Histoire socialiste/Thermidor et Directoire/11

Chapitre X.

Histoire socialiste
Thermidor & Directoire (1794-1799)
Chapitre XI.

Chapitre XII.


CHAPITRE XI

ÉTAT DE LA FRANCE DE 1794 À 1800.

(Thermidor an II à brumaire an VIII — juillet 1794 à novembre 1799.)

§ 1er — Législation financière.

Au point de vue envisagé dans ce chapitre, la condition effective d’un pays dépend beaucoup de l’état de ses finances ; car il ne suffit pas de décréter des améliorations, il faut, en outre, avoir les moyens de les réaliser. Or, sous le rapport financier, nous le savons déjà, la Convention laissait la France dans une situation déplorable. Cent livres en assignats valaient à Paris 3 livres 15 sous, avons-nous vu, chap. vi, en messidor an III (juillet 1795) ; elles valaient 3 livres en thermidor (août), 2 livres 5 sous en fructidor (septembre), 1 livre 9 sous en vendémiaire an IV (octobre 1795), à la fin de la Convention ; et tombaient bientôt — le 12 brumaire an IV (3 novembre 1795) — à 0 fr. 87. Les expédients financiers du Directoire seront exposés en leur temps (voir pour le papier-monnaie, en particulier, les chap. xii et xv) ; quelques-uns de ceux auxquels la Convention eut recours, ont été précédemment résumés, il me reste à cet égard à signaler les essais — entamés par elle et terminés sans succès sous le Directoire — d’emprunts et d’impôts sur certains signes présumés des ressources des contribuables.

Le 26 messidor an III (14 juillet 1795), — la Convention décidait simultanément deux emprunts. Pour l’un les participants étaient d’abord groupés par âge — il y avait 16 classes allant de cinq ans en cinq ans, — dans chaque classe, ou catégorie d’âges, ils étaient répartis en un nombre indéterminé de divisions composées chacune d’un nombre fixe de parts — 4 000 actions — dont le montant était acquitté en assignats à leur valeur nominale. Dans ces divisions la part de ceux qui mouraient profitait pour moitié au Trésor et pour moitié, jusqu’à un maximum déterminé — 12 000 livres par action, — aux survivants de la division ; c’était là le principe de la tontine si en vogue à la fin de l’ancien régime. À l’intérêt des parts qui montait de 2 à 4 0/0 suivant la catégorie d’âges, et à la chance, en survivant, de bénéficier d’une fraction des parts des décédés de la division, on ajouta l’appât de lots, — dans chaque division, 800 primes, montant à 800 000 livres, dont la première était de 150 000 livres — payables en parts additionnelles de cette combinaison tontinière ou en biens nationaux. Pour l’autre emprunt, au capital d’un milliard, chaque prêteur devait être inscrit sur le Grand-Livre de la dette consolidée et recevoir, pour le montant de son inscription acquitté également en assignats à leur valeur nominale, un intérêt annuel de 3 0/0. La dépréciation des assignats rendant ces deux opérations ruineuses pour l’État qui ne recevait, en échange des garanties offertes, que du papier avili, l’emprunt en rente perpétuelle fut clos par la loi du 1er frimaire an IV (22 novembre 1795), et la loi du 17 pluviôse suivant (6 février 1796) suspendit l’emprunt par voie de tontine nationale.

Voici tout de suite la situation de la dette dite perpétuelle à la fin du Directoire. Le montant des rentes de cette dette était alors de 40 216 000 fr. ; en ajoutant les 6 086 000 fr. de rentes représentant la dette des pays réunis à la France, Belgique, etc., on arrivait à un total de 46 302 000 fr. (Vührer, Histoire de la dette publique en France, t. Ier, p. 425). Outre cette dette, existait la dette viagère provenant des pensions de retraites civiles et militaires. La loi fondamentale en cette matière, encore en vigueur pour certains fonctionnaires d’ordre politique tels que les préfets, était la loi des 3-22 août 1790 qui mettait le payement des pensions à la charge des fonds généraux du budget et qui ne devait être modifiée que sur des points de détail. Mais le désarroi du Trésor public ne pouvant remplir ses obligations, plaça dans une situation très pénible, en même temps que de nombreux rentiers, les fonctionnaires pensionnés ou en droit de l’être de l’État ; le désir d’obvier à cet inconvénient dans l’intérêt même du service, amena l’administration de l’enregistrement et des domaines à ressusciter le système du fonds des retenues appliqué vingt ans auparavant par la Ferme générale. Autorisé à cet effet par la Convention, le 4 brumaire an IV (26 octobre 1795), le comité des finances approuva, ce même jour, le projet de l’administration de l’enregistrement. Une caisse particulière établie par celle-ci fut donc alimentée par une retenue sur leurs appointements, pour payer les pensions de retraite de ses employés. Propriété de l’administration qui l’instituait et que demandait à imiter l’administration des douanes, ce genre de caisse n’en fut pas moins soumis au contrôle des pouvoirs publics par la loi du 26 germinal an V (15 avril 1797) disant : « Toutes les pensions de retraite dans l’enregistrement et dans les douanes ou tout autre service public, soit que les fonds proviennent de retenues sur les appointements des employés, soit qu’elles soient acquittées par le Trésor public, seront soumises à l’approbation du Corps législatif, d’après les états fournis par le Directoire exécutif, appuyés de pièces justificatives ». Presque aussitôt après (loi du 2 floréal an V-21 avril 1797) étaient admises, pour « la régie des douanes, les mesures déjà prises pour celle de l’enregistrement et des domaines nationaux », et autorisée une retenue sur les appointements et sur le produit net des confiscations et amendes « pour former un fonds destiné à l’acquit des pensions » de ses employés.

Une loi de la Convention (28 vendémiaire an IV -20 octobre 1795) avait rétabli pour les agents de change le monopole aboli le 2 mars 1791. Conformément à un arrêté du Directoire du 15 pluviôse an IV (4 février 1796), ces agents procédèrent, le 18 pluviôse (7 février), à l’élection d’un syndic et de quatre adjoints. Une loi du 28 floréal an VII (17 mai 1799) régit toujours les mutations de rentes sur l’État, dont le transfert, grâce à elle, est beaucoup plus simple que celui des autres valeurs mobilières. Une loi du 22 vendémiaire an IV (14 octobre 1795) organisa l’administration des monnaies.

La Convention, le 23 nivôse an III (12 janvier 1795), avait supprimé le principal de la contribution mobilière ; mais, le 7 thermidor (25 juillet), elle rétablissait une contribution personnelle de cinq livres par an pour toute personne jouissant de revenus ; étaient exceptés les ouvriers ne vivant que de leur travail et ne gagnant pas plus de 30 sous par jour. À cette contribution personnelle elle adjoignait des taxes somptuaires progressives frappant les cheminées, les poêles, les chevaux, les voitures, les domestiques mâles et les célibataires âgés de plus de trente ans. Il est bon de rappeler que c’est par les modérés qui dominaient à cette époque dans la Convention, que fut voté cet impôt progressif.

Si le Directoire ne fut pas plus heureux que la Convention dans ses opérations fiscales, s’il ne profita pas des lois par lui faites, plusieurs de celles-ci ont servi ou servent encore de base à notre législation financière. La « contribution personnelle et somptuaire », comme disait la loi dont nous venons de parler, était un impôt de quotité, c’est-à-dire que la loi déterminait par ses tarifs la part individuelle de chaque imposé ; la loi du 9 germinal an V (29 mars 1797) fit de cette même contribution « personnelle et somptuaire » qu’elle appelait « personnelle, somptuaire et mobilière », ce que la contribution mobilière est encore aujourd’hui, un impôt de répartition, c’est-à-dire que, ce que fixe d’avance la loi, c’est la part collective, le montant total à réaliser dans le pays entier d’abord, dans chaque département ensuite. L’administration départementale répartissait l’impôt entre les cantons et l’administration municipale du canton entre les communes ; pour la répartition entre les individus à l’intérieur de chaque commune, la loi du 14 thermidor an V (1er août 1797)— qui établissait séparément une cote personnelle, une cote mobilière frappant les revenus non soumis à l’impôt foncier, et des taxes somptuaires sur les chevaux et voitures de luxe et sur les domestiques — instituait par canton un « jury d’équité » que désignait l’administration municipale et dont les contribuables aisés devaient former la grande majorité ; mais, à la suite de protestations nombreuses contre les décisions fort peu équitables de ces jurys, furent chargés de cette tâche, en vertu d’une loi du 3 nivôse an VII (23 décembre 1798), les « répartiteurs » créés par la loi du 3 frimaire an VII (23 novembre 1798) pour la répartition de la contribution foncière. Cette loi du 3 nivôse maintint des taxes somptuaires, en revint, pour la contribution personnelle, à la taxe — toujours en vigueur — des trois journées de travail, due par tous les habitants non indigents, qu’avait établie la loi du 18 février 1791, et, comme celle-ci, basa la contribution mobilière sur la valeur du loyer d’habitation de chaque habitant déjà inscrit à la contribution personnelle.

La contribution foncière est encore régie par la loi du 3 frimaire an VII (23 novembre 1798) pour les propriétés non bâties ; elle l’a été, pour les propriétés bâties, jusqu’à la loi du 8 août 1890. Le payement d’une partie de cette contribution fut imposé en nature pendant une certaine période. Après avoir aboli, à dater du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), « toutes réquisitions en grains », une loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795) décidait, afin de permettre au gouvernement de subvenir plus facilement aux besoins des armées, que la contribution foncière pour l’an III (1794-95) devait être acquittée moitié en assignats valeur nominale, moitié en grains effectifs (froment, seigle, orge ou avoine) de quantité égale à ce que cette moitié valeur métallique aurait représenté en 1790. Il n’était fait exception que pour ceux qui ne récoltaient pas de ces grains ou n’en récoltaient que pour leur consommation familiale limitée à 400 livres (195 k. 802 gr.) de froment ou à 500 (244 k. 752 gr.) des autres grains par personne. Ceux qui n’auraient pas versé les trois quarts de leur part contributive avant la fin de brumaire (21 novembre 1795), étaient menacés d’avoir à payer la totalité en grains (loi du 24 fructidor an III-10 septembre 1795). Visant la contribution foncière de l’an IV (1795-96), l’art. 5 de la loi du 8 messidor an IV (26 juin 1796) dit : « Pour les besoins du service public, le Directoire exécutif pourra faire payer en grains et fourrages la moitié de la cotisation de chaque contribuable dont les propriétés en produisent » ; un arrêté du Directoire (27 messidor an IV-15 juillet 1706) détermina la façon de percevoir cette moitié payable en nature. Mais la loi du 22 thermidor an IV (9 août 1796) allait bientôt (voir chap. xv) substituer, à ce mode de payement, le payement en argent ou en mandats au cours, et la loi du 18 prairial an V (6 juin 1797) déclarait — art. 2 — que « la contribution foncière de l’an V ne sera payée qu’en numéraire métallique ».

La contribution des portes et fenêtres qui a la vie dure, date de la loi du 4 frimaire an VII (24 novembre 1798). La contribution des patentes avait été rétablie par la loi du 4 thermidor an III (22 juillet 1795) qui en faisait une taxe fixe ; la loi du 6 fructidor an IV (23 août 1796) combina, pour la première fois, le droit fixe et le droit proportionnel dont cette contribution se compose actuellement ; quelques autres dispositions furent prises en cette matière jusqu’à la loi du 1er brumaire an VII (22 octobre 1798) qui la codifia. Afin de faciliter et de contrôler le service des contributions directes, la loi du 22 brumaire an VI (12 novembre 1797 ; avait créé les agences des contributions directes, origine des directions actuelles instituées à leur place par la loi du 3 frimaire an VIII (24 novembre 1799).

L’art. 7 de la loi du 16 brumaire an V (6 novembre 1796) sur les dépenses de l’année, avait dit : « Il sera établi des impositions indirectes ». C’est la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) qui assujettit de nouveau les cartes à jouer à un droit dont le mode de perception fut réglé par les arrêtés, non encore entièrement abrogés, des 3 pluviôse an VI (22 janvier 1798) et 19 floréal an VI (8 mai 1798). C’est aussi à la loi du 9 vendémiaire an VI qu’est dû l’impôt sur les moyens de transport public que la loi du 25 vendémiaire an III (16 octobre 1794) avait rendus libres ; cette loi du 9 vendémiaire supprimait en même temps l’entreprise nationale des messageries dont la régie cessa le 1er nivôse suivant (21 décembre 1797). C’est par la loi, encore en vigueur, du 19 brumaire an VI (9 novembre 1797) que furent rétablis les droits de garantie des matières et ouvrages d’or et d’argent ; mais un projet de loi voté le 6 juillet 1900 par la Chambre et, en première lecture, le 6 décembre 1902, par le Sénat, n’en laisserait subsister que sept articles. C’est la loi du 13 fructidor an V (30 août 1797) qui a sérieusement constitué le monopole de la fabrication et de la vente des poudres et salpêtres, elle est encore actuellement la base du monopole d’État pour les poudres ; et l’administration des poudres fut réorganisée par la loi du 27 fructidor an V (13 septembre 1797). Par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) fut rétablie la loterie d’État telle qu’elle avait fonctionné de 1776 à 1793 ; elle devait durer jusqu’en 1836. Le tabac, qui avait été monopolisé, ne l’était plus depuis le vote du 14 février 1791 ; mais la loi du 22 brumaire an VII (12 novembre 1798) établit, en sus du droit d’entrée, un droit de fabrication. La loi du 14 fructidor an III (31 août 1795) avait généralisé, en matière de douane, la compétence du juge de paix introduite par la loi du 4 germinal an II (24 mars 1794) ; la loi du 9 floréal an VII (28 avril 1799), encore partiellement en vigueur, réglementa la forme des procès-verbaux et les pouvoirs du juge.

C’est la loi du 27 vendémiaire an VII (18 octobre 1798) qui a autorisé le rétablissement à Paris de l’octroi dit « municipal et de bienfaisance », parce qu’il devait remédier à l’insuffisance des ressources municipales nuisible particulièrement aux hospices et aux secours à domicile. Il fut immédiatement organisé en régie et les bases fondamentales de son organisation sont restées les mêmes. Pendant les onze mois de l’an VII, il rapporta sept millions quatre mille francs, d’après une note de la régie ; ce fut le droit de 5 fr. 50 par hectolitre de vin qui fournit la plus forte partie des recettes : 785 000 hectolitres payèrent durant les onze premiers mois. L’alcool payait 16 fr. 50 par hectolitre. La fraude était considérable ; en vertu de l’arrêté du Directoire du 29 frimaire an VII (19 décembre 1798), il y avait 393 préposés pour surveiller près de soixante barrières et un peu plus de 25 kilomètres d’enceinte. Il y eut 1 269 saisies effectuées aux barrières et aux ports pendant les onze premiers mois (Moniteur du 11 brumaire an VIII - 2 novembre 1799). La loi du 11 frimaire an VII (1er décembre 1798) permit le rétablissement de l’octroi dans d’autres villes ; Bordeaux, où la loi du 23 floréal an VII (12 mai 1799) l’autorisa, fut la première à user de cette faculté.

Après diverses modifications à la législation sur le timbre, la loi déjà citée du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) taxa, pour la première fois, les affiches qui le sont toujours, les journaux et le papier de musique ; la loi du 13 brumaire an VII (3 novembre 1798) revisa les dispositions antérieures et est restée le texte fondamental. L’enregistrement continue à être régi par la loi du 22 frimaire an VII 12 décembre 1798) et les droits d’hypothèque datent de la loi du 21 ventôse an VII (11 mars 1799) dont subsistent les principales dispositions. Une loi du 6 prairial an VII (25 mai 1799) — voir fin du chap. xviii — a été le point de départ des « décimes » qui s’ajoutent au principal de divers impôts.

§ 2. — Législations et administrations diverses.

C’est la loi du 21 ventôse an VII que je viens de mentionner, qui a organisé la conservation des hypothèques. La question du régime hypothécaire lui-même, de ce régime qui règle les conditions de l’affectation d’immeubles à la garantie de créances, avait fait l’objet de deux lois intéressantes pour cette partie de la législation civile. La première, la loi du 9 messidor an III (27 juin 1795), a été aussi la plus audacieuse. Elle n’admettait que les hypothèques inscrites sur un registre public pour une somme déterminée ; en outre, elle permettait au propriétaire foncier de prendre « hypothèque sur soi-même » pour un temps fixe, au moyen de cédules négociables par endossement, et opérait ainsi la mobilisation du sol. La ressemblance paraissant exister entre ces cédules et des « assignats privés » au moment où les « assignats publics » s’effondraient, fit ajourner l’exécution de la loi qui ne fut jamais appliquée. La seconde loi, celle du 11 brumaire an VII (1er novembre 1798), consacra le principe de la publicité et établit pour les hypothèques conventionnelles celui de la spécialité qui, précisant le droit du créancier sans nuire au crédit du débiteur, exigeait avec juste raison la désignation spéciale des immeubles affectés au gage de telle ou telle créance, tandis que la loi du 9 messidor an III avait eu le tort d’accepter que l’hypothèque pût porter d’une façon générale sur tous les biens présents et à venir du débiteur. Mais la nouvelle loi ne sut pas aller jusqu’au bout de son système ; elle accepta les hypothèques légales qui avaient été rejetées par la loi de messidor et qui gardaient un caractère général ; malgré ses défauts, elle était préférable à la législation actuelle.

Cette loi du 11 brumaire an VII doit être comptée au nombre de celles qui ont contribué à réaliser petit à petit, ainsi que l’a montré Jaurès (p. 759 et suivantes du tome Ier), l’affranchissement de la propriété de la terre poursuivi pendant toute la Révolution : en déclarant que la rente foncière ne pourrait plus être hypothéquée, elle lui enlevait juridiquement son caractère immobilier ; la rente foncière était une partie de l’immeuble pouvant être directement revendiquée contre tous les détenteurs de celui-ci, elle en fit un simple droit de créance. Cette loi appartient cependant à une période où les jurisconsultes, qui ont toujours été plus portés vers la tradition que vers les innovations, s’efforçaient de restreindre la portée des lois révolutionnaires ; eux si rigoureusement formalistes quand il s’agit des lois de réaction, prétendaient, à cette époque, qu’il fallait plus s’inquiéter du fond — interprété par eux — que de la forme qui leur déplaisait.

Poussant jusqu’au bout un des principes essentiels de la Révolution, le principe de la souveraineté de la loi, la Convention, dans son meilleur temps, avait appliqué l’idée, rationnelle d’ailleurs, de la rétroactivité. Elle avait estimé qu’une loi nouvelle devait disposer non seulement pour l’avenir, mais pour le passé dans la mesure, appréciée par le législateur, où il pouvait être atteint. Après avoir justement repoussé, dans la Déclaration des Droits de 1793, la rétroactivité en matière de rigueur pénale, elle avait, en matière civile, — et M. Bertrand se trompait à tous les points de vue, lorsque, à la Chambre des députés, le 29 mars 1901, il concluait que « le principe est le même » partout — décidé que les lois du 5 brumaire et du 17 nivôse an II (26 octobre 1793 et 6 janvier 1794) sur les donations et les successions, et celle du 12 brumaire an II (2 novembre 1793) sur les droits des enfants nés hors mariage, auraient effet rétroactif à partir du 14 juillet 1789. À plusieurs reprises, la Convention repoussa des réclamations à ce sujet ; mais, dans sa période de réaction, elle commençait, le 5 floréal an III (24 avril 1795), par suspendre toute action basée sur l’effet rétroactif de la loi du 17 nivôse an II ; le 9 fructidor an III (26 août 1795), elle supprimait la rétroactivité de cette loi et de celle du 5 brumaire an II. Le 3 vendémiaire an IV (25 septembre 1795), elle établissait les règles à observer à ce propos pour les deux lois modifiées auxquelles, par l’article 13, elle adjoignait la loi du 12 brumaire an II ; mais, le 26 vendémiaire (18 octobre), elle suspendait l’exécution de cet article 13 et c’est, sous le Directoire, la loi du 15 thermidor an IV (2 août 1796) qui supprima définitivement la rétroactivité de la loi du 12 brumaire an II. Enfin, la Convention consacra d’une façon générale et absolue la thèse de la non rétroactivité des lois dans la Déclaration des Droits de la Constitution de l’an III (art. 14).

Toutefois une moitié du Corps législatif aurait facilement oublié, au profit d’une œuvre de réaction, ce principe de non rétroactivité appliqué contre des lois de progrès ; ce fut lorsqu’on s’efforça de restituer aux propriétaires certains avantages du régime foncier antérieur à la Révolution. La loi du 27 août 1792 (art. 1er) avait aboli le bail à domaine congéable, contrat par lequel le propriétaire louait un domaine, en vendant les constructions existantes, et gardait la faculté de congédier le preneur en remboursant une somme pour prix des constructions ; les Cinq-Cents votèrent, le 17 thermidor an V (4 août

LE PASSAGE DU RUISSEAU.
(Estampe attribuée à Boilly).
1797), une résolution dont les deux premiers articles abrogeant, en ce qui concerne les domaines congéables, la loi du 27 août 1792 et des lois postérieures conçues dans le même sens, rendaient leurs droits aux propriétaires fonciers de ces domaines conformément aux dispositions de la loi du 7 juin 1791, et dont les autres articles, faisant rétroagir les deux premiers, déclaraient nuls les jugements prononcés d’après la loi du 27 août 1792. Cette résolution fut scindée. Les Anciens sanctionnèrent les deux premiers articles qui constituèrent la loi du 9 brumaire an VI (30 octobre 1797), mais rejetèrent finalement les autres (18 thermidor an VI - 5 août 1798). S’il n’y eut pas d’effet rétroactif, il y eut du moins résurrection du bail à domaine congéable, et des réclamations contre la loi du 9 brumaire an VI furent repoussées par les Cinq-Cents le 21 ventôse an VII (11 mars 1799). Les choses n’allèrent pas aussi vite pour le bail à complant contrat par lequel une terre était cédée, sans limite de durée, à charge par le preneur d’y planter ou d’y entretenir des vignes et moyennant une redevance annuelle du tiers ou du quart de la récolte ; à la suite de pétitions contre l’application des articles 5 et suivants de la loi du 23 août 1792 qui le supprimaient, les Cinq-Cents nommèrent une commission au nom de laquelle Boulay-Paty déposa, le 1er jour complémentaire an VI (17 septembre 1798), un rapport donnant satisfaction aux pétitionnaires ; le coup d’État du 18 brumaire arriva avant la discussion et ce fut par la voie irrégulière d’un avis du Conseil d’État (2 thermidor an VIII - 21 juin 1800) que le bail à complant se trouva reconstitué sous son ancienne forme.

Je me bornerai maintenant à signaler la loi du 15 thermidor an III (2 août 1795) suspendant l’exécution de la loi du 8 nivôse an II (28 décembre 1793) dont l’article 3 permettait au mari de se remarier immédiatement après le divorce et à la femme au bout d’un délai de dix mois, sauf pourtant « s’il est constaté que le mari ait abandonné depuis dix mois son domicile et sa femme », et de la loi du 4 floréal an II (23 avril 1794) qui autorisait le divorce après une séparation de fait durant depuis six mois ; la loi du 1er jour complémentaire an V (17 septembre 1797) restreignant, comme la précédente, les facilités antérieures de divorcer et de se remarier en déclarant, pour le cas de demande de divorce « sur simple allégation d’incompatibilité d’humeur et de caractère », que le divorce ne pourrait être prononcé « que six mois après la date du dernier des trois actes de non conciliation », tandis que, d’après la loi du 20 septembre 1792 (art. 14), il devait être prononcé « huitaine au moins, ou au plus dans les six mois après » cette date ; la loi du 5 thermidor an IV (23 juillet 1796), relative aux transactions entre citoyens (voir chap. XV), de l’article 1er de laquelle la jurisprudence tira la liberté du taux de l’intérêt ; la loi du 24 ventôse an V (14 mars 1797) qui, en abrogeant la loi du 9 mars 1793, rétablissait la contrainte par corps organisée, pour les dettes civiles et commerciales, par la loi du 15 germinal an VI (4 avril 1798) ; les lois du 8 nivôse an VI (28 décembre 1797) et du 22 floréal an VII (11 mai 1799) qui ont rendu insaisissables les rentes sur l’État, inscriptions et arrérages. En définitive, au lieu de s’en tenir aux principes de la Révolution : libération de la propriété au profit de ceux qui la mettent directement en valeur, égalisation des droits dans la famille, le Directoire réagit et nous mit au régime des compromis entre ces principes et les anciennes règles.

Il fut souvent question d’élaborer un Code civil. La Convention s’en était occupée. Le comité de législation arrêta un projet que Cambacérès présenta à la Convention le 9 août 1793 (Histoire socialiste, t. IV, p. 1642) ; après l’avoir discuté pendant plus de vingt séances, elle donna mandat, le 13 brumaire an II (3 novembre 1793), à une commission de six membres « philosophes et non hommes de loi » de reviser ce projet qui est resté son œuvre la plus importante en cette matière ; insuffisamment connu, il a été publié par Émile Acollas (De la nécessité de refondre nos Codes). Le 23 fructidor an II (9 septembre 1794), dépôt d’un deuxième projet ; la discussion commence le 16 frimaire an III (6 décembre 1794) et est finalement ajournée. Troisième projet, présenté au Conseil des Cinq-Cents le 24 prairial an IV (12 juin 1796), qui n’est pas plus heureux. On en parle le 10 vendémiaire et le 11 frimaire an V (1er octobre et 1er décembre 1796), le 4 prairial an VI (23 mai 1798), le 4 nivôse et le 8 prairial an VII (24 décembre 1798 et 27 mai 1799), et si, finalement, on n’aboutit pas, il n’est pas douteux que, par les lois particulières votées sur des questions de droit civil et par les travaux d’ensemble restés à l’état de projets, on élabora les éléments permettant d’aboutir.

De même, le projet de code de procédure civile présenté aux Cinq-Cents le 2 germinal an V (22 mars 1797), resta à l’état de projet ; il n’y eut, à cet égard, dans notre période, que certains articles de la Constitution de l’an III et de la loi du 19 vendémiaire an IV (11 octobre 1795) sur l’organisation des autorités administratives et judiciaires conformément à la Constitution, et la loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795) sur le tribunal de cassation et sa procédure. On sait que, pour toutes les matières non réglées par des lois de la Révolution, les anciennes ordonnances royales continuaient à être appliquées. C’était le cas pour les eaux et forêts régies par l’ordonnance de 1669 combinée avec la loi du 15 septembre 1791 ; un projet de code forestier fut cependant lu aux Cinq-Cents, le 16 ventôse an VII (6 mars 1799), après un rapport présenté l’avant-veille (4 mars) par Poulain-Grandpré ; c’était aussi le cas pour le commerce toujours régi par l’ordonnance de 1673. Le comité de salut public avait bien chargé, au début de l’an III, un « bureau de commerce » de rédiger un nouveau code commercial, la chose avait été faite mais n’avait abouti à rien. Les membres du « bureau consultatif du conseil de commerce » se plaignaient de cette situation dans leur séance du 24 floréal an V (13 mai 1797), d’après le registre des procès-verbaux qui est aux archives du ministère du Commerce et qui devrait être aux Archives nationales. La chicane, un instant abattue par la Révolution, n’avait pas tardé à reparaître plus active que jamais, ainsi que Riou le signala dans la séance du 4 brumaire an VI (25 octobre 1797) du Conseil des Cinq-Cents.

En matière de législation criminelle, la Convention vota sans débats, le 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), en remplacement du Code pénal des 25 septembre-6 octobre 1791, un Code des délits et des peines qui était l’œuvre de Merlin (de Douai). Ses dispositions s’emboîtaient bien les unes dans les autres ; mais la minutie de l’arrangement en rendit difficile l’usage journalier. Ce qui caractérisait ce nouveau code, c’était le rétablissement de la distinction, qui a sa raison d’être, entre l’action publique, tendant à mettre les criminels dans l’impossibilité de nuire, et l’action civile recherchant la réparation du dommage causé. C’était aussi, au milieu de formalités empruntées à l’ancien droit, la tendance très sensible à substituer, à la procédure orale du Code de 1791, une instruction préparatoire secrète et écrite dont le germe allait, hélas ! rapidement se développer ; néanmoins le jury d’accusation et le jury de jugement étaient conservés. Il faut reconnaître enfin qu’il laissa au Code napoléonien la honte du rétablissement normal de la mort civile. Celle-ci qui, entre autres effets, ouvrait la succession du condamné et dissolvait son mariage, avait, sauf une exception spéciale et transitoire, disparu des codes de la Révolution : le code de 1791 (titre IV, articles 1 et 2) se bornait à déclarer pour les cas, graves que le condamné, « déchu de tous les droits » civiques, ne pourrait « pendant la durée de la peine, exercer par lui-même aucun droit civil ; il sera, pendant ce temps, en état d’interdiction légale et il lui sera nommé un curateur pour gérer et administrer ses biens » ; celui du 3 brumaire an IV avait maintenu cette règle (art. 610). L’exception faite concernait les émigrés et les prêtres déportés, en vertu de l’article 1er de la loi du 28 mars 1793 : « les émigrés sont bannis à perpétuité du territoire français, ils sont morts civilement ; leurs biens sont acquis à la République », et de la loi du 17 septembre 1793 : « les dispositions des décrets relatifs aux émigrés sont en tout point applicables aux déportés ».

Arrivons aux divers ordres d’administration. La loi du 16 fructidor an III (2 septembre 1795) consacra un principe important en défendant « aux tribunaux de connaître des actes d’administration de quelque espèce qu’ils soient ». Un code administratif avait été projeté ; la première partie qui était en réalité surtout un code électoral, fut déposée le 22 brumaire an VII (12 novembre 1798), mais non votée. La loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) rendit les communes responsables des actes délictueux commis sur leur territoire « par des attroupements ou rassemblements » ; elle n’a été remplacée à cet égard que par la loi municipale du 5 avril 1884.

J’aurai à rappeler plus loin (§ 5), à propos du nouveau système métrique, la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) ; l’art. 17 de cette loi décidait qu’il y aurait « dans chaque district des vérificateurs chargés de l’apposition du poinçon » destiné à garantir l’exactitude des mesures. La loi du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795) disait, sur le même sujet (art. 13) : « Il y aura dans les principales communes de la République des vérificateurs chargés d’apposer sur les nouvelles mesures le poinçon de la République et leur marque particulière. Le pouvoir exécutif déterminera, d’après les localités et les besoins du service, le nombre des vérificateurs, leurs fonctions et leur salaire : ces vérificateurs seront nommés par les administrations de département ».

En matière d’assistance, au provisoire du décret de la Convention du 28 mars 1793 établissant à Paris une « commission centrale de bienfaisance » élue à raison d’un membre par section et chargée de répartir les secours entre les 48 sections en proportion des infirmes et des nécessiteux de chacune, avait succédé le provisoire de l’arrêté du Directoire du 16 floréal an IV (5 mai 1796) établissant dans le canton de Paris un bureau général de bienfaisance au-dessous duquel, pour la répartition des secours à domicile, fonctionnait dans chacun des 48 quartiers un comité particulier de bienfaisance dont les membres étaient nommés par le ministre de l’Intérieur. Enfin la loi du 7 frimaire an V (27 novembre 1796) institua les « bureaux de bienfaisance » composés chacun de cinq membres élus, dans les communes où il y avait plusieurs municipalités, par le bureau central, dans les autres par l’administration municipale, qui pouvaient, à leur gré, en former un ou plusieurs dans la même commune. La même loi attribua à ces bureaux le montant du droit des pauvres — « un décime par franc en sus du prix de chaque billet d’entrée » — dont la perception était par elle rétablie pour tous les spectacles. Cette taxe produisit dans le département de la Seine, pendant l’an VI (1797-1798) : 367 345 fr. 26 (recueil d’Aulard, t. V, p. 112).

Il y eut, de la part de certains de ces comités de bienfaisance, création de « soupes populaires » comme on dirait aujourd’hui. On lit, en effet, dans le tableau de la situation du département de la Seine pendant vendémiaire an VII (septembre-octobre 1798) : « Quelques comités ont établi des marmites, mais l’utilité de ces établissements n’est pas généralement reconnue. Ils passent même pour abusifs dans l’esprit d’un grand nombre de comités de bienfaisance. En effet, leur direction est donnée à des sœurs du pot qui commencent par prélever leur portion sur la portion des pauvres, et qui, étrangères à toute idée libérale, font de la distribution des secours une affaire de parti et favorisent la protégée de M. l’abbé un tel aux dépens de l’infortunée qui refuse de courber sa tête sous le joug sacerdotal » (Idem, t.V, p. 173). Les mœurs religieuses n’ont pas changé : aujourd’hui comme alors la charité est surtout un moyen de domination cléricale.

Dans le même recueil (t. V, p. 162), et également au début de l’an VII, nous voyons incidemment mentionner une « société de secours mutuels ». D’après le premier rapport de la commission supérieure des sociétés de secours mutuels, qui constitue la première enquête à cet égard, ces sociétés étaient, en 1799, au nombre de 45, dont 16 à Paris, sur lesquelles 5 avaient été fondées depuis la fin de 1794 (rapport de M. Ercerat, lu, le 11 juillet 1833, à l’assemblée de la « Société philanthropique » de Paris). Voici, enfin, un cas où, si nous ne trouvons pas le nom, nous avons la chose ou l’intention de la chose pour les veuves et les orphelins. Le rapport du 15 floréal an VII (4 mai 1790) dit (Idem, t. V, p. 500) : « Le Bureau central a été prévenu par l’administration municipale du IIe arrondissement qu’elle avait donné acte à plusieurs artistes du Conservatoire de musique, des théâtres de la République et des Arts, de l’Opéra-Comique et de Feydeau de leurs déclarations, qu’ils s’assembleraient au foyer du théâtre de la République pour y organiser l’établissement d’une société philanthropique, dans le but de soulager les veuves des artistes sociétaires et de pourvoir à l’éducation des enfants au cas de décès des pères et mères ».

Le prêt sur gages s’exerçait alors librement, mais des abus scandaleux firent désirer une réorganisation du Mont-de-piété. Chargée de présenter un plan à ce sujet, la commission des hospices de Paris arrêta, le 8 ventôse an V (26 février 1797), un projet en vertu duquel, avec l’adjonction d’actionnaires, elle administrerait directement cet établissement ; le 3 prairial (22 mai), le Directoire décida que le Mont-de-piété serait réorganisé, sous la surveillance de l’administration, conformément à ce projet et à la loi du 17 thermidor an III (4 août 1795) qui l’autorisait à prêter pour un mois à 5 0/0. L’établissement réorganisé commença ses opérations le 2 thermidor an V (20 juillet 1797) ; le taux des prêts équivalut, jusqu’en l’an VIII, à 60 0/0 par an et le Mont-de-piété emprunta lui-même jusqu’à la même époque à 18 0/0 (Dictionnaire universel de commerce, édité en 1805 par Buisson, t. II, p. 8). La moitié des bénéfices devait revenir aux hospices.

Ceux-ci dont le passif avait été déclaré dette nationale et l’actif incorporé aux propriétés nationales par la loi du 23 messidor an II (11 juillet 1794) disant que cet actif « sera administré ou vendu conformément aux lois existantes pour les domaines nationaux », avaient vu surseoir à la vente de leurs biens par la loi du 9 fructidor an III (26 août 1795). Lorsque la Convention avait voté la loi du 23 messidor, elle croyait à l’exécution de son plan de « bienfaisance nationale » du 22 floréal précédent (11 mai 1794) tendant à remplacer l’aumône et les hôpitaux par l’organisation de retraites, comme on dirait aujourd’hui, pour les infirmes et les vieillards et de soins gratuits à domicile pour les malades. La loi du 16 vendémiaire an V (7 octobre 1796) rapporta définitivement la loi du 23 messidor an II en ce qui concernait les hospices civils. Ceux-ci étaient placés sous la surveillance immédiate des administrations municipales et sous la gestion d’une commission composée de cinq citoyens choisis dans le canton par l’administration municipale quand il n’y en avait qu’une par commune, par l’administration départementale dans le cas contraire ; cette commission chargée de gérer les biens, restitués en nature ou en équivalent, de tous les hospices d’une commune, avait (art. 3) à nommer un seul receveur. L’intention du législateur était bien, dès lors, de substituer, à l’ancienne autonomie d’établissements ayant chacun un patrimoine propre plus ou moins important, la solidarité de tous ces établissements et l’unité de leur patrimoine ; c’est ce que déclara explicitement le Directoire dans son arrêté du 23 brumaire an V (13 novembre 1796) : « Les revenus des hôpitaux civils situés dans une même commune ou qui lui sont particulièrement affectés, seront, conformément à la loi du 16 vendémiaire, perçus par un seul et même receveur et indistinctement employés à la dépense de ces établissements, de laquelle il sera néanmoins tenu des états distincts et séparés ». Cette loi et cet arrêté sont encore aujourd’hui les bases sur lesquelles est constituée la fortune de l’Assistance publique. La loi du 16 vendémiaire an V, en conservant les hospices « dans la jouissance de leurs biens », leur avait conféré la personnalité civile ; ils n’en eurent pas moins de graves difficultés pécuniaires à surmonter. Nous savons déjà qu’ils devaient cependant toucher une part des bénéfices de l’octroi et du Mont-de-piété ; diverses autres mesures furent votées pour remédier à leur situation. Ainsi, furent attribués aux hospices, par la loi du 9 germinal an VI (29 mars 1798), la presque totalité des amendes et saisies prononcées pour établissement de loteries clandestines et, par la loi du 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), le produit net des bureaux de poids public. Malheureusement ces mesures ne furent guère appliquées. Les médecins, les employés, n’étaient pas payés ; au mois de floréal an VII (avril 1799), on devait leur traitement depuis plus de vingt mois à ceux des hospices de Paris (F. Rocquain, État de La France au 18 brumaire, p. XXXVI). Toutefois, d’après un rapport du général Lacuée (Idem, p. 237), les malades étaient bien plus mal avant 1789 qu’ils ne le furent pendant la Révolution ; celle-ci, à la malpropreté très catholique des institutions charitables de l’ancien régime, s’efforça, en effet, de substituer un service public d’assistance plus soucieux des devoirs de solidarité sociale et d’hygiène. Une lettre reproduite par M. Babeau dans son recueil, La France et Paris sous le Directoire (p. 117), prouve qu’en 1796 on s’occupait « minutieusement » d’assainir les salles des hôpitaux, d’après « les procédés chimiques » nous dit-on, de Fourcroy ; nous savons, d’autre part, qu’en l’an II c’était un procédé indiqué par Guyton de Morveau qu’on employait pour détruire les « miasmes putrides » des hôpitaux (Cours imprimés par ordre du comité de salut public pour servir à l’École de Mars, chap. supplémentaire) : dans un creuset de terre placé sur un réchaud, on mettait environ 275 grammes de sel marin sur lequel on versait à peu près 125 grammes d’acide sulfurique du commerce ; on obtenait ainsi des vapeurs d’acide chlorhydrique. L’instruction sur les moyens de prévenir l’infection de l’air dans les hôpitaux et de les purifier, rédigée en exécution du décret de la Convention du 14 pluviôse an II (2 février 1794), recommandait aussi les vapeurs du soufre en combustion.

Il était dit à la tribune des Cinq-Cents, le 24 fructidor an VI (10 septembre 1798), qu’il y avait dans les hospices de France, non compris ceux des départements de la Belgique, 161 832 personnes en comptant 51 042 enfants abandonnés. Il y avait, en particulier, dans les 20 hospices de Paris, 3 800 malades, 10 150 vieillards, 2 500 orphelins, 7 000 abandonnés, soit, en tout, 23 450 personnes. La loi du 27 frimaire an V (17 décembre 1796) avait décidé que les enfants abandonnés nouvellement nés seraient reçus gratuitement dans tous les hospices civils de la République ; pour ceux de ces hospices qui n’auraient pas de fonds affectés à cet objet, les dépenses occasionnées par ces enfants devaient être couvertes par le Trésor ; la tutelle de ces enfants était dévolue au président de l’administration municipale du lieu de l’hospice ; les membres de cette administration formaient le conseil de tutelle. Cela devait durer jusqu’à la loi du 15 pluviôse an XIII (4 février 1805) qui transféra cette tutelle aux commissions administratives des hospices. Aux termes d’un arrêté du Directoire du 30 ventôse an V (20 mars 1797) réglant les détails d’application de la loi du 27 frimaire et dont plusieurs dispositions subsistent encore, les enfants abandonnés n’étaient pas, sauf le cas de maladie, conservés dans les hospices, ils y attendaient seulement leur placement, par les soins des commissions administratives de ces hospices, chez des particuliers. Ces particuliers, il aurait fallu, conformément à l’arrêté du Directoire, les surveiller, il aurait fallu leur payer le prix convenu. Or, en fait, nulle inspection, et les familles auxquelles on les confiait, ne recevant pas l’indemnité promise, finissaient par ramener les enfants aux hospices où très peu survivaient : d’après Peuchet (Dictionnaire universel de la géographie commerçante, t. V, p. 312), à l’hospice des enfants trouvés de Paris, en l’an VI, sur 3 513 enfants entrés, 3 029 moururent ; en l’an VII, sur 3 777 entrés, 3 001 morts.

Cependant, les dépenses de la ville de Paris pour les hôpitaux, les hospices et les secours à domicile, constituaient la plus forte partie de ses dépenses totales : 2 315 925 fr. 37, en l’an VII, sur un ensemble, pour cette même année, de 5 644 593 fr. 72 de dépenses acquittées. Venaient ensuite les frais de police, 1 775 503 fr. 57 ; en revanche, il n’était consacré à l’instruction publique que la somme ridicule de 11 298 fr. (Les Finances de la Ville de Paris de 1798 à 1900, par Gaston Cadoux, p. 11). Les recettes de la Ville, en l’an VII, provenaient surtout de l’octroi. Les biens communaux avaient été absorbés par l’État et, quoique la loi du 11 frimaire an VII (1er décembre 1798) qui, en réglementant les recettes et dépenses de l’État, des départements et des communes, mettait au nombre des recettes communales le « produit des biens communaux susceptibles de location », poussât par là les communes à accroître leur domaine, celui de la ville de Paris ne se composait, à la fin de notre période, que de la voirie de Montfaucon — occupant à peu près l’espace compris actuellement entre la rue de Meaux, la rue Bouret, l’impasse Montfaucon et le prolongement de la rue Armand-Carrel — dont la location rapporta, en l’an VII, une soixantaine de mille francs (Cadoux, idem, p. 8).

