Histoires poétiques (éd. 1874)/L’Élégie de la Bretagne

Histoires poétiquesAlphonse Lemerre, éditeur4 (p. 77-81).


L’Élégie de la Bretagne




I

Silencieux men-hîrs, fantômes de la lande,
Avec crainte et respect dans l’ombre je vous vois !
Sur nous descend la nuit, la solitude est grande ;
Parlons, ô noirs granits, des choses d’autrefois.
 
Quels bras vous ont dressés à l’occident des Gaules ?
Géants, n’êtes-vous pas fils des anciens géants ?
Une mousse blanchâtre entoure vos épaules,
Pareille à des cheveux nés depuis des mille ans.
 
Immobiles rêveurs, sur vos landes arides
Vous avez vu passer tous les hommes d’Arvor :
Dans leurs robes de lin les austères druides,
Les brenn étincelants avec leurs colliers d’or ;

Puis les rois et les ducs sous leurs cottes de mailles,
Les ermites cachés à l’ombre des taillis,
Tous les saints de Léon, tous les saints de Cornouailles,
Et du pays de Vanne et des autres pays.

 

De l’orgueilleux César à la Bonne Duchesse,
Sur les envahisseurs vous avez vu courir
Ceux dont la liberté fut la seule richesse,
Et qui, brisant leur joug, criaient : Plutôt mourir !

Jours anciens, jours sacrés ! Alors, puissantes gardes,
S’élevaient de grands bois autour des grands châteaux ;
Les salles résonnaient aux voix mâles des bardes,
Et la voûte des bois aux concerts des oiseaux.

Les châteaux sont détruits et nue est la campagne,
Des chanteurs sans abri les accords ont cessé ;
L’ardent souffle s’éteint au cœur de la Bretagne,
Et partout l’intérêt jette un souffle glacé.

Sortez d’entre les morts, hommes des anciens âges !
Mettez en nous la force et les simples penchants !
Ah ! plutôt que vieillis, conservez-nous sauvages,
Comme aux jours où les cœurs s’animaient à vos chants !
 
Moi, je dévoue encore aux divines colères
Les profanations de cet âge insensé,
Avare destructeur des chênes séculaires
Et des sombres granits, ces témoins du passé !…

II

Ah ! le grand destructeur arrive ! Sous la nue
Une lourde vapeur annonce sa venue :

C’est un dragon de fer, un monstre aveugle et sourd,
Sans ailes, — ce dragon ne vole pas, il court ;


Sur son chemin uni roulant comme une meule,
Il va, plein d’un brasier qu’il vomit par sa gueule ;

Esclave obéissant, mais, dans un brusque ennui.
Brûlant les insensés qu’il emporte après lui…
 
Ah ! si tu veux garder pure ton étamine,
Aux plus profonds ravins cache-toi, blanche hermine !
 
Sur le chaume rustique et la tour du manoir,
Drapeau de nos aïeux, flotte encor, drapeau noir !
 
Ô race des Bretons, vouée à la souffrance,
Nous n’avions pas de mot pour dire l’espérance ;

Le dernier de nos jours penche vers son déclin :
Voici le dragon rouge annoncé par Merlin ! —

Il vient, il a franchi les marches de Bretagne,
Traversant le vallon, éventrant la montagne,
 
Passant fleuves, étangs, comme un simple ruisseau,
Plus rapide nageur que la couleuvre d’eau :

Il a ses sifflements ! Parfois le monstre aveugle
Est le taureau voilé dans l’arène et qui beugle :
 
Quand s’apaise la mer, écoutez longuement
Venir sur le vent d’Est le hideux beuglement !…


III

C’est le grand ennemi ! Pour aplanir sa voie,
Men-hîrs longtemps debout, chênes, vous tomberez
L’ingénieur vous marque et l’ouvrier vous broie :
Tombez aussi, tombez, ô cloîtres vénérés !
 
L’artiste couperait ses deux mains, nobles pierres,
Avant de mutiler ce qu’on ne refait pas ;
Mais cloîtres et donjons, autels, sont des carrières
Pour ces froids constructeurs qui n’ont que leur compas.
 
De la tombe d’Arthur ils feraient une borne !
Ils n’ont plus de patrie, et l’argent est leur dieu ;
L’usine leur sourit, — enfer d’un peuple morne,
Hébété par le bruit, desséché par le feu.

Adieu les vieilles mœurs, grâces de la chaumière.
Et l’idiome saint par le barde chanté,
Le costume brillant qui fait l’âme plus fière…
— L’utile a pour jamais exilé la beauté.

Terre, donne aujourd’hui tout ce que tu peux rendre !
Le laboureur n’est plus un ami, c’est un roi ;
Sous l’ombrage en rêveur il n’ira plus s’étendre :
Le pur amour des champs, on ne l’a plus en soi.
 
Bientôt ils descendront dans les places des villes,
Ceux qui sur les coteaux chantaient, gais chevriers,
Vendant leurs libres mains à des travaux serviles,
Villageois enlaidis vêtus en ouvriers…


Ô Dieu, qui nous créas ou guerriers ou poètes,
Sur la côte marins, et pâtres dans les champs,
Sous les vils intérêts ne courbe pas nos têtes,
Ne fais pas des Bretons un peuple de marchands !
 
Nature, ô bonne mère, éloigne l’Industrie !
Sur ton sein laisse encor nos enfants s’appuyer !
En fabrique on voudrait changer la métairie :
Restez, sylphes des bois, gais lutins du foyer !

La Science a le front tout rayonnant de flammes,
Plus d’un fruit savoureux est tombé de ses mains ;
Éclaire les esprits sans dessécher les âmes,
Ô bienfaitrice ! Alors viens tracer nos chemins.
 
Pourtant ne vante plus tes campagnes de France !
J’ai vu, par l’avarice ennuyés et vieillis,
Des barbares sans foi, sans cœur, sans espérance,
Et, l’amour m’inspirant, j’ai chanté mon pays.

Vingt ans je l’ai chanté ! Mais si mon œuvre est vaine,
Si chez nous vient le mal que je fuyais ailleurs,
Mon âme montera, triste encor, mais sans haine,
Vers une autre Bretagne en des mondes meilleurs !