Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11-7

Chapitre XI-S6.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI-S7.

Chapitre XI-S8.


§ 7. — Commerce.

Au point de vue du commerce, mais non des consommateurs, la première partie de notre période fut préférable à la seconde partie et surtout à la période précédente : « Le commerce de France offre aujourd’hui des ruines et des débris », disait Robert Lindet à la fin de l’an II (20 septembre 1794) dans le rapport à la Convention mentionné au chapitre ii. Au début de l’an III il y eut véritablement une frénésie de trafic ou plutôt de spéculation que la lutte pour l’existence contribua beaucoup à généraliser : d’après les rapports de police (recueil d’Aulard, t. II, p. 49 et 52), en dehors des gros propriétaires, des voleurs et des filles publiques, « il n’y a que les gens de commerce et les agioteurs qui peuvent maintenant se procurer l’existence » (rapport du 12 thermidor an III-30 Juillet 1795, Ibid., p. 122) ; « on voit des marchands ci-devant peu fortunés acheter de belles maisons et des terres en campagne » (rapport du 18 fructidor an III-4 septembre 1795, Ibid., p. 216). Tout le monde s’en mêlait. On lit dans la Vedette du 29 nivôse an III-18 janvier 1795 (Id., t. Ier, p. 401) : « Depuis que les réquisitions et le maximum sont abolis, tout le monde fait le commerce ; ne croyez pas que ce soit chez des marchands en gros, chez ces grands détaillants, dans les grands magasins, les spacieuses boutiques que vous trouverez tout ce dont vous pouvez avoir besoin ; montez dans presque toutes les maisons, au deux, trois ou quatrième étage, on vous montrera des comestibles, des draps, toiles et autres objets à vendre ». Ainsi les marchandises envahissaient les étages après avoir transformé les rez-de-chaussée en bazars où, côte à côte, se voyaient les produits les plus divers (Mercier, Nouveau Paris, chap. ccxxi) : sucre et tabac, sel et mouchoirs, suif et dentelles, poivre et charbon, chapeaux et diamants, montres et pain, livres, huile, farine, tableaux et café, les mêmes marchandises sortaient d’une boutique pour entrer dans une autre ; car les transactions avaient surtout lieu entre trafiquants n’appréciant plus la marchandise que comme instrument pour faire de l’argent, sans souci de son utilité. Quelques coups de spéculation édifiaient une fortune, puis la culbutaient (les Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, p. i62) seules restaient debout, toujours plus grosses, les grosses fortunes que leur énormité rendait maîtresses du marché. Pour tous les autres, c’était la ruine à brève échéance, la misère retombant sur eux, parfois rendue plus pénible par quelques lueurs d’opulence entrevues. Les restaurants, rares avant, se multiplièrent. Dans les divers genres de commerce, chacun s’ingénia, pour l’emporter sur ses nombreux rivaux, à provoquer les passants ; de là vinrent les savants étalages et leur prolongement au dehors, sur la rue ou sur les trottoirs qu’on commençait, en 1796, nous l’avons vu dans le §2, à établir dans certaines rues. La voie publique était également obstruée par les colporteurs et les marchands ambulants, contre lesquels protestait, dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, en faveur des marchands en boutique, le conseil consultatif de commerce (archives du ministère du Commerce), dans sa séance du 22 germinal an V (11 avril 1797) ; quelques jours après, le bureau central de Paris décidait de faire disparaître les « boutiques volantes » et, le 8 prairial suivant (27 mai), il signalait aux commissaires de police les « étalages abusifs » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 71 et 139).