Avant la loi du 11 frimaire an VII qui devait pousser les communes à accroître leur domaine, il y eut une loi pour les empêcher de l’amoindrir trop facilement. Après avoir prescrit (art. 1er) : « Il ne sera plus fait aucune vente de biens de commune, quels qu’ils soient, ni en exécution de l’art. 2 de la section III de la loi du 10 juin 1793, et de l’art. 92 de la loi du 24 août suivant, ni en vertu d’aucune autre loi », la loi du 2 prairial an V (21 mai 1797) ajoutait (art. 2) : « À l’avenir, les communes ne pourront faire aucune aliénation

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(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
ni aucun échange de leurs biens, sans une loi particulière ». Environ un an avant cette loi, la loi du 21 prairial an IV (9 juin 1796) avait « sursis provisoirement à toutes actions et poursuites résultant de l’exécution de la loi du 10 juin 1793 sur le partage des biens communaux » (art. 1er) : à la suite « de nombreuses réclamations ». Comme l’a constaté Jaurès (Histoire socialiste, t. IV, p. 1576 à 1582), les paysans pauvres et le parti avancé étaient partisans du partage ; de même, ce n’est pas de leur côté que vinrent les réclamations ; on n’a, pour s’en convaincre, qu’à lire ce qui fut dit au Conseil des Cinq-Cents le 26 fructidor an IV (12 septembre 1796).

Garran-Coulon exposa que les lois sur le partage des communaux « ont servi de prétextes aux anarchistes pour dépouiller les propriétaires de leurs plus anciennes possessions ; pour dépiécer les plus beaux domaines, au détriment de l’agriculture ; pour dévaster d’immenses pâturages, sans produire les défrichements qu’on en attendait ; pour occasionner enfin des procès interminables dans une quantité de départements »… parce que beaucoup de communes avaient « dû perdre les titres de leurs propriétés et de leurs droits. D’un autre côté, les communaux, par leur état d’inculture, n’offrent le plus souvent, pour supplément aux titres, que des preuves de possession très incertaines. Il n’est pas toujours facile de distinguer les faits de jouissance qui peuvent y constater la possession des communautés, d’avec l’exercice de la vaine pâture que nos lois ont, autorisée, dans presque toute la France, sur les propriétés privées lors, du moins, qu’elles ne sont pas closes ». Et Bergier ajouta qu’il « regarde la loi sur les biens communaux comme anarchique, comme subversive du droit de propriété, comme un essai de loi agraire fait par Robespierre pour démoraliser les non propriétaires et les armer contre les propriétaires ».

L’approvisionnement des citoyens continua à être un service public au début de notre période. Ce régime aurait dû cesser, en droit, à partir du 4 nivôse an III (24 décembre 1794), date de la loi qui abrogeait le maximum et rendait sa liberté à la spéculation commerciale, ou, tout au moins, un mois après, puisque l’art. 5 de cette loi permettait pendant ce délai aux districts de requérir l’apport d’une quantité suffisante de grains sur les marchés pour le cas où ceux-ci ne seraient pas approvisionnés normalement. Mais, en fait, pour les grandes villes, il n’en fut rien et le gouvernement dut encore pendant quelque temps se charger du soin de les alimenter. Il jugea, en effet, qu’il serait imprudent au point de vue de sa sécurité, à un moment où les grains atteignaient des prix excessifs, où les cultivateurs s’attachaient à ne livrer à la consommation que de faibles quantités afin de maintenir les hauts prix, de cesser subitement toute distribution, de ne pas aider les grandes villes à subvenir aux besoins de la partie de la population dénuée de ressources. Le 17 nivôse an III (6 janvier 1795), la « commission de commerce et approvisionnements » fut supprimée, sur la proposition de Boissy d’Anglas, mais remplacée par une « commission des approvisionnements » qui, divisée en trois agences, avait à diriger tous les achats à faire pour le compte de la nation ; nous avons vu (chap. vi et vii) comment elle s’acquitta de sa mission de nourrir la classe ouvrière de Paris. Il y eut de telles fraudes que, le 15 fructidor au III (1er septembre 1795), la Convention décrétait : « À compter de ce jour, la commission des approvisionnements est supprimée. La seule agence chargée de l’approvisionnement de Paris continuera provisoirement ses fonctions sous la surveillance immédiate des comités de salut public et des finances… Le service auquel était chargée de pourvoir la commission tant aux armées que dans les départements et dans les ports de la République, sera fait, sous les ordres et sous la surveillance des commissaires du mouvement des armées de terre et de la marine,… par la voie des entreprises, des marchés ou régies, ou par tel autre moyen qu’ils aviseront ».

En tout cas, l’intervention de l’État en matière de subsistances alla en se restreignant de plus en plus. Déjà la loi du 30 germinal an III (19 avril 1795) avait informé les communes qu’elles auraient à se pourvoir elles-mêmes des sommes dont elles auraient besoin pour achat de subsistances. Bientôt le gouvernement se borna à les engager à appliquer la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) ; de sorte que, si les réquisitions directes de grains furent, à dater du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), abolies par la loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795), une autre forme de réquisition resta en vigueur. En effet, cette loi du 7 vendémiaire an IV sur la police du commerce des grains et l’approvisionnement des marchés et des armées, qui n’admettait la vente et l’achat des grains et farines que dans les foires et marchés, excepté pour l’approvisionnement des armées de terre et de mer, de la commune de Paris, des manufactures, usines et ateliers employés pour la République, portait (art. 10) : « Les municipalités et corps administratifs sont autorisés, chacun dans son arrondissement, à requérir les fermiers, cultivateurs et propriétaires de grains et farines, de faire conduire dans les foires et marchés les quantités nécessaires pour les tenir suffisamment approvisionnés ». Les municipalités qui fixaient les quantités à apporter, les lieux et époques où elles seraient apportées, étaient tenues (art. 15) d’exercer ces réquisitions sous peine de « responsabilité individuelle et collective ». Relativement aux ressources du pays en grains, voici une évaluation partielle de la récolte de l’an IV (1796) qui se trouve aux Archives nationales (F11 1173). Les renseignements fournis se rapportent à 45 départements appartenant à peu près tous au Midi et à l’Ouest : sur ce nombre, 13 seulement étaient considérés comme ayant un excédent, 10 comme n’ayant ni excédent, ni déficit, et 22 comme étant en déficit.

Malgré les nombreux décès d’enfants dans les hospices, malgré la guerre, les statisticiens, de Peuchet, dans sa Statistique élémentaire de la France (1805), à M. E. Levasseur, dans son ouvrage La Population française, admettent que la population augmenta. À Paris, en l’an IV (1795-1796), il y eut 18 722 naissances, 27 891 décès, 6 761 mariages, 1 213 divorces, 43 adoptions et, en l’an V (1796-1797), il y eut 23 558 naissances, 20 291 décès, 5 638 mariages, 1 043 divorces, 38 adoptions (Moniteur, du 22 nivôse an VI-11 janvier 1798). On songea à diverses reprises dans la période qui nous occupe (voir notamment dans le Moniteur du 2 vendémiaire an VII-23 septembre 1798 la circulaire du ministre de l’Intérieur du 15 fructidor an VI-1er septembre 1798) à procéder à un recensement. Mais cette opération que la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795) sur l’organisation du ministère avait mise dans les attributions de ce ministre, ne devait sérieusement avoir lieu qu’en 1801. D’après le tableau admis le 5 pluviôse an V (24 janvier 1797), à propos des élections législatives, il y aurait eu, pour le territoire de la France continentale actuelle, 27 millions et demi d’habitants, chiffre peut-être un peu exagéré.

Sur cette population, combien y avait-il de citoyens ayant le droit de vote, en 1795, avant la Constitution de l’an III, et sous cette Constitution, c’est-à-dire en régime de suffrage universel et en régime censitaire ? J’aurais voulu répondre à cette question pour la France entière ; je ne puis le faire que pour le département de la Seine. C’est le suffrage universel qui a été appelé à se prononcer sur la Constitution de l’an III et à nommer, en vendémiaire an IV (octobre 1795), les électeurs du second degré ; une pièce des Archives nationales (C 482) mentionne le chiffre de ceux qui avaient le droit de participer aux assemblées primaires des 48 sections de Paris et des 16 cantons de la banlieue, formant le département de Paris que l’art. 3 de cette Constitution débaptisait pour l’appeler département de la Seine. L’addition de ces chiffres donne 169 788 inscrits pour Paris et 20 138 pour la banlieue, soit en tout, pour le département, 189 216 inscrits correspondant à 898 électeurs du second degré. Or, le même document dit ailleurs que ces derniers étaient au nombre de 917, « lequel nombre de 917 a été reconnu ne pas excéder celui d’un à raison de 200 » ; si on multiplie 917 par 200, on trouve 183 400 au lieu de 189 216. Prenons le chiffre le plus faible et nous voyons qu’il y avait, en régime de suffrage universel, 183 400 électeurs inscrits dans le département de la Seine dont la population totale, d’après le tableau de l’an V cité tout à l’heure, montait à 738 522 habitants. Un second document des Archives, imprimé celui-là (F1c Seine 1), nous indique le chiffre des électeurs « ayant droit de voter » dans les assemblées primaires des 12 arrondissements de Paris et des 16 cantons de la banlieue, pour l’élection, en l’an VII, dernière élection faite sous le régime censitaire de la Constitution de l’an III, de 670 électeurs du second degré dont 595 à Paris et 75 dans la banlieue. L’addition donne 121 355 pour Paris et 15 665 pour la banlieue, soit en tout 137 020, ce qui représente le chiffre de 183 400 diminué d’un quart. D’autre part, ce chiffre de 183 400 est très approximativement le quart de la population totale du département ; en supposant que cette proportion ait été partout la même, on obtiendrait, pour le territoire de la France continentale actuelle, environ 6 millions et demi d’électeurs inscrits en régime de suffrage universel et à peu près 5 millions sous l’empire de la Constitution de l’an III à ses débuts ; on sait (chap. x) qu’à partir de l’an XII (1803-1804) certaines restrictions nouvelles seraient entrées en vigueur.

Le formalisme administratif qu’il ne faut pas confondre avec la correction — on en eut la preuve dès le début — et la puissance des bureaux commencèrent à se développer dans cette période ; ce fut l’œuvre, en grande partie, des réactionnaires à qui on les livra et qui s’y fortifièrent. On y entra grâce au favoritisme, on y resta grâce à la servilité envers les chefs directs ; la seule qualité exigée fut une belle écriture, à la grande joie des « professeurs d’écriture » qui ne devaient pas tarder à se multiplier (Edmond et Jules de Goncourt, Histoire de la Société française sous le Directoire, édition de 1893, p. 185, 186 et 188). « La bureaucratie, lit-on dans un rapport présenté par Duplantier aux Cinq-Cents, le 2 fructidor an VI (19 août 1798), est devenue, pour ainsi dire, un pouvoir qui brave souvent l’autorité suprême du gouvernement, et dénature à son gré ses intentions et ses bonnes volontés ».

En matière de travaux publics, il y avait beaucoup à faire ; mais on s’en tenait aux bonnes intentions. « Il y a en France plus de six mille lieues de poste (un peu plus de 23 000 kilomètres), sans comprendre les routes sur lesquelles les postes ne sont pas établies », disait Besson dans un rapport au Conseil des Cinq-Cents le 27 fructidor an IV (13 septembre 1793). Les réparations n’étant pas exécutées à temps, les dégâts s’ajoutaient aux dégâts, les sommes nécessaires devenaient plus considérables et, par cela même, plus difficiles à trouver. On avait beau retarder le payement des ingénieurs et des employés, on manquait d’argent pour les plus urgents travaux d’entretien.

Les opérations de voirie entamées à Paris à notre époque, en dehors des travaux déjà décidés et plus ou moins activement poursuivis, n’eurent pas grande importance, et plusieurs des nouvelles rues furent ouvertes par des spéculateurs après achat de biens nationaux. En suivant l’ordre des arrondissements actuels, nous trouvons (Nomenclature des voies publiques et privées de Paris, par Beck) dans le 2e, en l’an III, la rue de Port-Mahon et la partie avoisinante de la rue de Hanovre, percées par Cheradame sur les terrains de l’hôtel du maréchal de Richelieu ; en l’an V, la rue Lulli, par Cottin, sur le terrain de l’ancien hôtel de Louvois, et le passage, puis rue des Colonnes par Baudecourt ; d’autre part, dans notre période, on inséra assez fréquemment, dans les actes de vente des biens nationaux parisiens, une clause obligeant l’acquéreur soit à percer certaines rues, soit à livrer gratuitement le terrain nécessaire à leur percement ; ce furent les décisions de la « commission des artistes » qui déterminèrent alors les rues à ouvrir : l’art. 2 de la loi du 4 avril 1793 sur la vente des grandes propriétés nationales portait que « des experts » seraient chargés de lever les plans de ces propriétés et de tracer les divisions les plus avantageuses ; dès le mois de juillet suivant, était établie, pour remplir ce rôle d’experts à Paris, une commission d’artistes dont aucun texte ne régla l’organisation ou les attributions ; elle prit d’elle-même la forme qu’elle jugea convenable et se composa de onze membres à qui revint l’initiative des projets d’embellissement de Paris ; la loi du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794) ordonnant la reprise de la vente des biens nationaux prescrivit, en effet, au bureau des domaines de Paris de ne « procéder à la vente d’aucun immeuble que d’après un avis de la commission des artistes » (art. 2) ; sur un rapport de Ramel, ministre des Finances, le Directoire supprima cette commission par arrêté du 11 germinal an V (31 mars 1797). L’insertion dans les actes de vente de biens nationaux de la clause dont il a été question plus haut fut (Nomenclature, de Beck ; Recueil des clauses connues sous le nom de « Réserves domaniales », et Archives de la Seine, sommiers des ventes des biens nationaux) l’origine, en l’an VII, — vente, le 14 vendémiaire an VI (5 octobre 1797), du couvent des Filles-Dieu — de la rue du Caire. De même nous trouvons, dans le 4e en l’an V, — vente, le 8 prairial (27 mai 1797), du cloître des Blancs-Manteaux — la partie de la rue des Guillemites entre la rue des Blancs-Manteaux et la rue des Francs-Bourgeois ; dans le 5e, en l’an VI, la rue du Val-de-Grâce — vente, le 8 thermidor an V (26 juillet 1797), du couvent des Carmélites — et la rue des Ursulines — ventes, les 9 et 11 ventôse an VI (27 février et 1er mars 1798), de lots dépendant du couvent de ce nom ; dans le 6e, en l’an VI, — ventes, les 13 ventôse an V (3 mars 1797) et 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), de lots du couvent des Grands-Augustins — la rue du Pont-de-Lodi et — ventes, le 21 thermidor an V (8 août 1797), du couvent des Carmes déchaussés et, le 25 pluviôse an VI (13 février 1798), d’un lot dépendant du couvent des religieuses de Notre-Dame-de-Consolation ou du Cherche-Midi — la partie de la rue d’Assas entre la rue du Cherche-Midi et la rue de Vaugirard ; enfin, conformément à la loi du 27 germinal an VI (16 avril 1798), la partie de la rue d’Assas, qui devait s’appeler d’abord rue de l’Ouest, entre la rue de Vaugirard et l’avenue de l’Observatoire, ouverte sur l’enclos des Chartreux, puis l’avenue de l’Observatoire, entre l’Observatoire et la rue d’Assas ; dans le 8e, en l’an III, la rue Montaigne ; en l’an VII, la rue Marbeuf, sur l’emplacement d’un chemin déjà existant, la ruelle des Marais ; dans le 10e, en l’an V, la rue de la Fidélité — ventes avec clause à cet égard, les 28, 29 vendémiaire, 27 brumaire et 4 frimaire an V (19 et 20 octobre, 17 novembre et 24 novembre 1796), du couvent de la Charité — et, en l’an VII, la rue Sibour, anciennement rue de la Fidélité, ouverte sur un terrain provenant de la fabrique Saint-Laurent.

Les cimetières parisiens constituaient des foyers d’infection ; la plupart étaient livrés à l’exploitation éhontée des entrepreneurs de sépulture. On se préoccupa de modifier cette situation et il fut un instant question de substituer l’incinération des corps à leur inhumation : en l’an VII, un « rapport officiel sur les sépultures publiques » dont on trouve un extrait dans la Revue rétrospective, de M. Paul Cottin (t. III, p. 87), proposait la construction à Montmartre d’un four crématoire avec columbarium. C’est juste avant la fin de notre période, vers le 14 brumaire an VIII (5 novembre 1799), qu’on décida d’opérer à Paris le transport des morts à l’aide d’un corbillard attelé de deux chevaux au lieu du transport à bras (recueil d’Aulard, t. V, p. 786).

En outre, à Paris, on se plaignait vivement, en l’an V (1707), de la malpropreté des rues (Idem, t. IV, p. 16), et, en l’an VII (1798), du numérotage défectueux des maisons : les numéros ne se suivaient pas et le même numéro était souvent répété plusieurs fois dans la même rue (Idem, t. V, p. 132). Si les ponts de Paris (recueil d’Aulard, t. V, p. 40) avaient des trottoirs au moins en l’an II (1794), il n’en était pas de même des rues qui avaient encore le ruisseau au milieu. Le changement apparut sous le Directoire ; nous lisons dans une lettre du 18 novembre 1796 (Babeau, La France et Paris sous le Directoire, p. 66) : « les rues n’ont pas de trottoirs ;… cependant… çà et là on commence à en établir », et dans un Journal du 4 pluviôse an V (23 janvier 1797) cité par Aulard (Paris pendant la réaction…, t. III, p. 710) : « il s’est établi dans beaucoup de rues neuves de Paris des trottoirs de chaque côté ».

Chaussées des villes, routes, chemins vicinaux, rivières, canaux, ports, en arrivèrent à être dans l’état le plus déplorable. Digues, écluses, ponts, parapets, étaient endommagés (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. XLI et suiv.). La taxe d’entretien établie pour les routes par La loi du 24 fructidor an V (10 septembre 1797), produisit, en l’an VI (1797-1798), 3 317 043 fr. et, en l’an VII (1798-1799), 14 946 914 fr. (Peuchet, Statistique élémentaire de la France, p. 465 et 466) ; c’était peu, étant données les dépenses qu’entraîna sa perception : barrières à établir, etc. Le comité des travaux publics, à la séance de la Convention du 24 fructidor an III (10 septembre 1795), puis, sous le Directoire, le ministre de l’Intérieur, de qui dépendirent alors les travaux publics, notamment François (de Neufchâteau) dans la circulaire du 9 pluviôse an VII (28 janvier 1799), avaient indiqué un ensemble de travaux destinés à développer les voies de navigation ; ces plans restèrent à l’état de projet. Le 21 vendémiaire an VII 12 octobre 1794), fut ordonnée la construction d’une forme de navire propre à mettre Paris en communication directe avec la mer ; l’expérience, d’après un rapport fait à l’Institut, le 16 thermidor an IV (3 août 1796), et publié dans le tome Ier de ses Mémoires scientifiques, eut lieu en l’an IV et le lougre le Saumon, parti du Havre le 3 prairial (22 mai 1706), fit la traversée du Havre à Rouen en cinq jours, et de Rouen à Paris en onze jours — pendant cette dernière il eut à passer sous onze ponts — avec une charge de 70 tonneaux (valant 68 tonneaux et demi d’aujourd’hui), qui aurait pu être portée à 150, et un tirant d’eau de 2 m. 11 ; il avait 24 m. 36 de long, 5 m. 85 de large et 2 m. 60 de profondeur.

Le tarif postal avait varié depuis deux ans tous les six mois, lorsque la loi du 5 nivôse an V (25 décembre 1796) fixa le port d’une lettre ordinaire sans enveloppe — le simple emploi de l’enveloppe dans les mêmes conditions de poids augmentait le prix de 0 fr. 05 — pesant moins de 15 gr. 3 (une demi-once), à 0 fr. 10 dans l’intérieur d’une ville, à 0 fr. 20 dans l’intérieur d’un département ; le prix, montant ensuite avec la distance, était de 0 fr. 30 jusqu’à 150 kilomètres et de 0 fr. 75 au delà de 900. La loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) déjà mentionnée dans le paragraphe précédent, décida (art. 64) que la poste aux lettres serait affermée. Le bail de la poste fut adjugé, le 1er prairial suivant (20 mai 1798), à un nommé Anson ayant pour associés Lanoue, Mahuet, Merlin (de Thionville) et Jean-Louis Monneron. L’entrée en exercice eut lieu le 1er messidor an VI (19 juin 1798). D’après le bail, l’État devait, par an, toucher 10 millions et, en revanche, relever le tarif ; mais ces conditions ne furent remplies ni d’un côté, ni de l’autre. Il y avait à cette époque, d’après l’Almanach national, 9 bureaux de distribution à Paris, plus le bureau central pour la poste restante et les lettres chargées, et 200 boîtes, 16 bureaux pour le département de la Seine et environ 1400 pour le reste de la France actuelle. On faisait six distributions quotidiennes à Paris,

Le service des télégraphes à signaux aériens qui, nous l’avons dit au début du chapitre iv, commença à fonctionner en août 1794, fut d’abord rattaché au ministère de la Guerre ; le 11 ventôse an VI (1er mars 1798), on le plaça dans les attributions du ministère de l’Intérieur. Il comprenait alors la ligne de Paris à Lille, avec embranchement de Lille à Dunkerque, la ligne de Paris à Strasbourg, la ligne de Paris à Brest, construite en sept mois sur la demande du ministre de la Marine qui manifesta le désir de la conserver sous son contrôle ; elle comprenait 55 postes sur une longueur de 870 kilomètres et avait un embranchement aboutissant à Saint-Malo. En l’an VII, le Directoire ordonna la création d’une ligne du Midi par Dijon et Lyon. Dans le mois de nivôse de cette dernière année (janvier 1799), Chappe présenta un mémoire tendant à la création de la télégraphie privée. Son projet n’eut pas de suite (Belloc, La télégraphie historique, p. 109-110).

La loi du 19 brumaire an III (9 novembre 1794) a déterminé la façon de procéder en matière de réquisitions de « toutes denrées, subsistances et autres objets nécessaires aux besoins de la République » ; elle est encore en partie en vigueur, mais un projet de loi déposé le 30 mars 1903 en comporte l’abrogation au point de vue des réquisitions militaires. La loi du 13 brumaire an V (3 novembre 1796) a organisé les conseils de guerre permanents tels, à peu de chose près, qu’ils fonctionnent encore, sans qu’il y ait lieu d’en éprouver la moindre fierté, et celle du 18 vendémiaire an VI (9 octobre 1797) les conseils permanents de revision pour les jugements des conseils de guerre. La loi du 2 thermidor an II (20 juillet 1794) avait supprimé toute masse ou accessoire de solde et substitué à ce système, pour certaines dépenses d’entretien, la fourniture en nature ; il y eut tendance, sous le Directoire, à remplacer celle-ci par des indemnités complémentaires de la solde. On trouvera, pour la période du Directoire, dans les Études sur la campagne de 1799, signées M. et publiées par la Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, (les détails sur l’organisation des diverses armes (n° d’avril 1901, p, 736 à 756) et sur les diverses branches des services administratifs militaires (n° de mai 1901, p. 1111 à 1134). Dans le premier de ces numéros (p. 756) l’auteur constate le triomphe sous la première République et la « justesse » de ce principe

Le Culte naturel.
(D’après une estampe de la Bibliothèque nationale.)

démocratique que les fonctions publiques, y compris les fonctions militaires et leurs signes, les grades, ne doivent être, sous aucun rapport, une propriété particulière. La loi du 25 fructidor an V (11 septembre 1797) établit une nouvelle organisation des conseils d’administration des corps de troupes, en réduisant le nombre des soldats et en augmentant le nombre des officiers dans ces conseils ; alors, en effet, que ceux-ci étaient composés, d’après la loi du 19 ventôse an II (9 mars 1794), de 4 officiers, 4 sous-officiers et 5 soldats, ils le furent, d’après la nouvelle loi, de 5 officiers, 1 sous-officier et 1 soldat. C’est dans la loi du 28 germinal an VI (17 avril 1798) que se trouvent les bases principales de l’organisation et des attributions de la gendarmerie actuelle. C’est enfin une loi du 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) qui a introduit dans la législation française la conscription, dont elle faisait le mode principal de recrutement : tous les jeunes gens de 20 à 25 ans accomplis pouvaient être appelés à servir et on prenait le nombre nécessaire en commençant par les plus jeunes ; c’était, à l’état permanent, la réquisition à laquelle ou avait eu surtout recours avant cette loi. D’après l’art. 61, nul ne pouvait être officier, s’il n’avait « servi trois ans en qualité de soldat ou sous-officier », sauf le cas « d’action d’éclat sur le champ de bataille » et excepté le génie et l’artillerie pour lesquels était prévue une réglementation spéciale. Cette loi portait (art. 19) que les conscrits « ne peuvent pas se faire remplacer », mais une loi du 28 germinal an VII (17 avril 1799) admit la possibilité du remplacement.

Dans la marine, par une loi du 2 brumaire an IV (24 octobre 1795), la Convention donnait, pour les ports et arsenaux, la prépondérance au personnel administratif ; des directeurs civils devaient avoir la haute main sur les principaux services. L’inscription maritime qui assure, à l’aide des marins professionnels, le service des navires de guerre, fut réglée par une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) dont diverses dispositions ont subsisté jusqu’à la loi du 24 décembre 1896. Une autre loi, également du 3 brumaire an IV, avait posé certaines des conditions toujours en vigueur pour l’admission au commandement des bâtiments de commerce.

Au point de vue colonial, les mesures d’organisation adoptées dans notre période n’eurent, par suite de l’état de guerre, qu’une importance théorique. D’après la Constitution de l’an III, nos colonies étaient : Saint-Domingue, la Guadeloupe et ses annexes (Marie-Galante, la Désirade, les Saintes, la partie française de Saint-Martin et, il faut l’ajouter, Saint-Barthélemy), la Martinique, Sainte-Lucie, Tobago, la Guyane française ; les Seychelles, des établissements à Madagascar, Rodrigue, l’île de France ou Maurice, la Réunion ; Pondichéry, Chandernagor, Mahé, Karikal et autres établissements des Indes orientales ; nous appartenaient aussi, quoique non mentionnés, certains établissements de la Sénégambie et les îles Saint-Pierre et Miquelon. La Constitution portait (art. 6) : « Les colonies françaises sont parties intégrantes de la République et sont soumises à la même loi constitutionnelle » ; l’art. 7 les divisait en départements ; mais l’art. 314 disant que « leurs rapports commerciaux avec la métropole » seraient déterminés par le Corps législatif, comportait à cet égard la possibilité d’une exception au régime d’égalité. En définitive, on restait fidèle à la thèse de l’assimilation sauf au point de vue commercial : un décret du 26 pluviôse an III (14 février 1795) avait précédemment stipulé que les commissaires coloniaux « ne pourront s’écarter en rien des principes dont il résulte que les colonies font partie intégrante de la République française, une, indivisible et démocratique », seulement on maintenait des droits spéciaux sur les denrées coloniales.

Quelques jours avant la fin des débats relatifs à la Constitution de l’an III, la Convention, dans sa séance du 5 thermidor (23 juillet 1795), avait entendu un rapport de Defermon parlant au nom du comité de salut public ; il s’était exprimé ainsi au sujet de Saint-Domingue, la colonie la plus en vue, à la fois sous le rapport de l’importance et de l’agitation (chap. ix et xix), où l’affranchissement des nègres proclamé par la loi du 16 pluviôse an II (4 février 1794) s’était heurté à la résistance non seulement des propriétaires blancs, mais des propriétaires mulâtres qui, s’ils voulaient être mis personnellement sur un pied d’égalité complète avec les blancs, protestaient contre l’élévation des nègres au même niveau : « Si on nous demande quel est l’esprit public dans la colonie, nous répondrons : là où votre décret sur la liberté des noirs n’est pas exécuté, la République est méconnue, l’Anglais ou l’Espagnol domine ; et les colons ont mieux aimé se jeter sous une tyrannie étrangère, que de renoncer à posséder des esclaves… Qu’on ne parle plus de la nécessité de l’esclavage pour la culture. Plusieurs habitations ont continué ou repris leurs travaux sous la loi de la liberté, sans autre différence que dans le partage des produits, auxquels les cultivateurs sont appelés pour un quart, tandis qu’auparavant leur maître ne leur tenait aucun compte de leurs sueurs. »

À la suite de ce rapport, la Convention s’était, dans la même séance, prononcée pour le maintien provisoire du gouvernement militaire à Saint-Domingue, avait interdit « toute assemblée coloniale » jusqu’à ce qu’il en eût été autrement ordonné par la Constitution, et avait décidé que les règlements faits par le gouverneur seraient provisoirement exécutés, mais adressés le plus tôt possible à la commission de la marine pour que la Convention statuât définitivement. C’était là le refus de l’autonomie administrative chère alors aux colons contre-révolutionnaires qui — ce fut dit à la Convention le 16 pluviôse an 11 (4 février 1794) — préconisaient « un gouvernement particulier à chaque département, c’est-à-dire le régime intérieur ou petit corps législatif ; régime tant désiré, tant sollicité par les colons, parce que c’est une indépendance de fait ».

Par la loi du 5 pluviôse an IV (25 janvier 1796), le Directoire fut autorisé à envoyer des agents dans les colonies, et cinq notamment à Saint-Domingue, pour les faire jouir « des bienfaits de la Constitution républicaine ». Cette loi fut attaquée par les réacteurs que les élections de l’an V envoyèrent siéger au Corps législatif (chap. xv) et la loi du 23 prairial an V (11 juin 1797) rapporta ses dispositions relatives à Saint-Domingue. Dans la discussion qui précéda ce vote, le vendémiairiste Vaublanc (voir début du chapitre xv) avait, dans la séance des Cinq-Cents du 10 prairial (29 mai 1797), justifié les colons, leur opposition à l’émancipation des noirs proclamée par la métropole et leur «  désir de se régir intérieurement » ; dans la séance du surlendemain (31 mai), Villaret-Joyeuse avait défendu la théorie coloniale de l’ancien régime : « Les colonies, avait-il dit, sont dans notre politique moderne des manufactures exploitées au profit de la métropole ; elles exigeront sans doute encore longtemps un régime particulier pour leurs ateliers ». Au contraire, du côté des républicains gouvernementaux, on était hostile à toute décentralisation, on prévoyait le rattachement des colonies à la métropole, leur assimilation pour l’avenir, et leur soumission aux agents du gouvernement central pour le présent. Après la loi du 23 prairial, le Directoire réclama l’autorisation d’envoyer des agents à Saint-Domingue et, finalement, il obtint gain de cause ; la loi du 7 messidor an V (25 juin 1797) l’autorisa à y en envoyer trois au plus. Il faut, avait dit Thibaudeau aux Cinq-Cents le 2 messidor (20 juin), « prendre des moyens qui nous mènent graduellement à l’exécution de la Constitution, je ne les vois que dans un envoi d’agents chargés de préparer ces moyens d’exécution ».

La loi la plus importante au point de vue colonial dans notre période fut celle du 12 nivôse an VI (1er janvier 1798). Cette loi maintint au Directoire le droit d’envoyer aux colonies des agents chargés « de mettre successivement en activité toutes les parties de la Constitution ». L’art. 15 : « Les individus noirs ou de couleur enlevés à leur patrie et transportés dans les colonies, ne sont point réputés étrangers, ils jouissent des mêmes droits qu’un individu né sur le territoire français, s’ils sont attachés à la culture, s’ils servent dans les armées, s’ils exercent une profession ou métier », l’art. 18 ; « Tout individu noir né en Afrique ou dans les colonies étrangères, transféré dans les îles françaises, sera libre dès qu’il aura mis le pied sur le territoire de la République », et l’art. 31 abrogeant les dispositions de l’ancien régime, notamment l’édit « qui ordonne que les non catholiques seront exclus des colonies », confirmaient la loi du 16 pluviôse an II, faisant, au même titre, des noirs ou des mulâtres les égaux des blancs. Par l’art. 28 : « Les lois rendues, soit dans la partie de l’administration civile, militaire, soit dans l’ordre judiciaire, pour les départements continentaux, sont applicables aux colonies », par les art. 36 à 38 visant les contributions directes et indirectes, les droits d’enregistrement et de timbre et les patentes, et par l’art. 85 concernant l’instruction publique, c’était le régime de l’assimilation des colonies et de la métropole qui triomphait. Une exception, celle dont il a été déjà parlé et qui subsiste toujours, était faite sous le rapport commercial : assimiler les colonies à la métropole et imposer des droits de douane aux produits nationaux provenant des colonies, c’est perpétuer les douanes intérieures au détriment de celles-ci. L’art. 40 disait : « Les droits sur les marchandises apportées d’Europe et sur celles introduites par des bâtiments neutres continueront d’être perçus comme par le passé ; il ne sera pareillement rien innové aux droits imposés sur la sortie des denrées coloniales à leur chargement pour la France » ; et les lois réglant le commerce des colonies étaient maintenues (art. 45) « jusqu’à ce que le Corps législatif ait prononcé définitivement sur les objets contenus en l’art. 314 de la Constitution » résumé plus haut. Tout ce qu’il y eut, ce fut la levée de la prohibition sur les sucres raffinés et la réduction de certains droits tels que ceux sur les sucres bruts et sur les cafés, par la loi du 9 floréal an VII (28 avril 1799).

§ 3. Cultes.

Nous avons vu (chap. v et vi) que la liberté des cultes avait été reconnue par la loi du 3 ventôse an III (21 février 1795), qui faisait de leur pratique une affaire privée ; déjà cinq mois avant, la loi du 2e jour sans-culottide de l’an II (18 septembre 1794), en déclarant que l’État ne payerait plus « les frais ni les salaires d’aucun culte », avait en fait inauguré le régime de la séparation des Églises et de l’État et, trois mois après, la loi du 11 prairial (30 mai 1795) permettait aux communes, qui en gardaient la possession avec le droit de les utiliser pour certaines cérémonies civiles, de livrer à l’exercice des cultes les églises non aliénées (chap. vi) : le même édifice put, d’ailleurs, servir et servit effectivement à plusieurs cultes à la fois, dans les localités où il y en avait plus d’un. Seulement, alors que les prêtres qui officiaient dans des bâtiments privés n’étaient pas astreints à cette obligation, ceux qui pratiquaient dans les édifices concédés devaient préalablement se faire décerner par la municipalité acte de leur « soumission aux lois de la République ».

Depuis la Constitution civile du clergé, on distinguait les prêtres en constitutionnels, assermentés ou jureurs, et en réfractaires ou insermentés ; les premiers avaient donné à la Constitution civile une adhésion que les seconds avaient refusée. Après la loi du 3 ventôse (21 février), des réfractaires qui s’étaient soustraits à l’application des lois révolutionnaires du 26 août 1792 et du 23 avril 1793, reparurent publiquement et une nouvelle scission commença dans le clergé catholique français : les réfractaires, jusque-là opposés en bloc aux constitutionnels, se divisèrent en soumissionnaires et insoumissionnaires, les premiers acceptant l’acte de « soumission aux lois » exigé par la loi du 11 prairial (30 mai), les seconds se refusant à cet acte. Ceux-ci, pour la plupart émigrés, restèrent à l’étranger ; leur thèse était qu’en ne se soumettant pas, en s’interdisant ainsi l’exercice du culte, les prêtres rendraient cet exercice impossible et aboutiraient, par l’exaspération de la population qui, à leur avis, devait en être la conséquence, au renversement de la République et à la restauration de la monarchie. Les autres, au contraire, craignaient que, par cette intransigeance, la masse ne leur échappât au profit des anciens constitutionnels, c’est-à-dire des prêtres partisans du régime républicain, et ils jugeaient préférable de se soumettre en apparence aux injonctions légales, afin de pouvoir exercer leur ministère, ce qui était à leurs yeux la condition essentielle d’une influence sérieuse. Cette division, loin de s’atténuer, devait aller en s’accentuant ; les insoumissionnaires en arrivèrent à traiter les soumissionnaires aussi mal que les anciens constitutionnels et, seules, les rigueurs du Directoire purent les amener parfois à mettre une sourdine à leurs violentes attaques. « Manifestement, a écrit l’abbé Sicard (L’ancien clergé de France, t. III, les Évêques pendant la Révolution), la majorité des évêques émigrés se refuse à toute concession politique. Dans les loisirs et les méditations de l’exil, ils se demandent comment l’Église et l’État en France peuvent reprendre leurs destinées, et ils concluent invariablement qu’il faut les replacer l’un et l’autre sous l’égide de la monarchie (p. 326)…Ces théologiens de l’exil ne manquent pas de raisons pour établir qu’il faut rester en état de guerre, que prêter les serments de liberté et d’égalité, de soumission aux lois de la République et à la souveraineté du peuple, c’est trahir à la fois Dieu et le roi. Un mot nouveau, celui de soumissionnaire, désigne les partisans de la conciliation. Les irréconciliables ne le prononcent pas sans quelque mépris. À leurs yeux, les soumissionnaires ont un faux air de constitutionnels » (p. 327). À la tête des soumissionnaires étaient Emery, supérieur général de Saint-Sulpice, et de Bausset, évêque d’Alais.

Il ne faut pas oublier que, tandis que les anciens constitutionnels étaient républicains, soumissionnaires et insoumissionnaires étaient tous royalistes ; les deux groupes des anciens réfractaires différèrent entre eux non par les principes (on en trouve la preuve notamment dans l’organe des soumissionnaires, les Annales catholiques, t. III, p. 572 et 573), mais simplement par la tactique : comme on l’observe souvent en politique, les haines sont d’autant plus vives que les divergences théoriques sont moins profondes. Le pape et les jésuites semblèrent donner raison aux soumissionnaires (Ibidem, t. IV, p. 87). En tout cas, ceux-ci, selon la règle du parti prêtre, s’étaient empressés et devaient continuer de faire de la politique sous le couvert de la religion ; j’ai eu l’occasion (chap. viii) de mentionner ce que disait l’agent anglais et royaliste Wickham à leur sujet ; voici ce qu’écrivait, le 16 pluviôse an VII (4 février 1799), le commissaire du Directoire près de l’administration municipale d’Aix (Bouches-du-Rhône) : « Des cinq temples consacrés en cette commune au culte catholique, un seul, celui dit Saint-Sauveur, est desservi par des ministres attachés à la République et, malheureusement, c’est le moins fréquenté ; encore ne l’est-il que par une petite portion de la classe des citoyens les moins influents. Tout ce qui afflue dans les autres paraît bien opposé à la République. Je pourrais même dire qu’elle la déteste cordialement » (revue La Révolution française, t. XLI, p. 214).

En présence des excitations cléricales et des manœuvres royalistes, la majorité thermidorienne elle-même, pourtant si modérée, avait assez vite dû intervenir. La loi du 20 fructidor an III (6 septembre 1795), tout en posant le principe — dont la loi du 22 (S septembre) fut la mise exécution — que les biens confisqués des prêtres déportés seraient rendus à leurs familles, bannit à perpétuité les prêtres condamnés à la déportation et rentrés, et interdit l’exercice du culte dans un lieu quelconque, public ou privé, aux ecclésiastiques qui n’avaient pas accompli ou avaient rétracté plus ou moins l’acte de soumission mentionné dans la loi du 11 prairial. Quelques jours après, par la loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre) sur la police des cultes, furent complétées et codifiées les mesures qui les concernaient. Cette loi, conforme à la Constitution de l’an III, punissant ceux qui troublaient les cérémonies ou outrageaient les ministres des cultes, défendait aux communes de les subventionner, prohibait toute manifestation religieuse extérieure et exigeait de tout prêtre la signature de la déclaration suivante : « Je reconnais que l’universalité des citoyens français est le souverain et je promets soumission et obéissance aux lois de la République ». En somme, les prêtres pouvaient librement exercer leur religion, à la condition de s’en tenir à elle et de ne pas violer la liberté des autres, ce qui a toujours été pour nos cléricaux une des formes du martyre. L’insurrection du 13 vendémiaire fut la cause d’une plus grande rigueur contre les prêtres factieux et j’ai déjà indiqué, à la fin du chapitre x, qu’une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) ordonna la stricte application des lois de 1792 et de 1793 qui les visaient.

Les sévérités motivées par l’insurrection de Vendémiaire durèrent peu et, au début de 1796, le Directoire était plutôt indulgent à l’égard du clergé qui aussitôt en abusa. En l’an IV (1796), dans la Haut -Garonne, un prêtre dit qu’il faut « restituer les biens nationaux acquis » (Ibidem, t. XLI, page 225 note). Le rapport de police du 6 ventôse an IV (25 février 1796) porte : « Des prêtres se permettent de courir dans les maisons où il y a des malades et veulent les forcer de se confesser, entre autres le curé de l’église Médard, et ils vont jusqu’à maltraiter les malades qui refusent de les écouter. Les sœurs hospitalières refusent leur secours à ceux qui, suivant elles, ne croient pas en Dieu ou ne veulent pas se confesser » (recueil souvent cité de M. Aulard, Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, t. III, p. 9). Déjà le rapport du 29 frimaire an IV (20 décembre 1795) avait signalé ce système d’intolérance : « Les ci-devant sœurs grises, rue du Pot-de-Fer, faubourg Germain, s’étudient à inspirer aux enfants qu’elles élèvent, la plus grande aversion pour le Corps législatif et le Directoire. Sitôt qu’un enfant se permet d’en parler en bien, il est congédié sans miséricorde » (Idem, t. II, p. 542). Ceci tend en même temps à prouver que la comédie de sécularisation que noue voyons jouer, n’est pas chose nouvelle ; « les ci-devant sœurs grises » avaient simplement laïcisé leurs frusques et usé de cette liberté, si chère à certains, de narguer la loi. Ce n’a certainement pas été là un fait isolé. Comme l’a écrit M. Debidour dans son Histoire des rapports de l’Église et de l’État en France, (p. 154) : L’Église « n’usa de la liberté que pour mener une guerre mort contre le gouvernement établi et se servit pour cela sans scrupule des moyens les plus condamnables ».

