Hokousaï (Goncourt)/Chapitre 57

Charpentier (p. 325-332).
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ALBUMS DES PREMIÈRES PENSÉES D’HOKOUSAÏ

Mais, mieux encore que ces kakémonos, que ces makimonos, que ces panneaux, des documents plus révélateurs pour étudier Hokousaï, pour se rendre compte de ses procédés, pour pénétrer le secret de son art, se trouvent dans trois ou quatre albums, appartenant à Hayashi, et renfermant les projets, les croquis, les esquisses de ses dessins terminés — de tout cela, que le xviiie siècle français appelait les premières pensées d’un peintre.

Voici dans un album, des études de femmes ressemblant à nos griffonnis à la plume, et à côté d’une petite femme à peine formulée, sa reprise au carreau en grand, avec des parties lavées à l’encre de Chine. Quelques croquis, au contour légèrement vermillonné, prennent l’aspect de dessins aux dessous de sanguine. Ici un repentir, montrant sur le haut d’un temple de Yédo, un petit morceau de papier, sur lequel le peintre a ajouté des grues. Comme Watteau, comme Gavarni, Hokousaï fait de nombreuses études de mains, de mains en toute l’énergie de leurs mouvements. Il a aussi des études de jambes, où il cherche le carré des muscles à l’instar de Bandinelli, ne faisant jamais rond, mais voulant toujours dans son dessin l’accentuation et le ressaut du muscle, ayant même une tendance à mettre dans l’anatomie du corps humain, les reliefs plats et les lignes cassées de la sculpture. Et toujours des dessins, où dans le premier jet, il saisit la mimique d’un corps qui danse, la gesticulation de bras et de jambes qui bataillent, et jusqu’à la gymnastique plongeante d’une pêcheuse de coquilles, au fond de la mer. Et vraiment en la verve et la fièvre de ce dessin, vous avez de ce cheval, le cabrement, de cet oiseau, l’envolée, de ce singe, le prenant et l’agrippement de la patte.

Voilà un autre album, presque tout rempli de projets de titres de livres, faits de kakémonos, que déroulent des femmes, des enfants, Foukorokou et Yébisou. À la suite de ces projets, des déhanchements d’hommes prêts à donner un coup de sabre, des indications de vêtements de Shôki, qui sont comme les vagues d’une tempête ; et mêlés à ces croquis de la force et du mouvement, des pivoines doucement lavées d’une eau rose, et un dessin érotique représentant le dieu du Tonnerre, violant une danseuse vierge d’un temple, mais de l’érotisme se passant, comme disent les Japonais, dans le nuage.

Puis, c’est encore des dessins de grande proportion (H. 39 — L. 28), des dessins, où, au milieu d’éclaboussures de l’encre de Chine, quelques contours délicats sont finement tracés, comme avec une encre pourpre. Et beaucoup de dessins, à la plus grande partie au trait, avec un morceau terminé, ainsi que dans ce coq et cette poule, où seulement la queue du coq est lavée. Et des chevaux galopants qui ont l’air de licornes volantes.

Un album très curieux est un album contenant presque toutes les esquisses des impressions en couleur du Shashin Gwafou, comme le faisan doré, les canards mandarins, la tige de navet, l’homme en contemplation devant le vol de deux papillons, et encore les esquisses de la caverne du Fouzi-yama, des pêcheuses d’awabi du Fougakou, et l’esquisse du grand faucon sur son perchoir.

Enfin un album qui est, pour ainsi dire, la représentation héroïque des guerriers en lutte, en empoignade de corps : dessins au trait, avec par-ci par-là, dans les violences des membres, quelques écrasements rageurs de pinceaux. Et des épilepsies d’ivrognes et des désarticulations d’acrobates : des anatomies admirables de vie vivante. Et des études de jambes et de pieds en marche qui donnent l’illusion de leur avancement sur le papier, et des physionomies faites de rien, — comme dessin des yeux, du nez, de la bouche, — et ayant, je ne sais comment, l’expression de la passion humaine, ou gaie, ou triste, ou colère.


M. Bing possède, ainsi que Hayashi, quelques albums de croquis, très révélateurs des procédés du Maître.

Un album, formé par Isaï, renfermant des premières pensées de ses illustrations de Bouddha, des romans chinois : dessins au premier coup, tout pleins de repentirs, d’effacements, de raturages : croquis dans lesquels, aux larges traits du pinceau écrasé, sont opposés des traits d’une finesse, à croire qu’ils sont tracés avec une plume de corbeau. Une feuille d’un grand caractère : l’exposition d’une tête coupée, regardée par toute une foule.

