Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/15

Chapitre XIV.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XV.

Chapitre XVI.


CHAPITRE XV

INTRIGUES ROYALISTES — ÉLECTIONS DE l’AN V

(Germinal an IV à prairial an V-avril 1796 à juin 1797.)

La rupture du Directoire avec les patriotes, qui avait suivi la dissolution de la Société du Panthéon et qu’avaient aggravée les mesures prises contre Babeuf, les Égaux et le parti montagnard, amena un rapprochement avec les modérés et avec les royalistes déguisés en constitutionnels, habitués pour la plupart, les uns et les autres, du « club de Clichy ». Les directeurs, donnant un exemple que nous avons vu suivre depuis par ceux qui ne font, plus ou moins habilement, que de la politique personnelle, changèrent leur fusil d’épaule. Alors comme aujourd’hui, on vit attaquer la République sous le masque républicain. Tandis que les partis avancés disent ce qu’ils veulent, les partis de réaction osent rarement avouer leur but et dire ce qu’ils sont ; leur arme de prédilection, c’est le mensonge, c’est le faux. Prétendus constitutionnels ou ralliés n’étaient, ne sont, suivant l’expression de Mallet du Pan, que des « royalistes bâtards » (Correspondance inédite avec la cour de Vienne, t. II, p. 96). Le Directoire se tournant à droite, ils ne manquèrent pas d’en profiter pour réitérer le mouvement de réaction que Vendémiaire avait arrêté. Ils daignèrent accepter les invitations des directeurs ; ceux-ci ne purent faire moins, par reconnaissance, que de livrer aux faux républicains les places qu’ils enlevaient aux vrais. Carnot, qui ne croyait pas « impossible d’amener une réconciliation des esprits qu’une hostilité radicale ne séparait pas de la République » (Mémoires sur Carnot par son fils, t. II, p. 109) et qui, seul des directeurs, « comprenait bien notre système » (Souvenirs du lieutenant-général comte Mathieu Dumas de 1770 à 1836, publiés par son fils, t. III, p. 82), servit habituellement d’intermédiaire pour ces marchandages, qui n’allèrent pas sans quelques petites perfidies de part et d’autre (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 212). Nous avons déjà vu (chap. xii) que de nombreux fonctionnaires royalistes avaient été réintégrés dans leurs fonctions, et qu’un arrêté du 27 ventôse an IV (17 mars 1706) avait, ordonné une enquête pour écarter les patriotes restés dans l’administration. Après l’arrestation de Babeuf, nouvelle hécatombe ; un rapport reproduit dans le recueil souvent cité de M. Aulard (t. IV, p. 231) le prouve, et l’historien royaliste et catholique, M. Sciout, l’avoue en disant que la découverte de la conjuration avait décidé le Directoire « à destituer un certain nombre de Jacobins et à ménager un peu les modérés » qui « s’efforcèrent d’en tirer le meilleur parti possible » (Le Directoire, t. II. p. 256 et 257). Ce sont les protégés des modérés et des ralliés ou soi-disant constitutionnels qui occupaient, par conséquent, la plupart des postes en 1796 (an IV-an V), année pendant laquelle M. Sciout n’a pas eu de peine à découvrir une quantité de faits d’incurie, de gaspillage et de concussion. Les tribunaux, en particulier, devait dire Briot, dans la séance du Conseil des Cinq-Cents du 21 brumaire an VII (11 novembre 1798), avaient été « peuplés de complices des prêtres et des émigrés » ; « la plupart de ceux qui composent les bureaux sont les mêmes que ceux qui les composaient en Vendémiaire », lit-on dans le rapport de police du 3 germinal an V-23 mars 1707 (recueil d’Aulard, t. IV, p. 18).

Non contents de mettre la main sur les places, ceux qui dissimulaient leurs véritables sentiments derrière des opinions de parade, et qui n’étaient républicains que dans la mesure où ils pouvaient exploiter la République, se préoccupèrent uniquement de favoriser la politique de réaction. Un nommé Vaublanc, royaliste élu député, avait été traduit devant des juges que sa qualité rendait incompétents, et condamné à mort par contumace pour les événements de Vendémiaire ; le 13 fructidor an IV (30 août 1796), le Conseil des Cinq-Cents et, le 15 fructidor (1er septembre), le Conseil des Anciens annulèrent la condamnation ; mais, sans le renvoyer devant le tribunal compétent, ils l’admirent à siéger. Par les lois du 12 prairial (31 mai) et du 28 fructidor an IV (14 septembre 1796), ils interprétaient dans un sens favorable aux ecclésiastiques réfractaires certaines dispositions de lois précédentes. Ils revenaient deux fois à la charge contre la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) visant les émigrés et les prêtres réfractaires. En cette circonstance, des modérés firent le jeu des royalistes travestis en constitutionnels : ils sont restés nombreux dans leurs rangs ceux qui réservent toute leur acrimonie pour les républicains sincères et ont des trésors d’indulgence pour les ennemis de la République. Le résultat fut, après une vive discussion, la résolution des Cinq-Cents, du 16 brumaire an V (6 novembre 1706), devenue, par son adoption au Conseil des Anciens, la loi du 14 frimaire an V (4 décembre 1706) ; son article 1er accordait le bénéfice de l’amnistie du 4 brumaire an IV (26 octobre 1795) aux actes commis par les royalistes en Vendémiaire et le refusait aux Conventionnels tels que Barère « contre lesquels la déportation a été nominativement prononcée par les décrets du 12 germinal an III » (1er avril 1795) ; les art. 2, 3, 4 et 5 étendaient l’exclusion des diverses fonctions publiques jusqu’à la paix générale, prononcée contre les émigrés et leurs parents par les six premiers articles de la loi du 3 brumaire an IV (fin du chap. x), à tous les amnistiés du 4 brumaire, c’est-à-dire qu’étaient frappés, en sus des vendémiairistes, pour lesquels il n’y avait de la sorte rien de changé, tous les patriotes que l’amnistie avait libérés ; l’étaient également les chefs vendéens ou chouans et les anciens Conventionnels montagnards « décrétés d’accusation ou d’arrestation », que le décret du 5 fructidor an III (22 août 1705) avait seulement déclarés inéligibles au Corps législatif ; l’art. 6 abrogeait, à l’exception des six premiers, tous les articles de la loi du 3 brumaire an IV concernant, notamment, l’exécution des lois de 1792 et de 1793 contre les prêtres réfractaires. Les royalistes n’obtenaient pas tout ce qu’ils désiraient ; en revanche, on frappait les victimes de Germinal et de Prairial, ce qui était une étrange façon de contrebalancer la faiblesse dont bénéficiaient, après Vaublanc, les antirépublicains de Vendémiaire.