En cette conjoncture le Directoire voulut recourir à la répression. Que celle-ci soit parfois indispensable, ce n’est pas douteux ; mais c’est une maladresse de s’en tenir à elle. Il est des réformes qui portent plus loin, atteignant la source du mal que la répression laisse subsister. D’autre part, lorsque, reculant par ignorance, faiblesse ou obstination devant les réformes qui, seules, seraient vraiment efficaces, on compte exclusivement sur la répression pour remédier à une situation difficile, il arrive fréquemment d’aboutir, bon gré mal gré, à la constatation de son insuffisance et, par un entraînement naturel, à son extension croissante. Or, s’il est des cas où la répression peut et doit être sévère, elle ne doit jamais, dans l’intérêt même de la cause qu’elle sert à défendre, tourner à la persécution. Le Directoire, il est vrai, eut à lutter contre le mauvais vouloir des Conseils, la plupart des modérés, selon une tactique toujours chère à leur parti, s’efforçant de se concilier les bonnes grâces du clergé. Royer-Collard soutint, le 26 messidor an V (14 juillet 1797), que le gouvernement devait contracter avec la religion catholique « une alliance fondée sur l’intérêt d’un appui réciproque », et qu’il n’y avait pas à craindre que cette religion « abuse de la liberté pour aspirer à la tyrannie » ; en vertu de la thèse que le péril n’est pas à droite, mais à gauche, les modérés d’alors comme ceux d’aujourd’hui, travaillèrent à affaiblir la République et à fortifier ses adversaires. Par la loi du 7 fructidor an V (24 août 1797) furent rapportées — elles devaient douze jours après reparaître sous une forme aggravée — les lois édictant la peine de la déportation ou de la réclusion contre les prêtres réfractaires (début du chap. xvii). En fait, les lois de 1792 et de 1793 dont le Directoire avait prescrit l’application aux tribunaux, étaient restées lettre morte. C’est ce que Briot constatait en ces termes à la séance du Conseil des Cinq-Cents du 21 brumaire an VII (11 novembre 1798) : « Dans la presque totalité des tribunaux, il n’a pas été possible, depuis le 3 brumaire (an IV) jusqu’au 19 fructidor (an V), d’obtenir la condamnation d’un prêtre déporté, ni même d’un émigré ».

Il y eut une tentative pour supprimer la nécessité de la déclaration imposée aux ministres des cultes. Dans la séance du 27 messidor an V (15 juillet 1797) du Conseil des Cinq-Cents, on discuta la question ainsi posée : « Exigera-t-on une déclaration des ministres des cultes ? » Dans ce Conseil où les modérés unis aux prétendus constitutionnels, aux soi-disant ralliés, étaient moins assurés de la majorité qu’au Conseil des Anciens, même avec l’appui de cette partie flottante qui, dans toutes les assemblées, se préoccupe surtout d’être avec les plus forts, il se trouva au moins un de ces avancés, dont l’espèce n’est malheureusement pas perdue, pour aboutir, avec l’ostentation des principes, à faire le jeu de la réaction.

P. J. Audouin, journaliste qu’il ne faut pas confondre avec le gendre de Pache, et jacobin, parla en faveur de la suppression de la déclaration. « Comment, dit-il, peut-on voter des mesures particulières à une classe d’hommes dont la dénomination n’est indiquée nulle part… Je pose pour principe que notre législation doit ignorer, comme l’acte constitutionnel,

L’École de Mars.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
s’il est des hommes qui portent le nom de ministres des cultes. Exiger une déclaration particulière de leur part, c’est les retirer du milieu de la foule, c’est les revêtir d’une sorte de caractère, c’est préparer au sacerdoce les moyens de se donner une existence civile, de se mettre au niveau des autorités et bientôt au-dessus d’elles… Un ministre du culte, quand il devient perturbateur, n’est point aux yeux de la loi un ministre du culte, c’est un perturbateur… Sa punition ne fixe pas plus l’attention publique que le châtiment infligé à un individu quelconque. Pourquoi ? Parce que votre législation ne l’a pas distingué… »

C’est la théorie du droit commun. Comme elle a gardé des partisans aussi bien inspiré ? qu’Audouin, et sans examiner l’efficacité intrinsèque de la déclaration à propos de laquelle elle fut exposée par celui-ci, il ne sera peut-être pas inutile de montrer ce qu’il y a de factice dans cette théorie. Le droit commun, en effet, sous peine d’illogisme, ne peut être invoqué que lorsqu’il y a à régler des situations communes ; à des situations spéciales, il faut tout naturellement des solutions spéciales. Peut-on soutenir qu’il y a communauté de situation entre l’Église catholique qui a dominé l’État, qui n’agit qu’en vue de cette domination, qui, matériellement et moralement, possède les plus puissants moyens d’agir, et une autre collectivité quelconque, une autre association quelconque ? Peut-on soutenir que cette Église et ses annexes régulières ou séculières ne se trouvent pas chez nous dans une situation spéciale, dans une situation telle qu’elle n’a pas d’équivalent ? Or tout le problème est là. Si on n’ose pas répondre affirmativement à ces questions, le plus sévère appel au droit commun et le plus flamboyant étalage de principes ne constituent que des duperies.

Le Conseil des Cinq-Cents ayant, le jour même, voté par assis et levé sur la suppression de la déclaration, le président, le réacteur Henry Larivière, prononça qu’elle était adoptée. Sur de vives et nombreuses réclamations, nouvelle épreuve, même résultat d’après le président, et nouvelles protestations. Le président ne tint pas compte d’une demande de vote par appel nominal et leva la séance. Le lendemain (16 juillet), Lamarque réclama énergiquement l’appel nominal et, à une très forte majorité, le Conseil décida d’y procéder : sur 414 votants, 210 se prononcèrent pour le maintien de la déclaration et 204 contre ; c’était un petit échec pour les modérés et leurs amis plus ou moins avoués, les cléricaux.

Après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797) accompli, contre ralliés et royalistes coalisés, par la majorité du Directoire, celui-ci dont les fonctionnaires avaient jusque-là mal secondé la rigueur en revint, et moins platoniquement, à la politique de répression, de persécution. En vertu de la loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), tous les prêtres durent « prêter le serment de haine à la royauté et à l’anarchie, d’attachement et de fidélité à la République et à la Constitution de l’an III » (chap. xvii) ; cette déclaration était plus catégorique que la précédente, et le Directoire acquérait, en outre, la faculté de déporter « les prêtres qui troubleraient dans l’intérieur la tranquillité publique » (art. 24), sous la seule réserve d’opérer par « arrêtés individuels ». Le nombre des soumissionnaires fut, cette fois, beaucoup moins grand que sous le régime précédent et la résistance du clergé aux lois fut plus ouverte.

On sait que le calendrier républicain avait divisé le mois de trente jours en trois périodes de dix jours dont le dernier, nommé décadi, remplaçait le dimanche, comme la décade remplaçait la semaine. La loi du 7 vendémiaire an IV (29 septembre 1795) interdisait sagement de contraindre à observer ou à ne pas observer « tel ou tel jour de repos ». Le Directoire, par une circulaire du ministre de l’Intérieur, commença, le 29 brumaire an VI (19 novembre 1797), à engager les fonctionnaires à observer le décadi, et les ministres du culte à fixer au décadi les offices du dimanche. Ces exhortations naïves furent suivies d’injonctions ridicules : l’arrêté du 14 germinal an VI (3 avril 1798) prohiba le dimanche et imposa d’une façon générale la célébration du décadi ; la loi du 17 thermidor an VI (4 août 1798) ordonna la fermeture des magasins et boutiques, le décadi, sauf pour les « ventes ordinaires de comestibles et objets de pharmacie » ; celle du 13 fructidor an VI(30 août 1798) prescrivit une fête pour chaque décadi, et décida que le décadi serait le seul jour où les mariages pussent être célébrés, celle du 23 de ce même mois (9 septembre 1798), confirmant les décisions de l’arrêté du 14 germinal précédent défendit d’employer ou de rappeler l’ancien calendrier « dans tous les actes ou conventions, soit publics, soit privés,… ouvrages périodiques, affiches ou écriteaux ». Ce furent des vexations sans fin allant jusqu’aux visites domiciliaires.

On aurait voulu pousser au renversement du régime établi, qu’on ne s’y serait pas pris différemment. Sur la valeur des prêtres dont ces persécutions imbéciles servaient la cause, nous avons, pour le département du Nord qui n’était nullement signalé comme une exception, le témoignage de Fourcroy écrivant dans son rapport (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 225) : « Il en est parmi eux d’ignorants et de crapuleux ; beaucoup refusent de se soumettre aux lois » ; or, le clérical M. Sciout déclare lui-même (Le Directoire, t. IV, p. 58G) que les rapports publiés par M. Rocquain « méritent toute confiance ». Quant à la situation que leur avaient faite les lois sur la liberté des cultes et sur la séparation des Églises et de l’État, voici ce qu’on lit dans l’organe des anciens constitutionnels, les Annales de la religion du 6 messidor an V-24 juin 1797 (t. V, p. 192), résumant un état, fait au début du mois de vendémiaire précédent (fin septembre 1796), dans les bureaux du ministère des finances, « de toutes les communes qui avaient repris l’exercice public de leur culte » : « On en comptait déjà, il y a neuf mois, 31 214 ; de plus, 4 511 étaient en réclamation pour l’obtenir ; enfin, dans cet état, il n’était point question de Paris ; les grandes communes n’étaient comptées que pour une église. Voilà bien à peu près nos 40 000 anciennes paroisses ». En l’an IV (1796), nous savons pour la Haute-Garonne que, « dans presque toutes les communes, on sonnait la messe, l'angelus, etc. », contrairement à la loi (La Révolution française, revue, t. XLI, p. 224). De même les prêtres avaient repris leur costume ; dès leur rentrée, du reste, certains d’entre eux avaient pu à cet égard impunément violer la loi ; un journal cité par Aulard dans son recueil (t. II, p. 174), le Messager du soir du 1er fructidor an III (18 août 1795), écrivait : « On rencontre dans la rues des prêtres en soutane ». D’après un rapport du 19 prairial an VI (7 jour 1798), il y avait alors à Paris « quinze édifices ouverts aux catholiques », sur lesquels sept étaient aux prêtres dits gallicans ou constitutionnels et huit aux papistes ; les plus achalandés de ceux-ci opéraient à Saint-Gervais, à Saint-Jacques et à Saint-Eustache.

Si peu importants qu’ils fussent en réalité, les prêtres « constitutionnels », « assermentés » ou « jureurs », qui rêvaient d’harmoniser le catholicisme et la société civile républicaine, ne peuvent cependant pas être oubliés. Dès le mois de novembre 1794, cinq de leurs évêques s’étaient réunis à Paris, sous la direction de Grégoire, pour aviser aux moyens de réorganiser leur Église. La loi du 2e jour sans-culottide de l’an II (18 septembre 1794) qui rompit le lien entre leur Église et l’État en supprimant légalement les traitements qu’en fait ils ne touchaient pas depuis quelques mois, les avait contrariés ; car, en ne leur permettant plus de compter sur autre chose que sur leurs propres forces, elle allait révéler toute leur faiblesse. Ils eurent beau, dans leur « encyclique » du 25 ventôse an III (15 mars 1795), préconiser un système d’élection pour la nomination de leurs dignitaires, proscrire le mariage des prêtres, exiger d’eux l’austérité des mœurs, ce n’est pas à eux qu’alla la masse catholique. On vit, en effet, à cette époque, ce qu’on a vu en France chaque fois qu’il y a eu division entre catholiques ; la masse de ceux d’entre eux pour lesquels la religion est, non pas une simple affaire de civilité puérile, mais une croyance têtue ou un intérêt sérieux, suivit les réfractaires. Quels que soient ceux qui conseillent à cette masse de se rallier à la forme républicaine, alors même qu’est soupçonnée l’arrière-pensée qui motive ces conseils, ce n’est jamais que la minorité qui se rallie sincèrement ; pour la majorité, la souveraineté consciente du peuple reste, ouvertement ou non, l’ennemie dont il faut, sous une forme ou sous une autre, entraver le libre essor.

Ce fut donc aux réfractaires soumissionnaires que la foule religieuse alla surtout. Le 28 thermidor an V (15 août 1797), eut lieu à Notre-Dame de Paris, l’ouverture d’un concile des anciens constitutionnels sous la présidence de l’évêque de Rennes, Le Coz, et ils siégèrent librement pendant et après le coup d’État du 18 fructidor an V (4 septembre 1797). Ils s’occupèrent encore de la discipline de l’Église, prêchèrent ingénument la concorde, votèrent un « décret de pacification » et parlèrent d’arrangement à des gens, les vrais catholiques, qu’ils appelaient les « dissidents », et le pape, bien décidés à ne pas leur laisser faire leurs conditions. Au fond, ils n’eurent jamais que peu d’influence et ce peu alla toujours en diminuant.

Les protestants — calvinistes et luthériens — et les juifs n’étaient pas nombreux ; ne pouvant songer à être les maîtres, les ministres de leurs cultes s’accommodèrent du régime d’égale liberté. À côté d’eux, il me faut mentionner ceux qui s’évertuèrent une fois de plus à unir la carpe et le lapin, je veux dire à fonder une religion raisonnable. L’initiateur direct en la circonstance fut un nommé Chemin-Dupontès, écrivain et libraire, et la première séance eut lieu, au coin de la rue des Lombards et de la rue Saint-Denis, le 26 nivôse an V-15 janvier 1797 (Études et leçons sur la Révolution d’Aulard, 2’ série, p. 149). Le 12 floréal de cette même année (1er mai), La Revellière-Lépeaux lisait à l’Institut ses Réflexions sur le culte, sur les cérémonies civiles et sur les fêtes nationales qui étaient inspirées par la même idée de substituer aux différentes pratiques cultuelles la simple apologie des idées générales communes aux diverses religions. C’est là ce qui, avec l’appui d’hommes tels que Valentin Haüy, l’admirable éducateur des jeunes aveugles, un des promoteurs, Dupont (de Nemours), Le Coulteux (de Canteleu), Goupil de Prefelne, Bernardin de Saint-Pierre, etc., constitua la « théophilanthropie » ou le culte dit naturel. La Revellière resta étranger à cette agitation, mais se servit de sa situation de membre du Directoire pour plaider la cause des théophilanthropes qui eurent, bientôt à leur disposition Saint-Sulpice, Saint-Germain-l’Auxerrois, etc., et, à la fin de l’an VI, toutes les églises de Paris, où leurs orateurs — ils n’avaient pas de prêtres professionnels — discouraient revêtus de vêtements de couleurs tendres. Leur vogue du début alla, d’ailleurs, en déclinant.

Quant à la franc-maçonnerie, à la fin de 1796, elle n’avait plus, paraît-il, à Paris (La Révolution française, revue, t. XXXVII, p. 278) que deux loges en activité. Le rapport de police du 2 germinal an V (22 mars 1797) en signalait une troisième : « une loge de francs-maçons établie à la place dite Royale et composée d’ouvriers presque tous Allemands, laisse entrevoir plutôt une société de gens de table qu’un rassemblement nuisible à la chose publique » ; par suite de sa composition, il m’a paru intéressant de la mentionner après ce qu’a écrit Jaurès (t. IV, p. 1530) sur l’influence certainement restreinte, mais possible en quelques cas, de l’illuminisme allemand.

S’il y a eu, à partir de cette époque, tendance à augmentation, on doit se souvenir que les loges constituèrent souvent alors, en France comme à l’étranger, des foyers d’opposition royaliste. Dans Paris pendant la réaction thermidorienne et sous le Directoire, d’Aulard (t. IV, p. 218-219), on trouve un projet ironique sur le droit de réunion publié par l’Ami des lois du 29 messidor an V (17 juillet 1797) pour se moquer des intentions réactionnaires des élus de l’an V (voir chap. xvii). Ce projet exceptait de ses dispositions dérisoirement rigoureuses « les salons dorés, les boudoirs, les maisons où logent tous les membres du nouveau tiers,… les loges de franc-maçonnerie… attendu qu’elles ne sont point composées de gens du peuple et que, par l’intromission de quelques nouveaux membres chargés de nos instructions, ces associations doivent remplir toutes les intentions de Sa Majesté Louis XVIII » ; et, à l’appui de son appréciation, l’auteur du projet mentionnait en note un fait qui s’était passé cinq jours avant et qui concernait un des nouveaux élus, le général Willot (voir fin du chap. xv) : « Le 24 de ce mois, le général Willot a été reçu apprenti franc-maçon à la loge du Centre des Amis, première loge du Grand Orient de France ». Un rapport sur le mois de brumaire an VII (octobre-novembre 1798) dit, en parlant des royalistes, que, « enfermés dans des loges maçonniques, ils croient échapper aux regards de la police » (Ibidem, t. V, p. 219). Le journal avancé de l’époque, le Journal des hommes libres, du 23 messidor an VII (11 juillet 1799), se montrait hostile aux francs-maçons (Ibidem, t. V, p. 613). On a vu (chap. viii) que les prêtres émigrés reçurent les secours des francs-maçons anglais.

§ 4. — Enseignement.

Une bonne organisation de l’enseignement aurait été un excellent moyen d’enrayer la puissance cléricale ; mais c’était là une de ces réformes capitales dont les petits désavantages pour les privilégiés de la fortune l’emportent, aux yeux de beaucoup de républicains modérés, sur leurs immenses avantages pour la République même ; aussi est-ce surtout en cette matière que la réaction politique commencée en 1794 se fait sentir.

De la loi du 29 frimaire an II (19 décembre 1793) rapportée par Bouquier, après un vote de la Convention, le 21 frimaire (11 décembre 1793), accordant la priorité à son projet contre celui dont Romme était rapporteur, il résultait que l’enseignement primaire serait laïque, gratuit et obligatoire. Ceux qui, à notre époque, prétendent, sous prétexte de liberté, laisser aux congrégations la faculté de donner l’enseignement primaire et secondaire — alors que leur enseignement dominé par le dogme, c’est-à-dire par la prohibition fondamentale du libre examen, constitue la plus grave atteinte à la liberté de penser, à laquelle l’enseignement primaire et secondaire a précisément pour but essentiel de fournir ses moyens d’action, d’où la liberté des congrégations aboutissant à la violation de la liberté du corps social en la personne de ses jeunes membres — tirent argument de ce que cette loi débutait (art. 1er) par les mots : « L’enseignement est libre » ; mais ils se gardent bien de dire dans quelles conditions s’exerçait cette liberté.

Les personnes qui voulaient user de la faculté d’enseigner, devaient le déclarer à la municipalité et « produire un certificat de civisme et de bonnes mœurs signé de la moitié des membres du conseil général de la commune ou de la section du lieu de leur résidence, et par deux membres au moins du comité de surveillance de la section, ou du lieu de leur domicile, ou du lieu qui en est le plus voisin » (art. 3). Cette précaution restrictive dont l’oubli constitue une véritable falsification historique, est d’autant plus remarquable que cette loi était faite pour un milieu où la loi du 18 août 1792 avait préalablement supprimé « toutes les corporations religieuses et congrégations séculières d’hommes et de femmes, ecclésiastiques ou laïques », et cela après la loi des 13-19 février 1790 supprimant « les ordres et congrégations régulières ». En outre, l’art. 2 de la section III portait : « les citoyens et citoyennes qui se borneront à enseigner à lire, à écrire et les premières règles de l’arithmétique, seront tenus de se conformer, dans leurs enseignements, aux livres élémentaires adoptés et publiés à cet effet par la représentation nationale ». La liberté de l’enseignement primaire, telle qu’elle était conçue alors, ne comportait donc ni l’enseignement par les congrégations, ni la liberté des méthodes

Pendant qu’elle fut en vigueur, sur 551 districts, 67 seulement auraient eu « quelques écoles primaires », d’après Grégoire (rapport du 14 fructidor an 11-31 août 1794) ; mais, d’une étude de M. James Guillaume dans le recueil des Procès-verbaux du Comité d’instruction publique (t. IV) il ressort que Grégoire a calomnieusement rabaissé l’état de l’instruction primaire en l’an II. La loi du 27 brumaire an III (17 novembre 1794), rédigée par Lakanal, si elle maintenait les principes de la laïcité et de la gratuité, supprimait celui de l’obligation, tout en excluant (art. 14, chap. iv) « de toutes les fonctions publiques » ceux qui, n’ayant pas fréquenté ces écoles, ne seraient pas reconnus avoir « les connaissances nécessaires à des citoyens français ». Le traitement des instituteurs était fixé à 1 200 livres, celui des institutrices à 1 000, pour toute la France, sauf dans les villes de plus de 20 000 habitants où les premiers devaient toucher 1 500 livres et les secondes 1 200. Il devait y avoir une école primaire par mille habitants ; chaque école comportait deux sections, l’une pour les garçons, l’autre pour les filles, et avait, par conséquent, un instituteur et une institutrice ; le programme était un peu plus étendu que celui, réduit à la plus simple expression, de la loi du 29 frimaire an II.

Au point de vue de la liberté de l’enseignement, la loi du 27 brumaire an III réagissait contre le système de la loi précédente. Dans son chapitre iv déjà cité, l’art. 15 était ainsi conçu : « La loi ne peut porter aucune atteinte au droit qu’ont les citoyens d’ouvrir des écoles particulières et libres, sous la surveillance des autorités constituées » ; et, pour bien marquer que les restrictions, mentionnées tout à l’heure, de la loi du 29 frimaire an II, étaient supprimées, l’article suivant (art. 16) ajoutait : « La Convention nationale rapporte toute disposition contraire à la présente loi ».

Par la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), dont le rédacteur fut Daunou, le principe de la gratuité était à son tour éliminé : les instituteurs étaient simplement logés, une somme annuelle pouvait être substituée au logement par l’administration départementale qui fixait la rétribution à payer pour les élèves et qui avait la faculté d’exempter de cette rétribution un quart de ceux-ci « pour cause d’indigence ». Le nombre des écoles était diminué ; on n’en exigeait plus une par mille habitants, on se bornait à dire vaguement qu’il y en aurait une ou plusieurs par canton, au gré des administrations de département auxquelles l’État abandonnait à cet égard ses prérogatives. Le programme était restreint : on ne laissait, avec la lecture, l’écriture et le calcul, que « les éléments de la morale républicaine » ; les notions de géographie, d’histoire et de sciences naturelles indiquées par la loi du 27 brumaire an III, étaient biffées. Il n’était question ni des filles, ni des institutrices ; mais Lakanal répara cet oubli en faisant voter, le même jour, une loi spéciale divisant toutes les écoles primaires en deux sections, garçons et filles, et maintenant dans toutes une institutrice à côté de l’instituteur.

Cette loi elle-même ne contenait rien au sujet de la liberté de l’enseignement. Dans son rapport lu à la séance du 27 vendémiaire an IV (19 octobre 1795), Daunou avait mis : « Nous nous sommes dit : liberté d’éducation domestique, liberté des établissements particuliers d’instruction. Nous avons ajouté : liberté des méthodes instructives ». C’est que la Constitution de l’an III s’exprimait ainsi (art. 300) : « Les citoyens ont le droit de former les établissements particuliers d’éducation et d’instruction, ainsi que des sociétés libres pour concourir aux progrès des sciences, des lettres et des arts ».

Il fut dit au Conseil des Cinq-Cents, le 27 brumaire an VI (17 novembre 1797), qu’il existait à peu près 5 000 écoles primaires ; c’était peu et ce nombre alla en décroissant. Suivant le compte rendu fait vers la même époque sur l’an V (1796-1797), par les administrateurs du département de la Seine (recueil de M. Aulard, t. IV, p. 348-349), il n’y avait que 56 écoles primaires, une de garçons et une de filles, pour chacun des 12 arrondissements de Paris et des 16 cantons de la banlieue ; elles avaient reçu, en l’an V, de 1 100 à 1 200 élèves. D’un rapport sur les neuf premiers mois de l’an VI-septembre 1797 à mai 1798 (Ibid., t. IV, p. 734), il résulte que les écoles particulières étaient beaucoup plus nombreuses et plus fréquentées que les écoles publiques ; il y en avait « plus de 2000 » dans la Seine. D’après un compte rendu des administrateurs de ce département pour les quatre derniers mois de l’an VI (mai-septembre 1798), les écoles primaires étaient plus fréquentées à la fin de l’an VI qu’au début de cette année ; mais cela tenait surtout à ce que la plupart des enfants y avaient été reçus gratuitement et, « pour cimenter irrévocablement leur succès, ajoutait-on, il conviendrait qu’elles fussent absolument gratuites et que les instituteurs eussent un traitement fixe » (Ibid., t. V, p. 115) - Le tableau de la situation du département de la Seine, en germinal an VII (mars-avril 1799), constate que, « à Paris, les écoles primaires sont toujours moins fréquentées que les écoles particulières » (Ibidem, t. V, p. 478).

Dans un rapport du 3 fructidor an VII (20 août 1799), le commissaire du Directoire près de l’administration centrale des Bouches-du-Rhône écrivait : « L’instruction publique est totalement négligée, l’éducation des enfants est confiée à des prêtres républicains et à quelques ex-religieuses. Les élèves n’ont que des livres relatifs au fanatisme, aucun ne connaît un seul article des Droits de l’Homme ou de la Constitution » (La Révolution française, revue, t. XLI, p. 214). Quelques mois avant, le 16 pluviôse an VII (4 février 1799), le commissaire près de l’administration municipale d’Aix avait dit : « L’instruction publique n’est point organisée » (Ibidem). Quant aux prêtres dits

Incendie du Lycée des Arts
arrivé le 25 frimaire An VII entre 6 et 7 heures du matin.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
« républicains », ils étaient évidemment de ceux qui feignent la soumission à la République pour la mieux combattre (Ibid., p. 224).

Le 18 brumaire an VII (8 novembre 1798), le commissaire près de l’administration municipale du canton de Saint-Chaptes (Gard) signalait qu’il y avait une école dans quatre communes de ce canton. Les deux les plus fréquentées étaient celle de Saint-Chaptes avec une quarantaine d’élèves et celle de Moussac avec une cinquantaine ; parlant de la situation des instituteurs, il disait : « L’an passé, celui de Saint-Chaptes a gagné 150 francs et il dit que l’année a été bonne ; il ne peut obtenir de la commune le payement de 100 fr. qui lui sont dus pour tenir lieu de la non jouissance d’un jardin ; j’y ai perdu mon temps et mes peines » (F. Rouvière, Mercredis révolutionnaires, p. 68).

Répondant, dans son bulletin du 23 pluviôse an VII (11 février 1799), à un questionnaire du ministre de l’Intérieur sur l’état du département, la Société d’agriculture du Gers écrivait : « On n’a pu encore parvenir à organiser les écoles primaires. Sur 53 cantons, il n’y en a encore que 17 qui aient des instituteurs ». En l’an VI, un arrêté de l’administration départementale avait dû, « pour se défendre contre la propagande anti-républicaine », ordonner « la fermeture de 36 écoles ou pensionnats tenus, la plupart, par des prêtres ou d’anciennes religieuses » (La Révolution française, revue, t. XXXVII, p. 567).

Dans le Loir-et-Cher (Ch. Métais, L’Instruction publique à Vendôme pendant la Révolution), la municipalité de Vendôme se préoccupa, à toutes les époques, de l’enseignement primaire ; en l’an VI, elle avait sept écoles publiques, quatre de filles et trois de garçons, et elle surveillait attentivement les écoles privées qui, de leur côté, étaient nombreuses.

Pour le département de l’Oise, la situation des écoles primaires pendant notre période était ainsi résumée en 1801, dans un rapport du préfet, cité par M. A. Pontliieux dans ses Notes sur l’ancien diocèse de Noyon : « La délibération que l’ancien département a prise pour organiser les écoles primaires, n’a pu être exécutée ; elle présentait des difficultés qu’il n’a pas été possible de vaincre. Aussi il existe très peu d’écoles primaires dans le département. On voit encore, dans différentes communes, l’ancien magister faire l’école, enseigner à lire, à écrire et les premières règles de l’arithmétique ; mais ces écoles ne sont pas suivies. Comme les instituteurs n’ont aucun traitement fixe, qu’ils ne sont payés que par les parents des enfants qui fréquentent l’école, ce sont pour la plupart des personnes sans capacité » (p. 134). À Berlancourt, près de Noyon, le magister « nommé sous l’ancien régime, Caron, continua à exercer ses fonctions jusqu’à 1802 » (p. 132).

Certains membres des Cinq-Cents eurent beau, à différentes reprises, notamment le 19 prairial an IV (7 juin 1796),le 27 brumaire an VI et le 22 brumaire an VII (17 novembre 1797 et 12 novembre 1798) demander un traitement fixe, même minime, pour les instituteurs, ils ne purent l’obtenir. Or, combien de parents, on vient de le voir, qui ne payaient pas et qui, si on insistait trop, retiraient leurs enfants ! En beaucoup d’endroits, les instituteurs n’avaient même pas le logement que la loi leur attribuait. Comment, dans ces conditions, auraient-ils pu persister et lutter contre les écoles privées rapidement fondées par le clergé ou, sous sa direction, par d’anciens membres des congrégations religieuses d’hommes et de femmes ? Lorsque, après les élections royalistes de l’an V (chap. xv), dans la séance du Conseil des Cinq-Cents du 12 prairial (31 mai 1797), le réacteur Dumolard essaya de renverser ce qui avait été fait en matière d’instruction publique, c’est un partisan, Beytz, de sa proposition qui l’avoua : « Si les établissements actuels, dit-il, ne marchent pas, la cause est dans le manque de fonds ». Déjà, le 11 germinal an IV (31 mars 1796), le royaliste Barbé-Marbois s’était extasié au Conseil des Anciens devant les « petits frères » donnant « leurs soins aux petits garçons » ; et, aux Cinq-Cents, le 17 fructidor suivant (3 septembre 1796), lui faisant écho, le girondin Mercier avait profité d’un rapport à présenter sur une question accessoire pour entamer le procès de « l’instruction publique » qui « est un beau fantôme » : « Rappelez les frères ignorantins, écrivait-il,… favorisez les instituteurs de toute espèce, mais que la République ne les salarie point » ; de nos jours, le fédéraliste — ou séparatiste (Temps, du 16 décembre 1903) — Jules Lemaître a repris à son compte cette bonne parole et demandé à son tour « la suppression du budget de l’instruction publique » (Écho de Paris, du 18 juin 1901).

Aussi le tableau de la situation du département de la Seine pour la fin de l’an VI (août-septembre 1798) porte que les prêtres, « si l’on n’y prend garde, vont s’emparer de l’instruction de l’enfance et de la jeunesse. Tous se font instituteurs » (recueil de M. Aulard, t.V, p. 99). Ce tableau pour vendémiaire an VII (septembre-octobre 1798) signale que « beaucoup de ci-devant religieuses se sont faites institutrices et se conduisent encore comme si elles étaient dans leur couvent » (Ibid., t. V, p. 169). Le clergé, en effet, comprenait l’intérêt qu’il avait à accaparer l’instruction, et il usait de tous les moyens contre les écoles publiques, allant jusqu’à reprocher à leurs maîtres l’immoralité qui caractérisait si souvent les siens (voir le témoignage de Fourcroy cité dans le §3). Ce fut malheureusement en vain que Monmayou proposa aux Cinq-Cents, le 28 ventôse an VI (18 mars 1798), d’exclure de l’enseignement public « tous ceux qui ont fait vœu d’observer le célibat » et qui, aurait-il pu ajouter, par les dogmes dont ils refusent de s’abstraire, portent délibérément atteinte à la liberté de la raison.

Le Directoire finit par se préoccuper des progrès de l’influence cléricale : l’arrêté du 27 brumaire an VI (17 novembre 1797), après avoir exigé des aspirants fonctionnaires non mariés « un certificat de fréquentation de l’une des écoles centrales de la République » dont je vais parler, subordonna, pour les individus mariés et ayant « des enfants en âge de fréquenter les écoles nationales », la nomination à une place quelconque, à un certificat de présence de leurs enfants dans ces écoles. L’arrêté du 17 pluviôse an VI (5 février 1798) enjoignait aux municipalités d’inspecter, aussi bien au point de vue politique qu’au point de vue matériel, les écoles privées au moins une fois par mois, et de veiller, en particulier, à ce qu’elles observassent le décadi. Cette dernière tâche n’avait rien d’essentiel. En rétribuant de bons instituteurs, en rétablissant la gratuité de l’instruction, en entrant dans la voie indiquée par Monmayou, le Directoire aurait plus efficacement agi contre l’influence cléricale qu’en s’acharnant à imposer la célébration du décadi, et, finalement, — les deux citations du recueil de M. Aulard faites dans l’alinéa précédent le prouvent — il ne réussit guère à entraver les progrès de l’enseignement clérical. Il semble cependant avoir voulu, à un moment, entrer dans cette voie. Dans un message, le 3 brumaire an VII (24 octobre 1798), il se prononçait en faveur d’un traitement fixe des instituteurs (p. 5) et ajoutait (p. 11) : « Il paraît nécessaire d’établir que nul ne pourra exercer en même temps les fonctions de ministre d’un culte quelconque et celles d’instituteur ». Car « comment des hommes qui professent par état des dogmes incompatibles avec la tolérance » (p. 11), disait le Directoire, pourraient-ils respecter le libre développement de la raison qui est le but de l’enseignement ?

L’expression liberté d’enseignement me paraissant trop équivoque, je dirai : droit d’enseigner pour tous, tant qu’on voudra, à l’égard de ceux qui, étant majeurs, sont censés avoir le discernement nécessaire ; mais, à l’égard des mineurs, la seule liberté, le seul droit à considérer, ce sont les leurs qui sont incompatibles avec un enseignement ayant le dogme, c’est-à-dire l’interdiction de l’examen et l’ordre de croire, pour point de départ. Aussi le choix de ceux qui reçoivent l’autorisation d’enseigner aux enfants, ne peut appartenir qu’à l’État sur l’orientation duquel agissent, d’ailleurs, les pères en tant qu’électeurs.

Dans ce même message, le Directoire indiquait un défaut d’organisation qui n’a pas encore complètement disparu : l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire ne sont pas suffisamment liés ; « le vide, disait-il (p. 10), qui sépare ces deux degrés d’instruction paraît trop considérable ». Je signale aux modérés du jour que ce message était signé par le modéré Treilhard en sa qualité, à cette époque, de président du Directoire.

En outre des écoles primaires, il y eut quelques établissements subventionnés par l’État pour certaines catégories d’enfants. En l’an II, dans l’ancien prieuré de Saint-Martin-des-Champs, où est aujourd’hui le Conservatoire des Arts et Métiers, avaient été réunis, sous la direction de Léonard Bourdon, « les orphelins des défenseurs de la patrie ». L’arrestation de Bourdon à la suite des événements du 12 germinal an III-1er avril 1795 (chap. vii) amena la Convention à fusionner les établissements de ce genre, « instituts du ci-devant prieuré Martin et de Popincourt », et à ordonner de transférer à l’ancien château de Liancourt (Oise) « les enfants des soldats morts pour la défense de la patrie appartenant à des familles indigentes, ceux des ouvriers tués ou blessés dans l’explosion de Grenelle, ceux des habitants indigents des colonies françaises qui ont été victimes de la Révolution, ceux des soldats sans fortune en activité de service » (20 prairial an III-8 juin 1795). Le 30 (18 juin), sur la proposition de Plaichard-Chottière, au nom du comité d’instruction publique, elle nommait « directeur comptable de l’école des orphelins de la patrie et des enfants de l’armée », Grouzet, ancien professeur de rhétorique de l’Université de Paris et ancien principal, « le seul principal… qui n’ait point été prêtre », devait-il écrire (p. 41) dans ses Observations justificatives sur l’école nationale de Liancourt depuis son origine jusqu’à ce jour, 1er vendémiaire an VII, où on trouve des détails sur l’école et sur les difficultés matérielles qu’il y eut à surmonter.

Quant aux livres classiques dont, à l’exemple de la Convention, une loi du 11 germinal an IV (31 mars 1796) ordonna l’impression, nous en sommes toujours à désirer l’emploi d’ouvrages vraiment respectueux du principe si fréquemment violé de la neutralité de l’État en matière religieuse. Le ministre de l’Intérieur, qui avait alors la haute main sur l’enseignement, avait créé auprès de lui, le 15 vendémiaire an VII (6 octobre 1798), un conseil d’instruction publique chargé de l’examen des livres, des méthodes et du perfectionnement de « l’éducation républicaine ».

Pour l’enseignement secondaire des garçons, il me faut remonter à la loi du 15 septembre 1793 ; celle-ci avait décidé la création d’établissements satisfaisant aux trois ordres d’instruction prévus par elle, en sus de l’enseignement primaire, et correspondant à ce que nous appellerions l’enseignement professionnel, l’enseignement secondaire et l’enseignement supérieur ; elle supprimait, « en conséquence, les collèges de plein exercice et les facultés de théologie, de médecine, des arts et de droit ». Cette suppression résultant, on le voit, de l’installation d’établissements nouveaux, n’eut pas lieu légalement, ceux-ci n’ayant pas été créés ; la loi de 1793 resta lettre morte sous tous les rapports et les anciens collèges et facultés eurent, tout au moins au point de vue de la loi, la possibilité de continuer à fonctionner ; c’est ce que corrobore la loi du 16 fructidor an III (2 septembre 1795) qui, en renvoyant aux comités d’instruction publique et des finances la proposition d’assimiler les instituteurs, les professeurs de collèges et les citoyens attachés à l’instruction publique, aux autres fonctionnaires publics pour participer à un certain mode de salaire, était la consécration de l’existence des collèges et de leur personnel. En fait, d’après Grégoire dans son rapport du 14 fructidor an II (31 août 1794), vingt des anciens collèges avaient pu subsister, mais ils avaient fini par être abandonnés à eux-mêmes. Il y eut cependant quelquefois des initiatives louables prises par certaines administrations départementales, notamment celle des Hautes-Pyrénées (L. Canet, Essai sur l’histoire du collège de Tarbes pendant la Révolution, p. 24-30), ou par certaines municipalités comme celle de Bourg (J. Buche, Histoire du « Studium », collège et lycée de Bourg-en-Bresse), avant la loi du 7 ventôse an III (25 février 1795) qui, de nouveau, tenta d’organiser l’enseignement secondaire.

Les écoles qu’on lui destinait étaient appelées « écoles centrales », parce qu’elles devaient être « placées au centre des écoles primaires de chaque département et à la portée de tous les enseignés ». La loi décidait qu’il y en aurait une par 300 000 habitant ; le programme, qui comportait les langues anciennes et vivantes, faisait, pour la première fois, leur place aux sciences ; chaque école avait treize professeurs et recevait, sous le nom d’ « élèves de la patrie », un certain nombre de boursiers. Par décrets complémentaires, l’un du 11 ventôse (1er mars) et l’autre du 18 germinal (7 avril), il était créé 5 de ces écoles à Paris et 96 dans 86 départements (1 dans 77, 2 dans 8 et 3 dans le département du Nord). Un arrêté du comité d’instruction publique du 8 germinal (28 mars), autorisa les professeurs des collèges à continuer leurs fonctions jusqu’à l’organisation de ces écoles ; mais celle-ci n’eut pas le temps d’être menée à bien. Le 9 messidor an III (27 juin 1795), la Convention décrétait que « les travaux relatifs aux dispositions à faire aux bâtiments destinés à recevoir les écoles centrales, et commencés par ordre des représentants du peuple en mission, seront suspendus dans toute l’étendue de la République à la réception du présent décret ».

La loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) régla de nouveau la question en ne favorisant pas plus l’enseignement secondaire que l’enseignement primaire. Elle n’établissait qu’une école centrale par département : le nombre des professeurs était ramené à dix ; l’enseignement, à tort spécialisé dès le début, était divisé en trois sections indépendantes : dans la première, on enseignait le dessin, l’histoire naturelle, les langues anciennes, et de plus, si l’administration du département le jugeait convenable et obtenait l’autorisation du Corps législatif, les langues vivantes ; dans la deuxième, les éléments de mathématiques, la physique et la chimie expérimentales ; dans la troisième, la grammaire générale, les belles-lettres, l’histoire et la législation. Les élèves devaient avoir douze ans pour entrer dans la première section, quatorze pour la deuxième et seize au moins pour la troisième. Il n’était plus question d’ « élèves de la patrie », mais d’élèves pouvant être dispensés de la rétribution « pour cause d’indigence ». Ces écoles ne recevaient que des externes. Pour ces divers motifs, elles étaient d’avance fermées à beaucoup de ceux qui en auraient certainement profité avec une autre organisation.

On était, semble-t-il, à la fin de notre période, tout disposé à changer de système au point de vue de l’internat. Au Conseil des Cinq-Cents, le 3 messidor an VII (21 juin 1799), Enjubault ayant, conformément à un message du Directoire, proposé l’établissement d’un pensionnat près de l’école centrale de Poitiers, Bonnaire s’exprimait ainsi : « L’établissement des pensionnats près les écoles centrales est le seul moyen de favoriser heureusement l’instruction publique dont l’avilissement fait gémir les amis de la République. La commission d’instruction doit vous proposer incessamment un projet général dont l’objet est de rendre commun à toutes les écoles centrales de France la mesure dont parle Enjubault. Je demande l’ajournement de tout projet partiel jusqu’après le rapport de la commission dont je suis membre ». Et l’ajournement demandé en ces termes fut prononcé. Dans le message du 3 brumaire an VII (24 octobre 1798) dont il a été question à propos de l’enseignement primaire, le Directoire avait, d’une façon générale, reconnu la nécessité des pensionnats.

Dès le 1er prairial an IV (20 mai 1796), il y avait à Paris deux écoles centrales, celle des Quatre-Nations dans le palais actuel de l’Institut et celle du Panthéon qui est devenue le lycée Henri IV. Le 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), fut ouverte l’école de la rue Saint-Antoine devenue le lycée Charlemagne. Il y eut à Paris un établissement qui pouvait obvier un peu à l’inconvénient de l’externat dans ces écoles, ce fut le « collège des boursiers ». Les bourses établies sous l’ancien régime n’ayant pas été supprimées et la loi du 25 messidor an V (13 juillet 1797) ayant ordonné la restitution des biens affectés aux fondations de bourses — dans l’intervalle les boursiers avaient reçu des secours — 42 départements se trouvaient avoir ainsi droit à 950 places gratuites pour l’éducation d’enfants à Paris. Les boursiers affectés aux divers collèges de Paris, et qui n’atteignaient pas ce nombre, avaient été réunis dans l’ancien collège Louis-le-Grand, là où est aujourd’hui le lycée de ce nom, et la dénomination de « Prytanée français » fut substituée à celle de « collège des boursiers » le 12 thermidor an VI (30 juillet 1798). Une tentative pour développer cet établissement et en étendre les avantages à toute la France se heurta, au Conseil des Cinq-Cents, à deux reprises, le 19 fructidor an VI (5 septembre 1798) et le 28 brumaire an VII (18 novembre 1798), à un ajournement. Le local de l’ancien collège Sainte-Barbe fut annexé au Prytanée où, nous apprend le Publiciste du 7 germinal an VII (27 mars 1799), le gouvernement « permet depuis quelque temps que des externes soient reçus, et déjà 120 élèves logés chez leurs parents viennent chaque jour y recevoir les leçons ». À un autre point de vue, cet établissement perdait son caractère fondamental ; on lit, en effet, dans le Journal des hommes libres du 24 messidor an VII (12 juillet 1799) : « On compte, parmi les enfants des pauvres élevés aux dépens de la République au Prytanée français, un fils de l’ex-Directeur Treilhard, un fils de Bougainville qui a 30 000 francs de rente, un fils d’un des plus riches apothicaires de Paris et cent autres dont l’admission est un vol fait à la classe indigente et nombreuse des défenseurs de la patrie » (recueil d’Aulard, t. V, p. 435 et 614).