L’annonce commerciale était encore rare ; en l’an IV (1796), d’après les Mémoires de M. Richard Lenoir (p. 174), « on ne connaissait pas la méthode des annonces ; un seul marchand à Paris se servait de ce moyen, c’était Marion. Nous suivîmes son exemple ; non seulement Lenoir annonça la réouverture de l’ancienne maison à prix fixe de son père, mais il ajouta que l’on reprendrait le lendemain les marchandises vendues la veille, si elles ne convenaient plus à l’acquéreur. On ne saurait dire combien cette condition nous amena de monde. Nos linons partirent dans le mois, au prix de seize francs la robe de quatre aunes », soit 4 mètres 75 à 3 fr. 36 le mètre. « Au bout de six mois, ajoute-t-il (p. 175), nos ventes montaient à quinze cents francs par jour ». Quant à la réclame et à la variété de ses procédés charlatanesques, l’initiative paraît appartenir à Bonaparte : « Bonaparte, le premier, inaugure l’instrument », a constaté M. Félix Bouvier (Bonaparte en Italie - 1796, p. 531).

On n’a pas de documents sur le chiffre des importations et des exportations au début de notre période. Mais (Journal d’économie publique, de morale et de politique, t. III, p. 228, et Statistique de la France, de 1838, volume sur le commerce extérieur, p. 7), il fut importé, en l’an IV (septembre 1795 à septembre 1796), pour 194 125 000 francs ; en 1797, pour 353 158 000 francs ; pour 298 248 000, en 1798 et pour 253 068 000, en 1799. En l’an IV, il fut exporté pour 191 718 000 francs ; en 1797, pour 211 124 000 francs ; pour 253 117 000, en 1798 et pour 300 241 842, en 1799. En particulier (Journal d’économie…, n° du 20 germinal an V-9 avril 1797, cité plus haut), il était importé, en l’an IV, pour 38 804 000 francs de matières brutes propres à l’industrie ; en 1796, sur une consommation totale de 117 395 quintaux métriques de tabac fabriqué, dans lequel entrait alors pour une très forte part le tabac à priser, un peu moins de 30 000 quintaux, perdant un quart de leur poids à la fabrication, étaient importés(Peuchet, Statistique élémentaire de la France, p. 315) ; en l’an VI, il était importé 78 000 quintaux métriques de sucre, 29 000 de cafés et pour 96 millions de francs de matières premières telles que coton, laine, chanvre et lin (Ibid.). Il était exporté, en l’an IV, pour 93 993 000 francs de produits manufacturés dont 76 000 000 de soieries, lainages et toiles, pour 36 000 000 de vins et pour 18 000 000 d’eaux-de-vie (Journal d’économie…) ; en l’an VII (1798-99), 60 000 muids d’eaux-de-vie et 220 000 de vins de Bordeaux (Peuchet) ce qui, avec le muid égal à 268 litres 22, équivaut à 161 000 hectolitres d’eaux-de-vie et à 590 000 hectolitres de vins. Une des principales causes de la pénurie du commerce pendant l’an II est très curieuse et de nature à établir que, durant cette année, on n’eut pas à se plaindre au point de vue de la consommation. Dans le rapport rappelé au début de ce paragraphe, Robert Lindet a écrit : « Les besoins augmentent, la consommation est excessive… L’un des plus grands obstacles qui s’opposent au rétablissement du commerce et aux exportations est l’excessive consommation qui se fait dans l’intérieur de toutes les productions du sol. Pour nous procurer des farines et des grains, il faut donner en échange une partie de nos vins ; le commerce de Bordeaux ne peut s’en procurer la quantité nécessaire à ses exportations ; on en a livré une trop grande quantité à la consommation ». Et, comme remède, Robert Lindet prêchait tout particulièrement « la frugalité » (Moniteur du 3 vendémiaire an III-24 septembre 1794).

