Histoire universelle/Tome II/XIII

Société de l’Histoire universelle (Tome IIp. 169-175).

LES OTTOMANS

Les annales asiatiques nous font faire à maintes reprises connaissance avec les Turcs. Ils ont agi en Chine, dans l’Inde, en Perse. Lorsqu’ensuite nous les retrouvons, acteurs du drame méditerranéen, nous sommes surpris qu’ils s’y révèlent si différents de ce qu’annonçait leur passé. Pour le comprendre, il faut jeter un regard en arrière vers les terres d’Asie.

Au temps où les Turcs dominaient sur toute la Mongolie c’est-à-dire de 546 à 581, ils étaient divisés en deux « khanats » dont l’un, le khanat oriental fut attiré puis absorbé par la force chinoise et l’autre, le khanat occidental repoussé par cette même force se transporta peu à peu de l’est à l’ouest. Cela se fit en trois étapes géographiques qui furent le Turkestan russe (autrefois Sogdiane et Transoxyane), la Perse et enfin l’Asie-mineure. Au cours de cette migration ils ne changèrent pas seulement de religion mais perdirent, semble-t-il, leur aptitude à devenir des agents de civilisation. Istami, chef des Turcs occidentaux de l’Asie centrale (568-574) conçut bien avant Gengiskhan le plan attribué à ce dernier : la création d’un grand courant d’échanges entre l’occident et la Chine. Et au lieu de procéder par le fer et le feu comme devait l’oser le sinistre mongol, il y employa les voies diplomatiques. Il s’adressa d’abord au roi de Perse puis, éconduit, à l’empereur. Byzance hésita ; quand elle se décida enfin, Istami venait de mourir. Son peuple campait alors au sud de la mer d’Aral ; l’Oxus lui servait de frontière provisoire. Quelques siècles plus tard nous voyons une autre tribu turque, celle des Keraït, demeurée au sud du lac Baïkal, adhérer solennellement au christianisme nestorien qui lui est apporté par l’évêque de Merv. Les deux cent mille Turcs de cette tribu se font baptiser en bloc avec leur khan dont la réputation embellie par la légende se répand jusqu’en Europe où on le désigne sous le nom de « prêtre Jean ». Les Naïmanes, autre tribu voisine, sont également chrétiens — et aussi les Oïgours, peuplade remarquable chez laquelle le sang turc est mêlé d’éléments tokhares c’est-à-dire semi-aryens. Tous ces faits indiquent bien une race qui n’est pas vouée à l’intransigeance et à l’immobilité, une race plus fine que la mongole, sa sœur d’origine et devant laquelle paraissent s’ouvrir des destins heureux et variés.

L’introduction de l’islamisme dans le milieu turc se fit par la conversion d’une dynastie des Turcs Karluk lesquels, au début du xme siècle, se trouvaient maîtres du Turkestan oriental ou Turkestan chinois. Les Karluk n’étaient pas très fixés s’ils voulaient être chrétiens ou bouddhistes. L’islam les départagea. Les chefs y ayant adhéré, leurs sujets suivirent. Un foyer mahométan se trouva de la sorte constitué en Kachgarie. Lorsque les Arabes eurent occupé la Perse, ils se trouvèrent pour la première fois en contact avec les Turcs et une réciproque aversion se manifesta aussitôt entre eux. C’est un élément dont on ne tient pas assez compte que cette antipathie spontanée. Elle explique beaucoup de faits passés et peut-être n’est pas encore hors de cause de nos jours. Le désir de prendre en Iran la place des Arabes, la jalousie de voir ceux-ci en possession de régions enviables et qu’ennoblissaient de grands souvenirs ne cessèrent dès lors de travailler l’âme turque. Les Seldjoucides réalisèrent le rêve national. Nous avons vu sur le trône de Perse passer Togroul Beg, Alp Arslan, Melik Shah, souverains turcs. Alp Arslan battit et captura l’empereur byzantin Romain Diogène à la bataille de Menazgherd en Asie-mineure (1071) et il exigea la main de la fille du « basileus » pour son fils Melik Shah. Cette victoire et ce geste, ce furent la première esquisse des prétentions futures sur Constantinople.

