Histoire universelle/Tome III/VI

Société de l’Histoire universelle (Tome IIIp. 60-67).

LA FONDATION DES ÉTATS SLAVES

Le premier contact entre les Slaves et l’empire romain eut lieu au iime siècle de l’ère chrétienne lors de l’expédition dirigée par l’empereur Trajan contre les Daces. Cette tribu, un moment puissante, occupait la Roumanie et la Transylvanie actuelles : position inquiétante à laisser aux mains d’ennemis de l’empire, car elle commandait à la fois Byzance et la Dalmatie. Or les Daces n’étaient point d’humeur facile. Leur chef avait amassé dans son camp central en Transylvanie beaucoup de richesses et semblait désireux d’en conquérir de nouvelles. L’expédition réussit de tous points. Le camp détruit, le chef abattu, son peuple anéanti en tant que force collective, tels furent les résultats rapidement obtenus. Trajan non content de convertir la Dacie en province romaine y installa de nombreux colons latins qui devaient être les ancêtres des Roumains. Au delà se tenaient les Slaves. Longtemps peut-être, on les avait appelés Scythes ; puis on avait parlé de Sarmates : noms de peuplades dont nous ne savons presque rien et entre lesquelles d’ailleurs Rome n’aurait pas pu relever les traces d’unité. Le contact ainsi établi, une infiltration individuelle s’opéra aussitôt. Dès le iiime siècle, l’empire dans sa proportion orientale comptait un grand nombre de travailleurs et d’employés slaves. Il est avéré que même de hauts fonctionnaires étaient parfois d’origine slave. Mais les remuantes tribus des Goths dont l’odyssée n’a pas été clairement relevée se massèrent alors dans la région du Danube. Ceux-là descendaient du nord. Une autre invasion arriva de l’est : les Huns. Les Slaves se trouvèrent coupés. Ceux qui étaient en contact avec les nouveau-venus se soumirent à leur joug. La grande masse repoussée vers le nord commença de presser sur les Germains. Bientôt le bassin de l’Oder se trouva occupé par eux, puis le rivage de la Baltique fut atteint et, à l’ouest, le cours de l’Elbe. En même temps une de leurs tribus s’installait en Bohème. Les Boii qui étaient celtes lui avaient jadis donné leur nom puis, pendant près de quatre siècles, des Germains — les Marcomans — y avaient dominé. Maintenant les Tchèques s’emparaient de ce losange si curieusement dessiné par la nature au centre du continent.

Cependant les Slaves du sud débarrassés des Goths dont les guerriers étaient partis pour l’Italie s’épandirent de tous côtés, des bouches du Danube à l’Istrie. Ils peuplèrent la Styrie, la Carinthie, la Carniole. Leur caractère prolifique paraît avoir été intense pendant toute cette période. Effrayés, les colons de Trajan se retirèrent dans le massif transylvain, abandonnant la plaine ; ils n’en devaient redescendre que sept siècles plus tard, alors qu’on avait depuis longtemps perdu leur souvenir, pour fonder les principautés de Moldavie et de Valachie, embryon de la Roumanie moderne.

Le viime siècle est important dans les annales slaves. C’est l’apogée du slavisme occidental. Il s’étend de la Baltique à la mer Égée et de l’Elbe au Dniéper. Presque toute la Prusse actuelle est aux mains des Slaves. Devant eux sont les Germains tassés entre Elbe et Rhin ; derrière eux des tribus finnoises qui se sont approchées jusqu’au Dniéper et que plus tard, dans leur retraite, ils refouleront à leur tour. Ils ont des colonies au delà de l’Elbe d’ailleurs et jusque dans le bassin du Rhin ; ils en ont sur les contreforts des Alpes ; ils en ont dans tous les Balkans ; ils en ont en Thessalie, en Thrace, en Macédoine, en Épire et même quelques groupes en Béotie et dans le Péloponèse. Ce n’est pas dans ces postes avancés, éparpillés parmi d’autres races, qu’il faut chercher les caractéristiques essentielles du slavisme. C’est au sein de la masse compacte dont le centre à ce moment se trouve à peu près sur la Vistule et dont la vivante marée va bientôt être forcée de refluer vers le nord-est. Voici ce qu’a écrit des premiers Slaves l’un de ceux qui les a le mieux étudiés, Ernest Denis : « Ils n’avaient ni propriété personnelle ni exploitations individuelles mais restaient les simples membres d’une association dans laquelle ils étaient entrés par la naissance et dont ils ne pouvaient sortir qu’en renonçant à tout droit de possession sur le domaine commun Le chef (staroste, ancien), était désigné par l’élection Son pouvoir fort étendu s’exerçait ainsi en vertu d’une délégation. La terre cultivée n’appartenait ni au staroste qui n’en était que l’administrateur ni même à l’ensemble des laboureurs qui l’exploitaient à un moment donné mais à l’association même, à ses rejetons futurs comme à ses membres vivants. Une pareille conception de la propriété a pour conséquence naturelle l’égalité absolue de tous les travailleurs ; le mot pauvre n’existe pas dans les anciens dialectes slaves ; l’association nourrit ses vieillards, ses malades et ne rejette que ceux qui refusent leur collaboration. Les femmes sont les égales des hommes et ont leur part d’influence comme leur part de labeur » Lorsque l’association devenait trop dense, un rameau s’en détachait et allait fonder une autre association basée sur les mêmes principes et qui tout en jouissant d’une complète autonomie entretenait avec celle dont elle était issue d’étroites relations. Une telle constitution sociale « excellente pour la prise de possession de terres inoccupées était absolument insuffisante dès qu’il s’agissait de faire face à des attaques suivies » ; aussi « aucune race n’a eu autant de peine à s’élever à l’idée de nation ; les Slaves n’y sont arrivés le plus souvent que sous des influences étrangères ».