On ne doit pas oublier que, pour l’importation principalement, les chiffres donnés ne se rapportent qu’aux opérations commerciales faites ouvertement ; or, le commerce de contrebande était considérable à cette époque ; il fut à un moment le seul commerce prospère. Tout contribuait à le favoriser. Potter, fabricant de faïences à Chantilly, se plaignait, le 6 fructidor an IV (23 août 1796), au Bureau consultatif du conseil de commerce, de l’introduction de faïences anglaises par navires neutres en violation de la loi (archives du ministère du Commerce). Comme conséquence de la guerre, une loi du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) renouvela et aggrava la prohibition du 18 vendémiaire an II (9 octobre 1793) d’importer et de vendre les produits anglais, et elle réputait anglais, quelle que fût leur origine, certains produits importés de l’étranger, énumérés en dix articles, tels que diverses étoffes de coton et de laine, les boutons, les ouvrages en métaux, les cuirs et peaux, les sucres raffinés et la faïence ; seulement la tolérance à l’égard des prises de nos corsaires qui redonnaient à Nantes, lit-on dans le Moniteur du 3e jour complémentaire de l’an VI (19 septembre 1798), « l’air de la vie et de l’abondance », fut un moyen commode d’éluder cette apparence de rigueur et de justifier la détention illégale de marchandises anglaises. « Cette mesure du gouvernement, disent les Mémoires de M. Richard Lenoir (p. 176), ne servait qu’à donner plus de prix aux tissus étrangers. Nous en vendions considérablement ».


Manufacture Le Petit Walle.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Le 5 pluviôse an III (24 janvier 1795), les comités de salut public, de commerce et de marine réunis, considérant « que les côtes de la Méditerranée principalement ne peuvent recevoir aucune protection du gouvernement, que les navires français qui passent de cette mer dans l’Océan, obligés de traverser le détroit, sont exposés à des dangers certains, et qu’enfin les assurances qui se payent dans les différents ports pour la navigation des navires français, sont d’un prix quadruple de celui qu’il faudrait payer pour la navigation des navires neutres », prenaient un arrêté autorisant les armateurs français à employer les bâtiments neutres ou le pavillon neutre pour leur commerce. La part des navires français et étrangers dans le commerce maritime de la France fut, en l’an IV, de 91 000 tonneaux pour les premiers et de 579 000 pour les seconds : le tonneau de mer équivalait alors à 979 kilos et était compté dans un navire autant de fois qu’il s’y trouvait 42 pieds cubes, soit environ un mètre cube et demi (i mc. 440). La même année, pour le cabotage d’un port à l’autre de la France, le tonnage des navires français avait été de 765160 tonneaux et celui des navires étrangers de 70 225 (n° 23 déjà cité du Journal d’économie publique, etc., de Rœderer).

La loi du 11 nivôse an III (31 décembre 1794), en supprimant les privilèges de certains ports, substitua au système des ports francs, où les marchandises étrangères pouvaient être introduites sans avoir à payer de droits, le système des entrepôts accordant à ces marchandises, après leur dépôt dans le port d’arrivée, un délai de 18 mois pour être exportées sans acquitter aucun droit de douane. Quant à la circulation des marchandises, à l’intérieur, dans les deux lieues limitrophes de nos frontières, la loi du 12 pluviôse an III (31 janvier 1795) l’interdit, à moins que ces marchandises, ne fussent munies d’un acquit-à-caution. Cette formalité dans ces mêmes conditions n’avait été exigée par la loi du 29 septembre 1793, qui avait établi le maximum, que pour les denrées ou marchandises de première nécessité. Mais la loi du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797) abrogea les dispositions précédentes sur l’acquit-à-caution et en revint au régime du passavant, c’est-à-dire de la simple autorisation de transport en franchise sans caution.

Les foires avaient une importance qui diminue et se localise de plus en plus, et elles étaient très nombreuses : il ne se passait guère de jours dans l’année, sans qu’il y eût une ou même plusieurs foires sur le territoire de la République. Mais, avec le ralentissement des affaires, la plupart d’entre elles ne servaient plus qu’au strict échange des productions locales contre les articles indispensables que la région ne produisait pas à proximité. D’après Dufort de Cheverny (Mémoires sur les règnes de Louis XV et Louis XVI et sur la Révolution, t. II), à la foire de Blois, qui avait lieu du 28 août au 9 septembre, « de mémoire d’homme on n’avait vu tant de boutiques et si peu d’acheteurs » (p. 353) qu’en l’an V (1797) ; mais, en l’an VI (1798), cette foire « a été beaucoup plus considérable tant en marchands qu’en acheteurs » (p. 381).