En approchant de l’époque du renouvellement partiel du Corps législatif, fixé par la Constitution au mois de germinal an V (mars-avril 1797), le Directoire ressentit cependant des inquiétudes que les républicains sincères et perspicaces éprouvaient depuis longtemps. Ainsi Hoche, écrivant le 28 fructidor an IV (14 septembre 1796) aux directeurs pour leur signaler une manœuvre, dont il sera parlé dans le chapitre suivant, du royaliste Louis de Frotté, ajoutait (Les Pacifications de l’Ouest, de Chassin, I. II, p. 605) : « Trop de vos amis vous ont abandonnés ; ouvrez les yeux, n’attendez pas que le reste se livre au désespoir et se perde en voulant sauver illégalement la République ébranlée jusque dans ses fondements. Que viendra-t-on parler de terroristes ? Où sont-ils ? Où est leur armée ? Celle des chouans est partout ». Par ses complaisances, par sa complicité, le Directoire avait fortifié le parti dont maintenant il commençait à redouter la force. Il ne vit de remède — et son exemple devait par la suite trouver d’innombrables imitateurs — que dans une loi contre la presse ; un message du 9 brumaire an V (30 octobre 1796) demanda aux Cinq-Cents de voter des mesures répressives. On avait eu raison des principaux journaux avancés par l’arrestation de leurs rédacteurs plus ou moins impliqués dans des poursuites dont le procès de Babeuf avait été le signal ; c’était, dès lors, contre les excès des feuilles royalistes qu’était surtout réclamée une nouvelle loi. Aussi, députés modérés et royalistes, qui n’avaient jamais protesté au nom des principes lorsqu’on frappait les républicains avancés, se posèrent en partisans farouches de la liberté, de leur liberté, car nous aurons l’occasion de voir tout à l’heure comment les royalistes la comprenaient pour leurs adversaires. Tout cela n’aboutit qu’à des tentatives de surélévation du port des journaux qui échouèrent, et à la loi du 5 nivôse an V (25 décembre 1796) défendant d’annoncer publiquement les journaux et les actes des autorités autrement que par leur titre. Une autre proposition de loi fut bien votée en cette matière par les Cinq-Cents, le 30 pluviôse an V (18 février 1797), après un long examen de plusieurs projets ; mais elle devait être rejetée par les Anciens, le 9 floréal (28 avril).

ET NE NOS INDUCAS IN TENTATIONEM SED LIBERA NOS A MALO
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Si la répression de la presse ne pouvait être un remède efficace, que penser, à ce point de vue, de la loi du 18 nivôse an V (7 janvier 1797) ordonnant, pour le 2 pluviôse, la célébration de l’anniversaire du 21 janvier et le serment solennel, par les membres du Corps législatif, de haine à la royauté, ainsi qu’on l’avait déjà fait l’année précédente (chap. xii) ? Puisqu’on avait l’audace de contrarier les royalistes — cette loi n’allait pas plus loin — un des Girondins qui avaient été réintégrés (chap. iii) le 18 frimaire an III (8 décembre 1794), Philippe Delleville, voulut à son tour ennuyer les républicains avancés, qualifiés alors d’anarchistes, et, dans la séance des Cinq-Cents du 22 nivôse (11 janvier 1797), il proposa d’ajouter, au serment de haine à la royauté, celui de haine à l’anarchie, parce que, dit-il, « en jurant simplement haine à la royauté, nous ne jurerions rien que Marat, Robespierre et leurs successeurs et sicaires anarchiques n’aient juré et ne jurent encore volontiers ». Cet aveu ne permet aucun doute sur l’infamie de ces modérés que nous avons déjà vus, et que nous aurons encore l’occasion de voir, en d’autres circonstances, traiter d’agents royalistes Marat, Robespierre et les républicains avancés, comme ceux d’aujourd’hui traitent les socialistes de « sans-patrie ». La proposition de Delleville fut acceptée et devint la loi du 24 nivôse an V (13 janvier 1797).

Avant de parler de l’action extra-légale des royalistes avoués, je dirai un mot de la question financière qui ne cessa pas d’être, pour le Corps législatif et surtout pour le Directoire, le sujet de graves préoccupations. En l’an V, on essaya pour la première fois d’établir un ensemble des dépenses et des recettes. Les faits furent loin de correspondre aux prévisions ; cependant la tentative mérite d’être signalée. Selon le système proposé par Ramel, la loi du 16 brumaire an V (6 novembre 1796) distingua, pour le budget de l’année en cours, les dépenses fixes des dépenses extraordinaires. Les premières devaient être prises en entier sur le produit des contributions de l’an V même ; il devait être pourvu aux secondes à l’aide de la rentrée des contributions arriérées, des revenus des biens nationaux et, pour le complément, de la vente d’une quantité suffisante de ces biens. Depuis la loi du 20 fructidor an IV (6 septembre 1796), on en était revenu, pour cette vente, à la mise aux enchères appliquée — voir fin du chap. vi — jusqu’à la loi du 28 ventôse an IV (18 mars 1796) relative aux mandats territoriaux — voir fin du chap. xii. D’après la loi du 16 brumaire sur les dépenses de l’an V, dont je viens de parler, les enchères étaient ouvertes devant les administrations de département dans les formes prescrites par les lois antérieures à celle du 28 ventôse an IV, « sur une première offre égale aux trois quarts du principal de l’évaluation des biens estimés en vertu des lois précédentes ». Quant aux biens non estimés, le revenu était fixé par experts, et les enchères étaient ouvertes sur l’offre de quinze fois ce revenu. Le prix était payable : un dixième en numéraire, moitié de ce dixième dans les dix jours et avant la prise de possession, moitié dans les six mois ; quatre dixièmes en quatre annuités, produisant 5 0/0 d’intérêts par an ; les cinq dixièmes restant pouvaient être acquittés en papier.