Les dernières années du viime siècle avaient vu se créer dans l’ancienne Mésie des Romains un État bulgare. Trois cents ans plus tôt les Bulgares résidaient au nord de la mer Caspienne ; ils tirent leur nom, dit-on, d’une vieille ville du district de Kazan dont les ruines sont encore visibles. Une partie d’entre eux émigrèrent pour une cause inconnue. Ils stationnèrent un moment entre la Caspienne et la mer Noire. Ils paraissaient être d’origine finnoise et mêlés d’éléments asiatiques plus récents mais dans l’ensemble ils étaient déjà quelque peu slavisés. L’empire grec s’inquiéta de ce voisinage et non sans raison car des bandes de bulgares vinrent camper jusque sous les murs de Byzance. Finalement, on s’entendit avec eux et en 679, ils s’établirent là où ils sont encore, se superposant en nombre relativement restreint aux populations slaves auxquelles ils apportèrent une organisation politique qui manquait à celles-ci. Cet événement était de nature à nuire aux intérêts des Slaves du sud mais ce qui les atteignait plus gravement encore, c’était que la possession de la Hongrie parut devoir leur échapper définitivement.

La Hongrie qui, bien entendu, ne portait pas encore ce nom (les Romains l’appelaient Pannonie) semblait avoir été disposée par la nature pour faciliter aux envahisseurs asiatiques le pillage de l’Europe. Reliée à l’Asie par une véritable route des herbes tangente à la Caspienne, à la mer d’Azov et à la mer Noire, route qui se prolongeait le long du Danube jusqu’aux Portes de fer, la terre hongroise pouvait de la sorte être atteinte par les nomades sans qu’ils eussent à se préoccuper de la nourriture de leurs chevaux ni de la leur puisqu’ils étaient accoutumés à trouver dans le lait de jument une base d’alimentation. Une fois passé le défilé qui y donnait accès, ils avaient devant eux l’alföld, cette immense et fertile plaine centrale vaste de cent mille kilomètres carrés et encore, de l’autre côté du lac Balaton jusque vers Vienne une autre plaine de douze mille kilomètres carrés. Or, sur deux tiers de leur pourtour, ces pâturages privilégiés se trouvaient défendus par d’importantes fortifications naturelles, les Karpathes et les Alpes de Transylvanie. Quelle merveilleuse contrée pour diriger de là sur l’Allemagne, la France, l’Italie de fructueuses expéditions et y abriter au retour le butin réalisé. Les Huns n’avaient pas été les premiers à se prévaloir de tels avantages mais ils les avaient copieusement utilisés. À la hauteur de Budapest à peu près, Attila avait eu son camp principal. Aux Huns, les Avars avaient succédé. Ils entassaient le produit de leurs rapines au centre de retranchements circulaires appelés rings (anneaux). Leur sauvagerie ne s’amenda pas ni leur cruauté et l’Europe occidentale en souffrit terriblement pendant plus d’un siècle. Pépin et Charlemagne en eurent enfin raison. Mais à peine les Avars éliminés, parurent les Magyars ou Hongrois. Hongrois vient de Ongrie terme longtemps employé pour désigner une région assez imprécise à l’est de l’Oural. Quant au mot Magyar la racine en est inconnue[1]. Ils franchirent les Karpathes sous la direction de leur roi Arpad (889-907) au nombre, dit-on, de plus de deux cent mille guerriers ce qui a fait estimer à près d’un million le total de l’émigration car ils avaient leurs familles avec eux. Mais ces chiffres semblent exagérés. Nul ne pouvait prévoir, sinon par la discipline dont ils donnaient l’exemple rare, à quels destins cette race était promise. En attendant elle épouvanta l’Europe par sa férocité. Cinquante années durant, elle exerça ses ravages sur l’Allemagne et le nord de l’Italie. Des bandes magyares arrivèrent jusqu’en Provence et d’autres en Lorraine. Par leurs victoires de 933 et de 955 les empereurs allemands Henri Ier et Othon le grand les immobilisèrent ; leur conversion devait d’autre part les transformer avec une rapidité surprenante.