Pour donner une idée des tarifs de transport, je m’en tiendrai à la place d’impériale des diligences qui peut être regardée comme correspondant à la troisième classe de nos chemins de fer. En l’an III, on la payait 12 sous par lieue de poste ou 3 933 mètres ; 10 sous en l’an V et en l’an VI. En 1798-99 (an VII), le transport de Paris à Lille (58 lieues de poste valant 228 kilomètres) coûtait — toujours sur l’impériale — 23 francs et le voyage durait 2 jours ; de Paris à Nantes (97 lieues 1/2-353 kilom.), 39 fr., durée 4 jours ; de Paris à Besançon (100 lieues 1/2-395 kilom.), 40 fr., durée 5 jours ; de Paris à Toulouse (182 lieues-716 kilom.), 72 fr., durée 7 jours. Il y avait, de Paris, un départ tous les deux jours pour Lille et pour Nantes, et trois départs par décade pour Besançon et pour Toulouse ; la périodicité était la même de ces diverses localités à Paris. En vertu de la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795), nul ne pouvait quitter le territoire de son canton sans un passeport délivré par l’administration municipale. Le transport des choses coûtait, par lieue, pour 100 livres — un peu moins de 50 kilos — en diligence, ce qui équivalait à notre grande vitesse, 6 sous 1/2 en l’an III, 5 sous en l’an V, VI et VII ; dans les mêmes conditions, en fourgon, ce qui équivalait à notre petite vitesse, 5 sous en l’an III, 3 sous en l’an V. 2 sous en l’an VI et VII. La navigation intérieure était également utilisée pour le transport des choses et des personnes. Fleuves et canaux servaient même, pour de grandes distances, plus qu’aujourd’hui, proportionnellement au nombre total des voyageurs. Des coches d’eau partirent, par exemple, de Paris pour Troyes, Auxerre et Briare d’un côté, pour Rouen de l’autre ; le prix, jusqu’en l’an VII, fut en moyenne de 3 sous par lieue soit pour une personne, soit pour 100 livres de marchandises ; en l’an VII, il y eut une légère diminution (Almanach national).

Ce qui nuisit beaucoup au commerce dans la seconde moitié de notre période, ce fut le défaut de sécurité provenant et du mauvais état des routes, dont j’ai déjà parlé (§2), et surtout du brigandage. Les attaques à main armée furent chose trop fréquente ; une d’elles est devenue une cause célèbre, c’est l’assassinat du courrier de la malle de Lyon, le soir du 8 floréal an IV (27 avril 1796), à trois kilomètres environ de Lieusaint, sur la route de Melun : un des deux condamnés à mort pour ce crime, Lesurques, exécuté à Paris le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), a été, d’après l’opinion publique, victime d’une erreur judiciaire.

La Normandie, la Picardie, l’Île de France, en particulier, furent troublées par les bandes des chauffeurs, ainsi nommés parce qu’ils brûlaient les pieds de leurs victimes pour les obliger à indiquer les cachettes où était leur argent. Certains de ces brigands étaient des professionnels du royalisme de grande route ; M. de la Sicotière (Louis de Frotté et les insurrections normandes, t. II, p. 580-581, note) l’a reconnu : « La bande de chauffeurs, fléau de l’Eure et de la Seine-Inférieure en 1796 et 1797, et dont quatorze membres furent guillotinés d’une fournée à Évreux, le 10 janvier 1798, comptait un certain nombre de chouans ». Cependant je dois ajouter que, d’après lui (Ibid., p. 579). « la plupart des chauffeurs étaient tout à fait étrangers à la chouannerie et n’opéraient que pour leur propre compte ». La bande d’Orgères (Eure-et-Loir), une des plus connues, désola la Beauce et le Blésois de la fin de l’an III au début de l’an V (1795 à 1797). Ces bandes étaient fréquemment commandées par des gens qui avaient, en apparence, une situation régulière leur permettant à la fois de détourner les soupçons et d’obtenir des renseignements utilisés ensuite pour leurs expéditions criminelles ; ils se réunissaient dans les foires ou chez certains aubergistes affiliés à la bande se déguisaient fréquemment soit en gardes nationaux, soit en soldats, s’imposaient alors au nom de la loi et, dans les lieux où ils craignaient d’être reconnus, mettaient un masque ou se barbouillaient le visage de suie et de farine. Ils inspiraient une telle terreur que fermiers et entrepreneurs de transports en arrivaient à leur payer régulièrement tribut pour n’être pas dévalisés. Une loi spéciale, la loi du 29 nivôse an VI (18 janvier 1798), fut votée pour la répression de ces attentats. Dans le Midi, spécialement dans la région des Alpes, il y avait depuis longtemps des bandits de même espèce appelés les barbets, contre lesquels avait déjà été dirigée la loi du 20 fructidor an III (6 septembre 1795).