On acceptait toute espèce de papiers. Assignats et mandats n’avaient pas été les seuls instruments à faire de l’argent. Souvent on avait opéré par voie de réquisition, d’où les bons de réquisition ; dès le début, le Directoire avait commencé à manger son blé en herbe, anticipant sur toutes les recettes éventuelles, d’où de nouveaux bons ; d’autres bons encore avaient servi à acquitter des indemnités dues en certaines circonstances ; pour les règlements des fournitures, les ministres signaient des ordonnances ; la loi du 8 prairial an III (fin du chap. vi) avait imaginé des bons au porteur gagnés en loterie ; lors de la baisse des assignats, certains fournisseurs avaient fait régler leurs mémoires par l’inscription de six fois, dix fois, quinze fois leur montant sur le Grand-Livre de la dette publique ; tons ces papiers étaient admis pour les cinq dixièmes du payement : les inscriptions sur le Grand-Livre correspondant à ces capitaux scandaleusement multipliés sous prétexte de dépréciation des fonds publics, étaient reçues à cet effet, jusqu’au 1er messidor suivant (19 juin 1797) seulement, « sur le pied de vingt fois la rente » ! Calculées de la sorte, ces inscriptions furent même reçues sans limitation de délai, et pour le prix entier (loi du 9 germinal an V-29 mars 1797) des « bâtiments nationaux », qui étaient, par cette loi, tous mis aux enchères, à l’exception de ceux faisant partie de propriétés rurales ou d’usines, de ceux réservés aux services publics, et des églises ou temples dont pouvaient disposer les communes par application de la loi du 11 prairial an III (30 mai 1795) mentionnée au chapitre vi. Les gens qui avaient profité de la faculté d’acquisition d’immeubles nationaux attachée aux mandats par la loi du 28 ventôse an IV, avaient été intéressés à la baisse du nouveau papier-monnaie, afin de l’obtenir à meilleur compte ; aussi avaient-ils agi en conséquence, et la débauche de papiers à laquelle on s’était livré n’avait pu que leur faciliter la tâche. Les biens nationaux ainsi obtenus par les spéculateurs à vil prix, les ressources sur lesquelles le gouvernement avait compté lui avaient échappé. C’est pourquoi la loi du 20 fructidor an IV (6 septembre 1796) citée tout à l’heure, avait établi que les biens nationaux non vendus ne le seraient désormais que par enchère. Il y avait eu, jusqu’au 10 fructidor (27 août), dans le département de la Seine, un de ceux où la moyenne de consignation par vente fut le plus élevée, 2 783 soumissions, pour lesquelles les soumissionnaires avaient consigné la valeur de 16 557 609 fr. (Archives nationales, AF IV 399).

Bon gré, mal gré, la législation, qui avait été impuissante à maintenir le cours du papier-monnaie, dut s’adapter au fait de sa dépréciation. On avait déjà officiellement consacré la réduction de valeur des assignats, par exemple dans la loi du 19 frimaire an IV sur l’emprunt forcé (chap. xii). La loi du 15 germinal an IV (4 avril 1796) réduisit dans des proportions diverses, suivant leurs dates, le montant des obligations ou conventions exprimé en assignats, tout en imposant (fin du chap. xii) d’effectuer tous les payements en mandats valeur nominale : c’était encore la circulation forcée des assignats valeur réduite, c’était celle des mandats valeur intégrale. La loi du 4 prairial an IV (23 mai 1796) limita au 25 prairial (13 juin) pour le département de la Seine, au 10 messidor (28 juin) pour les autres départements, le délai pendant lequel les assignats pourraient être, conformément à la loi du 28 ventôse (18 mars), échangés contre des mandats ou des promesses de mandats, à raison, valeur nominale, de 30 contre 1 ; à l’expiration de ce délai, les assignats au-dessus de 100 livres devaient cesser d’avoir cours de monnaie.

En prorogeant ce délai au 30 messidor (18 juillet) pour les départements autres que la Seine, la loi du 9 messidor an IV (27 juin 1796) déclarait qu’après ce dernier délai les assignats au-dessus de 100 livres ne seraient plus échangés à aucun taux. Par la loi du 29 messidor an IV (17 juillet 1796), fut supprimée l’obligation, édictée par la loi du 15 germinal précédent (4 avril 1796), d’opérer tous les payements en mandats valeur nominale, et c’est au jour de la publication de cette loi que la cessation de la circulation forcée du papier-monnaie valeur nominale, qui en était la conséquence, resta plus tard fixée (loi du 5 messidor an V-23 juin 1797).

La loi du 5 thermidor an IV (23 juillet 1796), qui a été déjà mentionnée dans le § 2 du chap. xi à propos du taux de l’intérêt, déclarait (art. 1er) : « À dater de la promulgation de la présente loi, chaque citoyen sera libre de contracter comme bon lui semblera ; les obligations qu’il aura souscrites seront exécutées dans les termes et valeurs stipulés ». Toutefois (art. 2), « nul ne pourra refuser son payement en mandats au cours du jour et du lieu où le payement sera effectué » : c’était l’admission légale de la dépréciation des mandats avec le maintien de leur circulation forcée. La loi du 13 thermidor an IV (31 juillet 1796) décida que les mandats donnés en payement des biens nationaux seraient pris, non plus à leur valeur nominale, mais au cours moyen arrêté tous les cinq jours ; 100 livres en mandats valaient à cette date 4 livres. Firent de même la loi du 22 thermidor an IV (9 août 1796), d’abord pour toutes les contributions qui, à partir du 1er fructidor suivant (18 août), — une loi du 10 fructidor (27 août 1796) reporta le point de départ de ce nouveau régime aux premiers jours de vendémiaire (fin septembre) — durent être payées en argent ou en mandats au cours, puis pour les fermages pendant le mois de fructidor, et la loi du 18 fructidor an IV (4 septembre 1796), qui étendit (art. 2) l’obligation de l’emploi du numéraire ou des mandats au cours à « tous les payements restant à faire » sur le prix des baux des biens ruraux. Enfin la loi du 16 pluviôse an V (4 février 1797) supprima entre particuliers la circulation forcée des mandats dont les 100 livres valaient alors 1 livre ; ils continuaient, pour divers payements, à être acceptés jusqu’au 1er germinal suivant (21 mars) dans les caisses publiques, au prix de 100 fr. valeur nominale pour 1 fr. Passé ce délai, ils ne devaient plus être reçus — toujours à ce dernier prix — qu’en payement des biens nationaux, après avoir été préalablement échangés contre des récépissés de la Trésorerie nationale. Cette loi, qui retirait les mandats de la circulation, fut étendue, par la loi du 22 pluviôse an V (10 février 1797), aux assignats de 100 livres et au-dessous, assimilés aux mandats « sur le pied du trentième de leur valeur nominale », ce qui revenait à accepter 3 000 livres en assignats pour 20 sous.

