gd 7874.