Cependant en 1092 un Seldjoucide d’une branche collatérale se créa en Phrygie et en Cappadoce, au centre de l’Asie-mineure, une principauté autonome qui devint le sultanat d’Iconium. Admirablement placé sur la route de Constantinople à Antioche et à Jérusalem pour gêner les croisés quand ils voulurent passer, cet État fut un moment ébranlé par les Byzantins et dut reconnaître (1161-1176) la suzeraineté de l’empereur Manuel Commène ; puis il recouvra sa liberté et devint une puissance avec laquelle tous durent compter. Les mongols de Gengiskhan l’abattirent en 1243. Il semblait alors que « le jour turc » fût passé. Mais après les Seldjoucides vint le tour des Ottomans. Qui eût pu augurer l’avenir de cette horde peu nombreuse et sans prestige lorsque commença sa migration ? À la fin du xiime siècle, elle avait quitté la steppe pour gagner la région de Merv. Vers 1230 on la trouve en Arménie : quatre cents familles à peine. Son chef reçoit des Seldjoucides, au moment où ils vont disparaître, un fief en Phrygie. Othman qui donnera son nom à la horde (1259-1326) se fait musulman. Il a flairé le vent au milieu des bagarres environnantes et il s’est décidé pour l’islam. Ses États mesurent « une journée de marche dans tous les sens » mais ses ambitions n’ont point de limites. Avec son successeur Orkhan (1326-1360) aidé de son frère Aladin qui lui sert de vizir, l’ère commence des conquêtes décisives. Orkhan enlève aux Grecs Nicée, Nicomèdie, Brousse et sa capitale. Il se proclame sultan. D’être émir ne suffit plus à si grand seigneur. Il y en a partout, des émirs. La déconfiture des sultans seldjoucides dont la présence maintenait une sorte de discipline parmi ces Turcs d’occident a été pour eux le signal de l’émancipation. En Mysie, en Lydie, à Pergame, en Bithynie, à Éphèse, à Smyrne, tous les gouverneurs se sont déclarés émirs ou bien des aventuriers sont arrivés de l’est pour s’emparer du pouvoir local. Mais les Ottomans, eux, ont un sultan. Orkhan, à la fin de son règne, est maître de toute la rive asiatique de la mer de Marmara. Ses dernières prises, ce sont Gallipoli et Rodosto, clefs des détroits. Dès lors la puissance ottomane se développe en ouragan. Mourad ier (1360-1389) rencontre les soldats d’Europe levés trop tard. Après avoir annexé Angora, il s’empare d’Andrinople et y transfère aussitôt sa capitale. Une coalition danubienne dirigée par le roi de Hongrie se dresse contre lui. Les alliés sont vaincus sur la Maritza. En 1373 il prend aux Serbes Monastir et la Macédoine ; en 1383, Sofia aux Bulgares. En 1389 c’est Kossovo, la profonde, l’irréparable défaite dont si longtemps les Serbes ont gardé la mémoire endeuillée au fond de leur cœur.

Sous Bajazet Ier (1389-1402) tous les émirats turcs d’Asie mineure sont annexés. Les Ottomans la possèdent toute entière à l’exception du petit État grec de Trébizonde et de la Cilicie qui appartient aux mamelucks d’Égypte. Alors s’organise une sorte de croisade occidentale dont le duc de Bourgogne, le maréchal Boucicaut et l’amiral Jean de Vienne sont les chefs et qui rallie au passage les Hongrois : sorte d’entreprise privée à laquelle les gouvernements ne prêtent qu’un appui distrait. Bajazet qui déjà bloquait Constantinople s’avance au devant de ces nouveaux ennemis et les rencontre à Nicopolis en Bulgarie (1396). Leur absurde témérité leur vaut un échec complet ; douze mille prisonniers sont égorgés. L’empereur Manuel II accourt à Paris demander du secours. Il y trouve un roi fou, Charles VI, une reine qui trahit ses sujets au profit des Anglais, une cour assoiffée de plaisirs. Qu’importe à tous ces gens ce qui se passe aux rives du Bosphore ? Savent-ils seulement où le situer ? Le secours vient pourtant d’un horizon bien inattendu. Tamerlan surgit du fond de l’orient, Tamerlan pour qui Bajazet n’est qu’un vil usurpateur, une manière d’aventurier sans noblesse. À Ancyre près d’Angora l’armée formidable des mongols a raison de la force turque (1402). Un massacre s’ensuit ; il y a sur le champ de bataille « des pyramides de têtes humaines qui rappellent les charniers assyriens ». Brousse est incendiée, Bajazet captif. Mais l’Europe n’a pas compris l’utilité d’une action simultanée. Qu’elle prit alors les Turcs à revers, leur épopée s’achevait. Mais elle ne bougea pas. Or Tamerlan et sa fureur passèrent. L’élan turc reprit sous Mourad II (1421-1451) comme de lui-même. Le sultan était pourtant un mystique que le dégoût du monde incita à deux reprises à se retirer dans un couvent de derviches. L’Asie-mineure n’en fut pas moins réoccupée, Salonique enlevée aux Vénitiens (1430), la résistance serbe de nouveau comprimée. Les Magyars prirent encore une fois en mains la cause de l’Europe chrétienne. Conduits par Jean Hunyade, ils remportèrent une série de succès. Un moment par le traité de Szegédin (1440) la Serbie et la Valachie se retrouvèrent libres. Mais victorieux à Varna, les Turcs y revinrent. Pendant ce temps l’albanais Scanderbeg[1] usait en vain sa vaillance contre eux. Mahomet II monté sur le trône en 1451 reprit le siège de Constantinople et s’en empara le 29 mai 1453. La magnifique résistance des cinquante mille soldats enfermés dans la ville et qu’appuyaient cinq mille soldats et marins vénitiens, génois et catalans avait retardé de six semaines le terme fatal.