On avait précédemment réglé, après d’interminables débats, la question des payements entre particuliers : la loi du 15 pluviôse an V (3 février 1797) portait que toutes les rentes, pensions et capitaux fondés sur des titres antérieurs au 1er juillet 1790, échus soit à cette époque, soit depuis le 1er vendé-maire an V (22 septembre 1796), ou échéant après le 15 pluviôse, date de la loi, pourraient être exigés en « numéraire métallique ». Pour tous les titres de la période intermédiaire, ne seraient exigibles en numéraire que les dettes expressément stipulées payables ainsi. Enfin la loi du 5 messidor an V (23 juin 1797), déjà citée tout à l’heure, ordonnait, afin de faciliter le règlement des transactions passées entre particuliers pendant la période du papier-monnaie, que des tableaux de ses valeurs successives seraient dressés dans chaque département, et j’ai déjà mentionné (fin du chap. vi) la Collection générale de ces tableaux d’après laquelle (p. 330, x et xi) voici, pour la dernière décade des mois révolutionnaires, ce que valaient 100 livres en assignats de ventôse à prairial an IV, en mandats de germinal an IV à nivôse an V : pour les assignats, 8 sous en ventôse et en germinal an IV (mars et avril 1796), 6 sous en floréal (mai) et 3 sous et demi en prairial (juin) ; pour les mandats, 17 livres 11 sous en germinal an IV (avril 1796), 11 livres 11 sous en floréal (mai), 8 livres 7 sous en prairial (juin), 5 livres 10 sous en messidor (juillet), 3 livres 8 sous en thermidor (août), 4 livres 10 sous en fructidor (septembre), 4 livres 3 sous en vendémiaire an V (octobre), 3 livres 4 sous en brumaire (novembre), 2 livres 8 sous en frimaire (décembre), 2 livres 2 sous en nivôse (janvier 1797).

« Il faut observer d’ailleurs, disait Crassous à la séance des Cinq-Cents du 4 frimaire an IV (25 novembre 1795), que l’or et le blé sont constamment restés avec les assignats dans une tout autre proportion que le reste des denrées ; car ces marchandises sont à l’assignat comme un est à cent cinquante ; tandis que d’autres objets, la viande par exemple, n’est encore à l’assignat que comme un est à quarante. »

À la fin du chap. vi, j’ai rapproché, des variations du papier-monnaie par rapport au numéraire, les variations du prix d’une marchandise — un abonnement trimestriel au Moniteur — pendant l’an III. Voici, pour achever la comparaison, quelles furent les variations de cet abonnement en l’an IV. Désormais le même pour Paris et les départements, son prix était de 250 livres, à partir du 1er brumaire (23 octobre 1795) ; de 500 livres à partir du 1er frimaire (22 novembre 1795) ; de 1 000 livres, à partir du 1er nivôse (22 décembre 1795), et de 18 livres seulement pour ceux « qui préféreront payer l’abonnement en numéraire » ; de 1 250 livres en assignats ou de 30 en numéraire, à partir du 15 nivôse (5 janvier 1796) — il y avait là une augmentation particulière de 105 livres environ en assignats due à l’élévation, par la loi du 6 nivôse an IV (27 décembre 1795), du port des journaux, ce qui motivait aussi le prix de 30 fr. en numéraire ; cette augmentation devait être atténuée par la loi du 6 messidor an IV (24 juin 1796) ; de la note du Moniteur du 15 nivôse, il résulte qu’il prenait dès cette époque les 100 livres en assignats pour 1 franc valeur métallique — ; de 1800 livres en assignats, à partir du 1er prairial (20 mai 1796), ce qui équivalait à environ cent fois le prix du début ; enfin, à partir du 1er messidor (19 juin 1796), le prix ne pouvait plus être payé qu’en numéraire et était de 20 livres ; quant à ceux qui, d’après le dernier prix en assignats, avaient versé 1800 livres, ils étaient prévenus que cette somme compterait, non plus pour trois mois, mais seulement pour un mois et demi, ce qui, contre la marchandise citée, mettait encore les 100 livres en assignats à près de 0 fr. 60 ; elles valaient presque dix fois moins contre du numéraire.

Le parti de la réaction comprenait, ainsi qu’on a pu le voir par le début de ce chapitre, à côté de ces républicains modérés ne songeant à « chercher leurs adversaires, suivant l’expression de M. Waldeck-Rousseau, qui fera bien lui-même de ne pas trop l’oublier, que dans les rangs de ceux qui combattent pour la République » (séance de la Chambre du 16 novembre 1899, p. 1852 de l’Officiel), des royalistes déguisés en constitutionnels, ne se disant républicains que pour mieux trahir la République, et des royalistes déclarés agissant presque tous sous l’influence directe du prétendant ou de son frère, qui ne rêvait que plaies et bosses dès qu’il était à l’abri. Cette influence s’exerçait au moyen d’agents dont les principaux étaient ceux qui constituaient l’agence de Paris déjà mentionnée (chap. viii) ; si Lemaître s’était laissé prendre, il restait Brothier, La Ville-Heurnois, Duverne de Praile et des Pomelles. L’argent continuait à être patriotiquement accepté des mains du ministre plénipotentiaire anglais en Suisse, Wickham ; une lettre de celui-ci à son ministre Grenville, le 26 janvier 1796, nous apprend, par exemple, qu’il venait d’envoyer à l’abbé Brothier (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 171) « 1 800 livres sterling », soit 45 000 fr., tant pour acquitter les frais d’espionnage que pour encourager les insurrections.