Un message du Directoire ayant soumis au Conseil des Cinq-Cents la question de savoir s’il ne conviendrait pas d’établir une chaire de langues vivantes dans chacune des écoles centrales de Paris, donna lieu, le 17 fructidor an IV (3 septembre 1796), à ce rapport de Mercier dont j’ai parlé tout à l’heure ; il concluait négativement : « Des langues étrangères ! je croyais qu’il n’y avait plus qu’une langue en Europe, celle des républicains français ». C’était déjà le procédé d’outrecuidant chauvinisme auquel nos nationalistes ont recours pour faire, eux aussi, obstacle au progrès. Malgré l’opposition de Lamarque, le Conseil prononça « l’ajournement indéfini ». Pendant l’an V (1796-97), les deux premières écoles centrales de Paris eurent « environ chacune 300 élèves » (Ibid., t. IV, p. 349) d’après un compte rendu sur l’an V précédemment cité à propos des écoles primaires, ainsi qu’un rapport sur l’an VI, d’après lequel les trois écoles centrales de Paris comptaient à cette époque « environ 520 élèves » (Ibid., t. IV, p. 735). Suivant les renseignements fournis par l’Almanach national, il y avait 74 écoles en exercice dans le reste de la France actuelle.

Celle de l’Ain, à Bourg (voir l’étude citée plus haut de J. Buche), fut inaugurée le 1er nivôse an V (21 décembre 1796).

D’après le bulletin de la Société d’agriculture du Gers déjà mentionné à propos de l’enseignement primaire, celle d’Auch comptait, au début de l’an VII (automne 1798), « une centaine d’élèves » ; il y avait, « près de cette école, un pensionnat entrepris et dirigé par deux professeurs », c’est-à-dire une possibilité d’internat.

Dans l’Indre, à Châteauroux, l’école, au début de l’an V (fin 1796), ouvre avec trois cours seulement ; ce ne fut que dans le courant de l’an VII (1799) qu’on pourvut, non à toutes, mais à quelques-unes des chaires vacantes ; le 8 nivôse an V (28 décembre 1796), il y avait 24 élèves. Un pensionnat ayant été organisé « moyennant une rétribution de 425 francs par an et par élève », il comptait 20 élèves en brumaire an VII (novembre 1798), ce qui porta le nombre des élèves de l’école centrale « à une cinquantaine environ » (La Révolution française, revue, t. XXXIII, p. 241).

Celle du Loir-et-Cher fut établie à Vendôme où l’ancien collège avait persisté ; mais si le nombre des pensionnaires avait été de 130 à la fin de 1792, de 110 en juin 1793, de 70 seulement à la fin de cette dernière année, il était tombé à 18 en l’an III, par suite de l’élévation du prix de pension motivée par la dépréciation du papier-monnaie. Le règlement de l’école centrale fut arrêté le 3 thermidor an IV (21 juillet 1796) et deux anciens professeurs du collège ayant, en vertu d’une décision municipale du 24 brumaire an V (14 novembre 1796) approuvée par le ministre des Finances le 12 germinal suivant (1er avril 1797), obtenu d’acheter le matériel du collège, ouvrirent un internat dont les pensionnaires suivaient les cours de l’école centrale qui fut bientôt prospère. (Ch. Métais, ouvrage cité au sujet de l’enseignement primaire).

L’école des Hautes-Pyrénées, inaugurée officiellement à Tarbes le 15 fructidor an IV (1er septembre 1796), « devait déjà être en activité avant » cette inauguration (Canet, Essai cité plus haut, p. 38) ; elle parvint à se maintenir malgré certaines difficultés matérielles, malgré surtout la concurrence de ceux que, le 20 brumaire an VII (10 novembre 1798), le président de l’administration départementale appelait « ces spéculateurs avides qui voudraient étouffer dans les jeunes cœurs le germe précieux des vertus républicaines » (Ibidem, p. 59-60).
Expérience du Parachute.
Portrait de Garnerin.
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)

Celle du Rhône, inaugurée à Lyon le 3e jour complémentaire de l’an IV (19 septembre 1796), avait eu, en l’an VI, plus de 200 élèves ; « mais on dut renoncer à exiger d’eux la rétribution scolaire prescrite par la loi » (Histoire de l’enseignement secondaire dans le Rhône de 1790 à 1900, par Chabot et Charléty, p. 43). Le commissaire du gouvernement, en l’an VII, fut particulièrement enchanté du cours de législation qui réunit cette année-là 27 élèves en dehors des auditeurs libres. À côté de cette école centrale, « continuaient de vivre les maisons particulières d’éducation… L’incivisme, d’ailleurs, était fréquent dans ces maisons privées » (Ibidem, p. 47).

Celle de Seine-et-Oise, ouverte à Versailles le 1er messidor an IV-19 juin 1796 Mémoires de la Société des sciences morales, des lettres et des arts de Seine-et-Oise, t. XIX, p. xii. étude de M. E. Coüard), paraît avoir été assez fréquentée. Pendant toute sa durée, elle compta, au nombre de ses professeurs, Pierre Dolivier, ancien curé de Mauchamps, près de Chamarande (Seine-et-Oise), dont Jaurès a déjà parlé (t. II, p. 1098 et t. IV, p. 1646-1658 ; voir aussi mes chap. xiii et xxi). Une lettre du « jury central d’instruction publique » (Archives de Seine-et-Oise, L1T) du 18 prairial an IV (6 juin 1796) informait le département du choix de Dolivier pour la chaire d’histoire, et ce choix était approuvé par arrêté de l’administration le 28 prairial (16 juin). Dans une brochure adressée, au début de l’an V (octobre 1796), « aux pères et mères de famille » et contenant le programme des cours, nous voyons que Dolivier « exposera les faits historiques, en présentera la critique et enseignera l’art de les mettre à profit. En suivant le sort des peuples tant dans l’histoire ancienne que dans l’histoire moderne, il tâchera d’en observer les diverses physionomies d’après l’influence des gouvernements, des opinions religieuses, des climats et du sol des diverses contrées. Rien de ce qui a rapport à l’industrie, aux progrès des connaissances humaines, ne sera oublié ». Ce projet un peu ambitieux montre tout au moins chez ce précurseur du socialisme une conscience assez nette de l’influence des milieux et, en particulier, du milieu économique. Le 8 fructidor an XII (26 août 1804), à la dernière distribution des prix de l’école centrale qui allait être transformée en lycée où ne passa pas Dolivier, celui-ci, chargé du discours, fit l’éloge de l’instruction et de la philosophie.

Dans la Haute-Vienne, l’administration centrale du département arrêta, le 1er fructidor an IV (18 août 1796), l’organisation de l’école centrale et, le 15 ventôse an V (5 mars 1797), elle procéda à l’ouverture de l’école à Limoges dans les bâtiments de l’ancien collège (L. Tiffonnet, Notice sur l’école centrale de la Haute-Vienne). On signale toujours, lorsqu’on parle du Directoire, et j’ai signalé moi-même des retards dans le payement de fonctionnaires et de services publics ; mais il semble qu’il ne faudrait pas, sans preuve certaine, trop généraliser les cas observés. Nous voyons, par exemple, dans l’étude précédente (p. 4), que si, en l’an VI (1797-98), les professeurs ne touchèrent que 1 500 francs, considérés, d’ailleurs, seulement comme acompte, au lieu de 2 000, le budget de l’école fut dans la suite payé plus régulièrement : en l’an VII (1798-99), le crédit accordé fut de 30 700 francs et les dépenses ne s’élevèrent qu’à 21 900 francs ; il semble même que l’arriéré fut peu à peu remboursé.

Dans l’Yonne, à l’école centrale d’Auxerre, conformément à une circulaire du ministre de l’Intérieur du 20 brumaire an VII (10 novembre 1798), était ouvert, le 1er floréal (20 avril 1799), un cours de bibliographie fait par le bibliothécaire de l’école, Laire (Le Bibliographe moderne, mars-juin 1899, p. 113).

Si, dans quelques villes, ces écoles réussirent, elles échouèrent généralement contre la concurrence des établissements privés que le clergé, — ainsi le célèbre Loriquet, en compagnie d’un certain Jacquemart, ouvrit un pensionnat à Reims en 1799 — s’était, de même que pour l’enseignement primaire, hâté d’organiser plus ou moins ouvertement avec de plus grandes commodités pour la masse des parents aisés. Ce qui contribua aussi beaucoup à leur échec, c’est qu’à la suite des attaques et des menaces dont elles furent l’objet, au Conseil des Cinq-Cents, de la part des réactionnaires, par exemple le 12 prairial an V (31 mai 1797) et le 6 brumaire an VI (27 octobre 1797), on ne croyait pas à leur durée. Peut-être, en outre, l’enseignement, malgré son but pratique, n’était-il pas suffisamment adapté à l’âge des enfants.

Une question qui se posa incidemment à propos d’une école centrale, montre que les législateurs de cette époque n’étaient pas partisans de l’égalité des sexes : la citoyenne Quévanne ayant, par voie de pétition, demandé au Conseil des Cinq-Cents d’occuper une place de professeur de dessin à l’école centrale de Chartres, vit, dans la séance du 22 floréal an IV (11 mai 1796), bien que le rapport de la commission lui fût favorable, sa demande repoussée par la question préalable. Cependant, à ce point de vue, je signalerai, d’après le Moniteur du 6 germinal an VII (26 mars 1799), qu’un citoyen prévenu d’émigration put être défendu « par son épouse » devant la commission militaire de la 17e division — et fut acquitté.

Il ne fut rien institué pour les filles par l’État, et l’enseignement secondaire ne se donnait que dans des écoles libres dont le Patriote français du 29 brumaire an VI (19 novembre 1797) cité dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 460), disait, en attirant l’attention des administrateurs sur ces « écoles de jeunes filles, qu’on appelle toujours des demoiselles, car on lit encore, au-dessus des maisons où on les instruit, Éducation des jeunes demoiselles : Ils verront combien il existe de nichées de ci-devant religieuses qui se chargent d’en faire des bigotes. Eh ! comment veut-on qu’elles élèvent leurs enfants, quand elles seront devenues mères, si on laisse à de vieilles fanatiques le soin exclusif d’endoctriner cette portion intéressante de la société ? » Une des premières écoles libres pour les filles avait été le pensionnat fondé, en 1795, à Saint-Germain-en-Laye, par Mme Campan. Antérieurement, le Moniteur du 29 frimaire an III (19 décembre 1794) avait publié le « prospectus d’un lycée pour les jeunes personnes » ; cette tentative n’avait en vue qu’un maximum de « vingt élèves », qui, « moyennant des arrangements particuliers », pouvaient être pensionnaires.

Pour l’enseignement supérieur, on a vu tout à l’heure, à propos de l’enseignement secondaire, que la loi du 15 septembre 1793 n’avait pas été exécutée. Dès lors, les anciennes facultés avaient eu la possibilité légale de subsister ; subsistèrent tout au moins les trois facultés de médecine de Paris, de Montpellier et de Strasbourg, comme le prouvent les articles 2 et 8 d’une loi du 14 frimaire an III (4 décembre 1794), et l’école de médecine de Caen, d’après un rapport de Fourcroy, loi et rapport dont il sera question plus loin. En fait les plans généraux, élaborés pour l’enseignement supérieur, ne furent pas appliqués, pas plus le système plus ou moins méthodique de la loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) que celui de la loi du 15 septembre 1793, et on s’en tint dans la pratique aux écoles spéciales instituées sous le coup de la nécessité.

La première de ces écoles décidée par la Convention si, dans un autre ordre d’idées, on excepte l’Institut de musique, fut, le 21 ventôse an II (11 mars 1794), une « École centrale des travaux publics » destinée à fournir des ingénieurs civils et militaires. Cette école ne fut cependant créée qu’après l'École de Mars conçue, dès le principe, comme ne devant avoir qu’une existence éphémère : décrétée, en effet, le 13 prairial an II (1er juin 1794), après un rapport (de Barère disant que le principe de la Révolution était « de tout hâter pour les besoins », elle le fut pour une durée très courte, puisque le camp où on l’installait dans la plaine des Sablons devait, à l’entrée de la mauvaise saison, être levé et que les élèves devaient rentrer chez eux. Elle fut dissoute le 2 brumaire an III (23 octobre 1794). Cette école, de même que l’École normale, sortit de cette volonté exprimée, le 29 floréal an II (18 mai 1794), par le comité d’instruction publique de « propager l’instruction publique sur le territoire entier de la République par des moyens révolutionnaires semblables à ceux qui ont déjà été employés pour les armes, la poudre et le salpêtre » (Procès-verbaux du comité d’instruction publique de la Convention nationale, publiés par M. James Guillaume, t. IV, p. 451).

L’École de Mars ne visait pas, même exceptionnellement, à fabriquer des officiers professionnels ; mais, ainsi que le dit, à la séance du 2 brumaire an III, à l’occasion de sa clôture, Guyton de Morveau : « Une des vérités les plus importantes qui se trouve acquise, ou plutôt confirmée, par les essais faits à l’École de Mars, c’est que tout soldat, soit d’infanterie, soit même de cavalerie et d’artillerie, peut apprendre, en moins de trois mois, le maniement des armes et toutes les parties de son service, de manière à exécuter en corps nombreux toutes les manœuvres avec une grande précision ». Une tentative du même genre fut la loi du 11 nivôse an III (31 décembre 1794) décidant la création d’ « écoles révolutionnaires de navigation et de canonnage maritime » à la suite d’un rapport de Boissier portant qu’il fallait « créer des institutions navales dans les mêmes principes et à peu près sous les mêmes formes que celles qui vous ont présenté, dans les ateliers révolutionnaires pour la fabrication des salpêtres et des poudres et au Champ-de-Mars — (ceci doit être une coquille et il faut probablement lire : au camp de Mars, comme on appelait parfois le camp des Sablons où se trouvait l’École de Mars à laquelle il est sans aucun doute fait allusion), — des résultats dont l’inappréciable avantage est incontestable ». À l’exemple de l’École de Mars, ces écoles devaient avoir une durée limitée (du 20 pluviôse an III au 1er vendémiaire an IV-8 février au 23 septembre 1795). Le comité de salut public était chargé de désigner les ports où ces écoles seraient ouvertes.

L’École centrale des travaux publics ne fut organisée que le 7 vendémiaire an III (28 septembre 1794) ; ouverte le 10 frimaire (30 novembre), elle reçut, le 15 fructidor an III (1er septembre 1795), le nom d’École polytechnique. Les élevés, recrutés par voie de concours public, étaient externes et recevaient un traitement annuel de 1 200 francs pendant leur présence à l’École installée au Palais Bourbon ; des savants illustres tels que Berthollet, Lagrange, Monge et Vauquelin, furent les premiers professeurs. La loi du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) fit de l’École des ponts et chaussées, de l’École des mines, de l’École des constructions navales ou des « ingénieurs de vaisseaux », conservées et réorganisées, de l’École d’artillerie déjà établie à Châlons-sur-Marne en sus des écoles régimentaires d’artillerie portées au nombre de huit par la loi du 18 floréal an III (7 mai 1795), et de l’École des « ingénieurs militaires » ou du génie que la loi du 14 ventôse an III (4 mars 1795) maintint à Metz, des écoles d’application se recrutant parmi les élèves de l’École polytechnique.

L’instruction publique, telle que voulait l’organiser la Convention, exigeait de nombreux maîtres. Afin de former en nombre suffisant des hommes immédiatement capables d’enseigner, elle créa, le 9 brumaire an III (30 octobre 1794), l'École normale. Les élèves âgés de 25 ans au moins, désignés par les administrations des districts à raison d’un pour 20 000 habitants, étaient externes et recevaient un traitement de 100 francs par mois pendant la durée des cours ; ainsi que ceux de l’École polytechnique, ils eurent comme professeurs les hommes les plus éminents de l’époque, grâce auxquels les sciences furent, pour la première fois, enseignées avec un éclat qui contribua à en propager le goût. Inaugurée le 1er pluviôse an III (20 janvier 1795), la première École normale fut dissoute le 30 floréal suivant (19 mai).

La loi du 30 vendémiaire an IV maintenait, en les appelant Écoles de navigation, les 34 écoles « d’hydrographie et de mathématiques » fondées en 1791, pour la marine de l’État et pour la marine de commerce ; elle en établissait deux nouvelles pour le commerce à Morlaix et à Arles. Elle établissait aussi pour les aspirants de marine trois corvettes-écoles à Brest, Toulon et Rochefort ; de là est sortie l’École navale. Cette même loi prévoyait enfin une « École des géographes » qui, établie à Paris, exerça ses élèves « aux opérations géographiques et topographiques, aux calculs qui y sont relatifs et au dessin de la carte ». On lit à son sujet dans la Statistique générale et particulière de la France, publiée en 1803 par l’éditeur Buisson (t. III, p. 32) : « Cette école des géographes vient d’être supprimée par un arrêté qui supprime en même temps le Bureau du cadastre ». L’ouvrage cité ne donne pas la date de cet arrêté qui est du 3 germinal an X (24 mars 1802). On s’était, bien entendu, préoccupé, avant la fondation de cette école, de fournir des cartes aux armées. Un arrêté du comité de salut public du 20 prairial an II (8 juin 1794) avait constitué, sous la direction de la commission des travaux publics, une « Agence des cartes et plans » chargée de centraliser les cartes et ouvrages géographiques de toutes provenances ; le même arrêté maintenait cependant le Dépôt de la Guerre, « dépôt particulier, extrait du dépôt général, où seront réunis toutes les cartes, plans et mémoires jugés utiles pour le courant des opérations des armées de terre et de mer ». Cette section de l’Agence « finit par absorber celle-ci ». À côté de cette Agence et de ce Dépôt, le comité de salut public créa pour son usage particulier, afin de suivre « les mouvements, les actions et les opérations des armées en présence », un « Cabinet topographique » divisé en plusieurs bureaux (3 fructidor an 11-20 août 1794) qui eut, à un moment, une assez grande importance ; Bonaparte, nous l’avons vu (chap. x), y fut attaché en août 1795 ; un arrêté du 22 floréal an V (11 mai 1797) le réunit au Dépôt de la Guerre qui était réorganisé (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée n° de décembre 1903, p. 482 et 483) ; une instruction réglementaire du 17 nivôse an VII (6 janvier 1799) définit de nouveau le service des ingénieurs géographes appelés « ingénieurs artistes », et détermina leurs attributions (colonel Berthaut, Les ingénieurs géographes militaires, 1er vol. p. 126 à 134).

Les Écoles polytechnique, d’artillerie, des ingénieurs militaires, des ponts et chaussés, des mines, des ingénieurs de vaisseaux, de navigation, de marine,et des géographes, dont je viens de parler, étaient destinées à assurer des services de l’État, elles constituèrent, d’après la loi du 30 vendémiaire an IV, les « Écoles de services publics » dont les élèves (art. 4) étaient salariés par l’État. La loi du 23 fructidor an VII (9 septembre 1799), « relative au personnel de la guerre », institua à Versailles, Lunéville et Angers trois « écoles nationales d’instruction des troupes à cheval » qui ont été l’origine de l’École de cavalerie de Saumur ; depuis un arrêté du Directoire du 16 fructidor an IV (2 septembre 1796), existait au Manège de Versailles une « école nationale d’équitation » où « chaque régiment de troupes à cheval » devait envoyer un lieutenant ou sous-lieutenant et un sous-officier (Archives nationales, AF IV 399).

Outre ces écoles, d’autres furent organisées qui, ou n’avaient véritablement pas le caractère des écoles précédentes, ou l’avaient, du moins partiellement, sans qu’il leur fût reconnu par la loi du 30 vendémiaire. Ainsi la loi du 14 frimaire an III (4 décembre 1794), mentionnée plus haut, avait décrété la substitution, aux trois facultés de médecine de Paris, de Montpellier et de Strasbourg, de trois écoles dites « de santé », que la loi du 3 brumaire an IV appela Écoles de médecine ; elles étaient chargées de préparer des médecins pour l’armée et pour la marine. Les élèves de l’État touchaient 1 200 francs de traitement annuel comme les élèves de l’École polytechnique ; mais, à côté d’eux, étaient admis dans les mêmes écoles de médecine des étudiants libres, même des étrangers. Dans un rapport au Conseil des Cinq-Cents, le 14 germinal an V (3 avril 1797), Vitet constatait le succès des écoles de Paris et de Montpellier, celle de Strasbourg allait moins bien. En outre, une école de médecine se maintint à Caen ; on lit, en effet, dans le compte rendu d’une mission remplie par Fourcroy en floréal an IX (mai 1801) : « L’ancienne école de médecine de Caen s’est soutenue… Elle continue ses exercices et ses leçons… Elle a de 40 à 50 élèves. On n’y fait plus de réception depuis trois ou quatre ans, d’après une lettre du ministre François (de Neufchâteau) » (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 200).

Il y eut, à, l’école de Paris (A. Prévost, L’École de santé de Paris, 1794-1809, p. 28), par décision du 9 nivôse an V (29 décembre 1796), un cours d’accouchement pour les élèves sages-femmes. On enseigna, ce qui était nouveau, du moins en France, la médecine légale, l’histoire de la médecine, l’hygiène, la physique médicale. Tandis que des cours théoriques et pratiques étaient faits, à l’hôpital militaire du Val-de-Grâce, aux élèves rétribués par l’État, d’autres cours avaient lieu, à l’Hôtel-Dieu (hospice de l’Humanité) et à la Charité (hospice de l’Unité), pour un certain nombre d’élèves déjà avancés dans leurs études et désignés par l’administration des hospices civils : l’enseignement à peu près exclusivement théorique des anciennes Facultés fut, en effet, officiellement complété, à l’exemple de ce que faisait depuis plusieurs années Desault, par la leçon clinique, l’enseignement pratique à l’hôpital et à l’amphithéâtre.

La loi du 14 avril 1791 ayant maintenu les règlements existants « relatifs à l’exercice et à l’enseignement de la pharmacie », les Collèges des pharmaciens de Paris et de Montpellier avaient persisté. Les pharmaciens de Paris se constituèrent, le 30 ventôse an IV (20 mars 1790), en « Soeiété libre », et continuèrent l’enseignement dans l’établissement — où l’école est restée jusqu’en 1881 — de la rue de l’Arbalète, qu’un arrêté du 3 prairial an IV (22 mai 1796) admit en qualité à d'École gratuite de pharmacie (Journal des pharmaciens, 1797-99, p. 2).

Par la loi du 29 germinal an III (18 avril 1795), avaient été réglementées, en partie pour le service des armées, les Écoles vétérinaires de Lyon et d’Alfort qui existaient avant la Révolution ; seulement la dernière était, par une décision sur laquelle on devait revenir, transférée à Versailles.

La loi du 10 germinal an III (30 mars 1795) organisa, dans l’enceinte de la Bibliothèque nationale, l’École des langues orientales, avec des chaires d’arabe, de turc, de tartare, de persan et de malais. Ce fut aussi dans l’enceinte de la Bibliothèque que la loi du 20 prairial an III (8 juin 1795) établit des cours sur les médailles, pierres gravées, inscriptions antiques, sur l’histoire, l’art, les mœurs, costumes et usages de l’antiquité.

Déjà décidé en principe en novembre 1793, l’Institut national de musique devenu le Conservatoire de musique — la déclamation n’a été ajoutée que plus tard — fut organisé le 16 thermidor an III (3 août 1795), pour enseigner la musique à 600 élèves des deux sexes pris, proportionnellement à la population, dans tous les départements. Les inspecteurs chargés de l’administration furent tout d’abord des musiciens tels que Gossec, Grétry, Lesueur, Méhul et Cherubini. Le Directoire, en 1796, mit Sarrette à la tête de l’établissement.

Après la suppression des Académies en 1793, il avait été admis que les cours dépendant des sociétés supprimées seraient continués jusqu’à l’organisation de l’instruction publique. C’est ainsi que les écoles de peinture (Magasin encyclopédique, 1793, t. IX, p. 107) et de sculpture d’une part, d’architecture de l’autre, bientôt réunies, et devenues l'École des Beaux-Arts, subsistèrent sous leur ancienne forme et avec les mêmes professeurs dans les locaux qu’elles occupaient au Louvre. De même existaient encore en l’an VII à Dijon, Châlons-sur-Marne, Toulouse et Lyon, « comme écoles spéciales provisoirement conservées », des « écoles de peinture, sculpture, architecture » antérieures à la Révolution (rapport de Daubermesnil à la séance du Conseil des Cinq-Cents du 3 vendémiaire an VII-24 septembre 1798, Moniteur du 7 et du 8 vendémiaire). De plus, le titre V de la loi du 3 brumaire an IV conservait l’École de Rome pour les peintres, sculpteurs et architectes désignés par l’Institut et, au début de l’an VII (fin septembre 1798), le Directoire décidait que le peintre Suvée nommé directeur rejoindrait sans tarder son poste.

Les sourds-muets et les aveugles de naissance n’avaient pas été oubliés : la loi du 16 nivôse an III (5 janvier 1795) maintint les deux établissements de Paris et de Bordeaux précédemment établis pour l’instruction des sourds-muets ; elle attribua à celui de Paris les bâtiments qu’il occupe aujourd’hui et créa dans chacun 60 places gratuites. De même, dans l’Institut déjà créé pour les aveugles de naissance, la loi du 10 thermidor an III (28 juillet 1795) institua 86 places gratuites — une par département.

Certaines des écoles dont il vient d’être question, rentraient dans le cadre de celles que la loi du 3 brumaire an IV nommait « écoles spéciales ». Sur les dix catégories que cette loi prévoyait sous ce nom, c’était le cas pour quatre : les écoles de médecine, les écoles vétérinaires, l’institut de musique.

Fête de la République (1er vendémiaire, An V).
(D’après un document de la Bibliothèque Nationale.)
les écoles des beaux-arts. À l’égard de quatre autres, y il eut : pour l’astronomie, l’Observatoire, conservé et constitué en « Observatoire de la République » par la loi du 31 août 1793, et un « cours pratique d’astronomie » fondé dans le palais actuel de l’Institut par la loi du 19 germinal an IV (8 avril 1796) ; pour les antiquités, les cours de la Bibliothèque nationale ; pour l’histoire naturelle, le Muséum, si heureusement transformé le 10 juin 1793, agrandi dans notre période par les lois du 21 frimaire an III (11 décembre 1794) et du 17 prairial an IV (5 juin 1796), que le manque de ressources fit rapporter sauf en ce qui concernait les terrains réunis et ceux pour la réunion desquels toutes les formalités étaient accomplies ; pour l’économie rurale, une chaire, dont le titulaire était Thouin, au Muséum. Pour la géométrie et la mécanique, s’il n’y eut pas d’enseignement particulier, avait été créé par la loi du 19 vendémiaire an III (10 octobre 1794) le Conservatoire des Arts et Métiers, où des collections de machines, d’outils, de dessins et de livres et des cours techniques devaient être organisés ; la loi du 22 prairial an VI (10 juin 1798) finit, après beaucoup d’hésitations du Conseil des Cinq-Cents, par lui attribuer le bâtiment qu’il occupe toujours et dont il prit possession le 12 germinal an VII (1er avril 1799). Enfin, en l’an VII (1799), fut établie à Giromagny « l’École pratique pour l’exploitation et le traitement des substances minérales », origine de l’école de Saint-Étienne.

Pour la seule catégorie des sciences politiques, rien ne fut organisé. Les écoles de droit n’étaient prévues nulle part : la législation, enseignée dans les écoles centrales à un point de vue élémentaire, avait été réservée à cette école des sciences politiques à un point de vue plus complet ; à Paris, deux établissements privés, l’« Académie de législation » et l’ « Université de jurisprudence » cherchèrent à suppléer à cette lacune ; en province, grâce également à des initiatives particulières, un enseignement juridique plus ou moins développé fut donné à Nancy, Toulouse, Angers, Poitiers et Rennes (Liard, l’Enseignement supérieur en France, t. II, p. 39j. Il ne faut pas oublier que le Collège de France fut conservé par la loi du 25 messidor an III (13 juillet 1795) ; il compta dans notre période dix-huit chaires, dont on trouve l’énumération dans l’Almanach national.

Enfin, le 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), la Convention accordait une subvention de 60 000 livres au Lycée des arts, établissement où son fondateur, Charles Désaudray, avait organisé des cours publics pour propager les connaissances utiles. Après l’incendie, le 25 frimaire an VII (15 décembre 1798), du cirque construit en 1787 au milieu du jardin du Palais-Royal, où il était installé, cet établissement, sans retrouver son ancienne vogue, rouvrit le 15 prairial an VII (3 juin 1799) à l’Oratoire, rue Saint-Honoré, où avait eu lieu auparavant la tentative d’un cours gratuit, fait sur l’agriculture, le commerce, la technologie, la philosophie et les sciences (Moniteur du 3 vendémiaire an VI 1-24 septembre 1798) par Jacob Dupont, l’athée dont a parlé Jaurès (t. IV, p. 1467). Il y eut d’autres établissements libres de ce genre, en particulier le « Lycée républicain », qui ne méritait guère son épithète, de Laharpe, et le « Lycée des Étrangers ».

5. — Institutions scientifiques, littéraires et artistiques.

À la place des anciennes Académies supprimées, la loi du 3 brumaire an IV sur l’organisation de l’instruction publique créa l'Institut. Divisé en trois classes : 1° sciences physiques et mathématiques ; 2° sciences morales et politiques ; 3° littérature et beaux-arts, il fut composé de membres résidant à Paris, d’associés nationaux et d’associés étrangers. Il était destiné à suivre les travaux scientifiques et littéraires et à travailler, par recherches et publications de découvertes, au perfectionnement des sciences et des arts.

La création du Bureau des longitudes chargé d’observations astronomiques et météorologiques de façon, en même temps, à servir la science et à être utile à la navigation, est due à la loi du 7 messidor an III (25 juin 1795). Cette loi plaçait l’Observatoire dans les attributions du Bureau des longitudes.

Du reste, un des caractères de l’époque fut, non seulement l’utilisation au point de vue immédiat de toutes les découvertes scientifiques, mais encore la provocation systématique à de nouvelles découvertes accomplies, peut-on dire, sur commande pour satisfaire des besoins urgents. Ainsi, les aérostats sous forme de ballons captifs, furent employés par l’armée ; on ne se borna pas à utiliser l’art de l’aérostation, on le perfectionna relativement à la production du gaz, à la légèreté et à la solidité de l’étoffe de soie (rapport au Directoire sur les progrès réalisés dans l’aérostation de juillet 1793 au 11 messidor an IV-29 juin 1796, date du rapport. Archives nationales, AFiii89). Dans son rapport du 14 nivôse an III (3 janvier 1795), Fourcroy constate que 34 ascensions militaires ont déjà eu lieu et que « plusieurs compagnies d’aérostiers ont été formées « . C’était dans le parc de Meudon qu’on les instruisait et qu’on fabriquait les appareils, en même temps qu’on s’y livrait à des expériences sur les poudres et les boulets. Le 1er brumaire an VI (22 octobre 1797), Garnerin faisait au parc Monceau son expérience de parachute renouvelée, le 3 messidor an VII (21 juin 1799), au jardin Tivoli, sur l’emplacement duquel se trouve actuellement la rue de Londres, où le 8 thermidor an VII (26 juillet 1799), Blanchard fit, avec l’astronome La Lande, une ascension à l’aide de « cinq ballons réunis en un seul groupe » (recueil d’Aulard, l.Y, p. 651).

La première disposition relative à l’uniformité des poids et des mesures avait été le décret de l’Assemblée constituante du 8 mai 1790 demandant à cet effet le concours de l’Angleterre et proposant de baser le nouveau système sur la longueur du pendule simple qui bat la seconde. Cependant, à la suite d’un rapport d’une commission de l’Académie des sciences, l’Assemblée constituante avait, le 26 mars 1791, adopté comme base le quart du méridien. En conséquence de ce vote, l’Académie des sciences avait nommé diverses commissions et, finalement, Méchain et Delambre s’étaient trouvés chargés de la mesure de l’arc du méridien entre Dunkerque et Barcelone. Par la loi du Ier août 1793, la Convention ratifiait comme base « la mesure du méridien de la terre, et la division décimale » ; en attendant que les travaux nécessaires fussent terminés, était indiquée, d’après d’anciens calculs, une détermination provisoire des unités admises.

Les travaux de Delambre et de Méchain, le premier chargé de la partie Nord, de Dunkerque à Rodez, et le second de la partie Sud, de Rodez à Barcelone, commencés en juin 1792, suspendus pendant l’année 1794 et le début de 1795, furent repris, en vertu de la loi du 18 germinal an III (7 avril 1795) qui consacra l’existence du nouveau système ; seulement la substitution des nouvelles mesures aux anciennes ne commença qu’avec la loi du 1er vendémiaire an IV (23 septembre 1795), encore ne s’agissait-il que de l’usage du mètre à la place de l’aune à Paris et dans la Seine. Ces deux dernières lois, ainsi que je l’ai déjà mentionné (§ 2), s’occupaient aussi de la vérification des poids et mesures. Divers arrêtés du Directoire (27 pluviôse an VI-15 février 1798 pour le stère, 19 germinal et 11 thermidor an VII-8 avril et 29 juillet 1799 pour les mesures de capacité, loi du 17 floréal au VII-6 mai 1799 et arrêté du 26 vendémiaire an VIII-18 octobre 1799 pour les monnaies) visèrent à étendre l’application du nouveau système. Chose remarquable, une commission internationale de savants étrangers avait été convoquée à Paris pour étudier les calculs des savants français et fixer définitivement avec eux la valeur des unités fondamentales des poids et mesures, le kilogramme et le mètre. Lorsque cette commission qui comprit des délégués du Danemark, de l’Espagne, de la Sardaigne et des Républiques alliées, se réunit, le 25 vendémiaire an VII (16 octobre 1798), nos savants, Delambre et Méchain pour le mètre, Lefebvre-Gineau pour le kilogramme, venaient de terminer leurs travaux qui furent vérifiés et approuvés. Des rapports lus à une séance générale de l’Institut, le 2 prairial an VII (21 mai 1799), résultait pour les valeurs définitives, comparées aux valeurs provisoirement admises, une très légère différence en moins. Ces rapports furent présentés au Corps législatif par l’Institut, le 4 messidor an VII (22 juin 1799), avec les deux étalons en platine, donnant la longueur du mètre et le poids du kilogramme, qu’avaient établis Étienne Lenoir et Fortin sous la direction des savants de la commission. Ces étalons furent déposés le même jour aux Archives nationales où ils sont toujours. La loi du 19 frimaire an VIII (10 décembre 1799) abrogea la fixation provisoire de la longueur du mètre, établie le 1er août 1793 et maintenue par la loi du 18 germinal an III, et elle consacra la nouvelle détermination. Tout récemment, la loi du 4 juillet 1903 a substitué, comme unités fondamentales du système métrique, au mètre et au kilogramme déposés aux Archives le 4 messidor an VII, les prototypes internationaux sanctionnés par la Conférence générale des poids et mesures tenue à Paris en 1889, faits conformément à ce mètre et à ce kilo, et déposés au pavillon de Breteuil à Sèvres ; ce sont les copies de ces prototypes, déposées aussi aux Archives, qui sont devenues les étalons légaux pour la France : le mètre et le kilo de l’an VII, laissés aux Archives, n’ont plus qu’une valeur historique.

Si, dans la période révolutionnaire, on s’est, d’une façon générale, indiscutablement intéressé aux œuvres scientifiques, en fut-il de même pour les œuvres d’érudition ou d’art ? Cela est contesté par certains auteurs d’autant plus sévères qu’ils le sont de parti pris. Sans doute, des destructions regrettables ont eu lieu ; seulement ces destructions, qui n’ont pas été spéciales à cette période, caractérisent non l’esprit des révolutionnaires, mais l’ignorance des esprits qui étaient en la circonstance ce que l’ancien régime les avait faits. C’est ce qu’a dû constater l’homme dont les rapports mensongers du 14 fructidor an II, 8 brumaire et 24 frimaire an III (31 août, 29 octobre et 14 décembre 1794) sur les actes de « vandalisme » ont été exploités avec amour par tous les réactionnaires, l’évêque Grégoire. Entre parenthèses, lorsque celui-ci, parlant du « vandalisme », a écrit dans ses Mémoires (t. Ier, p. 346) : « Je créai le mot pour tuer la chose », il s’est vanté, du moins dans sa prétention d’avoir été le premier à vouloir empêcher la chose. Quant à la création du mot. M. Eugène Despois (Le vandalisme révolutionnaire, p. 222) a objecté, à tort, que ce mot se trouvait déjà dans un rapport de Lakanal (voir Procès-verbaux du comité d’instruction publique, de J. Guillaume, t. Ier, p. 478) : en tout cas, ce rapport aboutit à un décret de la Convention du 6 juin 1793 ayant pour but de réprimer la chose : « La Convention nationale, ouï le rapport de son comité d’instruction publique, décrète la peine de deux ans de fers contre quiconque dégradera les monuments des arts dépendant des propriétés nationales ». Grégoire a dit lui-même de ces dégradations dans le dernier rapport cité plus haut (Moniteur du 27 frimaire-17 décembre, p. 365) : « Voilà les effets de l’ignorance ». C’est ce qu’a avoué aussi, sans le vouloir, M. Courajod ; parlant de la Convention après Thermidor, il écrit dans son volume, Alexandre Lenoir, etc. (p. xxii) : « Elle ne changea pas et elle ne pouvait pas changer les mœurs, les idées et le tempérament révolutionnaires » ; or (p. clxx). il remarque que « ces hommes étaient tels que les avait faits le milieu dont ils sortaient ». Ce que ne pouvait changer la Convention, ni avant ni après Thermidor, n’était donc, de l’aveu de M. Courajod, que le résultat du régime monarchique qui les avait ou plutôt ne les avait pas éduqués et qui paraît lui avoir été cher. La preuve que ce critique a plus écouté ses passions rétrogrades qu’un amour désintéressé de l’art, se trouve dans sa manière d’apprécier ce qu’il ne peut vraiment pas désapprouver : quand le blâme ne lui est pas possible, on agissait « plus ou moins consciemment » (p. xxiii) ; quand on a parlé trop clairement dans son sens pour permettre la moindre insinuation d’inconscience, « on hurlait… en faveur de l’art » (p. xliv). Du reste, les Courajod toujours prêts à calomnier outrageusement les partis avancés, savent faire bénéficier de leur silence inique tous ceux qui tentèrent d’enrayer le mouvement démocratique. Ah ! si Mercier, au lieu d’avoir été un Girondin, avait été un Jacobin ou un Montagnard, quel étalage indigné de leur amour de l’art n’aurions-nous pas eu à propos de cette phrase écrite dans un rapport ridicule, qu’elle ne dépare pas, au Conseil des Cinq-Cents, le 17 fructidor an IV (3 septembre 1796) : « C’est le refrain éternel de la folie de crier au vandalisme, parce que l’on a mutilé des monuments périssables ». Si M. Courajod n’a pas reproché cette phrase à Mercier, il est vrai qu’il a signalé une autre opinion de celui-ci, mais pour la reprocher aux républicains avancés de la Révolution. Mercier ayant, avant 1789 (L’École royale des élèves protégés, p. lxxxvii), combattu l’institution d’écoles gratuites de dessin, M. Courajod traduit : « voilà ce que les révolutionnaires pensaient des arts en général » ; puis, prévoyant l’objection que suscite un pareil procédé, il se borne à déclarer péremptoirement à la page suivante : « qu’on ne m’objecte pas que je rends la Révolution injustement responsable des opinions personnelles d’un excentrique écrivain dont l’orthodoxie démagogique est suspecte », et il maintient son inqualifiable généralisation. Laissons les gens d’une partialité si difficile à satisfaire et voyons les actes.

Les Archives nationales installées au Louvre en vertu de la loi du 20 février 1793, avaient été organisées par la loi du 7 messidor an II (25 juin l794) ; mais c’est un arrêté du 5 floréal an IV (24 avril 1796) qui constitua pour Paris le bureau de triage auquel en grande partie fut dû leur classement. Pour la province, la loi du 5 brumaire an V (26 octobre 1796) avait décidé le transport aux chefs-lieux des départements des archives précédemment centralisées aux chefs-lieux des districts.

Une loi du 25 vendémiaire an IV (17 octobre 1795), sur l’organisation de la Bibliothèque nationale, ancienne Bibliothèque du roi, mettait à sa tête huit conservateurs, deux pour les imprimés, trois pour les manuscrits, deux pour les antiques, médailles et pierres gravées et un pour les estampes, qui, tous les ans, désignaient parmi eux un directeur. La Bibliothèque Sainte-Geneviève saisie comme bien de corporation religieuse et nationalisée, était devenue la « Bibliothèque du Panthéon », qui servit alors surtout aux écoles centrales ; la Bibliothèque Mazarine, devenue la « Bibliothèque des Quatre-Nations », resta ce qu’elle était. En frimaire an III (décembre 1794), avait été, grâce notamment aux collections du comte d’Artois, constitué le « dépôt national littéraire de l’Arsenal », qu’un arrêté du Directoire, du 9 floréal an V (28 avril 1797), transforma en « Bibliothèque nationale et publique de l’Arsenal ». Toutes ces bibliothèques purent, en vertu de la loi du 26 fructidor an V (12 septembre 1797) et de diverses circulaires ministérielles, avec certains privilèges spéciaux pour la Bibliothèque nationale, s’accroître en puisant dans les dépôts provisoires où avaient été placées les bibliothèques des émigrés et des communautés ecclésiastiques. La bibliothèque de l’ancienne abbaye de Saint-Germain-des-Prés avait malheureusement été détruite par un incendie dans la nuit du 2 au 3 fructidor an II (19 au 20 août 1794).