Celle des Slaves s’accomplissait dans le même temps. Tandis qu’isolés, les Slaves du sud ou Jougo-slaves perdaient chaque jour un peu de leur indépendance, voyant des colons allemands s’établir parmi eux et les commander en sorte que beaucoup d’entre eux passèrent au rang de serfs des nouveaux propriétaires — les Tchèques fortifiaient leur situation. D’autres peuplades du même sang les avaient rejoints et s’étaient fixés sur les bords de la Morava. Bohème, Moravie, Galicie occidentale se trouvèrent quelque temps réunies sous le même sceptre. C’est alors que leurs gouvernants s’adressant à l’empereur Michel III le prièrent de leur envoyer des missionnaires. Le « basileus » fit choix des apôtres célèbres, Cyrille et Méthode dont l’action s’exerça sur la Bohème, la Pologne, la Moravie, la Bulgarie. De là le christianisme pénétra en Russie par l’impulsion qu’ils lui avaient donnée. Peu d’évangélistes accomplirent en si peu de temps une plus solide besogne. Ils dotèrent les Slaves d’un alphabet et d’une littérature[2] en même temps que d’une Église particulière. À noter qu’il n’y avait point encore de schisme défini entre Rome et Byzance. Quelques rites dissemblables les séparaient seuls. Mais dans le fond, l’esprit de l’Église grecque et celui de l’Église latine différaient considérablement. Or Cyrille et Méthode incarnaient la mentalité de la première et leur action préparait les voies aux influences byzantines. À cause de cela leur prédication devait soulever l’hostilité germanique. En voie d’organisation politique et obligés de réagir vigoureusement contre la pression Slave qui les avait tant éprouvés, les Allemands sentaient confusément combien il leur était utile de pouvoir le faire au nom du Christ. Byzance, en convertissant les Slaves, enlevait à leur propre intervention son caractère éventuel de croisade. Par ailleurs depuis que Boniface les avait évangélisés, ils étaient rattachés à Rome par des liens solides et leur prosélytisme ne voulait s’exercer qu’au profit du rite latin. Le prestige personnel de Cyrille et de Méthode rendit de leur vivant la lutte malaisée mais, eux disparus (885) elle s’engagea. Des intrigues détachèrent les Moraves du rite grec. Quant au roi des Bulgares, Boris (852-888) il fit ostensiblement de son choix l’objet d’un marché. Il tendit la main à droite et à gauche prêt à se décider pour qui l’avantagerait le mieux. Byzance l’emporta mais Rome devait prendre sa revanche en attirant la Pologne et en créant le « royaume apostolique » de Hongrie.

Ces événements suffiraient à faire du ixe siècle l’un des plus importants de l’histoire slave, même s’il n’y fallait pas ajouter un fait de grande portée : la fondation de l’État russe. Il existe une lacune dans nos connaissances relativement à la Russie primitive. Deux cents ans plus tôt, comme il a été dit tout à l’heure, les Slaves s’étaient avancés jusqu’à l’Elbe couvrant une grande partie de l’Allemagne actuelle. Derrière eux venaient les tribus finnoises qui avaient imité et suivi leur mouvement vers l’ouest. Lorsque la réaction germanique commença de se faire sentir, un recul général intervint. Dans ces grandes plaines sans fin, des nomades ont vite fait de parcourir un espace considérable. Il est naturel que le détail des pérégrinations finnoises nous échappe et nous n’y trouverions du reste qu’un faible intérêt. Mais nous ignorons également quand et comment, dans leur retraite, les Slaves furent amenés à s’immobiliser çà et là autour de villes en formation comme Smolensk, Novgorod et Kiew où des fouilles ont révélé une industrie et un commerce assez anciennement développés. Quoiqu’il en soit, les Scandinaves furent de très bonne heure en relations avec Byzance par la Baltique et le Dniéper. Ces Scandinaves appelés Rouss par les Finnois commerçaient en courant les aventures. Il paraît exact que des Slaves soient venus dire à quelques-uns d’entre eux — Rurik et ses frères — la parole fameuse : « Notre pays est grand et riche mais l’ordre y fait défaut : venez nous gouverner ». Ils vinrent peu nombreux et très rapidement fusionnèrent avec leurs nouveaux sujets. La date généralement acceptée pour l’accession de Rurik est l’an 862. Il prit le titre de Grand prince ou Grand duc. Son domaine dont Novgorod fut le centre s’étendit vers le haut Volga, région encore habitée par les Finnois. Mais son successeur Igor régna à Kiew qui demeura longtemps capitale des États russes. Novgorod délaissée par lui devint une sorte de république indépendante vouée au commerce — en fait la première des cités hanséatiques. Sa prospérité devait durer plusieurs siècles. D’énormes richesses, une population nombreuse lui permirent d’étendre sa domination de la Livonie à la Sibérie. Pendant ce temps les principautés créées en apanage pour les descendants de Rurik auraient à traverser mille vicissitudes avant de se fondre en un État unique ayant Moscou pour centre.