Une évolution s’était cependant effectuée dans l’esprit d’un grand nombre de royalistes connus jusque-là pour leur intransigeance. Louis de Frotté, qui s’intitulait « général en chef de Normandie », avait écrit, par exemple, 1er août 1796, à son « major général », le vicomte de Chambray (Les Pacifications de l’Ouest, de Chassin, t. II, p. 594), que, pour le moment, il s’agissait avant tout « d’influer sur les élections » ; « pour cela, disait-il, il faut que le » meilleurs royalistes se dévouent et fassent le sacrifice apparent de leur opinion, pour se mettre plus à même de la servir avec fruit ». On voit qu’il y a longtemps que le parti royaliste pratique la dissimulation de son but réel derrière des opinions de circonstance ; et c’est être sa dupe que de voir la parade qui lui sert d’amorce, et non l’hameçon que, par fraude, il cherche à faire avaler. D’autre part, après avoir prêché le retour pur et simple à l’ancien régime, l’abbé Brothier avait, sous la pression des faits, fini par comprendre que la restauration de la monarchie ne serait possible qu’avec certaines concessions aux idées nouvelles ; aussi crut-il de son devoir d’écrire en ce sens au prétendant, que les princes de l’Europe appelaient alors le comte de Lille, et que, pour la commodité du récit, je désignerai par son surnom anticipé de Louis XVIII. Ce monarque en expectative, bien qu’il reçût de divers côtés des avertissements identiques, se refusa à y ajouter foi, s’imaginant qu’ils étaient inspirés non par la conscience de la réalité, mais par la contagion du mauvais exemple ; en conséquence, il répondait à Brothier, le 11 juillet 1796, que ce qu’il proposait était « entièrement inadmissible » (Lebon, idem, p. 198). On a vu dans le chapitre précédent que le gouvernement vénitien l’avait, le 14 avril, mis en demeure de sortir de Vérone ; parti le 21, en se déguisant par crainte de ses créanciers, il était arrivé, le 28, sur le territoire du margrave de Bade, à Riegel, où Condé avait établi son quartier général. Il le quitta le 14 juillet et, lors de la retraite, devant Moreau, de l’armée autrichienne dont le corps de Condé faisait patriotiquement partie, il s’arrêta quelques jours à Dillingen ; le 19 juillet, un coup de pistolet fut tiré sur lui et le manqua, tandis qu’il se tenait à l’une des croisées de son hôtel. L’auteur de cette tentative criminelle qui, si elle avait réussi, aurait, suivant le mot de Louis XVIII (Ernest Daudet, Les Bourbons et la Russie, p. 66), profité à son frère, resta inconnu. Peu après, Louis XVIII gagna Blankenburg, dans le duché de Brunswick, où il devait rester dix-huit mois.

D’autre part, le traître Pichegru, venu tout au commencement d’avril 1796 (milieu de germinal an IV) à Paris, d’où, après avoir, sur les conseils, paraît-il, de Wickham, refusé l’ambassade de Suède (Lebon, idem, p. 175), il alla s’installer à Strasbourg pour continuer ses intrigues, s’aperçut que, contrairement à ses désirs, sa sortie de l’armée n’avait produit aucune effervescence ; or il venait de constater qu’à Paris les royalistes influents étaient, pour la plupart, partisans non d’un retour à l’ancien régime, mais d’une monarchie constitutionnelle. Aussi, tout en restant en correspondance avec Carnet (Lebon, id., p. 205), il faisait conseiller à Louis XVIII de se départir de son attitude intransigeante. L’obstination de celui-ci, persuadé de la possibilité de réussir sans ce sacrifice d’amour-propre, était cause qu’à Paris d’assez nombreux monarchistes se retournaient du côté du duc d’Orléans qui n’avait pas cessé d’avoir quelques partisans ; ainsi le marquis de Rivière avait écrit, le 12 juillet 1795 : « Je ne dois pas dissimuler qu’il existe un parti d’Orléans, soutenu dans l’intérieur par Boissy d’Anglas, l’abbé Sieyès, Cochon et Arnaud, et, à l’extérieur, par Barthélémy, ministre à Bâle ; Montesquieu, Dumouriez, Necker, etc., en font partie. Les agents de ce parti sont, à Paris, Mme de Staël et de Montholon, à qui le Danemark, la Suède et le prince Henri de Prusse ont fourni quelque numéraire » (L’armée et la Révolution : Dubois-Crancé, par Iung, t. II, p. 229). De son côté, Pichegru regrettait son commandement et les facilités qu’il lui donnait ; voulant surtout travailler pour son propre compte, il songeait à se ménager l’appui des Autrichiens. D’accord pour renverser le régime républicain, les adversaires de la République étaient donc divisés entre eux ; et la campagne commune menée par eux n’empêchait pas les rivalités inquiètes de leurs diverses fractions, chacune aspirant à accaparer le bénéfice de l’œuvre réactionnaire à laquelle tous concouraient. « La réunion de Clichy en l’an V avait pour but le renversement du gouvernement de l’an III ; personne n’en doute. Elle aurait vraisemblablement réussi dans ses projets, si elle avait pu s’entendre sur le gouvernant qu’elle voulait substituer au Directoire, et surtout si elle avait mis dans ses intérêts le général qui commandait l’armée d’Italie ; mais elle était divisée en trois partis qui ne voulaient rien céder de leurs prétentions réciproques » (J. M. Savary, Mon examen de conscience sur le 18 brumaire, p. 6).

Pendant que les royalistes dits constitutionnels préparaient les élections, l’agence de Paris, obéissant aux instructions de l’entourage du prétendant — elle avait « réellement des pouvoirs de Louis XVIII donnés à Vérone le 26 février 1796 » (Sciout, Le Directoire, t. II, p. 272) — cherchait par un coup de main à obtenir un succès plus rapide ; de là, le complot de Brothier. Il y avait à cette époque un homme bien vu par tous les antirépublicains, c’était un ancien moine mendiant, le chef d’escadron de dragons Malo qui, d’après Thibaudeau (Mémoires, t. II, p. 87), « n’était pas très difficile sur les moyens de faire son chemin » : tous le louaient de son attitude scélérate contre les patriotes, lors de l’affaire du camp de Grenelle, le 23 fructidor (9 septembre). Un individu aussi dénué de scrupule inspira confiance à Brothier qui noua des relations avec lui, pendant qu’un autre agent royaliste, l’Allemand Poly, s’abouchait avec le commandant du Corps législatif, Ramel. Ces deux officiers eurent-ils un instant l’idée de marcher avec les royalistes, avant d’agir à leur égard comme Grisel contre Babeuf ? C’est possible. « Peut-être, a écrit l’historien royaliste, M. Sciout (Le Directoire, t. II, p. 271), ont-ils d’abord voulu entrer dans le complot ; puis, craignant que le Directoire n’en fût informé, ont-ils cru plus sûr de le révéler ». Quoi qu’il en soit. Malo, dans une entrevue, le 9 pluviôse an V (28 janvier 1797), avec ceux que M. Sciout appelle « les commissaires royaux » (Idem), demanda à connaître les pouvoirs qu’ils tenaient de Louis XVIII et le plan préparé ; ils acceptèrent de lui en donner communication le surlendemain, et aussitôt Malo prévint le ministre de la police. Le 11 pluviôse (30 janvier), Brothier, La Ville-Heurnois, Duverne de Praile, qui se faisait alors appeler Dunan, se rendirent dans le logement que Malo occupait à l’École militaire ; des agents étaient cachés qui s’emparèrent des trois conspirateurs et saisirent les pièces qu’ils avaient apportées. On alla ensuite perquisitionner à leur domicile ; mais, dit M. Sciout, « un de leurs affidés sauva habilement une grande partie de leurs papiers » (Idem, p. 271) ; on arrêta Poly et quelques comparses.

Les Incroyables. (D’après une estampe de Carle Vernet.)