Au défaut de sécurité s’ajoutait le défaut de numéraire qui, du reste, se fit sentir à l’étranger comme en France : à la fin de février 1797, la Banque d’Angleterre était obligée de suspendre les payements en espèces. Sur le taux de l’intérêt nous voyons Dufort de Cheverny écrire au début de l’an VI (fin 1797) : « L’intérêt de l’argent monte au taux de quatre pour cent par mois » (Mémoires…, t. II, p. 368) ; et voici ce que, le 21 thermidor an VI (8 août 1798), Bailleul disait au Conseil des Cinq-Cents dans un rapport, sur les moyens de relever le crédit, fait au nom de la commission des finances : « Il est déplorable de voir que la Prusse emprunte à 4 0/0, que les fonds anglais ne donnent que 6 0/0 d’intérêt aux prêteurs, que l’Allemagne reconstitue à 4 0/0 les contrats dont les arrérages étaient à 5, et d’avoir à mettre en contraste avec ces faits constants le fait non moins certain qu’on ne trouve d’argent, dans la République, que sur le pied de 20 à 25 0/0 par an, et que le prix des propriétés s’y dégrade en raison de ce taux épouvantable, et devenu cependant familier ». Déjà, le 28 brumaire an V (18 novembre 1796), le ministre des Finances, Ramel, avait écrit « aux citoyens commerçants et négociants des principales places de la République », pour les inviter à se faire représenter à « des conférences particulières » qui devaient s’ouvrir à Paris, le 19 frimaire (9 décembre 1796), sur « le besoin de quelques lois et de quelques établissements en faveur du commerce ». Ces conférences s’ouvrirent à la date fixée et le Moniteur du 26 frimaire (16 décembre 1796), en rendant compte de cette première séance, donnait les noms de dix-neuf des délégués arrivés ; dans son discours, le ministre des Finances avait déclaré que « la-première idée qui se présente à tous les bons esprits, c’est une grande association de fonds et de moyens, c’est une banque, une banque, il faut le répéter, indépendante, dans son administration, du pouvoir et de l’influence du gouvernement ». Une note publiée par le Moniteur du 9 nivôse an V (29 décembre 1796) constatait que cette assemblée de commerçants s’était séparée sans accepter un seul des « quatre plans de banque qui lui ont été remis par le ministre », mais après avoir indiqué les bases qu’elle proposait : défense formelle à l’État d’intervenir d’une manière quelconque dans cette banque, sauf pour lui faire « abandon absolu de biens fonds ou de valeurs certaines » dont il n’aurait même pas le droit de lui demander compte. Cela prouve qu’alors comme aujourd’hui, le principe des capitalistes en matière d’intervention de l’État était : tout pour eux, rien contre eux ni pour les autres. Une des revendications de cette impudente assemblée fut « le rétablissement de la contrainte par corps » ; nous avons vu §2 que, sur ce point, elle eut satisfaction.