Le Musée du Louvre, après divers retards, avait été ouvert le 18 brumaire an II (8 novembre 1793) et le projet de constituer des musées dans les départements date de cette même année : le 10 fructidor an III (27 août 1795), on ouvrait celui de Toulouse ; d’autres musées s’ouvrirent notamment à Marseille, Lyon, Avignon, Rennes (rapport le Daubermesnil aux Cinq-Cents, le 3 vendémiaire an VII-24 septembre 1798). Quant au Musée du Louvre, je dois constater que, dès la fin de l’an II, on eut recours, pour l’enrichir, à un procédé qui ne saurait être trop flétri. Des chefs-d’œuvre de l’école flamande étaient enlevés de Belgique et expédiés à Paris aux applaudissements de Grégoire (rapport, cité plus haut, du 14 fructidor an II) pour qui cela n’était pas du vandalisme, au contraire ; dans la séance de la Convention du 4e jour sans-culottide de l’an II (20 septembre 1794), Guyton de Morveau annonçait « l’arrivée du premier envoi des superbes tableaux recueillis dans la Belgique ». Ces spoliations, ces indignes abus de la force, que Bonaparte et le Directoire devaient en Italie, sur une plus grande échelle, l’un commettre, l’autre encourager, furent réprouvés, à la fin de l’an IV (septembre 1796), mais rien que pour l’Italie, dans une brochure de Quatremère de Quincy intitulée Lettres sur le préjudice qu’occasionnerait à la science le déplacement des monuments de l’Italie ; à la suite de la brochure figurait une pétition dans le même sens signée, sans distinction d’opinions, par de nombreux artistes tels que Lethière, Fontaine, Percier, Moreau jeune, Lesueur, Pajou, David, Suvée, Vien, Girodet, Boizot, Soufflot, Roland. Il est vrai que d’autres, parmi lesquels Isabey, Gérard, Carle Vernet, Lenoir, signèrent, en sens contraire, une pétition publiée dans le Moniteur du 12 vendémiaire an V (3 octobre 1796). Ce qu’on prit ainsi fut repris plus tard ; cependant est restée au Muséum la collection d’histoire naturelle du stathouder sur les biens duquel « la France croit devoir exercer un droit… qui lui est acquis par la force des armes », avait tranquillement écrit, le 21 ventôse an III (11 mars 1795), à l’assemblée batave, notre représentant près l’armée du Nord, Alquier (Moniteur du 13 germinal-2 avril 1795). À la suite d’une proposition du général Pommereul, l’auteur, en l’an IV, des Institutions propres à faire fleurir les arts en France, Benezech, ministre de l’Intérieur, par un arrêté du 23 floréal an V (12 mai 1797), adjoignit au Musée du Louvre, sous le nom de Chalcographie française, un établissement chargé de l’exécution de gravures, soit à l’aide des planches anciennes dont il devenait le dépositaire, environ un millier, soit avec les planches nouvelles qu’il ferait exécuter, et de la vente des épreuves. Cette vente était complètement organisée le 1er prairial an VII-20 mai 1799 (recueil d’Aulard, t. V, p. 517).

La collection de monuments de l’ancienne statuaire française et d’objets d’art, formée par Alexandre Lenoir et dispersée par la Restauration, avait été ouverte au public le 15 fructidor an III (1er septembre 1795). Il n’est que juste de louer Lenoir de son initiative et de sa persévérance ; mais on doit dire aussi, malgré la malveillance de M. Courajod, qu’il fut heureusement autorisé, puis félicité de son « zèle », par le comité d’instruction publique de la Convention (Alexandre Lenoir, etc., p. clxii, note) dont l’arrêté du 29 vendémiaire an IV (21 octobre 1795) — arrêté confirmé par le ministre de l’Intérieur le 19 germinal an IV (8 avril 1796) — transforma le « dépôt national des monuments des arts rue des Petits-Augustins » (sur l’emplacement actuel de l’École des Beaux-Arts, rue Bonaparte) en un « Musée de monuments français ».

D’autre part, un arrêté du 9 thermidor an III (27 juillet 1795) ordonna la réunion dans l’ancien couvent de Saint-Thomas-d’Aquin des éléments du Musée d’artillerie dispersés en 1789.

Les manufactures des Gobelins et de Sèvres furent conservées, mais ne reçurent que des fonds très insuffisants. Cependant la production continua puisque le jury de l’exposition de l’an VII (voir §8) déclarait qu’il n’y avait ailleurs « rien de comparable aux produits étonnants de Sèvres » (Moniteur du 2 brumaire an VII-23 octobre 179S).

Aux actes en faveur des choses, il faut joindre les actes en faveur des personnes : en l’an III, par trois décrets en date du 17 vendémiaire, 27 germinal et 18 fructidor (8 octobre 1794, 16 avril et 4 septembre 1795), la Convention alloua 605 500 livres en secours ou gratifications à des savants, gens de lettres et artistes.

Conformément à l’art. 301 de la Constitution de l’an III, la loi du 3 brumaire an IV sur l’instruction (titre vi) avait institué sept fêtes nationales par an, en l’honneur de la République, de la Jeunesse, des Époux, de la Reconnaissance, de l’Agriculture, de la Liberté (celle-ci durait deux jours) et des Vieillards. Ces fêtes devaient être célébrées dans chaque canton par des chants patriotiques, des discours sur la morale civique, des banquets fraternels et divers jeux publics. C’était là une tentative pour éliminer les fêtes religieuses et la religion catholique romaine, « en leur substituant des impressions nouvelles plus analogues à l’ordre de choses actuel, plus conformes à la raison et à la saine morale », pour employer les termes d’une lettre du Directoire à Bonaparte, citée par M. Aulard (Histoire politique de la Révolution française, p. 642). L’architecte Chalgrin eut la direction de ces fêtes à Paris de l’an IV à l’an VII (1795 à 1799).

À l’occasion de la fête de la Liberté, le 10 thermidor an IV (28 juillet 1796), on put constater que des généraux commençaient à se croire tout permis ; une revue calme, la Décade philosophique, écrivait, en effet, dans son n° du 20 thermidor an IV-7 août 1796 (t. x, p. 301) : « Des crocheteurs revêtus d’habits de généraux ont rudoyé le peuple de la manière la plus indigne… Il n’est pas impossible de maintenir l’ordre dans les fêtes, sans lâcher la bride à l’insolence de quelques militaires qui se prévalent de la force qu’on leur a momentanément confiée ». Le 9 thermidor an VI (27 juillet 1798), cette même fête vit « l’entrée triomphale des objets de sciences et d’arts recueillis en

Portrait d’Isabey, par Gérard.
(Musée du Louvre.)
Italie » et auxquels il a été fait allusion tout à l’heure. Une trentaine de chars contenant des statues, des tableaux, « des animaux des déserts brûlants d’Afrique, d’autres venus des climats glacés du Nord », et quelques arbustes rapportés « de l’île de la Trinité » défilèrent sous la pluie, depuis le Jardin des Plantes jusqu’au Champ-de-Mars, en suivant ce qui constituait alors les boulevards extérieurs de la rive gauche. Le discours prononcé à ce propos par le ministre de l’Intérieur, François (de Neufchâteau), est un modèle de cette niaise vantardise qu’ont si grossièrement exploitée depuis les meneurs nationalistes ; il félicita sérieusement les plus grands génies artistiques de la bonne aubaine qui leur arrivait : « C’était pour la France, s’écria-t-il, que vous enfantiez vos chefs-d’œuvre… réjouissez-vous, morts fameux, vous entrez en possession de votre renommée », et, avec une outrecuidante inconscience, il déclara qu’une telle cérémonie était la preuve de la disparition du « vandalisme ». Le lendemain, 10 thermidor (28 juillet), ces objets furent présentés au Directoire.

Une des grandes attractions de ces fêtes fut le feu d’artifice ; il y eut aussi des courses diverses et voici, pour les amateurs de records, les résultats obtenus par les vainqueurs, le jour de la fête de la République, le 1er vendémiaire an VII (22 septembre 1798) : courses à pied, 251 m 50 en 32 secondes 7/10 ; courses à cheval, 2 575 mètres en 3 minutes 31 secondes ; courses de chars, 1 478 mètres en 2 minutes 13 secondes (Décade philosophique du 20 vendémiaire an VII-11 octobre 1798, t. XIX, p. 113-116).

§ 6. — Sciences, lettres et arts.

Qu’a produit de saillant dans notre période la culture des sciences, des lettres et des arts, c’est ce que je vais maintenant essayer de résumer. Les sciences tiennent incontestablement la tête, et les mathématiques pures ont été, en particulier, très favorisées. L’analyse infinitésimale qui étudie à fond les variations simultanées de quantités dépendant les unes des autres, et qui comprend le calcul différentiel et son inverse le calcul intégral, fut le sujet de travaux importants : en 1797, Lagrange faisait paraître sa Théorie des fonctions analytiques ; la même année, Carnot, dans ses Réflexions sur la métaphysique du calcul infinitésimal, prenait parti contre le système de Lagrange qui allait donner un complément à son œuvre dans les Leçons sur le calcul des fonctions, professées par lui en 1799. Lacroix publiait des ouvrages d’enseignement qui, s’ils ont vieilli, méritent, paraît-il, toujours, à cause de leur méthode, d’être mentionnés : en 1797, son Traité du calcul différentiel et du calcul intégral ; en 1798, son Traité élémentaire de trigonométrie ; en 1799, ses Éléments d’algèbre et ses Éléments de géométrie conçus dans un esprit jugé par certains préférable à celui des Éléments de géométrie de Legendre ; édités en 1794 ceux-ci eurent un immense succès. Monge donnait, en 1799, sa Géométrie descriptive, science dont il avait fait le premier un exposé doctrinal, rendu public dans ses leçons de l’École normale.

En astronomie, l’année 1799 voyait paraître les deux volumes formant la première partie, la plus importante au point de vue des principes, du Traité de mécanique céleste de Laplace, œuvre capitale dans laquelle il exposait une théorie de la formation de l’univers pour laquelle, suivant son mot, il n’avait pas eu besoin de recourir à l’hypothèse de Dieu, et les nombreuses découvertes astronomiques faites par lui au moyen de l’analyse mathématique. Il avait lui-même vulgarisé d’avance son grand ouvrage dans l'Exposition du système du monde publié en 1798. Le 5 et le 6 mai 1795, La Lande observait un astre jusque-là ignoré ; il rangea parmi les étoiles cet astre qui ne serait autre que la célèbre planète Neptune.

C’est en 1798, nous l’avons vu dans le paragraphe précédent, que furent terminées par Delambre et Méchain les opérations, commencées en 1792, de la mesure de l’arc du méridien compris entre Dunkerque et Barcelone.

C’est en 1797 que Duvillard, présenta à l’Institut sa Table de mortalité donnant âge par âge le nombre des survivants d’un groupe déterminé d’individus ; employée longtemps pour les calculs d’assurances en cas de décès, cette Table qui ne correspond pas à la répartition actuelle de la mortalité est maintenant à peu près abandonnée.

En chimie, Vauquelin isolait le chrome (1797) et découvrait, en 1798, dans l’émeraude un oxyde inconnu qu’il nommait glucine. Grâce notamment à Fourcroy, la chimie organique continuait à faire des progrès : doivent être signalées à cet égard, les communications à l’Institut, en 1797 et 1798, de Fourcroy et de Vauquelin sur l’urine et sur l’analyse des calculs urinaires. D’autre part, l’ingénieur Lebon prenait, le 6 vendémiaire an VIII (28 septembre 1799), un brevet d’invention pour de nouveaux moyens d’employer les combustibles plus utilement, soit pour la chaleur, soit pour la lumière, et d’en recueillir les divers produits ; on y trouve, entre autres choses, le moyen de produire, avec le charbon de terre, un gaz propre à l’éclairage.

La médecine, dont l’exercice était libre alors, se préparait à une importante évolution. Deux grands chirurgiens, Desault et Chopart, étaient morts en juin 1795 à quelques jours de distance. Bichat, l’élève de Desault, réunit en volumes (1797-1799) les travaux de celui-ci ; il avait participé, dès 1796, à la publication du Traité des maladies chirurgicales et des opérations qui leur conviennent, par Chopart et Desault. Le 5 messidor an IV (23 juin 1796), avait eu lieu la première séance de la Société médicale d’émulation fondée, le mois précédent, par Bichat qui publia dans les recueils de cette société plusieurs mémoires, où se trouvent les éléments de sa conception fondamentale de l’étude des tissus examinés à part et classés d’après leur structure. En 1798, parut la Nosographie philosophique, ou méthode de l’analyse appliquée à la médecine, de Philippe Pinel, médecin à la Salpêtrière, ouvrage qui, malgré ses erreurs, a fait époque en poussant les médecins à partir non de théories préconçues, mais de la réalité scrupuleusement observée. On cherchait de nouveau, à ce moment, sans succès d’ailleurs, à répandre contre les ravages de la variole le procédé de la variolisation, de l’inoculation du pus variolique aux gens bien portants à qui la variole ainsi donnée épargnait, croyait-on, le formes graves de la maladie. Dans la Décade philosophique (t. XI) du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) un citoyen allait jusqu’à proposer au gouvernement d’ordonner que tous les enfants seraient inoculés de la sorte avant un âge déterminé et, en l’an VII (1799), les élèves du Prytanée dont j’ai parlé §4 subissaient cette inoculation (recueil d’Aulard, t. V. p. 505) avec le consentement préalable de leurs parents. Or, quelques mois avant, le 14 mai 1796, Jenner avait pratiqué sa première vaccination et, en 1798, il rendait publique sa découverte de l’inoculation de la vaccine ou cowpox — maladie éruptive de la vache — comme préservatif de la variole Le n° du 10 ventôse an VII (28 février 1799) de la Décade philosophique (t. XX) relata la belle découverte de Jenner.

Lors de la fondation du Muséum d’histoire naturelle, une chaire de zoologie, celle de la zoologie des animaux inférieurs (insectes et vers), avait été donnée à Lamark. Presque exclusivement botaniste, celui-ci, à cinquante ans, se mit vaillamment au travail ; il ne s’occupa pas des insectes et ouvrit son cours sur les êtres jusque-là les plus dédaignés : il imagina la grande division des animaux en vertébrés et invertébrés, et continua pendant des années le groupement des faits qui le conduisit à affirmer que les formes actuelles ne sont que la transformation de celles ayant vécu antérieurement et qui fit de lui le créateur scientifique du transformisme. Cuvier était, en 1795, au Muséum, adjoint au professeur d’anatomie comparée, science qu’il devait porter si haut, tout en la subordonnant à ses idées erronées sur la fixité des formes vivantes. Le 1er pluviôse an IV (21 janvier 1796), son travail sur les éléphants fossiles jeta véritablement les premières hases scientifiques de la paléontologie. En 1798, son Tableau élémentaire de l’histoire naturelle des animaux présentait déjà d’importants essais de classification commencés dans un mémoire lu le 21 floréal an III (10 mai 1795) sur les animaux dits « à sang blanc ». En 1796, le Précis des caractères génériques des insectes disposés dans un ordre naturel, de Latreille, apporta plus de méthode dans l’entomologie. En 1798, Lacépède entamait la publication de son Histoire naturelle des poissons.

En botanique, nous trouvons de Desfontaines, outre son cours du Muséum, le premier volume de sa Flore du Mont Atlas (1798) écrit en latin conformément à la triste passion — persistante des botanistes pour le latin de cuisine. Il y eut aussi, sur la chaîne des Pyrénées au double point de vue botanique et géologique, divers travaux de Ramond, qui occupait depuis le 30 messidor an IV (18 juillet 1796) la chaire d’histoire naturelle à l’École centrale de Tarbes, et qui fit, en l’an V (1797), deux voyages au Mont Perdu.

René-Just Haüy, le frère de Valentin, continuait ses belles études sur les cristaux ; il montrait, mais d’une façon trop absolue, les relations intimes existant entre la composition chimique des corps et la structure de leurs cristaux élémentaires, et préparait son Traité de minéralogie.

En 1797, paraissait le Mémoire sur les dunes de Brémontier qui avait réussi à fixer les sables des landes de Gascogne par des semis de pins maritimes. La même année, rentrait en France le naturaliste La Billardière ; l’expédition de d’Entrecasteaux avec laquelle il était parti à la recherche de La Pérouse, avait échoué à cet égard, mais elle avait accompli des explorations utiles pour la géographie et la navigation, et recueilli une foule de documents intéressants pour l’histoire naturelle. En 1797, Milet-Mureau donnait, d’après le journal de La Pérouse, une relation du voyage de celui-ci autour du monde.

Toute la philosophie de cette époque se rattachait à la doctrine de l’origine matérielle des idées exposée par Condillac que, parfois même, elle dépassait ; tel a été le cas pour les mémoires lus, en l’an IV, à l’Institut par Destutt de Tracy, étudiant la faculté de penser, et par Cabanis. Celui-ci, en 1796, communiqua six des douze mémoires qui constitueront, en 1802, son Traité du physique et du moral de l’homme : considérations générales sur l’étude de l’homme et sur les rapports de son organisation physique avec ses facultés intellectuelles et morales, histoire physiologique des sensations, de l’influence des âges, des sexes, des tempéraments sur les idées et les affections morales. Il a eu le grand mérite de faire de la psychologie sans métaphysique, en physiologiste, et d’aborder, le premier, ce sujet dans son ensemble ; s’il a commis des erreurs comme c’était inévitable, il n’en a pas moins fait œuvre d’incontestable science. Cela ne devait pas l’empêcher de devenir un des complices de Bonaparte lors du coup d’État du 18 brumaire. De telles aberrations ne sont pas rares chez les savants : sortis de leur domaine propre, où ils se montrent d’une rigueur scrupuleuse, ils sont par ailleurs, au point de vue intellectuel ou moral, trop souvent dénués de sens critique ou de conscience.

Dans son Origine de tous les cultes (1795), dont il publia un abrégé l’année suivante, Dupuis chercha à établir que l’adoration du soleil et des astres était la source commune des diverses traditions religieuses.

Professeur d’arabe à l’École des langues orientales, Silvestre de Sacy donnait, en 1797, la traduction française du remarquable Traité des monnaies musulmanes de Makrizi.

Dans la séance de la Convention du 26 brumaire an III-16 novembre 1794, on voit que « le citoyen Delormel fait hommage d’un ouvrage qui a pour titre Projet de langue universelle ».

La littérature proprement dite est bien loin d’avoir eu un éclat comparable à celui des sciences. C’est qu’au lieu de marcher de l’avant comme celles-ci, et de chercher à penser par elle-même, elle se tourna surtout vers le passé et n’aboutit qu’à une pâle imitation de genres plus ou moins anciens ; donner la plupart des noms ici, ce ne serait plus leur rendre un hommage mérité, ce serait presque dresser un pilori pour beaucoup de ceux qui ont eu la chance d’être oubliés. Sauf peut-être dans l’épigramme, la versification est le triomphe de la périphrase inutile et ridicule. La poésie lyrique a des odes d’Ecouchard Lebrun, où, d’après Sainte-Beuve, les « jets de talent sont isolés ». (Causeries du Lundi, t. V, p. 133). Dans des genres divers, il n’y a guère à citer que des épîtres de Marie-Joseph Chénier, entre autres celle Sur la calomnie (1796) ; des contes d’Andrieux, dont le plus connu, le Meunier de Sans-Souci, date de 1797 ; la Guerre des dieux (1799) de Parny qui, depuis 1795, en avait publié de nombreux fragments et dont le poème, trop vanté par certains, a été trop décrié par ceux aux yeux desquels la pornographie biblique est d’origine divine ; les Quatre métamorphoses (1799), poème licencieux de Népomuoène Lemercier.

En prose, nous avons le Cours de littérature que débitait Laharpe au « Lycée républicain » mentionné plus haut (§4). À ce critique qui en était arrivé à encenser ceux que, le 3 frimaire an II (23 novembre 1793), il avait appelé « les charlatans à étoles et à mitres » (Ed. et J. de Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, édition de 1895, p. 250), revient la paternité d’une des plus stupides propositions toujours utilisées, sans nommer l’auteur, comme preuve du vandalisme révolutionnaire : dans le Mercure français du 27 pluviôse an II (15 février 1794), il demandait qu’on arrachât aux livres de la Bibliothèque nationale les reliures portant les armoiries royales. Mercier nous a malheureusement laissé plus de déclamations que d’observations dans les tableaux de mœurs du Nouveau Paris (1705). Sous le titre Monsieur Nicolas, parurent, de 1794 à 1797, des mémoires de Restif de la Bretonne, dont le vocabulaire a une variété rare chez les littérateurs de cette époque et qui a eu, lui, le mérite de nous montrer de vrais paysans et la véritable rue parisienne. En 1794, le Voyage autour de ma chambre, assez agréable fantaisie à laquelle nuit l’abus qu’on en fait auprès des enfants, révéla le nom de Xavier de Maistre, dont le frère aîné Joseph donna, en 1796, son premier ouvrage important, les Considérations sur la France : il y appréciait la Révolution comme un moine a apprécié, en moins bon langage, du haut de la chaire de Notre-Dame (8 mai 1897), l’incendie du Bazar de la Charité. En 1797, Chateaubriand publiait l'Essai sur les révolutions anciennes et modernes, curieux parce qu’il établit que l’auteur n’était pas encore atteint de sa maladie de foi chrétienne.

Dans les deux genres créés en France par la Révolution, l’éloquence et le journalisme politiques, les grands noms, pendant les cinq années qui nous occupent, font défaut. De Mme de Staël, il n’y eut que des brochures négligeables. Les romans furent nombreux, interminables et très médiocres quand ils n’étaient pas très mauvais ; ce fut le triomphe de Victor ou l’Enfant de la forêt (1796) par Ducray-Duminil et des traductions des œuvres pleines de mystères et d’horreurs de Mme Radcliffe. D’ailleurs, au même moment, le succès allait aussi à Pigault-Lebrun qui avait commencé ses récits lestes mais souvent gais. Comme critiques d’art, il faut noter d’abord Émeric David qui recommanda aux artistes le travail d’après nature, ne renia aucune époque de l’art et défendit l’ancien art français dédaigné, il publia en 1796 son Musée olympique de l’école vivante des beaux-arts ; puis Amaury Duval, collaborateur de la Décade philosophique, revue dont le premier numéro avait paru le 10 floréal an II (29 avril 1794).

Au théâtre, la censure fut tantôt répressive, tantôt préventive : la loi du 2 août 1793 prescrivait la fermeture de « tout théâtre sur lequel seraient représentées des pièces tendant à dépraver l’esprit public et à réveiller la honteuse superstition de la royauté ». Celle du 14 août 1793 portait « que les conseils des communes sont autorisés à diriger les spectacles ». Un arrêté du comité d’instruction publique (voir le recueil de ses Procès-verbaux, par James Guillaume, t. IV, p. 550 et 551) du 24 ou du 25 floréal an II (13 ou 14 mai 1794), imposait à tous les théâtres la communication préalable de leur répertoire et, le 18 prairial suivant (6 juin 1794), le comité de salut public chargeait la commission de l’instruction publique « de l’examen des théâtres anciens, des pièces nouvelles et de leur admission » (Archives nationales, A F II*, 48). L’art. 3.56 de la Constitution de l’an III déclarait que « la loi surveille particulièrement les professions qui intéressent les mœurs publiques, la sûreté et la santé des citoyens ». Enfin, l’arrêté du Directoire du 25 pluviôse an IV (14 février 1796), s’appuyant sur les lois des 2 et 14 août 1793 et sur l’article précité de la Constitution, ordonnait aux officiers municipaux de veiller « à ce qu’il ne soit représenté… aucune pièce dont le contenu puisse servir de prétexte à la malveillance et occasionner du désordre ». En fait, les corrections ou interdictions imposées furent surtout ou serviles ou puériles.

Parmi les auteurs et leurs œuvres théâtrales, je signalerai, pour la tragédie, Marie-Joseph Chénier et son Timoléon (1794) avec des chœurs de Méhul, Ducis avec Abufar (1795) qui passe pour être sa meilleure œuvre originale, l'Agamemnon (1797), que les amateurs du genre jugent remarquable, de Népomucène Lemercier, Oscar (1796) et les Vénitiens (1798) d’Arnault ; pour la comédie, trois pièces en un acte d’Alexandre Duval, le Souper imprévu, les Héritiers (1796), les Projets de mariage (1798), et plusieurs pièces de Picard, à la fois auteur et acteur, en particulier les Amis de collège (1795), Médiocre et rampant (1797), et le Collatéral (1798) ; pour le drame — la représentation de Pinto de Népomucène Lemercier n’ayant pas été autorisée par le Directoire — la Jeunesse de Richelieu d’Alexandre Duval (1796), Falkland de Laya (1799), et Misanthrope et repentir, de Kotzebue, traduit par Bursay et « arrangé à l’usage de la scène française » par Mme Molé (1799). Notre plus grand auteur dramatique dans le dix-huitième siècle, au point de vue social, Beaumarchais, mourait à Paris le 18 mai 1799 ; deux jours après, le 20 mai (1er prairial an VII), naissait à Tours celui qui devait, au même point de vue, être le plus grand romancier, le plus grand historien des mœurs du dix-neuvième siècle, Balzac.

Parmi les acteurs, on peut citer, dans la tragédie, Talma, Saint-Prix, Boutet de Monvel, père de Mme Mars, Naudel, Mme Vanhove, Raucourt et Fleury ; pour la comédie, Molé, admis à l’Institut dès sa fondation, Fleury, Dugazon, Saint-Phal, Mlles Louise et Emilie Contat et Lange. Au sujet de la mise en scène, un amateur se plaignait, dans la Décade philosophique (t. VII), du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795), de voir toujours le même village, le même salon ne comportant strictement que la table ou les sièges utilisés ; on demandait, d’une façon générale, un plus grand souci de la vérité et, en particulier, des décors appropriés aux pièces. En nivôse an VII (décembre 1798), on réclamait contre la longueur des entractes (Tableau général du goût, des modes et costumes de Paris, n° 8). Les spectacles qu’une ordonnance de police voulait faire commencer à six heures, ne commençaient guère que demi-heure plus tard et se terminaient vers dix heures et demie (Courrier des spectacles du 13 frimaire an VI-3 décembre 1797 cité dans le recueil d’Aulard, t. IV, p. 480) En outre des théâtres, il y avait, sous le nom de « petits spectacles », de nombreux établissements ressemblant à nos cafés-concerts. Les bals étaient toujours très courus, c’est en l’an VII que la valse allemande se répandit ; tout aussi ridicule en elle-même, surtout chez l’homme, que les autres danses, elle dut sa vogue non au plaisir médiocre de son tournoiement, mais aux contacts qu’elle permet. Au commencement d’août 1799, sur l’initiative de l’ingénieur américain Robert Fulton, était ouvert, boulevard Montmartre, dans les environs de notre passage des Panoramas, le premier panorama construit à Paris à l’exemple de celui qui existait depuis une dizaine d’années à Londres : il représentait la vue de Paris du sommet du pavillon central des Tuileries, exécutée par Fontaine, Prévost et Bourgeois.

En résumé, pas plus au théâtre, à un point de vue quelconque, que dans les autres parties de la littérature, cette époque ne nous offre rien d’original ni dans le fond, ni dans la forme. L’antiquomanie, l’anglomanie, l’allégorisme, le sentimentalisme, les gravelures et le calembour caractérisent le goût dominant. Et tout cela se mélangeait au point que le calembour devint lui argument en matière de symbolisme. Le ministre de l’Intérieur désirant planter des arbres devant la colonnade du Louvre, demanda officiellement à Desfontaines et à Thouin de lui indiquer les arbres les plus propres à servir de symbole aux sciences et aux arts ; les deux professeurs du Muséum désignèrent — et leurs motifs se trouvent dans le Moniteur du 2 floréal an VII (21 avril 1799) — le cèdre du Liban pour les sciences et le platane d’Orient pour les arts ; consulté, Andrieux exclut le platane que « son nom seul », d’après lui, devait faire repousser. C’est en 1795, qu’un nommé Eve, dit Maillot, créa le type, devenu vite populaire, de Mme Angot ou la poissarde parvenue ; on avait

L’arrivée de la diligence
(D’après le tableau de Boilly, au Musée du Louvre).


raison de ridiculiser, non l’élévation à une situation meilleure de gens partis de rien, mais le plagiat par ceux-ci des habitudes de la classe qu’ils supplantaient. L’obstacle, d’ailleurs, à tout renouvellement de l’art a été cette tendance simiesque de la bourgeoisie, ce snobisme la poussant à contrefaire la noblesse, à adapter le présent à un passé servilement copié.

Le mouvement de rétrogradation de l’art vers l’imitation de quelques antiques était né, sous l’influence des esthéticiens, avant 1789. Beaucoup de destructions imputées au « vandalisme » des révolutionnaires, n’ont été que le résultat de l’étroitesse d’esprit des dévots de certaines statues de l’antiquité ; un mauvais sculpteur, Espercieux, ne proposait-il pas (Journal de la Société républicaine des arts, n° 6, du 5 prairial an 11-24 mai 1794), en parlant des tableaux flamands, la proscription ou, suivant son mot, « la soustraction de ces peintures ridicules » (p. 333) ? « Je ne donnerais pas, disait-il, 24 sols d’un tableau flamand » (Ibidem, p. 330), où il ne voyait que « des magots qui sont à l’espèce humaine ce que Polichinelle est à l’Apollon » (Ibidem, p. 333). Le but de l’art n’a plus été l’interprétation de la nature directement étudiée, mais le pastiche de ce que fut cette interprétation il y a plus de deux mille ans. Ce qui est vrai, c’est que la plupart des hommes politiques de la fin du dix-huitième siècle, avec leur marotte des républiques grecque et romaine provenant de l’adaptation des idées nouvelles au goût de l’antique né avant la Révolution, contribuèrent à accélérer la réaction artistique dont David fut le grand chef et dont son maître, Vien, encore vivant, avait été un des promoteurs. L’oubli se fit autour de Greuze et de Fragonard ; ils assistèrent, méconnus, au triomphe de la nouvelle école dans les Salons qui, redevenus annuels à partir de l’an IV, se tenaient alors au Musée du Louvre. Le Salon de l’an IV et celui de l’an V eurent lieu au début de l’année révolutionnaire (1795 et 1796) et ceux de l’an VI et de l’an VII à la fin (1798 et 1799), de sorte qu’il n’y eut pas de Salon en 1797. C’est dès 1795 qu’a commencé l’envahissement des Salons par le portrait.

On eut de David qui mettait heureusement dans ses portraits la vie qu’il chassait de la « grande peinture », divers portraits — par exemple ceux de son beau-frère Seriziat et de Mme Seriziat — et sa Maraîchère, en 1795 ; il achevait en 1798 (Décade philosophique du 30 vendémiaire an VII-21 octobre 1798, t. XIX, p. 182), son tableau des Sabines qui est, non certes son chef-d’œuvre, mais son œuvre la plus systématique comme chef d’école. De ses élèves, je citerai : Gérard avec son Bélisaire (1795), son Portrait d’Isabey, si remarquable (1796), et sa Psyché et l’Amour qui mit la pâleur à la mode (1798) ; Gros avec un dessin du général Bonaparte, en 1796, et un portrait du général Berthier, en 1798 ; Girodet, avec une Danaé en 1798, les Quatre Saisons, pour le roi d’Espagne, et une nouvelle Danaé peinte par vengeance contre une actrice, Mme Lange, en 1799 ; Isabey, avec ses miniatures et, en 1798, un dessin de genre intime, la Barque. J.-B. Regnault, qui était alors le rival académique de David, peignait, en 1799, les Trois Grâces et, la même année, on voyait au Salon le Retour de Marcus Sextus de son élève Pierre Guérin. Le mulâtre Lethière exposa en 1795 son esquisse de la Mort de Virginie, en 1798 Philoctète ; Hubert Robert, des ruines ; François André Vincent, en 1798, sa Leçon de labourage, et sa femme, également connue sous le nom de Mme Guyard, des portraits ; Prud’hon, en 1796, le Portrait du citoyen Constantin, en 1798 sa gravure Phrosine et Mélidor, en 1799 un tableau disparu lors d’un incendie (1810) au palais de Saint-Cloud — disparition aussi allégorique alors que le sujet — La Sagesse et la Vérité descendant sur la terre, sans compter de nombreux dessins où se retrouve le charme qui caractérise toutes ses compositions. Deux artistes émigrés se signalèrent hors de France par des œuvres remarquables, Mme Vigée-Lebrun et le portraitiste Danloux. Parmi ceux qu’on est convenu d’appeler les petits maîtres, nous trouvons Drolling et ses intérieurs, Ducreux et ses portraits, le miniaturiste Jean Guérin, Boilly qui nous a laissé d’intéressants tableaux de la vie parisienne. Carle Vernet qui a le mieux rendu les Incroyables, les Merveilleuses (1797), leurs chevaux, leurs cabriolets — dont les piétons se plaignaient (Tableau général du goût… déjà cité, du 1er vendémiaire an VII-22 septembre 1798) comme aujourd’hui des automobiles — et leurs nombreux ridicules, Swebach, Taunay et leurs scènes de plein air. Les paysagistes Georges Michel, Bruandet, Moreau l’aîné et De Marne s’inspiraient de la nature tout en subissant parfois l’influence du milieu dans lequel ils vivaient ; débutèrent alors les futurs chefs de l’école du paysage de fantaisie, Bidault et Victor Bertin, élève de Valenciennes qui lui-même publia, en l’an VIII, des Éléments de perspective pratique et enseignait à comprendre le paysage de la manière la plus fausse ; des années allaient se passer avant qu’on en revint à la réalité.

Les graveurs étaient pour la taille-douce : Alexandre Tardieu dont la reproduction des Derniers moments de Lepeletier eut le sort du tableau de David perdu aujourd’hui, ou du moins tenu caché par les héritiers de Lepeletier vexés de descendre d’un régicide, on n’en connaît que l’exemplaire de la Bibliothèque nationale, il donna en 1799 un portrait de Barras ; Bervic qui acheva en 1798 l’Éducation d’Achille, d’après Regnault ; Moreau le jeune continuant ses belles illustrations ; Massard père et Massard fils. Pour l’eau-forte : Vivant Denon qui grava le Serment du Jeu de paume de David et Duplessis-Bertaux avec ses Tableaux historiques de la Révolution. Pour la gravure au pointillé : Copia qui travailla d’après Prud’hon et Boucher-Desnoyers encore tout jeune. Pour la gravure au lavis et en couleurs : Debucourt qui interpréta Carle Vernet, Sergent avec le portrait gravé en couleurs de son beau-frère le général Marceau (1798). Pour la gravure sur bois : Duplat et Dugourc qui a été un artiste industriel très varié ; ainsi, il s’occupa dans notre période des cartes à jouer, des cristaux et des porcelaines (Nouvelles archives de l’Art français, 1877, p. 371). Sans aucune intention irrévérencieuse contre le grand art, j’ajouterai que c’est en 1796 que Pellerin créa l’imagerie d’Épinal.

Les graveurs en médailles étaient : Rambert Dumarest, Gatteaux père, Duvivier et Augustin Dupré auteur, dans notre période, de l’Hercule des pièces de 5 francs, et précédemment du Génie des pièces de 20 francs, qui étaient encore en 1898 les coins officiels.

La sculpture ne produisit guère que des œuvres de circonstance. Cependant de Houdon on eut, en 1796, son marbre la Frileuse ; de Pajou (1798) le buste en marbre d’un enfant ; de Clodion quelques essais au goût du jour, bien loin de valoir ses anciennes et gracieuses productions. Peuvent être mentionnés, en outre, Roland, Stouf, Delaistre, Deseine, Chaudet, Cartellier, Boizot, Boichot, Julien et Michallon.

Dans son imitation de l’antiquité, l’architecture fut encore plus détestable que la peinture et la sculpture : à l’extérieur, on abusa des cinq ordres sacrés de colonnes, des frontons triangulaires, des niches pour loger de mauvaises statues ; à l’intérieur, la décoration fut copiée sur les vases étrusques et les fresques de Pompéi ; les mêmes motifs servaient pour les diverses sortes d’édifices : la décoration n’était pas plus appropriée à la construction que celle-ci ne l’était à sa destination. Les architectes principaux furent : Chalgrin, Peyre qui, en 1795, proposait la réunion des Tuileries et du Louvre, Vignon, Brongniart, Gondouin, Gisors chargé de la construction de la salle du Conseil des Cinq-Cents au Palais Bourbon, Fontaine et Percier qui aidèrent Gisors dans son travail et qui publièrent, en 1798, Palais, maisons et autres édifices modernes.

Pour l’ameublement, la réaction contre les lignes contournées du style Louis XV, le retour à la ligne droite qui caractérise le style Louis XVI, s’accentua avec, en général, moins de gracieuse simplicité que n’en avait celui-ci, surtout à ses débuts, et plus de froideur théâtrale. Les ébénistes les plus réputés ; de l’époque furent Georges Jacob et François-Honoré Jacob, dit Jacob Desmalter, son fils et son successeur.

Tandis qu’on pataugeait dans le pastiche de l’antiquité, le Musée des monuments français de Lenoir était, pour des artistes et des lettrés, la révélation de l’art français du moyen âge et de la première Renaissance ; il jetait dans certains esprits les premiers germes d’une réaction qui devait aboutir à l’heureuse compréhension de cet art populaire, mais aussi, hélas ! à la substitution d’un pastiche à un autre, du bric-à-brac gothique au bric-à-brac romain ou grec.

La musique à son tour se modifia. Seulement ne pouvant, avec la meilleure volonté du monde, imiter l’art musical de l’antiquité, on prêta à cet art les qualités générales des œuvres classiques, la clarté et l’élévation de la pensée, la pureté de la forme, mais, parfois, avec plus de souci de celle-ci que du fond ; et, en cherchant, sous prétexte d’imitation de l’antiquité, à atteindre ce but, on avait accompli une heureuse évolution qui n’eut que le défaut d’être trop courte. Grétry donna bien quelques ouvrages, entre autres Anacréon chez Polycrate en 1797 et Élisca en 1799 ; mais il ne retrouva pas avec eux ses anciens succès. Furent plus heureux à des degrés divers Méhul, disciple de Gluck comme Grétry, d’une inspiration toujours si sincère, avec Phrosine et Melidor (1795), Adrien, dont les chœurs sont très appréciés, et Ariodant (1799), Lesueur, musicien de grand talent qui devait être le maître de Berlioz, avec Paul et Virginie (1794), et Télémaque (1796), Cherubini avec Élisa (1794), Médée (1797) et l’Hôtellerie portugaise (1798), Berton avec Montano et Stéphanie (1799), Dalayrac avec Gulnare, Primerose (1798), Adolphe et Clara (1799), Boïeldieu avec ses premières œuvres et, en particulier Zoraïme et Zulnar (1798). Enfin Gossec, qui fut le créateur chez nous de la symphonie et, au moins autant que Méhul, le compositeur attitré de la République, continua à écrire des hymnes pour les cérémonies officielles. Les chanteurs les plus en renom de l’époque furent Garat, Lays, Martin, Elleviou, Chenard, Gavaudan, Mmes Dugazon et Saint-Aubin.

Notre période fut la période la plus tourmentée et la plus embrouillée de la Comédie-Française. Fermée le 3 septembre 1793, à la suite de l’incarcération de la plupart de ses artistes, elle jouait à cette époque sur l’emplacement actuel de l’Odéon sous le titre de Théâtre de la Nation. Les artistes qui n’avaient pas été arrêtés, s’organisèrent au théâtre qui était alors rue de la Loi — rue Richelieu aujourd’hui — là où est le Théâtre Français, et constituèrent le Théâtre de la République qui, malgré son succès à un moment, devait fermer en pluviôse an VI (février 1798).

Relâchés après le 9 thermidor, les artistes emprisonnés firent une courte apparition dans leur ancienne salle et passèrent bientôt au Théâtre Feydeau — n° 19 de la rue Feydeau — où ils alternèrent avec la troupe d’opéra-comique de Sageret : Paris avait ainsi deux Théâtres Français. Mais celui de Feydeau se divisa. Les dissidents allèrent jouer d’abord au Théâtre Louvois — n° 8 rue Louvois — puis dans leur ancienne salle, à l’Odéon, ce qui fit trois Théâtres Français avec des éclipses passagères.

Après une tentative de concentration de toutes ces troupes entre ses mains, Sageret, le directeur de Feydeau, ne put résister : le Théâtre de la République qu’il avait rouvert avec la troupe de ce théâtre et celle prise déjà par lui à Feydeau fusionnées, ferma ses portes le 6 pluviôse an VII (25 janvier 1799) ; la bande qui jouait à l’Odéon et qui, un instant au compte de Sageret, avait tenté de continuer avec ses seules forces, fut mise sur le pavé par l’incendie de l’Odéon le 28 ventôse an VII (18 mars 1799). Les artistes tirèrent chacun de leur côté : il n’y eut plus de Théâtre Français. Des négociations eurent lieu avec l’aide du gouvernement et, à la suite de divers incidents et changements de domicile, la troupe coupée d’abord en deux, ensuite en trois, de nouveau en deux et enfin émiettée, se trouva finalement réunie sur l’emplacement actuel où elle reprit le cours de ses représentations, le 11 prairial an VII (30 mai 1799), sous le nom de Théâtre Français.

Durant notre période, l’Opéra occupait une salle à côté du Théâtre Louvois que je viens de mentionner, là où est maintenant le square Louvois ; sous le nom de Théâtre des Arts, il y avait donné sa première représentation le 20 thermidor an II (7 août 1794).

À la suite de l’incendie de l’Odéon, le Directoire s’était empressé, par un arrêté du 1er germinal an VII (21 mars 1799), publié par le Moniteur du 5 (26 mars), de prescrire aux directeurs de théâtres diverses mesures de sécurité et notamment une surveillance constante exercée par des pompiers à leur solde. C’était là une manifestation de ce zèle que nous voyons encore s’éveiller le lendemain des catastrophes et retomber, au bout de quelques jours, dans sa somnolence accoutumée.

§ 7. — Commerce.