Avec des instructions et une proclamation de Louis XVIII et une liste de nominations aux principales fonctions de l’État, on découvrit un « plan d’exécution » qui fut publié notamment dans le Moniteur des 17 et 20 pluviôse (5 et 8 février 1797). En voici le résumé : « On devait poser des gens sûrs à toutes les barrières, s’emparer des postes, des télégraphes, des maisons des ministres, du Luxembourg, etc., établir une batterie à Montmartre pour contenir Paris, mettre la tête des directeurs à prix s’ils ne cédaient pas devant une promesse d’amnistie, empêcher la réunion des membres des Conseils, s’assurer des Jacobins, rétablir la juridiction prévôtale et les anciens supplices, brûler les presses des journaux ennemis, arrêter leurs auteurs, lancer une proclamation honorable pour les armées et amicale pour les puissances étrangères, faire un approvisionnement de grenades, ce qui est le meilleur moyen de dissiper les attroupements, et proclamer l’indulgence au nom du roi ». Comme je l’ai annoncé plus haut, on voit par ce programme alléchant qui n’était pas destiné à la publicité, de quelle manière les royalistes entendaient pratiquer la liberté de la presse ; quant à leur indulgence, elle comportait l’usage préalable du canon, des grenades et des anciens supplices : la cruauté catholique et royale n’y perdait rien et le jésuitisme était satisfait. Par un arrêté du 14 pluviôse (2 février), le Directoire déféra les accusés à la justice militaire. Cette décision était aussi peu régulière au point de vue de l’équité que celle relative à l’affaire du camp de Grenelle ( chap. xiii). Mais, tandis que, pour les républicains avancés, pour les patriotes, les condamnations avaient été prononcées malgré tout sans désemparer, et que les exécutions immédiates avaient suivi les condamnations à mort, le souci de la justice s’éveilla subitement, en faveur des royalistes, chez des gens qui n’avaient pas protesté lorsqu’il s’agissait des premiers. Il y eut même à cet égard conflit entre le Directoire et le tribunal de cassation. Le 28 ventôse (18 mars), les défenseurs, après avoir demandé au conseil de se déclarer incompétent, et celui-ci ayant résolu de joindre sa décision sur ce point à celle sur le fond, avaient dénoncé cette résolution aux Cinq-Cents et au tribunal de cassation. Le lendemain, après l’audition d’une lettre du ministre de la Justice portant (Moniteur du 2 germinal an V-22 mars 1797) que « si les conseils de guerre s’arrêtaient aux incidents élevés, il en résulterait des longueurs dont la discipline militaire aurait beaucoup à souffrir », le conseil de guerre passait outre aux débats malgré l’avis que la question d’incompétence avait été renvoyée par le tribunal de cassation à l’examen d’une de ses sections. Le même jour, 29 ventôse (19 mars), les Cinq-Cents entendaient la lecture de la réclamation des défenseurs, et chargeaient une commission d’étudier la question ; le 30 (20 mars), ils recevaient connaissance d’un message du Directoire demandant « si les jugements des conseils de guerre permanents sont sujets à revision », et du rapport de la commission soutenant que, pour ces jugements, il n’y avait pas possibilité de recours en cassation. Ajournée ce jour-là, la discussion reprit les 1er, 2 et 3 germinal (21, 22 et 23 mars) ; à cette dernière séance, les Cinq-Cents eurent communication d’un message du Directoire qui leur transmettait un arrêté de ce jour même annulant une décision par laquelle, la veille, le tribunal de cassation avait ordonné que les pièces de la procédure instruite par le conseil de guerre lui seraient apportées, et, après un très vif débat, ils votaient, conformément à la proposition de la commission, l’ordre du jour sur la pétition des défenseurs. Le 8 germinal-28 mars (Moniteur du 11-31 mars), le tribunal de cassation, toutes sections réunies, constatait qu’il « n’avait aucun moyen coercitif pour exécuter lui-même ses jugements », et annonçait qu’il allait rendre compte au Corps législatif de l’obstacle auquel se heurtait son premier jugement ; la lettre du tribunal fut, le 10 germinal (30 mars), lue aux Cinq-Cents qui, à une grande majorité, passèrent à l’ordre du jour. Si, le 19 germinal an V (8 avril 1797), à une heure et demie du matin, le conseil de guerre, devant lequel les débats s’étaient poursuivis au milieu de tous ces incidents depuis le 22 ventôse (12 mars), condamnait Brothier, Duverne de Praile, Poly et La Ville-Heurnois à mort, il commuait séance tenante cette peine en dix ans de réclusion pour Brothier et Duverne, cinq ans pour Poly et un an pour La Ville-Heurnois.

L’échec de Brothier fut très sensible à Louis XVIII qui avait compté sur sa réussite. Le 10 mars 1797, il rédigeait un nouveau manifeste (Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, d’Aulard, t. IV, p. 52 et 53) où, redoutant l’effet des papiers saisis, il cherchait hypocritement à l’atténuer et désavouait par la même occasion un manifeste dans lequel, le 1er janvier 1797, Puisaye préconisait l’attitude intransigeante (Moniteur, dans le compte rendu de la séance du Conseil des Anciens du 30 pluviôse an V-18 février 1797) : s’il voulait restaurer l’ancienne autorité de l’Église et de la monarchie, il se disait prêt à la perfectionner et à en réformer les abus, s’efforçait d’apaiser les craintes et de stimuler les appétits, et poussait à agir sur les électeurs. Les royalistes intransigeants ne furent pas satisfaits de ce changement de front qui était un succès pour les soi-disant constitutionnels.

Un de ces derniers, des Pomelles, avait eu la chance de n’être pas englobé dans les poursuites ; il fut chargé de reconstituer l’agence de Paris et de s’occuper, c’est-à-dire « de s’emparer des élections » prochaines, suivant un mot de Frotté (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. III, p. 25) ; comme en thermidor an III (juillet-août 1795), c’était de nouveau par elles qu’on songeait à reprendre le pouvoir. Des Pomelles imagina pour cela une organisation copiée, sauf la publicité, sur l’ancienne société des Jacobins ; ce fut « l’Institut philanthropique » (Chassin, idem, t. III, p. 24 et 25). Il devait y avoir un institut dans chaque canton, sous la direction centrale de celui de Paris. Le but de ces « philanthropes » était de « seconder le gouvernement, être son œil et sa sentinelle, dans tous les temps, sur les anarchistes ; être son corps de réserve dans les circonstances critiques ». On appelait « anarchistes » les républicains avancés de l’époque ; or tels étaient pour les royalistes, d’après ce document destiné par eux à rester secret, leurs plus dangereux adversaires, tandis qu’ils pensaient pouvoir lier avantageusement partie avec certains modérés, et il en est exactement de même aujourd’hui : nombreux sont les modérés assez aveugles pour faire le jeu des royalistes et des cléricaux jusqu’au jour où ils sont menacés d’être mangés par eux ; contre ceux-ci il n’y a de résistance redoutée par eux et solide que de la part des républicains avancés ou socialistes.