Un album très curieux, dont les dessins n’ont pas été gravés, et qui représentent huit vues (H. 28 — L. 40) de la Soumida, aux rives peuplées de différents corps d’ouvriers, en leur travail du bord de l’eau : de larges et puissants croquis à l’encre de Chine, dont un seul est lavé d’un rien de teinte bleue.

Un album presque entièrement consacré à des personnages mythologiques, à des guerriers, aux lavages à grande eau, aux beaux noirs d’encre de Chine, dans lequel est un musicien qui fait danser un crapaud, d’un velouté extraordinaire. À la fin de cet album est une lettre d’Hokousaï signée : Gwakiôjin.

Un album ayant une parenté avec la variété des dessins de Shashin Gwakio, et où M. Bing faisait remarquer justement l’art particulier, avec lequel le pinceau d’Hokousaï représentait la matière de l’objet dessiné : le duveteux de la plume d’un oiseau, le soyeux d’une étoffe, la transparence du verre, le tiqueté d’un fruit.


Un autre album de croquis, et des plus désirables, est aujourd’hui en la possession de M. Gillot. C’est une série de ces étourdissants lavis à l’encre de Chine, sabrés de gouache, parmi lesquels est un danseur, à la tête baissée que masque son chapeau, aux mains tressautantes au bout de ses bras tendus dans l’espace, un pied levé devant lui, à la hauteur de la poitrine, dans le plus savant raccourci : le danseur le plus extraordinairement dansant, qui se puisse voir. Puis à côté de ces œuvres à l’encre de Chine, des aquarelles de premier coup, grandes ou petites, d’un faire inimitable, comme ce papillon bleu, dont les ailes ont l’air d’être faites avec l’azur qui habille les papillons du Brésil, et une grappe de raisin, le safranement de l’automne, est en germe dans l’encre de Chine des feuilles, et où les grains de la grappe semblent des bulles de cristal, contenant l’eau bleuâtre du raisin noir, et des tortues qui ont cette couleur qui leur est propre, la couleur de la patine de vieux bronzes. Et au milieu de ces petits chefs-d’œuvre, semés sur les feuillets qu’on retourne, une grande grue qui mériterait d’être encadrée, une grue lavée de teintes verdâtres et bleuâtres, impossibles à décrire dans leur charme harmonique, — et cet au-delà de la couleur, qui met un peu du rêve dans une reproduction, par la peinture, d’un être.

À Londres, chez M. S. M. Samuel, il y aurait un album de croquis d’Hokousaï, consacrés uniquement à la représentation du Yoshiwara, du quartier de la prostitution.


À côté de ces albums de premières pensées de l’artiste, donnons l’indication d’un album de dessins terminés, de dessins pour la gravure, faisant partie de ma collection.

Réunion de cinquante dessins à l’encre de Chine (H. 14 — L. 14), dont la plupart sont rehaussés d’une petite teinte rose, pour être exécutés en gravure, comme les impressions de la Mangwa, et autres livres gravés. Quelques-uns de ces dessins sont, avec des changements, des reproductions de compositions, publiées ailleurs.

Tous ces dessins auraient été faits, au temps où il signe Katsoushika Taïto (vers 1817) et sont enfermés dans une double circonférence formée par l’allongement des deux caractères Hokou avec deux cartouches sur les côtés, contenant répété, le caractère saï.


L’Oukiyô yé Rouikô par Kiôdén, en célébrant le talent d’Hokousaï, parle de l’adresse de sa main, s’étend sur le virtuosisme de l’artiste, qualité appréciée au Japon, où l’on tient compte du dessin, fait sans la reprise d’un trait, sans repentir, du dessin fait dans un temps donné. Et Kiôdén affirme, que Hokousaï peignait admirablement bien avec sa main gauche, et de bas en haut. Il ajoute : « Et sa peinture, au moyen de ses ongles, était tout à fait étonnante, et quant à ce faire particulier, il fallait être témoin soi-même du travail de l’artiste, sans quoi on eût pris sa peinture à l’ongle, pour de la peinture avec un pinceau. » J’avoue, que j’avais une certaine défiance à l’endroit de ces tours de force, et j’avais tort cependant. Je trouve d’abord dans la collection d’Hayashi, un panneau (H. 44 — L. 19) représentant un danseur, qui a été dessiné de manière, que la personne qui regardait le peintre dessiner, le vît dans son sens. En effet il est signé : Dessiné dans le sens inverse par Hokousaï. — Et un kakémono (H. 26 — L. 25) représentant, dans un aquarellage léger et très large, un pigeon sur une branche de saule pleureur, est signé : Hokousaï a fait ce dessin avec l’ongle.