Historiettes et fantaisies/L’esprit frappeur

L’ESPRIT FRAPPEUR



LE vieillard qui m’a raconté cette histoire est plein de vie.

Lisez, n’ayez pas peur ; ensuite, passez le livre à votre voisin.

C’est le vieillard qui parle :

Cette nuit-là, nous n’avions pu dormir dans la maison. Soit l’effet de la chaleur du poêle — dans lequel j’avais mis une bûche de forte taille sur les onze heures — soit autre chose, nous étions tous éveillés — ma mère, ma sœur, mon petit frère et moi, lorsque vers quatre heures du matin nous entendîmes une succession rapide de coups frappés comme avec le joint des doigts d’une main fermée sur les panneaux d’une porte.

Pan, pan, pan, pan, etc, etc.

— Quelqu’un frappe à la porte, dit ma mère.

Sans trop me rendre compte de ce que je faisais, je sautai à bas du lit et en moins de trente seconde j’étais dehors.

À la porte, sur le trottoir, dans la rue — personne.

Je remontai l’escalier et fit mon rapport en conséquence.

— Voilà qui est étrange, remarqua ma sœur, nous avons entendu très distinctement les mêmes coups…

Elle n’acheva pas — le frappement venait de recommencer. C’était, à ne pouvoir se tromper, dans la direction du bas de l’escalier, vers la porte qui donne sur la rue.

Sans réfléchir, ou plutôt obéissant avant tout à ma nature impétueuse, je m’élançai vers l’escalier pour avoir raison de cet étrange signal, mais ma mère, ma sœur et mon jeune frère ne firent ensemble qu’un bond au devant de moi pour m’empêcher d’exécuter ce dessein. Je les regardai avec surprise. Leurs traits bouleversés, la pâleur de leur visage, leurs gestes, tout me disait en moins de temps qu’il en faut pour le lire, qu’une terreur soudaine s’était emparée d’eux.

Je vous avoue que je ne perdis pas un instant — je fis de même et commençai à trembler de tous mes membres. J’avais peur de l’audace que je venais de montrer — peur de n’avoir pas eu peur d’abord.



Quel reste de nuit nous passâmes ! Je ne vous la raconterai pas, c’est à vous de l’imaginer, si jamais il vous est arrivé d’avoir peur, peur, peur, peur !

Dès le matin, tout le voisinage savait notre aventure. Je dois dire que nous l’avions racontée très honnêtement — correctement, si je puis m’exprimer ainsi — mais il fallait voir les transformations qu’elle subissait en passant de bouche en bouche ! Ma mémoire, un peu rebelle à soixante-douze ans, en a retenu à peine quelques détails. Ce fut pendant cinq jours le sujet de tous les commérages du quartier.

Nous-mêmes, effrayés outre mesure par ces récits impossibles, nous en étions arrivés à ne plus fermer l’œil et à requérir les services de nos voisins assez complaisants pour venir coucher chez nous chaque soir.

Enfin le sixième jour, nous reçûmes la nouvelle que l’un de nos cousins, parti pour un voyage, avait été tué dans un accident de chemin de fer.

En comparant la date et l’heure de sa mort, nous nous aperçûmes que cela correspondait à la nuit et à l’heure où les coups mystérieux avaient frappé nos oreilles…

Le conteur, nous voyant sous l’empire d’un saissement facile à comprendre, en profita pour suspendre son récit, allumer sa pipe et tisonner un tantinet le feu de cheminée qui jetait dans la chambre des lueurs tremblottantes.



Un instant après il reprit :

Cette fois, le village entier se mêla de l’affaire. Notre demeure devint l’objet de la curiosité publique ; c’était à qui s’y montrerait le nez. On n’a pas d’idée de la multitude d’anecdotes qui courent à ce sujet sur notre compte, et sur le compte de toutes les familles où des événements de cette nature s’étaient produits autrefois, car il est bon de vous dire que j’ai toujours été étonné d’entendre, à la moindre mention d’un fait merveilleux ou tout simplement inexpliqué, nombre de personnes en citer vingt autres analogues et tous plus ou moins attachés à leur histoire intime.

Deux jours et deux nuits se passèrent sans nouvelle manifestation du phénomène.