La déroute définitive des Slaves de l’Elbe survint au xe siècle. Elle était devenue inévitable, tant par leur isolement que par leur extraordinaire attachement au paganisme. Aussi les Allemands se sentaient-ils doublement incités à les combattre. Tout le bassin du fleuve se trouva réoccupé par ces derniers. Il ne resta plus dans la région que quelques tribus slaves isolées. Pendant ce temps les Slaves du sud sentaient s’appesantir le triple joug bulgare, magyar et germanique. Les Bulgares sous le sceptre du « tsar » Siméon (892-927) s’entraînaient à l’impérialisme. Leur chef avait des visées sur Constantinople et venait, en attendant, de se constituer — aux dépens des Serbes principalement, — un royaume considérable mais tout artificiel. C’était un lettré. Du moins s’en donnait-il les apparences. On l’appelait le « demi-grec ». Sa cour était brillante. Un mouvement littéraire assez complet mais, dit Hilferding, « factice et peu sérieux » s’y développait. Tout cela fut éphémère. Sous son fils Pierre (927-968) qui ne sut pas se tenir en équilibre entre les Bulgares, les Russes et les Hongrois, l’hérésie des Bogomiles[3] détermina une guerre religieuse dans laquelle s’effritèrent les forces de la monarchie naissante si bien que dès 971 la Bulgarie danubienne était retombée au pouvoir des empereurs grecs.

Plus solide apparaissait l’édifice hongrois. Geza, petit-fils d’Arpad qui, converti au christianisme sacrifiait néanmoins aux idoles parce que, disait-il, il se trouvait « assez riche pour honorer plusieurs divinités » fut le père d’Étienne, véritable fondateur de la nation hongroise, homme d’une haute valeur (995-1038) que plus tard l’Église canonisa et auquel, en attendant, le pape Silvestre II donna le titre héréditaire de roi apostolique. Étienne, marié à la sœur du duc de Bavière entendait vivre en bonne intelligence avec ses voisins allemands mais s’était gardé de les prendre pour intermédiaires dans ses rapports avec la papauté. Les Allemands, eux, gagnaient du terrain sur les Slaves du sud par la pénétration agricole. En Slovénie, leurs colonies se multipliaient ; il y en avait jusqu’au delà de Vienne.

Ainsi, sous tous ces maîtres, se trouvaient des Slaves en grand nombre, désormais asservis et aussi inassimilables quant à la race qu’incapables de revendiquer et de faire triompher leur indépendance politique. Sur certains points seulement, en Bohême, en Pologne, en Serbie…, une sorte de cristallisation s’opérait et des autonomies s’affirmaient qui sauraient tenir bon à travers les siècles et, plus tard, serviraient d’avant-garde protectrice à la masse profonde du slavisme.

  1. En langue magyare de même nature que le finnois mais mêlée de mots turco-asiatiques est une de celles qui sont demeurées les plus intactes malgré les emprunts de termes slaves, latins ou allemands.
  2. Ce qu’on a appelé le « slavon d’église » laissa de longues traces dans les littératures bulgare, serbe et russe. Quant à l’alphabet appelé Cyrillique, c’est celui dont dérive l’alphabet russe actuel mais il n’est pas prouvé que ce soit celui dont se servait Cyrille.
  3. Cette secte se maintint en Bulgarie pendant tout le moyen-âge et il est certain que bien des sectes russes lui furent apparentées. Elle était antisociale, condamnant le mariage et en général les institutions humaines. Elle groupa beaucoup d’illuminés, de mystiques et de fous. D’après elle Dieu avait eu un premier fils qui révolté, était devenu Satan. De là la tendance à voir en tout être matériel une créature de l’Esprit du mal.