Au point de vue du commerce, mais non des consommateurs, la première partie de notre période fut préférable à la seconde partie et surtout à la période précédente : « Le commerce de France offre aujourd’hui des ruines et des débris », disait Robert Lindet à la fin de l’an II (20 septembre 1794) dans le rapport à la Convention mentionné au chapitre ii. Au début de l’an III il y eut véritablement une frénésie de trafic ou plutôt de spéculation que la lutte pour l’existence contribua beaucoup à généraliser : d’après les rapports de police (recueil d’Aulard, t. II, p. 49 et 52), en dehors des gros propriétaires, des voleurs et des filles publiques, « il n’y a que les gens de commerce et les agioteurs qui peuvent maintenant se procurer l’existence » (rapport du 12 thermidor an III-30 Juillet 1795, Ibid., p. 122) ; « on voit des marchands ci-devant peu fortunés acheter de belles maisons et des terres en campagne » (rapport du 18 fructidor an III-4 septembre 1795, Ibid., p. 216). Tout le monde s’en mêlait. On lit dans la Vedette du 29 nivôse an III-18 janvier 1795 (Id., t. Ier, p. 401) : « Depuis que les réquisitions et le maximum sont abolis, tout le monde fait le commerce ; ne croyez pas que ce soit chez des marchands en gros, chez ces grands détaillants, dans les grands magasins, les spacieuses boutiques que vous trouverez tout ce dont vous pouvez avoir besoin ; montez dans presque toutes les maisons, au deux, trois ou quatrième étage, on vous montrera des comestibles, des draps, toiles et autres objets à vendre ». Ainsi les marchandises envahissaient les étages après avoir transformé les rez-de-chaussée en bazars où, côte à côte, se voyaient les produits les plus divers (Mercier, Nouveau Paris, chap. ccxxi) : sucre et tabac, sel et mouchoirs, suif et dentelles, poivre et charbon, chapeaux et diamants, montres et pain, livres, huile, farine, tableaux et café, les mêmes marchandises sortaient d’une boutique pour entrer dans une autre ; car les transactions avaient surtout lieu entre trafiquants n’appréciant plus la marchandise que comme instrument pour faire de l’argent, sans souci de son utilité. Quelques coups de spéculation édifiaient une fortune, puis la culbutaient (les Goncourt, Histoire de la société française sous le Directoire, p. i62) seules restaient debout, toujours plus grosses, les grosses fortunes que leur énormité rendait maîtresses du marché. Pour tous les autres, c’était la ruine à brève échéance, la misère retombant sur eux, parfois rendue plus pénible par quelques lueurs d’opulence entrevues. Les restaurants, rares avant, se multiplièrent. Dans les divers genres de commerce, chacun s’ingénia, pour l’emporter sur ses nombreux rivaux, à provoquer les passants ; de là vinrent les savants étalages et leur prolongement au dehors, sur la rue ou sur les trottoirs qu’on commençait, en 1796, nous l’avons vu dans le §2, à établir dans certaines rues. La voie publique était également obstruée par les colporteurs et les marchands ambulants, contre lesquels protestait, dans les mêmes termes qu’aujourd’hui, en faveur des marchands en boutique, le conseil consultatif de commerce (archives du ministère du Commerce), dans sa séance du 22 germinal an V (11 avril 1797) ; quelques jours après, le bureau central de Paris décidait de faire disparaître les « boutiques volantes » et, le 8 prairial suivant (27 mai), il signalait aux commissaires de police les « étalages abusifs » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 71 et 139).

L’annonce commerciale était encore rare ; en l’an IV (1796), d’après les Mémoires de M. Richard Lenoir (p. 174), « on ne connaissait pas la méthode des annonces ; un seul marchand à Paris se servait de ce moyen, c’était Marion. Nous suivîmes son exemple ; non seulement Lenoir annonça la réouverture de l’ancienne maison à prix fixe de son père, mais il ajouta que l’on reprendrait le lendemain les marchandises vendues la veille, si elles ne convenaient plus à l’acquéreur. On ne saurait dire combien cette condition nous amena de monde. Nos linons partirent dans le mois, au prix de seize francs la robe de quatre aunes », soit 4 mètres 75 à 3 fr. 36 le mètre. « Au bout de six mois, ajoute-t-il (p. 175), nos ventes montaient à quinze cents francs par jour ». Quant à la réclame et à la variété de ses procédés charlatanesques, l’initiative paraît appartenir à Bonaparte : « Bonaparte, le premier, inaugure l’instrument », a constaté M. Félix Bouvier (Bonaparte en Italie - 1796, p. 531).

On n’a pas de documents sur le chiffre des importations et des exportations au début de notre période. Mais (Journal d’économie publique, de morale et de politique, t. III, p. 228, et Statistique de la France, de 1838, volume sur le commerce extérieur, p. 7), il fut importé, en l’an IV (septembre 1795 à septembre 1796), pour 194 125 000 francs ; en 1797, pour 353 158 000 francs ; pour 298 248 000, en 1798 et pour 253 068 000, en 1799. En l’an IV, il fut exporté pour 191 718 000 francs ; en 1797, pour 211 124 000 francs ; pour 253 117 000, en 1798 et pour 300 241 842, en 1799. En particulier (Journal d’économie…, n° du 20 germinal an V-9 avril 1797, cité plus haut), il était importé, en l’an IV, pour 38 804 000 francs de matières brutes propres à l’industrie ; en 1796, sur une consommation totale de 117 395 quintaux métriques de tabac fabriqué, dans lequel entrait alors pour une très forte part le tabac à priser, un peu moins de 30 000 quintaux, perdant un quart de leur poids à la fabrication, étaient importés(Peuchet, Statistique élémentaire de la France, p. 315) ; en l’an VI, il était importé 78 000 quintaux métriques de sucre, 29 000 de cafés et pour 96 millions de francs de matières premières telles que coton, laine, chanvre et lin (Ibid.). Il était exporté, en l’an IV, pour 93 993 000 francs de produits manufacturés dont 76 000 000 de soieries, lainages et toiles, pour 36 000 000 de vins et pour 18 000 000 d’eaux-de-vie (Journal d’économie…) ; en l’an VII (1798-99), 60 000 muids d’eaux-de-vie et 220 000 de vins de Bordeaux (Peuchet) ce qui, avec le muid égal à 268 litres 22, équivaut à 161 000 hectolitres d’eaux-de-vie et à 590 000 hectolitres de vins. Une des principales causes de la pénurie du commerce pendant l’an II est très curieuse et de nature à établir que, durant cette année, on n’eut pas à se plaindre au point de vue de la consommation. Dans le rapport rappelé au début de ce paragraphe, Robert Lindet a écrit : « Les besoins augmentent, la consommation est excessive… L’un des plus grands obstacles qui s’opposent au rétablissement du commerce et aux exportations est l’excessive consommation qui se fait dans l’intérieur de toutes les productions du sol. Pour nous procurer des farines et des grains, il faut donner en échange une partie de nos vins ; le commerce de Bordeaux ne peut s’en procurer la quantité nécessaire à ses exportations ; on en a livré une trop grande quantité à la consommation ». Et, comme remède, Robert Lindet prêchait tout particulièrement « la frugalité » (Moniteur du 3 vendémiaire an III-24 septembre 1794).

On ne doit pas oublier que, pour l’importation principalement, les chiffres donnés ne se rapportent qu’aux opérations commerciales faites ouvertement ; or, le commerce de contrebande était considérable à cette époque ; il fut à un moment le seul commerce prospère. Tout contribuait à le favoriser. Potter, fabricant de faïences à Chantilly, se plaignait, le 6 fructidor an IV (23 août 1796), au Bureau consultatif du conseil de commerce, de l’introduction de faïences anglaises par navires neutres en violation de la loi (archives du ministère du Commerce). Comme conséquence de la guerre, une loi du 10 brumaire an V (31 octobre 1796) renouvela et aggrava la prohibition du 18 vendémiaire an II (9 octobre 1793) d’importer et de vendre les produits anglais, et elle réputait anglais, quelle que fût leur origine, certains produits importés de l’étranger, énumérés en dix articles, tels que diverses étoffes de coton et de laine, les boutons, les ouvrages en métaux, les cuirs et peaux, les sucres raffinés et la faïence ; seulement la tolérance à l’égard des prises de nos corsaires qui redonnaient à Nantes, lit-on dans le Moniteur du 3e jour complémentaire de l’an VI (19 septembre 1798), « l’air de la vie et de l’abondance », fut un moyen commode d’éluder cette apparence de rigueur et de justifier la détention illégale de marchandises anglaises. « Cette mesure du gouvernement, disent les Mémoires de M. Richard Lenoir (p. 176), ne servait qu’à donner plus de prix aux tissus étrangers. Nous en vendions considérablement ».


Manufacture Le Petit Walle.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)


Le 5 pluviôse an III (24 janvier 1795), les comités de salut public, de commerce et de marine réunis, considérant « que les côtes de la Méditerranée principalement ne peuvent recevoir aucune protection du gouvernement, que les navires français qui passent de cette mer dans l’Océan, obligés de traverser le détroit, sont exposés à des dangers certains, et qu’enfin les assurances qui se payent dans les différents ports pour la navigation des navires français, sont d’un prix quadruple de celui qu’il faudrait payer pour la navigation des navires neutres », prenaient un arrêté autorisant les armateurs français à employer les bâtiments neutres ou le pavillon neutre pour leur commerce. La part des navires français et étrangers dans le commerce maritime de la France fut, en l’an IV, de 91 000 tonneaux pour les premiers et de 579 000 pour les seconds : le tonneau de mer équivalait alors à 979 kilos et était compté dans un navire autant de fois qu’il s’y trouvait 42 pieds cubes, soit environ un mètre cube et demi (i mc. 440). La même année, pour le cabotage d’un port à l’autre de la France, le tonnage des navires français avait été de 765160 tonneaux et celui des navires étrangers de 70 225 (n° 23 déjà cité du Journal d’économie publique, etc., de Rœderer).

La loi du 11 nivôse an III (31 décembre 1794), en supprimant les privilèges de certains ports, substitua au système des ports francs, où les marchandises étrangères pouvaient être introduites sans avoir à payer de droits, le système des entrepôts accordant à ces marchandises, après leur dépôt dans le port d’arrivée, un délai de 18 mois pour être exportées sans acquitter aucun droit de douane. Quant à la circulation des marchandises, à l’intérieur, dans les deux lieues limitrophes de nos frontières, la loi du 12 pluviôse an III (31 janvier 1795) l’interdit, à moins que ces marchandises, ne fussent munies d’un acquit-à-caution. Cette formalité dans ces mêmes conditions n’avait été exigée par la loi du 29 septembre 1793, qui avait établi le maximum, que pour les denrées ou marchandises de première nécessité. Mais la loi du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797) abrogea les dispositions précédentes sur l’acquit-à-caution et en revint au régime du passavant, c’est-à-dire de la simple autorisation de transport en franchise sans caution.

Les foires avaient une importance qui diminue et se localise de plus en plus, et elles étaient très nombreuses : il ne se passait guère de jours dans l’année, sans qu’il y eût une ou même plusieurs foires sur le territoire de la République. Mais, avec le ralentissement des affaires, la plupart d’entre elles ne servaient plus qu’au strict échange des productions locales contre les articles indispensables que la région ne produisait pas à proximité. D’après Dufort de Cheverny (Mémoires sur les règnes de Louis XV et Louis XVI et sur la Révolution, t. II), à la foire de Blois, qui avait lieu du 28 août au 9 septembre, « de mémoire d’homme on n’avait vu tant de boutiques et si peu d’acheteurs » (p. 353) qu’en l’an V (1797) ; mais, en l’an VI (1798), cette foire « a été beaucoup plus considérable tant en marchands qu’en acheteurs » (p. 381).

Pour donner une idée des tarifs de transport, je m’en tiendrai à la place d’impériale des diligences qui peut être regardée comme correspondant à la troisième classe de nos chemins de fer. En l’an III, on la payait 12 sous par lieue de poste ou 3 933 mètres ; 10 sous en l’an V et en l’an VI. En 1798-99 (an VII), le transport de Paris à Lille (58 lieues de poste valant 228 kilomètres) coûtait — toujours sur l’impériale — 23 francs et le voyage durait 2 jours ; de Paris à Nantes (97 lieues 1/2-353 kilom.), 39 fr., durée 4 jours ; de Paris à Besançon (100 lieues 1/2-395 kilom.), 40 fr., durée 5 jours ; de Paris à Toulouse (182 lieues-716 kilom.), 72 fr., durée 7 jours. Il y avait, de Paris, un départ tous les deux jours pour Lille et pour Nantes, et trois départs par décade pour Besançon et pour Toulouse ; la périodicité était la même de ces diverses localités à Paris. En vertu de la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795), nul ne pouvait quitter le territoire de son canton sans un passeport délivré par l’administration municipale. Le transport des choses coûtait, par lieue, pour 100 livres — un peu moins de 50 kilos — en diligence, ce qui équivalait à notre grande vitesse, 6 sous 1/2 en l’an III, 5 sous en l’an V, VI et VII ; dans les mêmes conditions, en fourgon, ce qui équivalait à notre petite vitesse, 5 sous en l’an III, 3 sous en l’an V. 2 sous en l’an VI et VII. La navigation intérieure était également utilisée pour le transport des choses et des personnes. Fleuves et canaux servaient même, pour de grandes distances, plus qu’aujourd’hui, proportionnellement au nombre total des voyageurs. Des coches d’eau partirent, par exemple, de Paris pour Troyes, Auxerre et Briare d’un côté, pour Rouen de l’autre ; le prix, jusqu’en l’an VII, fut en moyenne de 3 sous par lieue soit pour une personne, soit pour 100 livres de marchandises ; en l’an VII, il y eut une légère diminution (Almanach national).

Ce qui nuisit beaucoup au commerce dans la seconde moitié de notre période, ce fut le défaut de sécurité provenant et du mauvais état des routes, dont j’ai déjà parlé (§2), et surtout du brigandage. Les attaques à main armée furent chose trop fréquente ; une d’elles est devenue une cause célèbre, c’est l’assassinat du courrier de la malle de Lyon, le soir du 8 floréal an IV (27 avril 1796), à trois kilomètres environ de Lieusaint, sur la route de Melun : un des deux condamnés à mort pour ce crime, Lesurques, exécuté à Paris le 9 brumaire an V (30 octobre 1796), a été, d’après l’opinion publique, victime d’une erreur judiciaire.

La Normandie, la Picardie, l’Île de France, en particulier, furent troublées par les bandes des chauffeurs, ainsi nommés parce qu’ils brûlaient les pieds de leurs victimes pour les obliger à indiquer les cachettes où était leur argent. Certains de ces brigands étaient des professionnels du royalisme de grande route ; M. de la Sicotière (Louis de Frotté et les insurrections normandes, t. II, p. 580-581, note) l’a reconnu : « La bande de chauffeurs, fléau de l’Eure et de la Seine-Inférieure en 1796 et 1797, et dont quatorze membres furent guillotinés d’une fournée à Évreux, le 10 janvier 1798, comptait un certain nombre de chouans ». Cependant je dois ajouter que, d’après lui (Ibid., p. 579). « la plupart des chauffeurs étaient tout à fait étrangers à la chouannerie et n’opéraient que pour leur propre compte ». La bande d’Orgères (Eure-et-Loir), une des plus connues, désola la Beauce et le Blésois de la fin de l’an III au début de l’an V (1795 à 1797). Ces bandes étaient fréquemment commandées par des gens qui avaient, en apparence, une situation régulière leur permettant à la fois de détourner les soupçons et d’obtenir des renseignements utilisés ensuite pour leurs expéditions criminelles ; ils se réunissaient dans les foires ou chez certains aubergistes affiliés à la bande se déguisaient fréquemment soit en gardes nationaux, soit en soldats, s’imposaient alors au nom de la loi et, dans les lieux où ils craignaient d’être reconnus, mettaient un masque ou se barbouillaient le visage de suie et de farine. Ils inspiraient une telle terreur que fermiers et entrepreneurs de transports en arrivaient à leur payer régulièrement tribut pour n’être pas dévalisés. Une loi spéciale, la loi du 29 nivôse an VI (18 janvier 1798), fut votée pour la répression de ces attentats. Dans le Midi, spécialement dans la région des Alpes, il y avait depuis longtemps des bandits de même espèce appelés les barbets, contre lesquels avait déjà été dirigée la loi du 20 fructidor an III (6 septembre 1795).

Au défaut de sécurité s’ajoutait le défaut de numéraire qui, du reste, se fit sentir à l’étranger comme en France : à la fin de février 1797, la Banque d’Angleterre était obligée de suspendre les payements en espèces. Sur le taux de l’intérêt nous voyons Dufort de Cheverny écrire au début de l’an VI (fin 1797) : « L’intérêt de l’argent monte au taux de quatre pour cent par mois » (Mémoires…, t. II, p. 368) ; et voici ce que, le 21 thermidor an VI (8 août 1798), Bailleul disait au Conseil des Cinq-Cents dans un rapport, sur les moyens de relever le crédit, fait au nom de la commission des finances : « Il est déplorable de voir que la Prusse emprunte à 4 0/0, que les fonds anglais ne donnent que 6 0/0 d’intérêt aux prêteurs, que l’Allemagne reconstitue à 4 0/0 les contrats dont les arrérages étaient à 5, et d’avoir à mettre en contraste avec ces faits constants le fait non moins certain qu’on ne trouve d’argent, dans la République, que sur le pied de 20 à 25 0/0 par an, et que le prix des propriétés s’y dégrade en raison de ce taux épouvantable, et devenu cependant familier ». Déjà, le 28 brumaire an V (18 novembre 1796), le ministre des Finances, Ramel, avait écrit « aux citoyens commerçants et négociants des principales places de la République », pour les inviter à se faire représenter à « des conférences particulières » qui devaient s’ouvrir à Paris, le 19 frimaire (9 décembre 1796), sur « le besoin de quelques lois et de quelques établissements en faveur du commerce ». Ces conférences s’ouvrirent à la date fixée et le Moniteur du 26 frimaire (16 décembre 1796), en rendant compte de cette première séance, donnait les noms de dix-neuf des délégués arrivés ; dans son discours, le ministre des Finances avait déclaré que « la-première idée qui se présente à tous les bons esprits, c’est une grande association de fonds et de moyens, c’est une banque, une banque, il faut le répéter, indépendante, dans son administration, du pouvoir et de l’influence du gouvernement ». Une note publiée par le Moniteur du 9 nivôse an V (29 décembre 1796) constatait que cette assemblée de commerçants s’était séparée sans accepter un seul des « quatre plans de banque qui lui ont été remis par le ministre », mais après avoir indiqué les bases qu’elle proposait : défense formelle à l’État d’intervenir d’une manière quelconque dans cette banque, sauf pour lui faire « abandon absolu de biens fonds ou de valeurs certaines » dont il n’aurait même pas le droit de lui demander compte. Cela prouve qu’alors comme aujourd’hui, le principe des capitalistes en matière d’intervention de l’État était : tout pour eux, rien contre eux ni pour les autres. Une des revendications de cette impudente assemblée fut « le rétablissement de la contrainte par corps » ; nous avons vu §2 que, sur ce point, elle eut satisfaction.

Au début de l’an VII, la situation de la place de Paris était très difficile, de nouveau la raréfaction du numéraire s’était accentuée, les intérêts à payer par ceux qui devaient se procurer de l’argent étaient énormes ; le Moniteur du 15 frimaire an VII (5 décembre 1798) annonçait la fondation « d’une caisse d’échange de papiers de portefeuille qui doit suppléer au défaut du numéraire en acquittant l’un par l’autre ». Pour faciliter leurs transactions, certains gros négociants ou banquiers avaient antérieurement organisé deux établissements de crédit : en 1796, la « caisse des comptes courants », société en commandite qui escomptait à trois mois d’échéance au plus les effets revêtus d’au moins trois signatures, et dont le directeur général, Augustin Monneron, prit la fuite, le 27 brumaire an VII (17 novembre 1798), laissant, de son propre aveu, un déficit de deux millions et demi (Moniteur du 1er frimaire-21 novembre 1798) ; et, le 4 frimaire an VI (24 novembre 1797), la « caisse d’escompte du commerce » qui devait être, en germinal an XI (avril 1803), réunie à la Banque de France. Cette caisse avait pour but d’escompter leurs effets aux associés, d’émettre les billets qui lui étaient fournis par les actionnaires pour la partie de leur mise payable de la sorte ; elle recevait en compte courant le numéraire et les effets à recouvrer ; avec les sommes encaissées, elle payait les mandats tirés sur elle par les bénéficiaires de ces sommes. Les premiers actionnaires, au nombre de douze, réunissaient 47 actions ; à la fin de frimaire an VII (vers le 15 décembre 1798), il y avait 103 actionnaires et 551 actions. Le 5 floréal an VI (24 avril 1798), des négociants avaient fondé à Rouen dans le même but une banque d’escompte pour une durée de neuf années (Dictionnaire universel de commerce, édité par Buisson, t. Ier, p. 340 et 241).

Ce ne fut pas seulement pour des banques que les sociétés par actions reparurent. Dès l’an III (Journal des arts et manufactures, t. Ier, p. 184-188) on recommandait le placement en commandite qui, sous l’ancien régime, avait été très pratiqué, à Lyon par exemple, et qui, pour le moment, contribuait au succès de la manufacture de Saint-Gobain ; le prêteur touchait une certaine part du bénéfice pour sa mise de fonds et n’était responsable que jusqu’à concurrence de celle-ci ; le directeur de l’entreprise avait, soit une fraction des bénéfices, soit un traitement fixe avec une part d’intérêt.

La loi du 24 août 1793 avait supprimé toutes les associations « dont le fonds capital repose sur des actions au porteur » et décidé (art. 2) que, « à l’avenir, il ne pourra être établi, formé et conservé de pareilles associations ou compagnies sans une autorisation des Corps législatifs ». Cette situation fut encore aggravée par la loi du 26 germinal an II (15 avril 1794) portant (art. Ier) : « les compagnies financières sont et demeurent supprimées. Il est défendu à tous banquiers, négociants et autres personnes quelconques, de former aucun établissement de ce genre, sous aucun prétexte et sous quelque dénomination que ce soit ». Mais, en vertu de la loi du 30 brumaire an IV (21 novembre 1795), « la loi du 26 germinal de l’an II concernant les compagnies et associations commerciales, est abrogée ».

Forcés de s’adresser à une ville déterminée pour un article capital, les négociants avaient contracté l’habitude, afin de compléter leurs chargements, de prendre dans la même ville d’autres articles qu’ils pouvaient trouver ailleurs ; il s’était, en conséquence, établi dans ces villes des intermédiaires entre les fabricants de divers articles et les détaillants du dehors. Fabricants et détaillants se plaignirent dans notre période de l’avidité de ces intermédiaires prélevant, disait Le Coulteux dans la séance du Conseil des Anciens du 2 thermidor an VI (20 juillet 1798), « un intérêt exorbitant et inconnu jusqu’à nos jours ».

Si les commerçants avaient raison de se plaindre d’inconvénients dont ils n’étaient pas seuls à souffrir, le public eut, en outre de ces inconvénients qui atteignaient plus ou moins tout le monde, de trop légitimes sujets de plaintes contre les procédés des commerçants. Les protestations contre leurs fraudes sur la qualité et la quantité des marchandises furent si générales qu’en maintes circonstances on réclama l’intervention en ces matières de la loi et des autorités ; une proposition en ce sens, visant les étoffes et les draps, fut notamment discutée et repoussée par le Conseil des Anciens, grâce surtout aux efforts de Le Coulteux, appartenant au haut commerce de Rouen, qui disait dans la séance du troisième jour complémentaire de l’an VI (19 septembre 1798) : « La surveillance ne peut s’accorder avec la liberté qu’autant qu’elle est invisible ; elle ne doit jamais s’ingérer dans les formes que je peux ou que je veux donner à l’œuvre de mes mains ». Nous verrons dans le paragraphe 8 que messieurs les capitalistes parlaient d’une manière différente lorsqu’il s’agissait de la classe ouvrière et de la seule marchandise dont celle-ci dispose et dont ils sont les consommateurs, de la force de travail. Mais je signalerai tout de suite la conduite des boulangers de Paris. Leur mauvaise foi, leur « friponnerie », suivant le mot d’un rapport de police (recueil d’Aulard, t. Il, p. 518) du 26 frimaire an IV (17 décembre 1795), suscitait depuis plus d’un an des réclamations trop fondées, car ils étaient, tout au moins pour la plupart, les complices des spéculateurs contre le public ; le Directoire ayant, par son arrêté du 19 pluviôse an IV (8 février 1796) qui ne maintenait la distribution de pain que pour les indigents, décidé que le pain serait taxé, les boulangers s’indignèrent de cette intervention de l’autorité ; or, en fructidor an II et vendémiaire an III (septembre et octobre 1794) — nous l’avons vu (fin du chapitre iii) — ils avaient trouvé excellente l’intervention de la police contre leurs ouvriers.

Une autre profession fut taxée : par arrêté du 7 brumaire an V (28 octobre 1796), le « bureau central du canton de Paris » déterminait le prix des fiacres stationnant sur la voie publique ; pendant le jour, la course était fixée à 30 sous, l’heure à 35 sous pour la première et à 30 sous pour les suivantes (Ibidem, t. III, p. 571) ; l’administration centrale du département de la Seine rejeta les plaintes des loueurs et, le 23 pluviôse an V-11 février 1797 (Ibidem, p. 745), confirma cet arrêté.

Dans leur égoïsme que la perspective du moindre gain immédiat, si inique qu’il puisse être pour d’autres, rend trop fréquemment imprévoyant à leur propre point de vue, les commerçants, sous couleur de ne penser qu’à leur caisse et de ne pas faire de politique, étaient, d’une façon générale, disposés à tout sacrifier à la cupidité la plus aveugle ; on lit dans le rapport du 13 vendémiaire an VI (4 octobre 1797) : « Le commerce se plaint et, dans cette classe très nombreuse, on ne s’occupe des affaires publiques qu’autant qu’elles peuvent influer sur les spéculations » (Ibidem, t. IV, p. 370). Ce n’étaient pas seulement les questions gouvernementales qui laissaient les commerçants indifférents, c’étaient aussi des questions de nature à les toucher spécialement : le tableau de la situation du département de la Seine, à la fin de l’an VI (août-septembre 1798), présenté au ministre de l’Intérieur, signale « l’insouciance qui a eu lieu pour la nomination des juges du tribunal de commerce. Les assemblées primaires pour le choix des électeurs qui devaient concourir à cette nomination, se sont formées très difficilement » (Ibidem, t. V, p. 101)- L’inertie d’aujourd’hui en cette matière date, on le voit, de loin. Le tribunal de commerce de Paris siégeait alors cloître Saint-Merri derrière cette église, dans l’ancienne salle des juges-consuls, dont le nom d’une rue conserve aujourd’hui le souvenir. En vertu de la loi du 21 vendémiaire an III (12 octobre 1794), les faillis non complètement libérés ne pouvaient « exercer aucune fonction publique ».

§ 8. — Industrie.

C’est à la fin du dix-huitième siècle qu’a commencé la transformation de l’outillage industriel tendant à substituer d’une manière générale le travail mécanique au travail manuel. Mais il ne faut pas confondre l’invention d’une machine avec sa mise en pratique ; d’une part, la cherté du nouvel appareil est un obstacle à son emploi ; d’autre part, cet emploi, à l’époque que nous étudions, exigeait le plus souvent des ouvriers spéciaux qui se recrutaient lentement, et, par là, même en admettant chez tous le désir de recourir aux nouveaux procédés et la possibilité de risquer les avances nécessaires, l’usage de la machine devait forcément se trouver retardé.

« On se rappelle qu’en 1790, disait Grégoire à la Convention le 12 vendémiaire an III (3 octobre 1794), il fallut autoriser une de nos manufactures à faire filer en Suisse vingt milliers (environ 9 800 kilogrammes) de coton pour ses fabriques, parce qu’on manquait de machines et d’ouvriers propres à ce travail ». En mars 1793 (Moniteur du 18), la Société d’agriculture et de commerce et des arts de Nantes offrait un prix pour le perfectionnement de la filature au fuseau, ce qu’elle n’aurait pas fait si la machine avait été tant soit peu répandue. Nous voyons Penières dire à la Convention le 16 vendémiaire an III (7 octobre 1794) : « Presque partout on ignore l’art de préparer le chanvre et le lin. Le tour à filer est inconnu dans plusieurs districts, les métiers des tisserands sont d’une raideur épouvantable, ce qui rend le travail long et pénible ; et je puis faire la même application à la fabrique des laines ». Cambon disait de son côté, le 7 frimaire suivant (27 novembre 1794) : « Il est incroyable que, sur 24 millions d’âmes, la République ait si peu de bras consacrés aux arts mécaniques » ; si les Anglais l’emportent au point de vue industriel sur nous, « c’est qu’ils ont multiplié les machines, tandis que nous faisons tout avec la main-d’œuvre ». La raison principale de cette infériorité trop persistante de la France était indiquée par Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 31), en 1819 : « Si nous n’avons pas donné une aussi grande étendue à l’application des machines que l’ont fait les Anglais, c’est que la main de l’ouvrier est moins chère chez nous ». Cette constatation est une nouvelle preuve que les bas salaires, indice d’une civilisation inférieure, nuisent non seulement à la classe ouvrière, mais surtout à toute l’évolution économique, au progrès général et à la richesse d’un pays.

Il faut cependant noter que, pendant les années de la Révolution, la situation matérielle des ouvriers ne fut pas mauvaise, grâce aux idées de cette époque — cause, par exemple, que, lors du maximum, les prix de 1790 pris comme base, furent augmentés d’un tiers pour les marchandises, mais de moitié pour les salaires (Histoire socialiste, t. IV, p. 1679 et 1780) ; en outre (Ibidem, p. 1777), il semble que, jusqu’à l’arrêté, du 21 messidor an II (9 juillet 1794), du Conseil général de la Commune, on ait même laissé les ouvriers parisiens établir leurs prix en dehors de toute tarification, d’où leur mécontentement, noté au début du chap. II, lorsque cet arrêté vint réduire leur salaire à un prix inférieur à celui qu’ils pouvaient obtenir — et grâce aussi à ce que, la main-d’œuvre manquant, ce qui donnait aux ouvriers cette possibilité, dont je viens de parler, d’imposer leurs prix, celle que laissaient subsister les réquisitions militaires était insuffisante pour les besoins de la production et « chère ». C’est que, je le montrerai plus loin, les ouvriers pouvaient alors poser leurs conditions. Je me bornerai ici à une citation qui prouve à la fois le manque de main-d’œuvre et le manque de machines dans notre période ; il s’agit d’un mémoire envoyé, le 29 fructidor an VI (15 septembre 1798), par une « société des sciences et des arts » à l’administration centrale du Lot (Forestié, Notice historique sur la fabrication des draps à Montauban, p. 38) et dans lequel on lit : « La main-d’œuvre étant très rare et chère, il serait bien important de provoquer et de favoriser l’invention de toutes les machines qui tendraient à suppléer l’homme ». Enfin, un rapport du 1er messidor an XI (20 juin 1803) établit que, même à cette date, la grande usine n’existait guère chez nous et que le machinisme y était encore d’un usage très restreint (Révolution française, revue, numéro du 14 juillet 1903).

Vue de la Pompe à feu de Chaillot.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

La Convention s’occupa de favoriser les diverses industries ; mais, comme c’était son devoir urgent, elle développa surtout celles qui contribuaient directement à la défense nationale. On se préoccupa de satisfaire avec les produits indigènes à tous les besoins de la marine. L’extraction du salpêtre, son épuration, la fabrication de la poudre furent perfectionnées et plus que décuplées. En même temps, on découvrait le moyen de réparer sur place les lumières des canons évasées par un tir fréquent. On avait alors le canon à âme lisse et se chargeant par la bouche (système Gribeauval de 1765) dont la portée utile était au plus de 800 mètres, et le fusil à pierre (système de 1777) qui ne portait que jusqu’à 240 mètres et permettait de tirer au plus cinq coups par minute sans viser. Au début de l’an III (fin 1794), les résultats étaient (Essai sur l’histoire des sciences pendant la Révolution, de Biot, p. 81) : 15 fonderies pour la fabrication des bouches à feu de bronze, fournissant annuellement 7 000 pièces ; 30 fonderies pour les bouches à feu en fer donnant par an 13 000 canons ; la multiplication dans la même proportion des usines pour la fabrication des projectiles et des attirails d’artillerie : une immense fabrique d’armes à feu créée à Paris, livrant 140 000 fusils par année ; l’établissement d’une manufacture de carabines — la carabine, lit-on dans le chap. xviii des Cours faits à l’École de Mars du 5 fructidor an II (22 août 1794) au 13 vendémiaire an III (4 octobre 1794) et imprimés en l’an III par ordre du comité de salut public, diffère du fusil « en ce que le canon est rayé dans l’intérieur pour donner à la balle une direction plus exacte et une portée plus grande » — dont la fabrication était nouvelle en France ; 20 manufactures d’armes blanches ; 188 ateliers de réparation pour les armes de toute espèce. Si l’arsenal de Paris et les 10 autres existant en province subsistèrent nominalement jusqu’au commencement de 1798 (an VI), ils disparurent à cette époque. Dès 1797, il n’y avait plus que 2 fonderies. De 37, les ateliers de construction d’artillerie furent réduits à 12 en 1796, et à 6 en 1797. Le nombre des forges, des manufactures d’armes à feu portatives et d’armes blanches, des ateliers de réparation pour ces armes alla aussi en diminuant (Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mai 1901, p. 1135). Dans les établissements s’occupant du matériel de l’armée, des fonctionnaires civils avaient été substitués, pour la surveillance des travaux, aux officiers qui y avaient été détachés, à la fin de l’ancien régime, sur l’initiative de Gribeauval. La compétence de ces fonctionnaires semble, du moins dans notre période, avoir laissé à désirer. Une lettre, du 21 ventôse an IV-11 mars 1796 (Chevalier, Notice historique sur le service des forges, p. 8), d’un chef de brigade commandant l’artillerie de l’aile droite de l’armée de Rhin-et-Moselle, se plaint « de la mauvaise construction du matériel et de la mauvaise qualité des matières employées », et elle réclame l’organisation de la surveillance par des officiers d’artillerie. En tout cas, les inspecteurs civils furent, par une décision de pluviôse an V (janvier 1797), supprimés à dater du 1er ventôse suivant (19 février 1797), et des officiers d’artillerie les remplacèrent dans les forges et les fonderies travaillant pour l’armée. Nous verrons, d’ailleurs, au début du chap. xviii que, en admettant que les officiers eurent la compétence, ils n’eurent pas toujours l’honnêteté indispensable. L’ouvrage que je viens de citer contient aussi (p. 10), relativement à une autre modification survenue dans le régime de ces établissements, une note se plaignant « des adjudications au rabais pour les fournitures de l’artillerie qui sont des fournitures de confiance et sur lesquelles un fripon trompera toujours malgré la surveillance ».

Au début, en effet, avait dominé, pour tous ces établissements, le système de régie directe par l’État ; mais la Convention, après le 9 thermidor, et le Directoire avaient de plus en plus tendu à lui substituer en tous ordres le système de l’entreprise, et cette substitution était à peu près achevée dès le milieu de l’an VI (1798). En dehors des établissements militaires, je citerai à cet égard, comme exemple, les salines de l’Est qui, exploitées depuis plusieurs années en régie, étaient, le 28 brumaire an VI (18 novembre 1797), en vertu d’un arrêté du Directoire du 22 brumaire (12 novembre), et après discussion, en l’an IV et en l’an V, favorable au projet au Conseil des Cinq-Cents et hostile au Conseil des Anciens, affermées à la société Catoire, Duquesnoy et Cie. Je rappellerai, en outre, que, par la loi du 9 vendémiaire an VI (30 septembre 1797) signalée précédemment, l’entreprise nationale des messageries fut supprimée (§1) et la poste affermée (§2).

« Pour chausser annuellement nos armées », disait Fourcroy, dans le rapport fait à la Convention au nom du comité de salut public, le 14 nivôse an III (3 janvier 1795), on avait besoin de 170 000 peaux de bœuf, 100 000 peaux de vache, 1 000 000 de peaux de veau ; il était impossible d’attendre plusieurs mois, jusqu’à, deux ans, pour la préparation des peaux : Armand Séguin appliqua, en l’an III (1795), avec l’aide de la Convention, un procédé grâce auquel le tannage était achevé en moins d’un mois ; il est juste d’ajouter que ses cuirs, tout en ayant une bonne apparence, laissèrent à désirer sous le rapport de la qualité. En outre, des instructions étaient répandues pour vulgariser les récentes conquêtes de la science au point de vue industriel ; des encouragements, sous forme d’avances, d’indemnités ou de subventions, étaient accordés à divers fabricants, notamment 200 000 livres par le décret du 7 frimaire an III (27 novembre 1794) à Barneville pour une manufacture de mousselines superfines dont il sera question plus loin. De même, sous le Directoire, la loi du 6 messidor an IV (24 juin 1796) mettait à la disposition du ministre de l’Intérieur, pour aider les fabriques et manufactures, une somme de 4 millions dont un million particulièrement affecté à Lyon.

C’est à la Convention que Besançon doit son industrie de l’horlogerie. En 1793, des habitants du Locle et de la Chaux-de-Fonds, villes de la principauté de Neuchâtel, alors à la Prusse, se faisaient affilier en masse aux sociétés populaires françaises des environs, surtout à celle de Morteau. Tracassés par les magistrats neuchâtelois, beaucoup se réfugièrent à Besançon ; à la suite de ces faits et de conférences entre un habitant du Locle, Laurent Mégevaud, et le représentant du peuple en mission Bassal, le comité de salut public, par arrêté du 25 brumaire an 11 (15 novembre 1793), approuva « l’établissement d’une manufacture d’horlogerie dans la ville de Besançon », avec logements et secours pour les artistes étrangers. Par un nouvel arrêté du 13 prairial an II (1er juin 1794), il réglementa le fonctionnement de la manufacture transformée en établissement national. Sur un rapport fait par Boissy d’Anglas à la Convention au nom des comités de salut public et de finances, le 7 messidor an III (25 juin 1795), fut décrétée la création d’une école d’horlogerie, ouverte dans l’ancien monastère de Beaupré, à cinq kilomètres de Besançon, comprenant deux cents élèves par an, dont moitié entretenus aux frais de la République. Dans son rapport — où il exagérait, d’ailleurs, la production de la manufacture — Boissy d’Anglas, après avoir dit : « la matière ne vaut pas, dans une montre d’argent, le huitième, et, dans une montre d’or, le tiers de son prix », évaluait « la montre d’argent à 50 livres et la montre d’or à 120 livres en espèces ». Un arrêté du Directoire du 24 ventôse an IV (14 mars 1796) régla les conditions d’apprentissage des élèves, dont la durée ne pouvait excéder cinq ans.

Malgré les subventions de l’État, la crise due au prix des subsistances, la stagnation du commerce, la mauvaise administration et les spéculations de Mégevand, la contrebande de Genève d’abord, son annexion ensuite contribuèrent à la décadence de la manufacture et de l’école. Les meilleurs artistes avaient fini par travailler à leur compte, chacun dans leur partie, en se donnant mutuellement du travail dans les diverses spécialités. Cependant, d’une enquête envoyée le 15 prairial an VI (3 juin 1798) au ministre de l’Intérieur, il résulte que la manufacture comptait encore 862 artistes et ouvriers. D’après les bulletins du contrôle (Études sur l’horlogerie en Franche-Comté, par Lebon, p. 128), la production de Besançon fut de 5 734 montres en l’an II, de 14 756 en l’an III, de 11 307 en l’an IV, de 15 863 en l’an V, de 15 324 en l’an VI, de 9 470 en l’an VII. Le quart environ de cette production est sorti de la manufacture, les trois quarts des ateliers particuliers ; sur ces 72 454 montres, il y en avait eu un peu moins de 8 000 en or. En tout cas le résultat fut plus durable à Besançon qu’à Versailles. De la tentative, par la loi du 7 messidor an III (25 juin 1795), de création dans cette dernière ville d’une manufacture d’horlogerie « mécanique et automatique », c’est-à-dire de celle qui se complique d’airs, de mouvements d’animaux, etc., il ne restait plus rien au bout de quelques années ; cependant le jury de l’Exposition de l’an VI (Moniteur du 2 brumaire an VII-23 octobre 1798) signalait tout spécialement les produits de cette manufacture.

Ce serait une erreur de prendre ici les mots fabriques et manufactures dans le sens qu’ils ont aujourd’hui. Peuchet, que j’ai déjà eu l’occasion de citer, nous apprend (Statistique élémentaire de la France, p. 392) que manufactures et fabriques ne différaient « ni par la nature de la matière qu’on y travaille, ni par la nature des opérations que cette matière y subit, mais seulement par la plus ou moins grande réunion de ces opérations, et la plus ou moins grande quantité des objets qui en résultent ». La manufacture, en ce sens, était plus importante que la fabrique. Malgré l’appui qu’on leur donnait, les manufactures avaient de la peine à durer, et le Journal des arts et manufactures, en l’an III (t. Ier, p. 92), le constate en expliquant le fonctionnement de la manufacture d’horlogerie de Besançon dont je viens de parler. Les chefs d’ateliers sérieux, dit-il, ayant leur amour-propre, n’aiment point à travailler comme des espèces de manœuvres ; aussi les grandes entreprises où tous les genres de travaux étaient réunis sous un seul chef, ne pouvaient guère, les hommes de talent refusant leur concours, rassembler que des ouvriers très ordinaires et menaçaient ruine dès l’origine. Afin de ne pas perdre les avantages de la concentration envisagés surtout sous le rapport de la quantité produite, ce journal recommandait d’avoir plusieurs ateliers correspondant aux divers genres de travaux, indépendants les uns des autres, mais comptant chacun le plus d’ouvriers possible.