Quelques années plus tard, la Grèce et la Morée étaient annexées (1456) et ensuite Trébizonde. Enfin en 1516 Sélim Ier s’emparait de la Syrie et pénétrait en Égypte. Il supprima à la fois le sultanat mameluk et l’ancien califat abbasside qui s’y était perpétué obscurément. Il se proclama calife. Le sommet était atteint. Les Ottomans détenaient à la fois l’empire oriental et la papauté musulmane.

On peut se demander d’où leur venait la force nécessaire à un si haut destin du moment qu’ils devaient ensuite s’y montrer si inférieurs car ce n’est point réussir, pour un peuple qui a obtenu de grands triomphes militaires et opéré de grandes conquêtes, que de ne rien ajouter à l’édifice de la civilisation. Or tel a été le cas des Ottomans et à un degré surprenant.

Ils ont dû leur succès apparemment à trois causes essentielles. D’abord les circonstances favorables. L’empire grec et la royauté perse se trouvaient épuisés par des efforts trop prolongés et trop souvent renouvelés. L’Europe d’autre part, mal conduite, ignorante des affaires d’orient les laissa faire. L’Église romaine en pleine crise ne put pas tourner contre eux l’élan chrétien. En second lieu, ils eurent des chefs remarquables et une guidance homogène ce qui avait manqué si complètement aux Arabes. Ceux-ci en effet s’étaient trouvé passer brusquement de la rudesse fanatique des quatre premiers successeurs du prophète à l’amollissant raffinement des califes de Damas et de Bagdad. Rien de pareil chez les Ottomans. Dès le principe, tandis qu’Orkhan conduisait la guerre d’une main vigoureuse et sûre d’elle-même, son frère et grand-vizir Aladin veillait à l’organisation de l’État et, si embryonnaire fut-elle, établissait une administration disciplinée. Les sultans, dociles à l’exemple ainsi donné, s’en inspirèrent les uns après les autres. Enfin — troisième élément de succès — ils eurent en mains un terrible et diabolique instrument de conquête : les janissaires. Cette milice créée par Aladin ne fut point, comme on l’a dit, la première force armée permanente mais elle fut établie sur un principe tout à fait inédit. Les janissaires étaient alimentés par les enfants prélevés de force et en masse sur les populations chrétiennes vaincues. Isolés, enfermés, surexcités dès le premier âge, ils en arrivaient vite à ne plus rien connaître que leur esprit de corps. Victor Bérard relève que certaines années on alla jusqu’à circoncire quarante mille enfants destinés au recrutement. Ces levées annuelles privaient les populations asservies de leurs éléments les plus virils et fournissaient en même temps au pouvoir dominateur une armée déracinée et fanatisée ; mais il faut avouer que peu d’institutions régulières dans l’histoire ont revêtu un caractère plus criminel que celle-là.