Au début de l’an VII, la situation de la place de Paris était très difficile, de nouveau la raréfaction du numéraire s’était accentuée, les intérêts à payer par ceux qui devaient se procurer de l’argent étaient énormes ; le Moniteur du 15 frimaire an VII (5 décembre 1798) annonçait la fondation « d’une caisse d’échange de papiers de portefeuille qui doit suppléer au défaut du numéraire en acquittant l’un par l’autre ». Pour faciliter leurs transactions, certains gros négociants ou banquiers avaient antérieurement organisé deux établissements de crédit : en 1796, la « caisse des comptes courants », société en commandite qui escomptait à trois mois d’échéance au plus les effets revêtus d’au moins trois signatures, et dont le directeur général, Augustin Monneron, prit la fuite, le 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), laissant, de son propre aveu, un déficit de deux millions et demi (Moniteur du 1er frimaire-21 novembre 1798) ; et, le 4 frimaire an VI (24 novembre 1797), la « caisse d’escompte du commerce » qui devait être, en germinal an XI (avril 1803), réunie à la Banque de France. Cette caisse avait pour but d’escompter leurs effets aux associés, d’émettre les billets qui lui étaient fournis par les actionnaires pour la partie de leur mise payable de la sorte ; elle recevait en compte courant le numéraire et les effets à recouvrer ; avec les sommes encaissées, elle payait les mandats tirés sur elle par les bénéficiaires de ces sommes. Les premiers actionnaires, au nombre de douze, réunissaient 47 actions ; à la fin de frimaire an VII (vers le 15 décembre 1798), il y avait 103 actionnaires et 551 actions. Le 5 floréal an VI (24 avril 1798), des négociants avaient fondé à Rouen dans le même but une banque d’escompte pour une durée de neuf années (Dictionnaire universel de commerce, édité par Buisson, t. Ier, p. 340 et 241).

Ce ne fut pas seulement pour des banques que les sociétés par actions reparurent. Dès l’an III (Journal des arts et manufactures, t. Ier, p. 184-188) on recommandait le placement en commandite qui, sous l’ancien régime, avait été très pratiqué, à Lyon par exemple, et qui, pour le moment, contribuait au succès de la manufacture de Saint-Gobain ; le prêteur touchait une certaine part du bénéfice pour sa mise de fonds et n’était responsable que jusqu’à concurrence de celle-ci ; le directeur de l’entreprise avait, soit une fraction des bénéfices, soit un traitement fixe avec une part d’intérêt.

La loi du 24 août 1793 avait supprimé toutes les associations « dont le fonds capital repose sur des actions au porteur » et décidé (art. 2) que, « à l’avenir, il ne pourra être établi, formé et conservé de pareilles associations ou compagnies sans une autorisation des Corps législatifs ». Cette situation fut encore aggravée par la loi du 26 germinal an II (15 avril 1794) portant (art. Ier) : « les compagnies financières sont et demeurent supprimées. Il est défendu à tous banquiers, négociants et autres personnes quelconques, de former aucun établissement de ce genre, sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit ». Mais, en vertu de la loi du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795), « la loi du 26 germinal de l’an II concernant les compagnies et associations commerciales, est abrogée ».

Forcés de s’adresser à une ville déterminée pour un article capital, les négociants avaient contracté l’habitude, afin de compléter leurs chargements, de prendre dans la même ville d’autres articles qu’ils pouvaient trouver ailleurs ; il s’était, en conséquence, établi dans ces villes des intermédiaires entre les fabricants de divers articles et les détaillants du dehors. Fabricants et détaillants se plaignirent dans notre période de l’avidité de ces intermédiaires prélevant, disait Le Coulteux dans la séance du Conseil des Anciens du 2 thermidor an VI (20 juillet 1798), « un intérêt exorbitant et inconnu jusqu’à nos jours ».