On voit que l’ouvrier n’était pas encore courbé sous le joug capitaliste, ainsi qu’il le sera dans la période, non encore commencée, de la grande industrie. Ce fait est confirmé par des démarches de capitalistes auxquelles je faisais allusion à la fin du §7. Les entrepreneurs Mollien, Périer et Sykes, des filatures mécaniques de coton de Saint-Lubin, Saint-Remy et Nonancourt, dans les départements d’Eure-et-Loir et de l’Eure, adressent au Directoire, le 16 messidor an IV (4 juillet 1796), une pétition que reproduit le Journal des arts et manufactures (t. III, p. 411). Ils se plaignent que les ouvriers se permettent de discuter les conditions de travail et de salaire, d’agir en personnes libres de travailler ou non ; « la désertion appauvrit leurs ateliers », Ils gémissent sur « les principes de découragement » qui « sont le résultat de l’insubordination et du vagabondage des ouvriers, et de l’absence des règlements (très conciliables avec un régime libre) qui devraient les attacher à leurs travaux ». Ils demandent « qu’il soit fait un règlement contre l’insubordination et l’avidité des ouvriers, une espèce de code industriel qui concilie, avec les droits qui leur appartiennent comme citoyens français, leurs devoirs envers l’État à qui ils doivent du travail, et envers les manufactures à qui ils doivent l’avance de l’instruction, des matières et du salaire, qui les font vivre par ce travail ». Cela, pour ces messieurs, fait évidemment partie des devoirs de l’homme et des droits du capitaliste, et c’est tout juste s’ils n’exigent pas de remerciements. Ils demandent aussi, d’ailleurs, « que la prohibition la plus sévère écarte de nos frontières et de nos ports toute marchandise de fabrique étrangère, sous quelque pavillon qu’elle se présente ». De notre temps, ces gens-là auraient souscrit au journal de M. Méline. D’autre part, on lit dans le compte rendu de la séance des Cinq-Cents du 25 prairial an V (13 juin 1797) : « Des menuisiers établis à Paris réclament contre la conduite de leurs ouvriers qui, disent-ils, exigent des sommes trop fortes. Ils demandent l’établissement d’une taxe ». La fixation par l’État d’un maximum des salaires, tel était le désir de ces patrons. Si le Conseil passa à l’ordre du jour, nous verrons tout à l’heure le Directoire intervenir par arrêtés contre les ouvriers papetiers et chapeliers.

Qu’on rapproche ces demandes patronales des paroles de Le Coulteux citées à la fin du §7 et on se convaincra que les capitalistes d’il y a cent ans pensaient comme ceux d’aujourd’hui : la réglementation est une chose criminelle lorsqu’elle tend à restreindre l’exploitation des consommateurs ou des ouvriers par les capitalistes de l’industrie et du commerce ; elle devient la chose la plus légitime, une chose conforme à tous les principes, une chose due, lorsqu’elle s’exerce au profit de ces capitalistes et au détriment des consommateurs ou des ouvriers. Ce que les capitalistes, sauf de trop rares exceptions, ont toujours poursuivi et poursuivent toujours sous des apparences contradictoires, c’est la liberté d’exploitation, de même que l’Église poursuit la liberté d’oppression : voilà le sens précis du mot liberté dans leur bouche. Lorsque, par le simple jeu de leur force économique, les capitalistes sont à même d’imposer leurs volontés, ils protestent contre toute réglementation qui ne pourrait que restreindre celles-ci ; mais lorsque leur force économique n’est pas suffisamment développée pour leur permettre d’agir en maîtres, ils demandent à la loi de leur conférer ce pouvoir. Les conditions économiques ne suffisaient pas encore, à la fin du xviii e siècle, à réaliser la pleine et entière domination patronale ; c’est pourquoi, après les patrons dont nous venons de parler, Chaptal, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques en France, publié à la fin de 1799, se plaignait à son tour que l’ouvrier pût quitter un patron à son gré, profiter des circonstances pour exiger une augmentation de salaire, ou, ajoutait-il pour la forme, être l’objet d’un renvoi immédiat. Il réclamait des « mesures sages et conservatrices » (p. 57) ; « il faut que les parties intéressées puissent se lier par un contrat dont le gouvernement seul peut assurer la garantie » (p. 56) ; il voudrait enfin qu’un ouvrier ne pût être reçu dans un atelier qu’en présentant « un certificat de bonne conduite délivré par le propriétaire de l’atelier d’où il sort » (p. 56).

Je citerai ici, et j’analyserai malgré sa longueur, un arrêté du Directoire du 16 fructidor an IV (2 septembre 1796). Tout en ne visant que « la police des papeteries », cet arrêté fournit, sur les mœurs ouvrières de l’époque, des renseignements que les plaintes précédentes de Chaptal, formulées d’une façon générale, nous autorisent à ne pas restreindre aux travailleurs particulièrement en cause.

On pourra constater que les habitudes et la force des groupements ouvriers avaient résisté aux tentatives faites pour les détruire et que l’État républicain était loin d’avoir, au nom de la liberté nouvelle, renoncé à intervenir entre salariés et patrons et à régler leurs rapports dans les mêmes conditions que le pouvoir royal déchu ; c’était un tort, devait déclarer le Directoire, d’avoir « présumé que les lois antérieures relatives à la police des arts et métiers étaient totalement abrogées » (arrêté du 23 messidor an V).

Tandis, en effet, que les mesures particulières prises sous la Convention à l’égard des travailleurs, tout en étant, conçues dans le même esprit, — voir la loi du 23 nivôse an II (12 janvier 1794) qui mettait, en réquisition les entrepreneurs et ouvriers des manufactures de papier et interdisait les coalitions (art. 5), et l’arrêté du Comité de salut public du 11 prairial an II (30 mai 1794) qui concernait les journaliers et ouvriers en réquisition pour les travaux de la récolte et qui menaçait (art. 12) du Tribunal révolutionnaire ceux qui se coaliseraient — ne se référaient point à la loi des 14-17 juin 1791, dite loi Chapelier, tandis que le « Code des comités de surveillance et révolutionnaires » de l’an II, recueil des dispositions légales à faire observer, ne contenait ni cette loi, ni la moindre disposition sur les coalitions ouvrières, le Directoire, dans son arrêté du 16 fructidor an IV, rappelait, en même temps que le règlement royal du 29 janvier 1739 et que la loi du 23 nivôse an II citée plus haut, la loi du 14 juin 1791. Celle-ci sera de nouveau visée dans l’arrêté du Directoire du 23 messidor an V (11 juillet 1797) appliquant aux « ateliers ou fabriques de chapellerie » (recueil de M. Aulard, t. IV, p.206) les principales dispositions sur les papeteries résumées plus loin, et dans la décision du Bureau central du canton de Paris du 18 floréal an VI (7 mai 1798) — voir chap. xvii — prescrivant que les art. 4, 5, 6, 7 et 8 de cette loi seraient réimprimés, affichés et publiés au son de la caisse dans toute la commune de Paris (Ibid.,t. IV, p. 648).

Considérant, disait l’arrêté de l’an IV, que « les ouvriers papetiers continuent d’observer entre eux des usages contraires à l’ordre public, de chômer des fêtes de coteries ou de confréries, de s’imposer mutuellement des amendes, de provoquer la cessation absolue des travaux des ateliers, d’en interdire l’entrée à plusieurs d’entre eux, d’exiger des sommes exorbitantes des propriétaires, entrepreneurs ou chefs de manufactures de papiers, pour se relever des proscriptions ou interdictions de leurs ateliers connues sous le nom de damnations ; considérant qu’il est urgent de réprimer ces désordres », sont interdites les coalitions « pour provoquer la cessation du travail » ou ne l’« accorder qu’à un prix déterminé ». « Néanmoins, dit l’art. 2, chaque ouvrier pourra individuellement dresser des plaintes et former ses demandes ; mais il ne pourra en aucun cas cesser le travail, sinon pour cause de maladie on infirmités dûment constatées ». Sont « punies comme simple vol », « les amendes entre ouvriers, celles mises par eux sur les entrepreneurs ». Sont « regardées comme des atteintes portées à la propriété des entrepreneurs », les mises à l’index connues sous le nom de damnations. Sont prohibés « tous attroupements composés d’ouvriers ou excités par eux contre le libre exercice de l’industrie et du travail ». On a vu par l’art. 2, que j’ai reproduit intégralement et qui n’était que la reproduction textuelle de la fin de l’art. 5 de la loi du 2S nivôse an II, de quelle façon ce « libre exercice » était reconnu aux ouvriers. Un ouvrier qui veut s’en aller doit prévenir 40 jours à l’avance et nul entrepreneur ne peut engager d’ouvrier qui ne lui présente pas « le congé par écrit du dernier fabricant chez lequel il aura travaillé, ou du juge de paix ». L’entrepreneur doit également prévenir l’ouvrier renvoyé 40 jours à l’avance… « sauf le cas de négligence ou inconduite dûment constatée », se hâte-t-on d’ajouter. Défense est faite aux fabricants « de débaucher les ouvriers les uns des autres en leur promettant des gages plus forts ». Contrairement aux revendications des ouvriers, les fabricants seront libres d’embaucher qui il leur conviendra, de déterminer à leur gré le nombre et l’emploi des apprentis, que ceux-ci soient « fils d’ouvriers ou autres ». Le salaire sera payé « par jour effectif de travail et non sur des usages émanés de l’esprit de corporation, de coterie ou de confrérie, réprouvé par la Constitution ». Et enfin, pour contrecarrer le désir des ouvriers qui auraient voulu commencer leur travail à une heure ou deux heures du matin, « afin d’avoir leur liberté après midi » (Germain Martin, Les associations ouvrières au xviiie siècle, p. 87), obligation pour les ouvriers « de faire le travail de chaque journée moitié avant midi et l’autre moitié après midi », sans qu’ils puissent « forcer leur travail sous quelque prétexte que ce soit, ni le quitter pendant le courant de la journée ». « Défenses sont faites à tous ouvriers de commencer leur travail, tant en hiver qu’en été, avant trois heures du matin, et aux fabricants de les y admettre avant cette heure, ni d’exiger d’eux des tâches extraordinaires ». C’était là, comme certaines autres dispositions précédentes, la reproduction du règlement royal du 27 janvier 1739. L’imitation du passé dont les formes surannées inspiraient encore trop souvent les revendications ouvrières, se constate également, on le voit, chez les gouvernants et chez les patrons qui les faisaient agir.

Le filage du coton est l’opération industrielle dont la transformation mécanique a eu assez tôt le plus d’extension en France ; on y connaissait cette transformation sous les deux aspects du métier continu et du mule-jenny. Dans le premier, les trois fonctions fondamentales, l’étirage, la torsion et l’envidage ou enroulement du fil, ont lieu en même temps ; dans le second, l’envidage n’a lieu qu’après qu’une certaine longueur de fil a été produite par l’étirage et la torsion de la matière. Le premier, exigeant par sa tension plus de force, était souvent mû à l’aide d’une chute d’eau, d’où le nom de filage hydraulique ; pour le second, on se contentait d’un manège. Le premier s’appliquait aux fibres longues mieux qu’aux courtes et si, généralement, son fil était supérieur à celui du second pour la résistance, il lui était inférieur pour l’élasticité. On compta quelques établissements importants, tous fondés sur le modèle des établissements similaires de l’industrie anglaise dont on subissait l’influence, ceux de Delattre près d’Arpajon, à la tête de la filature qui avait été la première du système continu établie en France, de Decretot à Louviers, de Boyer-Fonfrède à Toulouse, les mule-jennys installés à Orléans et à Amiens. Le 7 frimaire an III (27 novembre 1794), la Convention accordait une subvention annuelle de 10 000 fr., pendant dix ans, à Barneville pour constituer et exploiter une manufacture de mousselines dont le fil devait être produit avec une machine de son invention donnant le n° 61 et au-dessus. Le numéro du fil de coton indique aujourd’hui, dans la pratique, le nombre d’écheveaux de mille mètres chacun contenus dans un demi-kilo : plus le fil est fin, plus il y a d’écheveaux pour le même poids et plus le numéro est élevé ; jusqu’au début du xixe siècle, le numéro indiquait le nombre d’écheveaux de sept cents aunes par livre ; pour rendre les comparaisons plus faciles, tous les numéros mentionnés ici ont été établis d’après le mode de calcul en usage actuellement, en comptant l’aune égale à 1m,188 et la livre à 489 gr. 5.

Vue de la Pompe à feu du Gros-Caillou.
(D’après une estampe du Musée Carnavalet.)

En prônant, avec beaucoup d’illusions, à ce qu’il semble, la machine Barneville, il était dit, dans la séance indiquée ci-dessus, que le métier continu arrivait tout au plus au n° 36 et que le mule-jenny allait jusqu’au n° 48. En tout cas, à l’Exposition de l’an VII (1798), un des exposants, Denis Jullien (près de Saint-Brice, Seine-et-Oise) était récompensé pour son « assortiment de coton de Cayenne, filé à la mécanique, échantillons portés successivement jusqu’au n° » 93 (Moniteur du 2 brumaire an VII - 23 octobre 1798, procès-verbal du jury). Parlant de la manufacture de l’Épine, près d’Arpajon (Seine-et-Oise), appartenant à Delaître et Noël, une lettre insérée dans le Magasin encyclopédique (t. XXVI, p. 113-115) nous apprend qu’en fructidor an V (septembre 1797) on y a constaté « un minimum et un maximum certains dans le produit de la filature d’une livre de coton brut ». Du minimum — « un produit de 10 écheveaux de la longueur chacun de 700 aunes » — allant du n° 8, au maximum — « un produit de 120 écheveaux également de la longueur chacun de 700 aunes » — s’élevant au n° 103, il y avait une « série, sans lacune, de résultats possibles à tous les instants ». Une machine hydraulique faisait « mouvoir en même temps, et les métiers de la manufacture, et un moulin… Elle avait 96 métiers et 2 200 broches en activité : aussi faisait-elle vivre 160 ouvriers dont le nombre devait être porté à 200 ». Dans un compte rendu de Fourcroy, conseiller d’État, en mission dans le Calvados, la Manche et l’Orne en floréal an IX (avril 1801), on lit (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 205) : « À Gonneville, qui se trouve situé à trois lieues de Valognes et de Cherbourg, il a été établi, depuis quatre ans, une filature de coton par les soins du citoyen Dauphin. Une roue à eau fait mouvoir 950 broches placées dans cinq étages. On fait 140 à 150 livres de fil de 4 à 8000 aunes à la livre. Le fil est porté à Rouen et à Louviers où il alimente d’autres fabriques. 160 hommes sont employés tous les jours dans la filature de Gonneville ». Comme le résultat indiqué équivaudrait à dire qu’on faisait seulement du fil allant du n° 5 au n° 10, il est clair qu’il y a au moins une faute d’impression ou plutôt de copie que le Publiciste (p. 3) du 11 frimaire an IX (2 décembre 1800), c’est-à-dire paru six mois avant le rapport de Fourcroy, va nous permettre de corriger. D’après ce journal il y avait 960 broches et non 950, les 140 à 150 livres de fil étaient produites en vingt heures, le fil allait de 14 000 à 18 000 aunes à la livre ancienne, ou de notre n° 17 au n°22, ce qui, sauf nouvelle erreur, n’avait rien d’extraordinaire.

Quoi qu’il en soit, la plupart de nos fabricants se tenaient, à la fin du xviiie siècle, au-dessous du n° 51 (Moniteur du 25 novembre 1806, rapport du jury de l’exposition) ; et, par les indications du nombre de broches des machines exposées à l’exposition de 1806 (Moniteur du 4 décembre), on voit que les machines d’au moins 100 broches étaient rares. Malgré le nombre relativement élevé des filatures mécaniques de coton établies alors en France, le succès, d’après un rapport de Bardel, Molard, etc., au ministre de l’Intérieur, en date du 29 fructidor an XI - 16 septembre 1803 (Bulletin de la société d’encouragement pour l’industrie nationale, p. 137, t. III) est resté incertain jusqu’à l’installation de la filature de Bauwens à Passy, dans l’ancien couvent des Bonshommes ou Minimes de Chaillot, qui était presque entièrement situé entre ce qui est maintenant le boulevard Delessert, les rues Le Nôtre, Beethoven et Chardin.

Liévin Bauwens était un Belge qui, après avoir, en 1796 et 1797, participé à diverses spéculations du Directoire, bravant la sévérité des lois anglaises contre l’exportation des machines, réussit à faire passer, démontés et cachés dans des balles et des caisses de produits coloniaux, les appareils nécessaires à la création d’une filature au moyen du mule-jenny ; il gagnait en même temps quarante ouvriers anglais qui se rendirent sur le continent. Un arrêté du Directoire du 25 ventôse an VI (15 mars 1798) l’avait, ainsi que son frère, autorisé à charger sur six petits navires danois « les métiers et mécaniques par eux commandés en Angleterre et à les faire transporter en France… renfermés dans des denrées des Indes ou des colonies anglaises » (Archives nationales, A F* III 186). Un deuxième et un troisième envoi échouèrent, Bauweng parvint à quitter l’Angleterre, mais il perdit beaucoup d’argent et fut condamné à mort par contumace.

Il ne chercha pas à monopoliser ses machines ; il les laissa,au contraire, visiter, imiter, et les perfectionna ; elles constituaient un assortiment exécutant, outre l’opération même du filage, les opérations antérieures indispensables du cardage. On avait bien, depuis plus de dix ans, des machines cylindriques à carder le coton — Daubermesnil, dans un rapport sur le budget de l’Intérieur présenté aux Cinq-Cents le 3 vendémiaire an VII (24 septembre 1798), parlait d’un cylindre qui, « par le concours de deux personnes », faisait en un jour « l’ouvrage de 80 » — mais elles laissaient beaucoup à désirer sous le rapport de la perfection du travail. Toutefois cet assortiment n’existait certainement pas, avant la fin de notre période, tel que lorsqu’il a été récompensé au début du xixe siècle ; aussi n’en indiquerai-je pas les résultats et me bornerai-je, sur la productivité de la filature mécanique du colon à cette époque, à un renseignement que j’ai trouvé aux Archives nationales (délibérations du Directoire, division des finances, registre n° 9, AF*m189).

Il y est question, à la date du 16 messidor an VII (4juillet 1799), de l’établissement « à l’instar des manufactures anglaises », créé dans l’ancien grand séminaire de Bordeaux par la compagnie Charles Lachauvetière (Lacau, Laprée et Jalby), et dont trois machines, en particulier,surpassent « tout ce qui a paru jusqu’à présent en France dans ce genre » : « une femme seule met en mouvement avec la plus grande facilité une mécanique, propre à filer, de 204 fuseaux filant par minute 257 aunes d’un fil aussi uni et aussi fin qu’on puisse le désirer ». C’est-à-dire que chaque fuseau ou broche donnait par minute 1 m. 50 de fil. Il est fâcheux que le numéro du fil n’ait pas été indiqué d’une manière précise ; les archives municipales de Bordeaux et départementales de la Gironde ne renferment au sujet de cette manufacture que des documents insignifiants.

Afin de permettre d’apprécier le plus ou moins d’importance des machines à cette époque, je signalerai que, pour l’industrie où le machinisme avait accompli le plus de progrès, pour la filature du coton, les trois quarts de la consommation étaient toujours produits à l’aide du rouet. C’est là ce que déclare M. Michel Alcan (Traité de la filature du coton, 2e édit., p. 146) qui semble avoir tiré ce renseignement d’un « document adressé par la Chambre de commerce d’Amiens au ministère de l’Intérieur en 1806 et déposé au Conservatoire des arts et métiers » (Ibid., p. 140) où, recherché sur ma demande, il n’a pu, m’a-t-on dit, être retrouvé. Une copie heureusement existe dans les archives de la Chambre de commerce d’Amiens. De ce très intéressant document il ressort que, encore en 1806, les « cotons sont cardés à la main ;… ils sont ensuite filés en gros au rouet » et enfin préparés à l’aide « des mécaniques anciennes dites Jeannettes de 60 à 100 broches », alors qu’il y avait à Amiens « la filature continue mise en action par un moulin à l’eau » et « la filature par mule-jenny mise en action » de cette même manière ou « conduite à la main ». Le fabricant préférait le mode de préparation arriéré, parce que le coton lui revenait ainsi un peu meilleur marché — sans doute à cause des bas salaires qui sont un obstacle au progrès — que le coton filé au mule-jenny. Au contraire, dans son Essai sur le perfectionnement des arts chimiques, cité tout à l’heure et publié, on le sait, à la fin de 1799, en même temps qu’il se plaignait que l’ouvrier put imposer une augmentation de salaire — ce qu’il ne pouvait plus sous l’Empire, en 1806 — Chaptal estimait que « l’économie introduite dans les fabriques de coton par l’adoption des mécaniques pour la filature… a été constamment de 10 à 15 pour 100 »(p. 72). Le document d’Amiens ajoutait que, dans les « 600 000 kilos de coton filé » employés annuellement par les fabriques d’Amiens, « il n’entre pas le quart de coton filé par les grands établissements de filature ».

Pour le filage des autres matières textiles, on était beaucoup moins avancé que pour le coton ; d’une manière générale, en 1806, nous apprend le document d’Amiens que je viens de citer, « la laine, le chanvre et le lin » sont « encore aujourd’hui » filés au rouet. Voyons, cependant, les tentatives faites. Pour la laine, la Décade philosophique (t.VI, p. 335) nous apprend que Kaiser avait imaginé, en l’an III, un métier mû par un poids descendant fort lentement et qu’il suffisait de remonter lorsqu’il était en bas, comme dans les anciens modèles d’horloges et de tournebroches. La même revue (t. XXI, p. 496) mentionne un rapport du 15 prairial an VII (3 juin l799) sur un nouveau procédé de Kaiser et Délié pour carder et filer la laine d’après le système des filatures anglaises de coton. Un nommé Heyer traita avec les inventeurs et forma à l’Isle-Adam (Seine-et-Oise) une manufacture où une livre de laine était convertie en un fil de 18 kilomètres, tandis qu’on n’était encore arrivé en France, pour cette même quantité, qu’à 7 ou 8 kilomètres, et en Angleterre à 12 environ. Malgré cette tentative et quelques autres de même nature négligeant généralement trop la préparation de la laine avant l’opération du filage proprement dit, ce n’est qu’avec Douglas (Bulletin de la Société d’encouragement, ans XII et XIII-1804 et 1805), au début du xixe siècle, qu’on eut en France un assortiment de machines qui fit perdre du terrain à la quenouille et au rouet mû au pied ou même à la main ; le « rouet à compte » indiquait en combien de tours de rouet était épuisée une livre de laine (Forestié, Notice citée au début du paragraphe, p. 43).

Pour le lin, d’après Poncelet dans son étude sur les Machines et outils appliqués aux arts textiles (rapport sur l’Exposition universelle de Londres en 1851), Demaurey (p. 153), d’Incarville, près de Louviers, « est regardé comme le premier qui, dès l’époque de 1797, ait entrepris d’une manière sérieuse en France de composer un système de machines propres à » le filer. Delafontaine appliqua ce système au lin et au chanvre dans un établissement ormé à la Flèche en 1799. Le 23 germinal an VI (12 avril 179S), William Robinson avait obtenu un brevet à ce sujet ; mais on eut alors peu de confiance dans les procédés mécaniques appliqués au lin et au chanvre, dont la préparation et le filage restèrent une besogne des habitants de la campagne.

Pour la soie et son moulinage qui est, après le dévidage de la soie du cocon, son doublage et sa torsion au degré voulu, de façon à transformer la soie du cocon dévidée, dite soie grège, en fil de telle ou telle qualité, on avait le tour ou moulin à filer ordinaire et le tour peu usité de Vaucanson auquel s’ajouta, après le 17 fructidor an IV (3 septembre 1796), date du brevet, le tour de Tabarin destiné, avec des perfectionnements de détail, à jouir d’une grande vogue. D’autre part, le tour de Vaucanson se répandit dans un plus grand nombre d’ateliers (De l’Industrie française, par Chaptal, t. II, p. 27).

Le tissage était déjà plus développé que le filage, aussi avons-nous à cet égard moins d’innovations à constater. Généralement, pour toutes les étoffes unies ou simplement rayées, le métier en usage était le métier dit à marches. La navette volante, avec son économie de matière, de temps et de main-d’œuvre, importée en France avant notre période par John Macloud, qui reçut les encouragements du gouvernement, était cependant encore peu usitée, disait Grégoire dans son discours à la Convention le 8 vendémiaire an III (29 septembre 1794) ; elle se répandit davantage les années suivantes et Macloud apprit, en outre, à quelques-uns de nos industriels à employer plusieurs navettes volantes pour le changement des couleurs dans le même tissu (L’Industriel, février 1827, p 233, notice par Pajol-Descharmes).

C’est en 1799 que François Richard et Lenoir-Dufresne, enrichis de leur propre aveu par l’agiotage sur les assignats et par le commerce de contrebande (Mémoires de M. Richard Lenoir, cités dans le paragraphe précédent), créèrent à Paris, rue de Bellefond, leur fabrique de basins qu’ils durent bientôt, pour l’agrandir, transporter rue de Thorigny et enfin à Charonne où elle devint célèbre sous la raison sociale Richard-Lenoir. Pour les tissus façonnés, on employait toujours le métier dit à la tire.

La bonneterie continuait à se servir du métier classique dit métier français, installé au château de Madrid (Neuilly-sur-Seine)en 1656, par Jean Hindret qui l’avait constitué de mémoire d’après le modèle de William Lee vu par lui en Angleterre. Ce métier que Poncelet (étude déjà citée, p. 414) regardait comme « un chef-d’œuvre de précision mécanique supérieur à tout ce que le moyen âge nous a légué en ce genre, si ce n’est la montre et l’horloge », manœuvré à la fois avec les pieds et les mains, était très fatigant. Il ne fut apporté à ce métier que des perfectionnements de détail ; intéressants cependant, ceux-ci facilitaient le tricot sans envers, à maille fixe, les ornements à jour, les côtes, etc. On ne tricotait que des surfaces planes qu’on cousait ensuite. Le premier brevet relatif à un métier circulaire pris en France fut celui de Decroix le 5 ventôse an IV (24 février 1796).

Toutes les machines dont il vient d’être question étaient construites principalement en bois. C’était l’homme qui était le plus souvent le moteur ; en dehors de la force humaine, on avait recours dans des cas très limités — le fait s’est produit, en 1797, pour une scierie (Dictionnaire de l’industrie, par Duchesne, an IX, t. VI, p. 33) — au vent, plus fréquemment au cheval actionnant un manège — c’était encore le cas en 1806 pour la fabrique de  : toile de Quévai à Fécamp (Moniteur du 21 novembre 1806, 3e page) — enfin, surtout, à la chute d’eau faisant tourner la roue hydraulique et j’en ai déjà signalé des exemples. Il y eut même à cet égard des abus auxquels le Directoire chercha à remédier par un arrêté du 19 ventôse an VI (9 mars 1798) qui prescrivait de dresser l’inventaire des divers travaux exécutés pour tirer parti des cours d’eau, d’examiner les titres et l’utilité ou les inconvénients de chacun d’eux et de n’en plus laisser faire sans autorisation préalable. Le 13 brumaire an VI (3 novembre 1797), Joseph Montgolfier et Argand prenaient un brevet permettant d’utiliser les chutes d’eau peu considérables sans roues ni pompes, à l’aide d’un bélier hydraulique, par lequel est transformée en travail utile la force du choc que produit l’arrêt brusque d’une masse liquide en mouvement dans un tuyau.

On sait qu’avant notre période existait déjà en France la machine à vapeur, non seulement à simple effet, mais à double effet de Watt. Les frères Périer en avaient établi une de ce genre (Décade philosophique du 30 frimaire an V-20 décembre 1796, t. XI, p. 522), faisant mouvoir des moulins à blé sur la partie actuelle du quai d’Orsay plantée d’arbres, qui est en face du n° 75 et qui appartenait à cette époque à l’île des Cygnes, d’une superficie alors d’un peu plus de neuf hectares, en sus des machines à simple effet élevant l’eau de Seine à l’établissement de Chaillot (au coin de ce qui est aujourd’hui le quai de Billy, la place de l’Aima et l’avenue du Trocadéro ; il a été démoli à la fin de 1902) et au Gros Caillou, dans le petit bâtiment rectangulaire, légèrement en biais, sur le quai d’Orsay où il porte le n° 67, de ce qui, au début de 1904, est encore pour peu de temps la Manufacture des tabacs.

Le Journal des mines signale (n° de nivôse an IV-décembre 1795) une machine à vapeur mettant en mouvement une machine soufflante aux fonderies du Creusot, et (n° de thermidor an IV-juillet 1796) l’installation toute récente d’une machine à vapeur à la fonderie de canons de Pont-de-Vaux (Ain). Des détails donnés par le Journal des mines sur la machine du Creusot (p. 17), il résulte que la pression utile était de deux tiers d’atmosphère ; le cylindre avait 1m,09 de diamètre, la vitesse du piston était de 15 coups à la minute. Cette machine qui envoyait l’air à la fois à deux hauts fourneaux — 42 mètres cubes et demi à chacun par minute, « c’est-à-dire environ trois fois autant d’air que n’en consomme un haut fourneau ordinaire alimenté avec du charbon de bois » — brûlait 34 quintaux métriques de houille en vingt-quatre heures. Le 1er frimaire an V (21 novembre 1796), le Directoire approuvait une convention avec les frères Périer qui s’engageaient à fournir, pour 43 000 francs (Archives nationales, AF* iii, 183), une machine à vapeur destinée à mouvoir les laminoirs et les coupoirs, et à élever l’eau et la distribuer dans les différents ateliers de l’Hôtel des Monnaies de Paris. Des machines à vapeur ayant fonctionné à Anzin et à Carmaux avant notre époque, devaient s’y trouver pendant celle-ci, et il semble qu’il y en avait aussi à Aniche. En tout cas, ces machines ne servaient que pour les eaux ; le 16 brumaire an VIII (7 novembre 1799), en effet, Périer lisait à l’Institut (Mémoires scientifiques, t. V, p. 360) un « mémoire sur l’application de la machine à vapeur pour monter le charbon des mines », qui débutait ainsi : « J’ai pensé depuis longtemps que, puisqu’il y avait de l’économie à épuiser les eaux des mines de charbon de terre avec des machines à vapeur ou pompes à feu, au lieu d’y employer des chevaux, on devait trouver le même avantage à monter le charbon » ; il donnait ensuite des détails sur « la machine à double effet » qu’il avait construite dans ce but et ajoutait : « cette machine est destinée pour l’exploitation des mines de Litry, département du Calvados. Elle est montée dans mes ateliers de Chaillot pour en faire l’expérience ». Le n° du 1er floréal an VIII (21 avril 1800) des Annales des arts et manufactures annonçait l’achèvement de cette machine à vapeur, la première destinée à monter le minerai (t. Ier, p. 224), opération qui, dans les mines d’Anzin, avait dit Périer dans son mémoire, exigeait l’emploi de 450 chevaux. Dans son Aperçu général des mines de houille, publié en l’an X, Lefebvre notait que cette même machine, utilisée pour la première fois, à ce point de vue, en France dans la mine de Litry (Calvados) où elle économisait l’emploi journalier de 18 chevaux, le fut en l’an IX ; et seulement quelque temps après, on vit, chez nous, à Rouen, une filature de coton mue par une machine à vapeur (Moniteur du 13 vendémiaire an XI-5 octobre 1802, 3e p.) ; il ne m’appartient pas de préciser davantage ces deux faits dont l’énoncé me paraît suffire à montrer où en était l’emploi industriel de la vapeur dans notre pays à la fin du xviiie siècle. Parlant des machines à vapeur, les Annales des arts et manufactures (n° de vendémiaire an IX-septembre 1800, t. II, p. 100) disaient : « jusqu’ici on en a très peu construit en France ». Cependant, dès le 7 frimaire an III (27 novembre 1794), l’agence des mines avait demandé la « prompte exécution de dix ou douze machines à vapeur qui diminueront la quantité de chevaux dont on a actuellement besoin dans les exploitations et seront en même temps des moyens d’extension aux travaux, d’économie pour les sociétés et de réduction du prix pour la matière extraite » (Archives nationales, F 14,1301). Créée par l’arrêté ou comité de salut public du 13 messidor an II (1er juillet 1794), et organisée par l’arrêté du 18 (6 juillet 1794) — Recueil des actes du comité de salut public, t. XIV, p. 630 et 750, — l’agence des mines devint, en vertu de la loi du 30 vendémiaire an IV (22 octobre 1795) sur les écoles de services publics (titre 6, art. Ier), le « Conseil des mines » placé sous l’autorité du ministre de l’Intérieur, de qui dépendaient alors les travaux publics, et chargé de lui donner « des avis motivés sur tout ce qui a trait aux mines de la République ».

Le mode d’exploitation des mines a été indiqué par le Journal des mines dans son n° 43, de germinal an VI (mars 1798). Pour la houille, exploitée dès le principe près du jour par un grand nombre de fosses peu profondes, il avait fallu à la fin pénétrer plus profondément. Pour cela, on creusait les puits d’extraction dans la masse même et on les menait jusqu’à 5 mètres au-dessous des anciens ouvrages ; une épaisseur de 3 mètres était laissée en plafond et on établissait d’abord une galerie principale de 2 mètres de haut sur 3 de large dans le sens de la longueur de la masse ; on recoupait ensuite la mine par des traverses perpendiculaires à cette galerie, en laissant entre chacune un massif de 3 mètres, et enfin par des traverses parallèles à la galerie principale ; on formait ainsi un échiquier de piliers de 3 mètres carrés qui restaient perdus dans la mine ; l’exploitation terminée à ce niveau de nouveau on descendait 5 mètres au-dessous. Cette exploitation de haut en bas, dont on signalait déjà les grands vices, était déclarée par les hommes les plus compétents n’être admissible que pour les carrières de pierres ou d’ardoises. Il y avait à Anzin, à la fin du xviiie siècle (mémoire de Périer cité plus haut et t. Ier, p. 224 des Annales des arts et manufactures) des puits de plus de 200 mètres de profondeur.

Pour les mines de fer, on les attaquait à ciel ouvert quand la profondeur n’était pas grande ; on en citait cependant une, dans la Haute-Marne, exploitée dans ces conditions à une profondeur de plus de 50 mètres. Lorsque le minerai de fer se trouvait plus profondément, comme dans le Cher, la Nièvre, l’Orne, l’Eure, les Ardennes, etc., on exploitait par fosses et galeries ; mais cette exploitation était faite sans plan, sans ordre et sans règle. « Voici, en général, dit le Journal des mines (n° 43), quelle est cette exploitation vicieuse : un mineur approfondit une fosse jusqu’à la couche de mine de fer ou jusqu’à la partie riche de la couche. Au bas de la fosse, deux galeries en croix, menées en cintre et sans bois à 4 ou 5 mètres du puits, sont toute l’excavation que fait le mineur. Si la mine est riche, si elle lui paraît solide et s’il est hardi, il ose s’avancer plus loin ; il pratique, au bout de la galerie, d’autres galeries perpendiculaires, et, sans bois, sans soin pour l’aérage, il extrait ainsi un peu de mine ; s’il vient un peu d’eau, il l’épuise. Cette exploitation grossière terminée, le mineur va se placer à quelque distance ; il ouvre une nouvelle fosse et exploite de la même manière. Souvent des éboulements qu’il devrait prévoir, l’obligent à abandonner tout son travail, avant qu’il ait poussé les petites galeries jusqu’au terme ordinaire de 4 à 5 mètres. »

La difficulté et la cherté des transports étaient de grands obstacles à

La leçon de labourage.
(D’après un tableau de F.-A. Vincent, au Musée de Bordeaux.)

l’utilisation de la houille. L’extraction évaluée (Chaptal, De l’Industrie française, t. II, p. 113) à 2500 000 quintaux métriques en 1794, montait cependant, en 1795, à 6 440 000

(Conservatoire des Arts et Métiers), dont près du cinquième dans les concessions de la compagnie d’Anzin, et, pour l’année suivante, à 11 714 000, « par aperçus approximatifs » (rapport du Conseil des mines mentionné plus loin) ; les mines les plus importantes étaient, dans le Nord, celles d’Anzin et d’Aniche (Nord), de Hardinghem (Pas-de-Calais) et de Litry (Calvados) ; dans le Midi, celle de Rive-de-Gier, etc., dans la Loire, de la Grand-Combe (Gard), de Carmaux (Tarn), de Cransac et lieux voisins (Aveyron). Les mines d’Anzin appartenaient à une compagnie ; plusieurs des associés ayant émigré, d’autres intéressés furent, en vertu de la loi du 17 frimaire an III (7 décembre 1794), admis à racheter, à la nation les parts de propriété confisquées pour cause d’émigration de leurs détenteurs, et des experts eurent à en déterminer la valeur. Un procès-verbal du 9 pluviôse an III (28 janvier 1795) fixa l’excédent de l’actif total de la compagnie sur le passif à 4 205 387 livres, et la valeur des parts confisquées à 2 418 505 qu’une décision de l’administration du district de Valenciennes du 23 prairial an III (11 juin 1795) autorisa les nommés Desandrouin et Renard, qui s’étaient présentés pour le rachat, à verser en assignats (Histoire d’un centre ouvrier, Anzin, par G. Michel) : les 100 livres en assignats valaient alors moins de 10 francs en argent.

L’extraction de la houille tomba, pour cette compagnie, en 1794, à 650 000 quintaux métriques, ce fut le chiffre le plus bas ; elle monta à 1 236 000 en 1795, 1 386 310 en 1796, 1 847 010 en 1797, 2 136 400 en 1798, 2 480 760 en 1799. Un arrêté du 29 ventôse an VII (19 mars 1799) délimita les concessions de la compagnie qui s’étendaient à cette époque sur 2 073 hectares à Fresnes, 2 962 à Vieux-Condé, 4 819 à Raismes et 11 851 à Anzin. D’après Lefebvre (Aperçu cité plus haut), très abondantes et de facile extraction, les mines de Cransac et lieux voisins fournissaient, en l’an III, plus de 50 000 quintaux métriques de houille, mais le prix du quintal n’excédait pas 0 fr. 50. Dans la Loire, les bateaux qui partaient de Saint-Rambert étaient presque exclusivement consacrés au transport de la houille. D’après M. Brossard (Le bassin houiller de la Loire, p. 189), il fut expédié, en 1792, 137 880 quintaux métriques par 900 bateaux, et, de 1793 à 1801, 1 654 560 par 10 800 bateaux. Le Journal des mines de frimaire an VII (novembre 1798) comptait 400 mines de houille en exploitation, 200 susceptibles d’être exploitées et 2 000 établissements (fourneaux, forges, martinets et fonderies) où se fabriquaient les fers, les aciers et les tôles. Un rapport du Conseil des mines (Archives nationales, F 14,1302) adressé au ministre de l’Intérieur le 7 thermidor an IV (25 juillet 1796), avait compté 232 mines de houille exploitées, 1 513 hauts-fourneaux, forges et aciéries en activité produisant 1 324 402 quintaux métriques de fonte, 889 296 de fer et 95 579 d’acier. Ce dernier rapport mentionnait, en outre, les mines de cuivre de Chessy et de Saint-Bel (Rhône), les mines de plomb de Poullaouen et de Huelgoat (Finistère) et celle de Pontpéan (Ille-et-Vilaine), la mine d’argent d’Allemont (Isère).

La plupart des établissements à feu, qui étaient loin d’approcher des établissements similaires actuels de moyenne importance, se servaient encore de bois ; nous voyons, par le Journal des mines (nos de vendémiaire et brumaire an V-septembre et octobre 1796), que plusieurs d’entre eux chômaient de deux à quatre mois par an et parfois plus, parce que les bois affectés à leur usage n’étaient pas assez abondants pour assurer leur activité continue ; il arrivait à d’autres de chômer par suite du manque d’eau.

Vers 1794, d’après Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 96), on ne faisait encore la tôle qu’à l’aide du martinet, gros marteau pesant au plus, alors, de 2 à 300 kilos (Décade philosophique, t. V, p. 68) ; mais les laminoirs furent perfectionnés et le Journal des mines de frimaire an VII (novembre 1798) constate qu’on a substitué leurs cylindres au martelage et obtenu des tôles de fer de dimensions plus grandes. On savait que l’acier était une combinaison de fer et de carbone ; mais on en était réduit, pour sa fabrication, à des procédés empiriques plus ou moins défectueux. Quant à l’acier fondu, il n’y eut guère que des essais jusqu’en germinal an VI (mars 1798), époque à laquelle Clouet fit connaître un nouveau procédé consistant, d’après un rapport présenté à l’Institut le 16 messidor (4 juillet 1798) et publié dans ses Mémoires scientifiques (t. II), à fondre ensemble trois parties de fer et deux parties d’un mélange composé par moitié de carbonate de chaux (marbre blanc) et d’argile cuite (provenant d’un creuset de Hesse) tous les deux pulvérisés. Les éloges qui furent décernés à un tel procédé, prouvent combien on était encore peu avancé sous ce rapport.

Voici quelques renseignements — progrès effectués, conditions techniques, résultats obtenus, — sur l’état de diverses autres branches d’industrie. La qualité supérieure de la plombagine anglaise nous avait rendus tributaires de l’Angleterre pour les crayons ; après la rupture entre les deux pays. Conté fut chargé de trouver le moyen de remplacer les crayons anglais. Le 11 pluviôse an III (30 janvier 1795), le problème était résolu et Conté prenait un brevet pour des crayons fabriqués avec une pâte homogène de son invention.

Le papier pour les assignats fabriqué, au début de la Révolution, dans les deux manufactures de Courtalin (commune de Pommeuse, canton de Coulommiers) et du Marais (commune de Jouy-sur-Morin, canton de la Ferté-Gaucher) en Seine-et-Marne, le fut ensuite à Buges (Loiret) et à Essonnes (Seine-et-Oise) ; mais « en 1794 et en 1795, c’est à la papeterie de Buges qu’était attribuée toute la fabrication du papier-assignats. » (La papeterie de Buges en 1794, par Fernand Gerbaux, p. 16). Cette très intéressante étude nous apprend qu’à Buges (commune de Corquilleroy, canton de Montargis) il y avait, en 1794, « dix-sept cuves » (p. 24). Le 27 pluviôse an II (15 février 1794), « il y avait dans cette manufacture, pour le service des 17 cuves, 298 personnes, dont 150 hommes et 148 femmes ; en ajoutant à ces 298 personnes le nombre de 83 enfants, on arrive au total de 381 personnes » (p. 25). M. Gerbaux reproduit (p. 32-35 auxquelles je renvoie les curieux de ces détails) la description des cuves à cylindre, des cuves de fabrication et des grandes presses.