Nous vivions en compagnie d’une vieille tante et de son frère, lesquels étaient accourus chez nous à la nouvelle de ces événements singuliers.



Le troisième jour, en plein midi, comme nous allions nous mettre à table, pan, pan, pan, pan !…

Ma tante et ma sœur s’évanouirent. Ma mère et mon frère poussaient des cris, tandis que mon oncle et moi nous nous précipitions dans le corridor, d’où semblaient venir les coups en question.

Rien dans le corridor. Rien à la porte que nous ouvrons toute grande. Notre bon chien Scapin, souple épagneul aux yeux intelligents, se démenait dans nos jambes comme s’il eut compris ce qui se passait, et paraissait très mal à l’aise de notre embarras. Je le caressai avec affectation, dans l’espoir que ma mère et mon frère qui nous avaient suivis, jugeraient par là que je ne faisais pas un cas majeur de ce que nous venions d’entendre. Le gentil Scapin retourna tranquillement se coucher sur la peau de mouton teinte qui lui servait de canapé au bas de la porte du salon. Déjà ma sœur et ma tante étaient revenues à elles. Nous nous retrouvions dans la salle à manger… mais pas d’appétit parmi nous, je vous l’assure !



Vous ne saurez jamais par quelles transes nous passâmes durant les quinze jours qui suivirent. Il suffit de vous mentionner, outre le va-et-vient des gens, les deux nouvelles alertes qui nous survinrent, l’une à cinq heures du matin, et l’autre vers huit heures du soir. Cette dernière eut lieu au moment où monsieur le curé était à la maison, et il put certifier avoir entendu le roulement de dix ou douze coups rapides, frappés comme avec le doigt replié dans la porte de la rue.



Le lendemain, monsieur le curé vint trois fois. Il ne s’était rien produit de nouveau. À voir la façon dont il branlait la tête lorsque nous abordions ce sujet, je pensais bien qu’il avait conçu des doutes, et qu’il guettait une occasion propice pour adopter une opinion là-dessus. Il avait prié, il priait chaque jour avec nous à cette intention, toutefois, il prétendait que si le bon Dieu avait voulu se servir de moyens surnaturels pour nous donner des avertissements, etc, nous saurions à cette heure ce que cela signifiait. Le bon Dieu, disait-il souvent, ne fait pas de farces ; — s’il veut communiquer avec nous par de semblables procédés, il est bien étonnant qu’il prolonge et qu’il n’en soit pas encore venu aux explications. Enfin, attendons encore, nous verrons…

Comme il parlait, le dos tourné au poêle du corridor qui chauffait à toute ardeur, et les yeux fixés sur mon chien Scapin qui reposait presqu’à ses pieds, le long de la porte du salon, comme d’habitude,… pan ! pan ! pan !… trois coups distinctement frappés dans la porte du salon nous firent bondir de stupeur.

— Ah ! ah ! ah ! fit monsieur le curé sur un ton moitié riant, moitié surpris, en voilà une bonne ! ah une bonne ! Je m’en doutais bien, mais…

Pan ! Pan ! Pan !… recommença.

Et tous nos yeux suivirent la direction de ceux du curé qui se fixaient sur mon bon chien Scapin, lequel avait relevé sa tête quelque peu et de la patte gauche de derrière se grattait le flanc avec un entrain superbe. Cette patte gauche repliée à demi formait un coude dur et ferme qui toquait d’aplomb dans la porte à chaque mouvement de la bête.

De là les coups secs, pan, pan, pan, qui nous avaient presque fait mourir de peur et dont le bruit incompréhensible avait tant occupé le public.

Là-dessus, le bonhomme secoua les cendres de sa pipe, nous regarda un instant, puis, jugeant que l’historiette avait produit son effet — il éclata de ce rire franc et clair de narquois heureux du tour qu’il vient de jouer à ses auditeurs.

Pour ma part, j’avais commencé à rire dès le début de la soirée, en l’entendant parler d’accident de chemin de fer qui se serait passé, il y a plus de cent ans, et à cause de cet anachronisme, je n’avais pas beaucoup cru au merveilleux de l’esprit frappeur.

Et vous ?