Que si nous passons à l’examen des causes qui ont frappé de stérilité le triomphe des Ottomans, il semble qu’il faille d’abord en rendre responsable la rapidité du zig-zag dessiné par eux à travers l’Asie. Transportés trop brusquement des steppes de la Caspienne aux rivages helléniques, il leur manqua de séjourner, comme l’avaient fait les autres Turcs dans le creuset civilisateur de la Perse. Leur préparation au rôle qu’ils allaient avoir à jouer fut de la sorte totalement insuffisante. Ce rôle par ailleurs leur imposa des formes mal adaptées à leurs capacités et comme un moule tout fait dans lequel ils se trouvèrent emprisonnés. Mahomet ii prit, par la force des choses, la place de Constantin xi et devint malgré lui le chef du vaste empire chrétien reconstitué par ses armes. On dit que, maître de Byzance (dont il laissa ses soldats saccager en vrais barbares les trésors artistiques et intellectuels) il ressentit profondément la mélancolie d’être parvenu au point où il avait toujours pensé que son ambition se sentirait apaisée. Elle ne l’était pas.… Mais cet homme intelligent sinon cultivé n’éprouvait-il pas plutôt une secrète inquiétude à l’idée d’avoir désormais à gouverner tout ce qu’il venait de conquérir ? En vain s’efforça-t-il d’échapper à la hantise d’une tâche qui le dépassait en se lançant dans de nouvelles et absurdes offensives. Il débarqua à Otrante voulant s’emparer de Rome. La mort l’arrêta. Ses successeurs ne furent pas plus heureux. Le terme était atteint d’une fortune démesurée, sans rapport avec le mérite. Le règne de Soliman dit le magnifique (1520-1566) marqua une sorte d’apogée comprise entre deux échecs retentissants subis par le prestige ottoman l’un sous les murs de Vienne, l’autre en 1571 dans le golfe de Lépante. Ni alors ni depuis le gouvernement de Constantinople bien qu’introduit par le roi de France François Ier dans le jeu de la diplomatie européenne, ne sut s’égaler aux circonstances. Il n’eut jamais de politique extérieure, se bornant à s’appuyer sur les divergences d’intérêts et les oppositions d’influence des divers impérialismes aux prises en Europe.

Encore moins eut-il une politique intérieure digne d’un grand État. Après leur établissement en Europe les sultans avaient distribué des fiefs (siamet et timar, des grands et des petits) mais aucun n’était héréditaire du moins en droit. Le souverain pouvait à chaque génération confirmer ou annuler la donation. Le possesseur du fief était tenu d’équiper des troupes en proportion des ressources de son domaine et de répondre à l’appel de guerre. C’était là sa seule raison d’être. Lever des impôts au fur et à mesure des besoins et au-delà, puis se mettre en campagne au moindre signal, on ne lui demandait rien autre. D’administration il n’y eut point sinon à Constantinople où les Grecs du Phanar (le quartier de la ville où ils résidaient) accaparèrent peu à peu la direction des services. Seuls, actifs et cultivés, on ne pouvait se passer d’eux. Les « phanariotes » réalisèrent de la sorte de grandes fortunes et bien qu’ils aient souvent par intérêt consenti à se charger de besognes peu honorables, ils rendirent à la cause grecque un précieux service en maintenant leur langue et leur religion vivantes au centre de leur ancienne capitale conquise par l’islam. Quant aux janissaires, lorsque la période d’assaut perpétuel eut pris fin et que l’offensive se trouva limitée et coupée de longues inactions, ils se muèrent en une garde prétorienne turbulente et capricieuse. Des révoltes et des massacres se succédèrent. Des sultans furent tués ; d’autres brutalement déposés. Le désordre et l’incurie régnèrent alimentés par une extraordinaire apathie qui ressemblait à la fatigue qu’engendre parfois un effort corporel trop violent et trop prolongé. Au soir du xixme siècle seulement des désirs de régénération se manifestèrent dont on ne peut dire encore s’ils réussiront à galvaniser la race ou s’ils ne seront que la tentative impuissante et candide de quelques isolés.

  1. Scanderbeg est le nom turc de Georges Castriota (1414-1467) fils d’un chef albanais qui, à la mort de son père et sur l’appel de ses compatriotes d’origine, abandonna Constantinople où il avait été élevé et l’islamisme qu’il avait embrassé. Il fut dès lors l’adversaire acharné des Turcs au profit de l’Albanie dont il voulait assurer l’indépendance. L’origine des Albanais qui se nomment eux-mêmes Skipetars est très incertaine. Ils parlent une langue différente de celles de leurs divers voisins. Ayant dans l’antiquité dépendu longtemps de la Macédoine, asservis ensuite de droite et de gauche au hasard des invasions et des circonstances, ils avaient fini à la fin du xiiime siècle par se rendre indépendants.