De son côté, Wickham se rallia, après l’arrestation de Brothier, au système de l’opposition légale ; ses correspondants furent, à Paris, les nommés d’André, ancien Constituant et futur ministre de la police de Louis XVIII, et Berger, auxquels, pour la préparation des élections, il versa des sommes considérables. Il écrivait, le 1er avril 1797, à Grenville : « Le plan que suivent ces messieurs est vaste et sera coûteux, car il s’étend… à toute la France. Je n’ai cependant pas hésité à l’encourager dans son ensemble. J’avoue certainement que c’est la première fois que je dispose des fonds publics avec une pleine satisfaction pour moi-même » (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 224). Berger, au nom du club de Clichy, s’entendit avec des Pomelles, l’agent de Louis XVIII. L’union se fit entre les diverses factions réactionnaires, toutes appelées à bénéficier patriotiquement de l’or anglais répandu à profusion (Idem, p. 231).

Avec l’or anglais, les voix d’un très grand nombre d’émigrés allaient peser sur les élections. Dans ses Mémoires, Thibeaudeau avoue « que de véritables émigrés s’étaient introduits en France ; que la complaisance, la commisération, la cupidité et l’esprit de parti concouraient à fournir à un soldat de l’armée de Condé les pièces nécessaires pour le faire rayer comme cultivateur » (t. II, p. 78) ; par ces derniers mots, Thibaudeau faisait allusion à la loi du 22 nivôse an III mentionnée précédemment (chap. vi). Dans son Histoire générale des émigrés, Forneron écrit (t. II, p. 205) : « Un commerce savant s’organise en quelques jours pour vendre de faux certificats de résidence, attestés par de faux témoins ; pour quelques louis, l’émigré obtient un dossier qui lui permet de prouver qu’il n’a jamais quitté son pays ni cessé d’exercer ses droits de citoyen français. Les résidents étrangers organisent également un commerce de passeports ». Dans le rapport de police du 20 vendémiaire an V (11 octobre 1796), on raconte avoir entendu deux citoyens s’entretenant d’« un de leurs amis émigré, qu’ils avaient rencontré, non sans surprise, et lequel leur fit la confidence qu’avec cent louis il avait eu tous les papiers nécessaires pour paraître en règle. Depuis quelque temps on dit assez hautement que l’on trafique dans les bureaux de ces rentrées, et que le gouvernement, qui en tire un grand produit, ferme les yeux sur ces prévarications » (recueil d’Aulard, t. III, p. 510) ; dans le rapport du 30 ventôse an V (20 mars 1797), on lit : « Il s’est dit dans un café que les émigrés rentraient tous les jours moyennant cinquante louis. On cite quelquefois un particulier qui, actuellement en France, était autrefois en Angleterre » (Idem, t. IV, p. 14). La décision en dernier ressort appartenait bien au Directoire, mais on sait que Barras se faisait payer pour opérer la radiation, qui profitait, d’ailleurs, aux adversaires du gouvernement : électeurs ou non, émigrés et prêtres étaient pour eux des agents électoraux très actifs.

Le Directoire essaya à son tour d’influer sur les élections. Il chercha surtout à s’appuyer sur les acquéreurs des biens nationaux, inaugura les candidatures officielles et se fit accorder des fonds secrets pour les soutenir. Au lieu de recourir à des procédés toujours odieux, et parfois ridicules, les gouvernants, que le danger monarchique seul faisait de nouveau pencher à gauche, auraient plus efficacement agi en faveur de la République, en ne se livrant pas au jeu de bascule qui consistait à écraser ses partisans à l’aide de ses adversaires plus ou moins masqués, jusqu’au jour où, contre ceux-ci devenus trop forts, on se retournait, pour se défendre, du côté des autres réduits à une idée et à des soldats qu’on avait soi-même contribué à discréditer et à affaiblir.

Lorsque, nous venons de le voir, des émigrés avaient pu rentrer en foule impunément, obtenir la restitution de leurs biens non vendus et même l’inscription de leur nom sur les listes des « défenseurs de la patrie », ce qui leur permettait ensuite de dénoncer, comme bien plus nombreuses qu’elles n’étaient en réalité, les erreurs de la liste des émigrés et de se faire rayer de cette liste, le Directoire s’imagina les atteindre par un arrêté du 7 ventôse

Les Merveilleuses. (D’après une estampe de Carle Vernet.)


an V (25 février 1797) sanctionnant un rapport de Merlin, ministre de la Justice, et interdisant l’exercice des droits politiques dans les assemblées primaires aux personnes portées sur des listes d’émigration. L’émotion que causa cet arrêté, et qui aboutit quinze jours après à son annihilation à peu près complète par la loi du 22 ventôse (12 mars), prouve tout au moins que ces personnes avaient pu participer au vote lors des élections de l’an IV. À un parti qui a dans le sang la passion du mensonge et du faux — la citation que je viens de faire du réactionnaire Forneron en est, après tant d’autres faits, une nouvelle preuve — on opposait la puérile loi du 30 ventôse (20 mars), prescrivant à chaque électeur de déclarer à haute voix : « Je promets attachement et fidélité à la République et à la Constitution de l’an III. Je m’engage à les défendre de tout mon pouvoir contre les attaques de la royauté et de l’anarchie ». Finalement on chercha à exploiter la tentative d’assassinat dont fut victime Sieyès de la part d’un abbé détraqué, son compatriote Poulle (22 germinal-11 avril). L’or anglais, dans ces conditions, n’eut pas de peine à l’emporter sur l’argent du Directoire (750 000 francs, d’après Thibaudeau, Mémoires sur la Convention et le Directoire, t. II, p. 153). Il ne faut pas non plus oublier, surtout au point de vue des élections parisiennes, le mécontentement des rentiers, très mal payés alors, et dont beaucoup étaient véritablement réduits à la misère. Le rapport de police du 13 germinal (2 avril) dit que « les plaintes des rentiers sont extrêmement vives à raison des payements qui sont effectués avec des descriptions qui perdent 91 pour 100 ». Aussi les élections de germinal an V (mars-avril 1797) devaient être un triomphe pour la réaction. Ce fut une période de bon temps pour le parti royaliste et pour les burlesques échantillons de sa jeunesse, les Incroyables et les Merveilleuses, qui mirent dans leurs costumes et dans leurs manières tout le ridicule de leurs idées. Après son échec, le Directoire devait, dans son message du 28 germinal (17 avril 1797), demander le moyen de ne pas laisser impunis les procédés de corruption employés et, dans un rapport aux Cinq-Cents, en réponse à ce message du Directoire, Dumolard dénonçait à son tour, le 10 floréal an V (29 avril 1797), « ce trafic honteux des suffrages, dont le résultat nécessaire est de mettre à l’encan les droits et la liberté du peuple » ; mais cela n’eut pas de suite.