Si les commerçants avaient raison de se plaindre d’inconvénients dont ils n’étaient pas seuls à souffrir, le public eut, en outre de ces inconvénients qui atteignaient plus ou moins tout le monde, de trop légitimes sujets de plaintes contre les procédés des commerçants. Les protestations contre leurs fraudes sur la qualité et la quantité des marchandises furent si générales qu’en maintes circonstances on réclama l’intervention en ces matières de la loi et des autorités ; une proposition en ce sens, visant les étoffes et les draps, fut notamment discutée et repoussée par le Conseil des Anciens, grâce surtout aux efforts de Le Coulteux, appartenant au haut commerce de Rouen, qui disait dans la séance du troisième jour complémentaire de l’an VI (19 septembre 1798) : « La surveillance ne peut s’accorder avec la liberté qu’autant qu’elle est invisible ; elle ne doit jamais s’ingérer dans les formes que je peux ou que je veux donner à l’œuvre de mes mains ». Nous verrons dans le paragraphe 8 que messieurs les capitalistes parlaient d’une manière différente lorsqu’il s’agissait de la classe ouvrière et de la seule marchandise dont celle-ci dispose et dont ils sont les consommateurs, de la force de travail. Mais je signalerai tout de suite la conduite des boulangers de Paris. Leur mauvaise foi, leur « friponnerie », suivant le mot d’un rapport de police (recueil d’Aulard, t. Il, p. 518) du 26 frimaire an IV (17 décembre 1795), suscitait depuis plus d’un an des réclamations trop fondées, car ils étaient, tout au moins pour la plupart, les complices des spéculateurs contre le public ; le Directoire ayant, par son arrêté du 19 pluviôse an IV (8 février 1796) qui ne maintenait la distribution de pain que pour les indigents, décidé que le pain serait taxé, les boulangers s’indignèrent de cette intervention de l’autorité ; or, en fructidor an II et vendémiaire an III (septembre et octobre 1794) — nous l’avons vu (fin du chapitre iii) — ils avaient trouvé excellente l’intervention de la police contre leurs ouvriers.

Une autre profession fut taxée : par arrêté du 7 brumaire an V (28 octobre 1796), le « bureau central du canton de Paris » déterminait le prix des fiacres stationnant sur la voie publique ; pendant le jour, la course était fixée à 30 sous, l’heure à 35 sous pour la première et à 30 sous pour les suivantes (Ibidem, t. III, p. 571) ; l’administration centrale du département de la Seine rejeta les plaintes des loueurs et, le 23 pluviôse an V-11 février 1797 (Ibidem, p. 745), confirma cet arrêté.

Dans leur égoïsme que la perspective du moindre gain immédiat, si inique qu’il puisse être pour d’autres, rend trop fréquemment imprévoyant à leur propre point de vue, les commerçants, sous couleur de ne penser qu’à leur caisse et de ne pas faire de politique, étaient, d’une façon générale, disposés à tout sacrifier à la cupidité la plus aveugle ; on lit dans le rapport du 13 vendémiaire an VI (4 octobre 1797) : « Le commerce se plaint et, dans cette classe très nombreuse, on ne s’occupe des affaires publiques qu’autant qu’elles peuvent influer sur les spéculations » (Ibidem, t. IV, p. 370). Ce n’étaient pas seulement les questions gouvernementales qui laissaient les commerçants indifférents, c’étaient aussi des questions de nature à les toucher spécialement : le tableau de la situation du département de la Seine, à la fin de l’an VI (août-septembre 1798), présenté au ministre de l’Intérieur, signale « l’insouciance qui a eu lieu pour la nomination des juges du tribunal de commerce. Les assemblées primaires pour le choix des électeurs qui devaient concourir à cette nomination, se sont formées très difficilement » (Ibidem, t. V, p. 101)- L’inertie d’aujourd’hui en cette matière date, on le voit, de loin. Le tribunal de commerce de Paris siégeait alors cloître Saint-Merri derrière cette église, dans l’ancienne salle des juges-consuls, dont le nom d’une rue conserve aujourd’hui le souvenir. En vertu de la loi du 21 vendémiaire an III (12 octobre 1794), les faillis non complètement libérés ne pouvaient « exercer aucune fonction publique ».