Il y eut renouvellement d’un tiers des deux Conseils, c’est-à-dire que, sur les deux tiers composés à l’origine de Conventionnels, la moitié devait cesser ses fonctions. Le tirage au sort pour la désignation des Conventionnels sortants avait été opéré le 15 ventôse (5 mars). On garda le second tiers complet, les sièges vacants par suite de démission où de décès furent comptés dans le tiers à renouveler et 216 anciens Conventionnels sortirent, 145 des Cinq-Cents et 71 des Anciens. Or, sur ces 216, 11 seulement furent élus. Les rapports de police nous apprennent qu’à Paris la plupart des membres des bureaux des assemblées primaires étaient « les mêmes que ceux qui les composaient en Vendémiaire » (rapport du 3 germinal-23 mars), et que, croyant avoir encore le droit de voter, des ouvriers s’y présentèrent « en assez grand nombre » (rapport du 5-25 mars). La bourgeoisie parisienne nomma des royalistes constitutionnels ; Lyon, des royalistes avérés : Imbert-Colomès et Camille Jordan ; Marseille, le général Willot, qui (Chassin, Les Pacifications de l’Ouest, t. II, p. 157) s’était traîtreusement, pendant le séjour du comte d’Artois à l’île d’Yeu, mis en relations avec les émigrés et avec les chefs vendéens tels que les de Béjarry (Idem, p. 174), qui avait cherché à enlever son commandement à Hoche (Idem, p. 175 et 176), et qui, envoyé en thermidor an IV (août 1796) à Marseille, put y protéger à son aise, grâce (Chassin, Idem, t. III, p.29-30) à l’appui de Carnot, les compagnons de Jésus et du Soleil ; le Jura élit Pichegru. De l’autre côté, on trouvait le général Jourdan, élu par la Haute-Vienne, et Barère par les Hautes-Pyrénées. Il fallait également, d’après la Constitution, qu’un membre du Directoire sortît ; le 30 floréal (19 mai), conformément à la loi du 25 (14 mai), le sort désigna Le Tourneur.

Au sujet de ce tirage au sort, on a prétendu — et le même bruit devait courir pour les tirages suivants — qu’il y avait eu fraude ou arrangement préalable : « Ce tirage n’est qu’une façon de parler dont le peuple même n’est guère plus la dupe », lit-on dans la Correspondance diplomatique du baron de Staël-Holstein et du baron Brinkmann, par Léouzon Le Duc(p. 283). La chose a été démentie, du moins pour Le Tourneur, dans les Mémoires sur Carnot par son fils, (t. II, p. 97) : « Le nom de Le Tourneur sortit de l’urne. On a dit que ce fut le résultat d’un arrangement. Carnot ne s’y serait pas prêté… Le tirage fut sincère » ; vient ensuite une anecdote démontrant que Reubell avait très peur d’être désigné par le sort ; cette peur n’aurait pas eu de raison d’être s’il y avait eu arrangement. Enfin l’auteur ajoute (p. 98) : « Un arrangement avait bien été conclu depuis longtemps entre les directeurs, mais dans un autre objet : celui des cinq qui, le premier, serait éliminé par le sort, n’ayant exercé qu’un an ses fonctions, devait recevoir de chacun de ses collègues une somme de dix mille francs… Après fructidor, le nouveau Directoire chargea le trésor public de payer désormais cette dette, qu’il porta à cent mille francs ».

Le 1er prairial (20 mai), eut lieu la première séance des Conseils renouvelés. Le président fut, aux Cinq-Cents, Pichegru ; aux Anciens, Barbé-Marbois. Nous savons (chap. xii) que, pour la vérification des pouvoirs, les Cinq-Cents proposaient d’abord l’admission ou l’exclusion des divers élus dans les deux Conseils, et que les Anciens ensuite ratifiaient ou rejetaient ces résolutions. Ce fut ainsi que Barère fut, dès le premier jour, exclu comme condamné à la déportation, tandis qu’étaient abrogées les décisions votées en nivôse an IV (janvier 1796) excluant J.-J. Aymé et quelques autres (chap. xii). Le 24 mai 1797, dans une lettre à Grenville, Wickham se félicitait de « l’heureux choix que l’on vient de faire des nouveaux députés et de celui que l’on va faire d’un nouveau directeur. Ce choix, malgré tous les efforts du Directoire, portera sur M. Barthélémy et, vu les circonstances, il est impossible de trouver mieux. J’ai exhorté tous ceux avec qui je suis en correspondance à tout faire pour emporter ce point » (Lebon, L’Angleterre et l’émigration, p. 232). Le même jour où Wickham écrivait cette lettre de Suisse, la majorité royaliste des Cinq-Cents inscrivait docilement Barthélemy en tête de la liste de dix noms à présenter aux Anciens pour la nomination du nouveau directeur (5 prairial-24 mai), et le surlendemain (7 prairial-26 mai), les royalistes du Conseil des Anciens s’inclinaient patriotiquement devant la volonté de l’agent anglais et nommaient Barthélémy qui fut installé le 18 prairial (6 juin). Celui-ci, ambassadeur de la République en Suisse, n’avait jamais été qu’un de ces républicains d’apparence gardant au fond du cœur, tant qu’elles peuvent leur nuire, leurs préférences monarchiques. Dès son arrivée à Paris, il se hâtait de renouer des relations avec d’anciennes connaissances royalistes, et allait jusqu’à gémir sur les « conseils peu judicieux qui avaient été donnés au roi » (lettre de Wickham à Grenville du 27 juin 1797, idem, p. 235). Ce fut le 9 prairial (28 mai) que l’on connut à Paris la condamnation de Babeuf et de Darthé (chap. xiii) ; ce jugement, dit le rapport de police du 11 (30 mai) « est un sujet très vif d’entretiens publics », et l’exécution indigna les républicains avancés.