Le 6 nivôse an VI (26 décembre 1797), Firmin Didot faisait breveter son procédé de stéréotypie ou de clichage de pages composées avec les caractères mobiles de l’imprimerie, et les éditions tirées sur ces clichés. La première — et la plus belle — de ces éditions fut le Virgile in-18 de 1799. C’est Firmin Didot qui avait gravé et fondu les caractères employés par son frère aîné, Pierre Didot, pour ses éditions in-folio, dites du Louvre, — l’ancien local de l’Imprimerie royale au Louvre ayant été, à titre d’encouragement, mis à sa disposition, en 1797, par le ministre de l’Intérieur, — de Virgile (1798), avec vignettes de Gérard et de Girodet, et d’Horace (1799), avec vignettes de Percier, qui passent pour deux des plus beaux spécimens de la typographie française. On en était toujours à la presse typographique à bras construite entièrement ou presque entièrement en bois. Une journée, disaient Lacuée et Dupont (de Nemours) aux Anciens le 19 prairial an V (7 juin 1797), donnait 2000 feuilles d’impression en travail courant avec quatre ouvriers, « tant compositeurs que tireurs » ; suivant le Magasin encyclopédique (1797, t. XV, p. 540), cette presse avec deux bons ouvriers tireurs fournissait à peine 250 feuilles par heure ; d’après un journal du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797) cité dans le recueil de M. Aulard (t. IV, p. 385), le tirage des journaux représentait « 150 000 feuilles de 12 décimètres et demi carrés consommées et expédiées journellement par la commune de Paris ». La presse entièrement en fonte que fit exécuter, en 1795, lord Stanhope, ne fut employée en France que plusieurs années plus tard. Du 29 nivôse an VII (18 janvier 1799) date le brevet de Nicolas-Louis Robert, employé à la papeterie d’Essonnes, brevet qui contient le principe fondamental de la machine à fabriquer le papier continu, et qu’il devait, le 7 germinal an VIII (28 mars 1800) céder à son patron, Léger Didot, cousin germain de Pierre et de Firmin, pour 60 000 francs. On trouve deux reproductions de cette machine dans le Rapport de la commission d’installation de la classe 88 du musée rétrospectif à l’Exposition de 1900 (p. 44-45).

Par le Journal des mines de brumaire an V (octobre 1796) — n° 26 — et par la Décade philosophique du 30 nivôse an VIII (20 janvier 1800) — t. XXIV — nous avons quelques renseignements sur les verreries à bouteilles. La verrerie du citoyen Saget fournissait 50 000 bouteilles en verre noir par mois, à 2 100 par fonte. Chaque fourneau avait quatre arches de recuisson et le travail d’une fonte remplissait deux de ces arches. On en retirait les bouteilles après qu’elles y avaient recuit pendant trente-six heures. La fonte s’en faisait en onze ou douze heures ; les creusets de terre étaient fabriqués à la main et duraient de 25 à 28 jours. Chaque bouteille pesait en moyenne 715 grammes. La verrerie ne marchait que pendant neuf mois de l’année et consommait près de 1 500 quintaux métriques de houille. Une autre verrerie de l’Allier, celle de Pouzy, faisait par an 400 000 bouteilles et consommait 2 000 cordes de bois, soit près de 8 000 stères. À propos de verrerie, je noterai qu’à l’Exposition de l’an VII (voir plus loin), une mention fut accordée (Moniteur du 2 brumaire an VII -23 octobre 1798) à Gérentel, de Paris, pour ses « feuillets de corne à lanterne ramenés aux plus grandes dimensions ».

En l’an IV et en l’an V (1795-1796), diverses découvertes du graveur en médailles Droz, relatives notamment au perfectionnement du balancier et à la multiplication des coins propres à la fabrication, furent appliquées à la Monnaie de Paris. En 1796, Fauler et Kemph fondèrent à Choisy-le-Roi, appelé alors Choisy-sur-Seine, la première fabrique de maroquin créée en France. La même année, Appert, à qui nous devons le procédé moderne des conserves alimentaires, instituait ses expériences pour la conservation des substances-animales et végétales. Vers 1797, Desquinemare avait établi à Paris une manufacture de toiles absolument imperméables, grâce à un enduit de son invention appliqué sur les deux surfaces ; il fabriqua notamment des seaux à incendie qui, jusque-là, se faisaient en cuir (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. II, p. 853). L’isolement du chrome, par Vauquelin, en 1797, fournit, avec un oxyde de chrome, un vert inaltérable très avantageux pour la décoration de la porcelaine qui n’avait pas de vert pouvant soutenir le grand feu. Étienne Lenoir perfectionnait les instruments de précision, pour l’astronomie en particulier. Le Moniteur du 16 brumaire an V (6 novembre 1796) annonçait qu’on construisait à l’Observatoire de Paris un télescope ayant 19m,50 de long avec un miroir de platine de 1m,95 de diamètre. Bréguet, par des modifications du mécanisme d’échappement (brevet du 19 ventôse an VI - 9 mars 1798), facilitait la réduction de l’épaisseur des montres sans nuire à leur précision, et Japy (27 ventôse an VII -17 mars 1799) inventait une machine à fendre les dents des petites roues d’horlogerie. Je citerai, en outre, à titre de curiosité pour l’époque, d’abord deux brevets dont j’ignore la valeur, celui du 9 prairial an VII (28 mai 1799) délivré à Rosnay pour la construction de ponts en fer, et celui du 24 messidor an VII (12 juillet 1799) délivré aux citoyens Girard père et fils pour « des moyens mécaniques de tirer parti de l’ascension et de l’abaissement des vagues de la mer comme forces motrices » ; puis le projet d’un bateau sous-marin dû à Fulton et proposé par lui, en l’an VI et en l’an VII (1797 et 1798, aux ministres de la Marine Pléville le Pelley et Bruix. N’ayant pu, malgré ses efforts, obtenir d’eux (Desbrière, Projets et tentatives de débarquement aux Îles britanniques, t. II, p. 255-259, et Revue d’histoire rédigée à l’état-major de l’armée, mars 1902, p. 482) « une commission assurant à ses marins le traitement de belligérants, en dépit du rapport très favorable de la commission chargée de l’examen du projet », il se décida à le construire sans être commissionné ; le 11 messidor an VIII (30 juillet 1800), ce sous-marin nommé Nautilus fut lancé à Rouen où les essais réussirent ; il était en bois avec « une hélice manœuvrée à bras » (Idem, p. 483, note). En l’an VI (1798) également, un autre inventeur resté inconnu, Allemand probablement, soumettait au Directoire le plan et le mémoire descriptif d’un sous-marin en cuivre (Idem, p. 483).

À côté des établissements industriels dont il a été question plus haut, je signalerai la manufacture de papier de Montgolfier, à Annonay, où des chutes d’eau fournissaient la force motrice ; la manufacture de glaces de Saint-Gobain, qui, en entrepôt à Paris, coûtaient, en 1798, 193 francs pour 1 mètre carré, 810 pour 2, 1 594 pour 3 et 8 437 francs pour 4 mètres ; la cristallerie du Greusot, où elle avait été transportée de Sèvres en 1787 et où elle subsista jusqu’en 1827 ; la fabrique de porcelaine de Diehl et Guerhart, à Paris, décorée avec des couleurs qui n’éprouvaient aucun changement dans la cuisson ; la manufacture de faïence de Potter, à Chantilly ; la manufacture d’horlogerie de Cluses ; les fabriques d’objets de toilette, peignes en bois, etc., et d’ouvrages de tour, de Saint-Claude (Jura), — malheureusement, cette ville de 4 000 habitants, entièrement bâtie en bois de sapin, fut détruite par un incendie qui éclata le 1er messidor an VII (19 juin 1799) ; les manufactures de draps de Louviers et de Sedan ; les fabriques de bonneterie de Troyes, de mouchoirs de Chollet, qui avait à sa tête onze associés ; les fabriques d’indiennes qui prirent une sérieuse extension à Bolbec, de 1792 à 1796 (Bénard-Leduc, Sur l’histoire de l’industrie des toiles peintes, 53e Congrès scientifique tenu à Rouen en 1865, p. 175) ; la manufacture de toiles peintes d’Oberkampf, à Jouy-en-Josas (Seine-et-Oise), dans laquelle on employait pour l’impression, dès 1797, le rouleau ou cylindre (Lafond, L’art décoratif et le mobilier sous la République et l’Empire, p. 134) ; mais la gravure du cylindre lui-même était longue et difficile ; en 1799, un parent d’Oberkampf, S. Widmer, réussit à construire une machine abrégeant et facilitant énormément ce travail. Nous savons que, pour cette manufacture, l’année 1794 fut déplorable ; il y eut, au printemps de 1795, un certain mouvement de reprise, mais la prospérité ne recommença qu’en 1796 ; jamais la fabrication ne fut plus active qu’en 1797 ; l’année 1798 fut moins animée, et l’année 1799 très mauvaise (Oberkampf, par A. Labouchère, p. 114 à 125). Il est probable que ces fluctuations ont été les mêmes pour d’autres établissements. En ce qui concerne l’an II (1793-94), où on avait eu à redouter les conséquences du manque des bras provenant des nécessités militaires, Robert Lindet, dans le rapport déjà cité (début du §7), dit que les productions dans tous les métiers « ont surpassé ce que l’on pouvait en attendre ; mais si l’on a prouvé ce que l’on pouvait faire, on ne s’est pas assez longtemps soutenu. Les travaux languissent, les besoins augmentent, la consommation est excessive », reproche que nous lui avons déjà vu formuler à propos du commerce.

Le 9 fructidor an VI (26 août 1798), François (de Neufchâteau), ministre de l’Intérieur, lançait une circulaire relative à une « exposition publique des produits de l’industrie française ». Ce fut l’origine de nos expositions nationales. Ouverte au Champ-de-Mars, du 1er jour complémentaire an VI au 10 vendémiaire an VII (17 septembre au 1er octobre 1798), elle réunit 110 exposants ; 12, dont la plupart ont été cités précédemment, furent médaillés et 19 obtinrent une mention. Parmi ces derniers, je signalerai Kutsch, de Paris, à propos de « machines d’une très grande précision pour diviser et vérifier très promptement les mesures de longueur », Patoulet, Audry et Lebeau, de Champlan, près de Longjumeau (Seine-et-Oise), pour leurs « couverts plaqués d’or et d’argent sur acier » ; Salneuve, de Paris, pour sa « forte vis de balancier, presse à timbre sec » ; Roth, pour ses machines à « fendre et diviser les cuirs ». Le rapport du jury de l’exposition, publié par le Moniteur du 2 brumaire an VII (23 octobre 1798), qui, ainsi que les rapports des deux expositions suivantes, m’a fourni un certain nombre des détails donnés plus haut, regrettait l’absence de certains chefs d’industrie, notamment de La Rochefoucauld-Liancourt, fondateur d’une importante fabrique de cotonnades. On s’était, en effet, un peu trop hâté, et cette exposition aurait été plus importante, si le délai entre son annonce et son ouverture avait été moins court.

J’aurais voulu terminer ce paragraphe par quelques détails précis sur les conditions du travail ; mais les renseignements à ce sujet sont ceux qui font le plus défaut. Ainsi, il est très difficile de savoir exactement quelle était la longueur de la journée de travail.

Peu avant ma période, il y eut le décret de la Convention du 6 ventôse an II (24 février 1794) : une « imprimerie des administrations nationales » ayant été instituée, le 27 frimaire précédent (17 décembre 1793), par la transformation d’un ancien établissement, l’imprimerie de la loterie, — cette imprimerie devait recevoir, le 8 pluviôse an III (27 janvier 1795), son nom actuel d'Imprimerie nationale qui dura peu au début, le décret du 18 germinal suivant (7 avril 1795) lui ayant substitué celui de « Imprimerie de la République » — la Convention vota, le 6 ventôse, un règlement en vertu duquel (titre ii, art. 6 et 7) le travail quotidien de tous les ouvriers attachés à cet établissement devait durer de 8 heures du matin, pendant les six premiers mois de l’année (fin septembre à fin mars), de 7 heures, pendant les six derniers mois, à 1 heure de l’après-midi, et de 3 heures à 7 heures du soir, soit 9 et 10 heures de travail coupées par un repos de deux heures pour le dîner. Dans son arrêté du 21 messidor an II (9 Juillet 1794) fixant le maximum pour les salaires, le Conseil général de la Commune de Paris se bornait à dire pour la durée du travail : « Art. 6. — Les ouvriers, ouvrières, charretiers et autres seront tenus de se conformer, pour les heures de travail, aux usages constamment suivis dans chaque état en 1790 ». Quels étaient les usages à cette date ? Sans doute les vieux usages.

Dans le Dictionnaire des arts et métiers mécaniques de l’Encyclopédie méthodique, on voit, pour les peintres en bâtiment, que les compagnons « commenceront leur journée à 6 heures du matin pour la finir à 7 heures du soir, en sorte qu’elle soit de onze heures de travail » (t. VI, p. 137), ce qui comportait deux heures pour les repas, et ce règlement se retrouve pour d’autres corporations, les imprimeurs par exemple. Dans les Métiers et corporations de la Ville de Paris, de René de Lespinasse, on lit que les compagnons sculpteurs, marbriers, doreurs et gens d’impression « doivent commencer leurs journées en tous temps à 6 heures précises du matin », déjeuner de 8 heures à 8 heures et demie, dîner de midi à une heure, et « ne doivent finir leurs journées qu’à 7 heures du soir sonnées, en sorte que la journée soit de onze heures et demie de travail » (t. II, p. 220). On trouve encore ces mêmes heures pour certaines corporations, on trouve assez fréquemment pour d’autres de 5 heures du matin à 7 du soir, avec probablement une heure et demie d’arrêt pour les repas comme ci-dessus — la chose n’est pas toujours précisée — ce qui faisait une journée de douze heures et demie de travail effectif. À une pétition du 2 juin 1791 adressée à l’Assemblée constituante par les maîtres maréchaux, les ouvriers répondirent en disant qu’ils travaillaient de 4 heures du matin à 7 heures du soir, le temps des repas déduit, et ne gagnaient que trente sous : ils demandaient la réduction de leur journée et l’augmentation de leur salaire (Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, p. 72). Enfin, pour d’autres, la journée était de seize heures, évidemment y compris le temps des repas ; ce fut le cas des ouvriers relieurs qui s’efforcèrent d’obtenir la journée de quatorze heures (Germain Martin, Les associations ouvrières au xviiie siècle, p. 143). De ces exemples il résulte que la journée de travail variait suivant les professions et aussi suivant les localités et les époques.

Pour ma période même, en dehors d’un mémoire daté du 29 thermidor an II (16 août 1794), où les « administrateurs du département de Paris » rendaient compte de la situation générale des ateliers de filature établis, en vertu de la loi du 30 mai 1790, pour occuper les femmes sans moyens d’existence et les enfants des deux sexes — or il ne dut pas y avoir plus de faveur, sous le rapport du temps de travail, dans ces ateliers publics comparés aux ateliers privés, qu’il n’y en eut, sous le rapport du salaire, lorsque, à ces ateliers publics, on substitua le travail à domicile (fin du chap. vii) — et où on lit : « Le travail des ateliers commence en hiver à sept heures et en été à six heures du matin. Il se termine à sept heures du soir » (L’Assistance publique à Paris pendant la Révolution, par A. Tuetey, t. IV, p. 656) ; et en dehors du traité — dont il sera question plus loin — conclu avec le nommé Sykes, approuvé par le Directoire le 2 fructidor an IV (19 août 1796) et fixant, pour des enfants et des jeunes filles la journée de travail à douze heures, je n’ai que quelques indications indirectes qui, bien que puisées en partie dans

Moisson.
(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
des publications postérieures à ma période, mais étant présentées par celles-ci comme chose toute naturelle, ne devaient pas, au moment où elles ont été publiées, avoir un caractère de nouveauté.

Par exemple, Chaptal (De l’Industrie française, t. II, p. 15) suppose pour les filatures un travail de 300 jours par an et de douze heures par jour ; le rapport de Bardel, Molard, etc., déjà cité, qu’on trouve dans le numéro de frimaire an XII (novembre 1803) du Bulletin de la Société d’encouragement pour l’industrie nationale, décrivant l’assortiment de machines de Bauwens pour le coton, calcule aussi par journée de douze heures ; le Dictionnaire universel de commerce, édité par Buisson en 1805, parlant du procédé de fabrication de l’acier dans les forges de la Nièvre, prévoit encore un travail de douze heures (t. Ier, p. 33). D’autre part, le numéro de prairial an XII (mai 1804) du Bulletin de la Société d’encouragement, à propos de l’assortiment de machines de Douglas pour la laine, table sur dix heures. On trouve, en revanche, dans le « rapport fait par ordre du comité de salut public sur les fabriques et le commerce de Lyon », par Vandermonde, le 15 brumaire an III (5 novembre 1794), cette phrase : « sans les besoins factices, on ne travaillerait pas volontairement seize heures sur vingt-quatre » (Journal des arts et manufactures, t. Ier, p. 4) ; ou cette réflexion n’a pas de sens, ou elle témoigne que certains ouvriers travaillaient seize heures par jour. Le directeur de la fabrique d’assignats, dans une lettre du 15 messidor an III-3 juillet 1795 (Stourm, Les finances de l’ancien régime et de la Révolution, t. II, p. 307) au comité des finances, disait que ses employés étaient « à l’ouvrage depuis 6 heures du matin jusqu’à 8 heures du soir » ; mais c’était là un travail d’une urgence spéciale. En l’an IV (1796), l’arrêté que j’ai rapporté relatif aux ouvriers des papeteries semble admettre une journée de travail assez longue.

La même année, il ne faut pas oublier la pétition d’entrepreneurs signalant l’esprit d’indépendance des ouvriers, qui n’est guère compatible avec ces longues journées acceptées « volontairement », il ne faut pas non plus oublier les plaintes de Chaptal, pétition et plaintes résumées plus haut, ni ce mot à la fin de l’an VI (septembre 1798) de Dufort de Cheverny (Mémoires…, t. II, p. 386) : « le peuple fait la loi pour son travail ». Et si, à la fin de ventôse an II (mars 1794), un rapport de police parlait de « la tyrannie des ouvriers » (Histoire socialiste, t. IV, p. 1778), il en était encore ainsi d’après le rapport du 1er messidor an XI (20 juin 1803), que j’ai cité au début de ce paragraphe, et qui signalait (revue la Révolution française, n° du 14 juillet 1903, p. 68) leur « vexatoire influence » et « la dure dépendance » des fabricants à leur égard due notamment à « l’esprit de licence qui a prévalu depuis quatorze ans dans la société en général ».

S’occupant de Paris, le Journal d’économie publique de Rœderer disait dans son numéro du 30 nivôse an V (19 janvier 1797) : « la classe ouvrière s’est remise à l’ouvrage à peu près comme du passé. Elle travaille un peu moins peut-être ; mais tout ce qui la compose travaille également » (t. II, p. 278). On lit dans un rapport de Regnaud (de Saint-Jean d’Angely) : « La saison des beaux jours rendait au travail ce que les longues nuits de l’hiver avaient prêté au repos. Aujourd’hui ce n’est plus aussi utilement pour le travail que le soleil est plus longtemps à l’horizon » (Moniteur du 13 germinal an XI-3 avril 1803).

Voici, concordant avec les deux dernières citations, des faits qui montrent les ouvriers parisiens se préoccupant de la limitation de la journée de travail. Le rapport de police du 3 thermidor an V (21 juillet 1797) signale des « colloques » entre ouvriers et croit que ces ouvriers dont les plus nombreux sont les ouvriers de forges et de fonderies » (recueil d’Aulard, t. IV, p. 226) « se concertent pour rabattre d’autorité encore une heure sur le temps de leur journée » ; suivant le rapport des 25 et 26 brumaire an VI (15 et 16 novembre 1797), « les ouvriers charpentiers se rassemblent et paraissent établir une lutte avec leurs maîtres, motivée sur une demi-heure de travail de plus que ces derniers exigent d’eux » (Idem, t. IV, p. 452) ; « des compagnons maçons, dit le rapport du 23 floréal suivant (12 mai 1790), se sont portés hier, vers 6 heures et demie, dans une manufacture de porcelaine du faubourg Antoine, pour engager les ouvriers de cette manufacture à quitter leurs travaux à cette heure ; ils s’y sont refusés » ; d’après le rapport du lendemain, 24 floréal (13 mai), « un grand nombre d’ouvriers de dillérents états se sont réunis dans un cabaret des Percherons pour fixer les heures du travail » (id., p. 658 et 661).

Enfin, tandis que, dans la Décade philosophique du 20 thermidor an VI-7 août 1798 (t. XVIII, n° 32) on proteste, à propos de la célébration du décadi, contre « les jours de repos fixes et périodiques », et qu’on demande « une fête par mois et le travail tous les jours » ; tandis que dans le Patriote français du surlendemain (22 thermidor-9 août), on déclare qu’une des supériorités du décadi sur le dimanche, c’est de fournir « moins de jours pour le repos ou la paresse » (recueil d’Aulard, t. V, p. 31), nous voyons, par un rapport de la même époque (16 thermidor-3 août) du bureau central du canton de Paris, que tel n’était pas l’avis des travailleurs parisiens : « Si l’affluence, dit, en effet, ce rapport, est moins sensible depuis quelque temps dans les temples catholiques, elle n’est pas moins remarquable sur la voie publique les jours correspondant au dimanche, qu’une certaine classe du peuple consacre opiniâtrement au repos sans aucun motif de religion » (Idem, t. V, p. 25).

Pour les employés du gouvernement « chargés de l’expédition des affaires par écrit », je signalerai l’arrêté du Directoire du 5 vendémiaire an VII (26 septembre 1798) portant (art. 3) que ces employés « seront tenus de se trouver à leur poste pendant 7 heures au moins tous les jours excepté les décadis et les fêtes nationales », et (art. 4) que « les heures de travail pour les employés à Paris sont fixées depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre après-midi ».

L’exploitation industrielle de la femme, de la jeune fille et de l’enfant existait déjà ; elle s’était même systématisée, peut-on dire, dans une certaine mesure et développée, à la suite des levées en masse qui avaient diminué considérablement le nombre des ouvriers disponibles. À la papeterie de Buges, nous l’avons vu tout à l’heure, en l’an II, il y avait à peu près autant de femmes que d’hommes et, sur les 83 enfants, il y en avait quatre n’ayant que onze ans (Gerbaux, p. 50, 55, 57, La papeterie de Buges). Le Journal du lycée des arts, inventions et découvertes, de vendémiaire an IV (septembre 1795), nous apprend que, dans la manufacture de papiers peints de la rue de Montreuil, de Jacquemard et Bénard, successeurs de Réveillon, des femmes sont employées et que ce sont des « petits enfants » qui exécutent le premier travail. Il en était de même dans une autre manufacture de papiers peints, celle de Robert, successeur d’Arthur que les thermidoriens avaient guillotiné en sa qualité d’ami de Robespierre. C’étaient des enfants (Chaptal, De l’industrie française, t. II, p. 27) qui, dans les métiers à tisser à la tire, tiraient les cordes de manœuvre. Le Journal des arts et manufactures nous dit (t. I, p. 113) que Japy, dans sa manufacture de mouvements d’horlogerie, à Beaucourt, près de Belfort, employait des enfants et des infirmes et (t. III, p. 521), à propos de la manufacture de faïence de Potter à Chantilly, que chaque tourneur ou modeleur avait toujours avec lui un ou deux jeunes enfants. Dans les manufactures d’épingles (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. Ier, p. 590), les épingles sont placées sur des papiers par des jeunes filles ou des enfants ; les habiles en plaçaient jusqu’à trente milliers par jour et gagnaient alors « quatre à cinq sous ». Dans le document que j’ai cité précédemment à propos de la filature Lachauvetière à Bordeaux, il était dit que la facilité de manœuvrer les machines de cet établissement mettait « à même de n’y employer que des femmes, des enfants et des estropiés ou des gens privés de la vue ».

À la séance du 5 ventôse an III (23 février 1795), il fut question d’un fabricant de toile à voiles établi à Bourges, Butel, qui sollicitait de la Convention l’autorisation de « tirer des hospices de Paris ou des départements 4 ou 500 jeunes filles âgées au moins de dix ans pour les employer à la filature » ; la Convention accorda l’autorisation avec certaines garanties dont l’exécution ne fut peut-être pas bien surveillée. Par traité approuvé le 2 fructidor au IV (19 août 1796), le Directoire accordait à Sykes — un des signataires de la pétition du 16 messidor précédent (4 juillet) mentionnée plus haut — propriétaire de la filature mécanique de coton sise à Saint-Rémy-sur-Avre, près de Nonancourt (Eure-et-Loire, 100 filles des hospices, dont 80 de neuf à dix ans, et 20 de quatorze à quinze. Il devait les garder jusqu’à vingt et un ans, leur donner l’instruction primaire ; les heures de travail ne devaient pas excéder 12 par jour ; « pour tenir lieu de salaire », ces jeunes filles devaient recevoir à leur majorité, les premières 250 francs, les secondes 150 francs, valeur métallique (Archives nationales, F14, 1302). En fructidor an V (août 1797), la manufacture Delaître, à l’Épine, près d’Arpajon, occupait 62 jeunes orphelines tirées des hospices et instruites, selon leur âge et leur capacité, « à tenir 24, 36, 40, même 48 fils (Magasin encyclopédique, t. XXVI. p. 115). Une lettre de Delaître, datée du 7 vendémiaire an VIII (29 septembre 1799) et publiée par la Décade philosophique du 30 ventôse-21 mars 1800 (t. XXIV, p. 520-522), nous apprend qu’il s’était mis, avec de bonnes intentions, mais en préférant certainement pour lui un autre régime, à nourrir son personnel « d’après les procédés du comte de Rumford ». « Yankee baronnisé, Benjamin Thompson, dit le comte Rumford », lit-on dans le Capital de Karl Marx (édition française, t. 1er p. 263, col. 2) avait commencé, en 1796, la publication à Londres d’un ouvrage, Essays political, economical, etc., qui est « un vrai livre de cuisine ; il donne des recettes de toute espèce pour remplacer par des succédanés les aliments ordinaires et trop chers du travailleur ». Avec « les potages à la Rumford » — Delaître nous énumère tous les ingrédients constituant celui de son personnel à qui il songeait à ne donner que cette soupe « deux fois par jour » — 115 personnes coûtaient à nourrir 11 fr. 16 par jour ; elles avaient, en outre, l’avantage de n’avoir pas besoin d’aller à une station thermale pour se faire maigrir.

Le Moniteur du 2 brumaire an -VII (23 octobre 1798), dans la liste des industriels récompensés à l’Exposition, ajoute, à la suite du nom de Le Petit-Walle à qui ses « rasoirs fins » ont valu une mention : « Cet artiste instruit et emploie des enfants tirés des hospices ». Parmi d’autres faits de ce genre, en voici encore un : d’après la Décade philosophique du 20 ventôse an VI-10 mars 1798 (t. XVI), « Boyer-Fonfrède, propriétaire d’une manufacture considérable à Toulouse, vient d’y associer les hospices civils de Toulouse, Montauban, Carcassonne et autres environnants ; le gouvernement l’a autorisé à y choisir 500 enfants pour les employer dans sa manufacture, à la charge par lui de veiller à leurs mœurs, de faire apprendre à lire et à compter à ceux qui ne le savent pas, et de les faire instruire dans les principes du gouvernement républicain ». On ne nous dit pas cette fois quelle règle était posée limitant le travail à tirer de ces malheureux enfants.

Le compagnonnage qui avait subsisté, malgré l’interdiction prononcée par l’arrêt du Parlement de Paris du 12 novembre 1778, fut encore entravé par les lois des 2 mars et 14 juin 1791 ; ses membres durent s’abstenir de toutes manifestations extérieures qui ne reparurent que sous le Consulat, avec le retour aux anciennes traditions religieuses. Un homme bien renseigné, Réal, écrivait, le 22 février 1813, dans une note officielle : « Ces coteries (les sociétés de compagnons) neutralisées pendant la période révolutionnaire, où elles n’avaient plus d’objet, ont reparu depuis que les éléments du corps social se sont replacés et fixés » (Martin Saint-Léon, Le Compagnonnage, p. 78, note). Le compagnonnage n’en persista pas moins ; l’admission de certaines professions dans le compagnonnage date même de cette époque ; l’initiation des maréchaux ferrants est, d’après Perdiguier, de 1795, et l’admission officielle de la société des plâtriers « initiée en 1703 » date de 1797 (Idem).

Nous avons eu l’occasion de voir (chap. iii) pour la période de la Convention, et nous verrons par la suite (chap. xiii, xvii et xx), pour la période du Directoire, que le gouvernement intervenait toujours, dans les mouvements les plus calmes relatifs aux conditions du travail, contre les ouvriers.

§ 9. — Agriculture.

Le morcellement du sol qui avait commencé sous l’ancien régime, continué sous la Révolution et qu’augmentèrent plus tard les opérations des spéculateurs englobés sous le nom de « bande noire », n’a jamais correspondu à la répartition de la propriété ; à n’importe quelle époque, on a vu comme maintenant plusieurs parcelles appartenir au même propriétaire et le nombre des propriétaires être moindre que le nombre des parts de propriété. Si la Révolution a cependant élevé le nombre des paysans propriétaires — il y eut fréquemment, dans les achats des biens nationaux, rivalité entre acquéreurs bourgeois et paysans ; les premiers ont dû être moins nombreux que les seconds, mais leurs lots, principalement près des villes, ont été beaucoup plus considérables que ceux des autres — elle les a surtout affranchis des charges qui, avant elle, pesaient sur leurs propriétés. Cette division et cette libération du sol contribuèrent à accroître encore le nombre de ceux qui se livraient à l’agriculture et le prestige de la propriété foncière. Celle-ci prit une importance telle que l’intérêt de ses détenteurs eut une action prépondérante sur le régime politique et social. C’est eux que le gouvernement s’efforça avant tout de rassurer et de protéger ; nous avons dit dans le chapitre précédent que l’article 374 de la Constitution de l’an III leur avait garanti l’irrévocabilité des ventes des biens nationaux. Ils se prononcèrent de leur côté pour les gouvernants qu’ils jugeaient capables de les défendre le mieux contre les velléités de retour à l’ancien ordre des choses ; la conservation de l’ordre économique établi par la Révolution, quels que pussent être les sacrifices à subir par ailleurs, resta leur inébranlable règle de conduite : parlant des acquéreurs des biens nationaux dans un rapport de l’an IX (1801) sur la Seine et les départements environnants, le général Lacuée disait : « leurs plus grands ennemis sont les prêtres » (Rocquain, État de la France au 18 brumaire, p. 255), constatant par là implicitement et la politique faite par les prêtres et la répudiation de cette politique par le paysan.

La possibilité de garder désormais pour eux tout le produit de leur propriété, poussa les paysans à vouloir grossir ce produit, à étendre leurs cultures habituelles et, en particulier, la plus importante, celle des céréales (Décade philosophique du 20 frimaire an IV-11 décembre 1795, t. VII) ; « jamais on n’avait cultivé et ensemencé une si grande étendue de terre », disait, à la fin de l’an II, Robert Lindet dans un rapport cité plus haut (début du paragraphe 7). Mais les paysans agirent sans la moindre méthode. Les bras manquant pour tous leurs travaux, ils avaient appelé les ouvriers des villes, au point que le comité de salut publie crut devoir intervenir à l’égard des ouvriers employés aux ateliers de l’artillerie et des armes : instruit que plusieurs d’entre eux, « cédant à l’appât du gain qui leur est offert par les habitants des campagnes, abandonnent leurs travaux pour se livrer à l’agriculture », le comité décida, par arrêté du 12 thermidor an III-30 juillet 1795 (Moniteur du 21 thermidor-8 août 1795), qu’ils ne pourraient dorénavant les abandonner qu’après avoir obtenu de leur directeur un congé visé par la Commission des armes et poudres, et que les particuliers ne pourraient les employer sans ce congé.

La Décade philosophique du 10 prairial et du 10 fructidor an 11-29 mai et 27 août 1794 (t. Ier, p. 211 et t. 11, p. 201,), nous apprend que, malgré la campagne entreprise depuis quelques années en faveur de la pratique des prairies artificielles, le moyen le plus usité de rendre au sol sa fertilité, l’amendement par excellence, était toujours l’usage de la jachère absolue, c’est-à-dire du repos absolu de la terre laissée improductive pendant un an. Dans certaines régions arriérées, par exemple dans le Gers, la plupart des terres n’étaient semées qu’une année sur deux ; quelques rares étaient « tiercées », c’est-à-dire cultivées comme il va être dit (bulletin du 23 pluviôse an VII-11 février 1799, de la Société libre d’agriculture du Gers). Le mode de culture le plus habituel à l’époque que nous étudions, consistait à diviser, dans chaque exploitation, les terres labourables en trois portions à peu près égales ; chacune d’elles était à tour de rôle ensemencée, une année en blé ou en seigle, l’année suivante en grains d’une autre espèce, en avoine, par exemple, ou en orge, et restait, la troisième année, inoccupée (Bibliothèque physico-économique de Parmentier et Deyeux, volume de 1794, p. 30). Il en était ainsi dans le Cher qui n’était cependant pas un département mal cultivé, (Journal des arts et manufactures, t. III, p. 482). Les Annales de l’agriculture, de Tessier et Rougier-Labergerie, admettaient (t. III, p. 36) qu’il y avait « un tiers des terres en repos ». D’après de Pradt (De l’état de la culture en France, 1802, t. 1er, p. 139), trop communes en France, les jachères absolues « règnent sur presque toute son étendue » ; elles tenaient un peu plus du tiers des terres labourables (Ibidem, p. 170). De la sorte, tous les ans un tiers de chaque exploitation en moyenne ne portait que de mauvaises herbes, les deux autres tiers — et chaque tiers pendant deux années consécutives — des céréales. Cet arrangement se reproduisait sans la plus légère variété, « l’ordre des trois soles est le sujet d’une condition qui se met presque toujours dans les baux de terres labourables » (Nouveau cours complet d’agriculture, d’après Rozier, par les membres de la section d’agriculture de l’Institut de France, 1809, t. II, p, 172). Quoiqu’on recommandât alors (voir toutes les publications ci-dessus), à la place de ce procédé détestable, de ne pas semer deux années de suite dans la même terre des plantes de même nature, de renoncer à la jachère et d’alterner la culture des céréales avec celle de la pomme de terre, du turnep ou des légumineuses telles que le trèfle, la luzerne, le sainfoin et le lupin, François (de Neufchâteau), ministre de l’Intérieur, écrivait, le 2 thermidor an VI (20 juillet 1798), dans une circulaire : « Le trèfle est encore inconnu dans une partie de la France. Les funestes jachères stérilisent encore un tiers de ce grand territoire » (Moniteur, du 23 thermidor-10 août 1798). Sauf dans le Nord et une partie de la Normandie, la prairie artificielie est une exception, et la culture des légumineuses est plus rare que celle des prairies artificielles (de Pradt, Ibidem, t. Ier, p. 146).

Dans une intéressante réponse (Archives nationales F11, 1173) à une circulaire du 5 vendémiaire an V (26 septembre 1796) adressée par le ministre de l’Intérieur aux administrateurs du département de l’Eure, un citoyen Chanoine s’occupait de la situation agricole. Il signalait l’insuffisance, comme moyen de féconder la terre, de la pratique des très nombreux labours préparatoires et des jachères, toujours en vigueur dans l’Eure et dans les départements environnants ; il préconisait l’emploi des marnes et des engrais, surtout l’enfouissement d’herbages verts pratiqué dans le pays de Caux, la culture alternée des grains, des « plantes qui fournissent des prés artificiels, et des légumes surtout les espèces à graine ronde », et l’augmentation du bétail. À ses yeux, le mal résidait principalement dans l’esprit d’économie mal entendue des propriétaires se refusant à dépenser pour dessécher les terres trop humides, pour arroser celles qui ne le sont pas et qui pourraient l’être, pour corriger les vices des terres trop légères ou trop fortes par des mélanges convenables, dans la brièveté des baux de neuf ans, dans le droit de parcours sur les terres dépouillées de leurs récoltes ou en jachère, dans le morcellement trop grand des propriétés. Il se hâtait d’ajouter, d’ailleurs, qu’il n’était pas également facile de remédier à ces maux et que, par exemple pour le droit de parcours, « des usages qui touchent de si près la partie la moins aisée des habitants de la campagne, ne pourraient se détruire sans une commotion dangereuse ; il y aurait même de l’imprudence à retrancher ces abus ». Ce qu’il fallait, d’après lui, c’était rallier l’opinion aux idées justes, c’étaient « des règlements plus instructifs que prohibitifs ».

Au lieu d’opérer l’extension, par lui poursuivie, de sa culture en supprimant les jachères, le paysan la réalisait en défrichant des parties boisées ou en transformant des prairies naturelles en terres de labour ; et ce mouvement fut, tout au moins au début de notre période, favorisé par de nombreuses administrations municipales qui, en cela, obéissaient au préjugé courant. À la consommation abusive du bois, à son gaspillage, qui résulta de la liberté donnée au propriétaire par la loi du 15 septembre 1791 (art. 6) de disposer de ses bois à son gré, ajouta le déboisement qui sacrifiait de la manière la plus imprévoyante l’avenir à la convoitise d’un gain immédiat. L’administration, du reste, donnait l’exemple au point que, quoiqu’il y eût un arrêté du Directoire (8 thermidor an IV-26 juillet 1796) interdisant les coupes extraordinaires sans autorisation spéciale, Rougier-Labergerie (Annales de l’agriculture, t. Ier, p. 54) regrettait de voir les forêts nationales dans les attributions du ministre des Finances « que les besoins d’argent assiègent sans cesse ». On critiquait aussi le manque de clôtures (de Pradt, ibidem, t. 1er, p. 190) ; et le « discours préliminaire », dû à la plume de Parmentier, du Nouveau cours complet d’agriculture cité tout à l’heure, se terminait ainsi (t. Ier, p. xxviii) : « Bordez de haies vives la lisière de vos héritages ; vos moissons seront plus en sûreté contre la fureur des vents et la voracité des animaux. Indépendamment des avantages qui résulteront pour vos récoltes, vous y trouverez le bois nécessaire à votre chauffage, aux réparations de vos bâtiments

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)
ou à faire des instruments aratoires : construisez peu, mais plantez, plantez toujours ; les fruits augmenteront vos ressources et les feuilles serviront ou de nourriture pour les troupeaux pendant l’hiver, ou d’engrais pour les terres. N’oubliez jamais que les clôtures sont, de tous les perfectionnements que puisse recevoir l’agriculture, celui qui est le plus favorable à sa prospérité ; qu’elles sont tout à la fois l’ornement des champs et l’une des sources les plus fécondes des améliorations dont le sol est susceptible ». Au contraire, Lange, dont a parlé Jaurès, voulait arracher les haies (Histoire socialiste, t. IV, p. 1658).

Toute l’activité déployée en faveur des céréales et une série de bonnes années aboutirent à ce phénomène de la production capitaliste basée sur le profit au lieu de l’être sur l’utilité, la misère de producteurs résultant de la trop grande abondance des produits et de l’avilissement de leur prix. Alors que le prix des grains avait été élevé à la fin de 1795 (Annales citées, t. Ier, p. 11), d’un rapport sur les prévisions budgétaires de l’an VII (Moniteur du 2e jour complémentaire de l’an VI-18 septembre 1798), il résulte que « la baisse dans le prix des produits agricoles » provenait notamment « de l’abondance de plusieurs récoltes », et que les 100 kilos de blé, qui valaient avant 1789 de 20 à 21 francs, ne valaient pas au delà de 15 à 16 francs « dans la très grande majorité des départements dont la richesse consiste en grains » ; le rapporteur Arnould ajoutait qu’il fallait aussi compter « un cinquième au moins d’augmentation dans les frais de culture », ce qui prouve une amélioration dans les salaires des travailleurs agricoles : tout bien pesé, ceux-ci, comme les ouvriers industriels — nous l’avons vu dans le paragraphe précédent — virent leurs conditions de travail améliorées durant la période révolutionnaire : « Les journées des ouvriers sont à un prix fou », écrit, au début de l’an VI (fin 1797), Dufort de Cheverny qui habitait près de Blois (Mémoires… t. II, p. 368) ; il ajoute un an après (Idem, p. 386) : « pour les journaliers le vin est à trois sols, le pain à deux, les journées à trente ou quarante ».

Voici, sur les prix de vente et de revient, quelques renseignements fournis, en prairial an V (milieu de 1797), par les Annales de l’agriculture. Des chiffres donnés (t. Ier, p. 150) il résulte que les 100 kilos de froment valaient : en 1790, 17 fr. 50 — en 1795, 31 fr. 25 — en 1796, 26 fr. 65. Pour les gages et salaires agricoles (Idem, p. 156), « les prix de 1795 sont à ceux de 1790 comme 39 à 22 », soit une augmentation d’un peu plus des trois quarts ; « l’augmentation de 1796 comparée à 1790 est des trois quarts, car elle est dans le rapport de 38 à 22… Cette augmentation a été d’un seizième au delà de celle du prix du froment en le prenant sur le pied de » 31 fr. 25, « prix le plus haut des deux années de renchérissement… Dans ce moment même, où le froment ne vaut que » 22 francs en moyenne, « c’est-à-dire où il n’est plus augmenté que d’un quart sur 1790, non seulement les domestiques, les journaliers et les ouvriers ne veulent pas servir au prix de 1796, mais ils demandent encore une augmentation… En réunissant les prix, tant des gages et salaires, que ceux de l’entretien des chevaux et voitures et de la valeur des ustensiles et instruments dans les années 1790 et 1796, l’augmentation totale n’est pas tout à fait de moitié en sus ; car elle est dans le rapport de 91 à 52. C’est donc à cela que se borne l’augmentation réelle depuis cinq ans » (id., p. 156-158). Un peu avant, dans son n° 6, du 30 vendémiaire an V-21 octobre 1796 (t. Ier, p. 283), le Journal d’économie publique, de morale et de politique, de Rœderer, disait : « on est content de retirer des terres un produit de deux et demi à trois pour cent ».

Enfin, « d’après un tableau officiel… dressé par le ministère de l’agriculture et du commerce » (Biollay, Les prix en 1790, p. 86), le prix moyen de l’hectolitre de froment pour la fin de notre période était de 16 fr. 48 en 1797 ; 17 fr. 07 en 1798 ; 16 fr. 20 en 1799 ; 20 fr. 34 en 1800. En augmentant d’un tiers chacun de ces prix, on aura le prix moyen un peu forcé des 100 kilos suivant ce document.

Souffrirent surtout de cette situation les tout petits propriétaires que leur lambeau de propriété laissa sans ressources ; décrivant l’état de l’agriculture en l’an V (mai 1797), Rougier-Labergerie (Annales de l’agriculture, t. Ier, p. 13) constatait que le morcellement avait été poussé trop loin : « ce principe a reçu une si grande extension dans l’opinion et dans les lois qu’il est devenu un mal positif ».

D’après les Cours de l’École de Mars (chap. xi) dont il a été question au début du paragraphe 8, un hectare de prés rapportait, année commune, 38 quintaux métriques et un tiers de foin ; les terres de blé moyennes rapportaient, par hectare, 15 quintaux métriques 3/4 de paille et 15 hectolitres 1/4 de grains. Le rendement des bonnes terres était, suivant les mêmes Annales, de l’an VI (t. III, p. 36 à 44), de 15 à 16 hectolitres de froment à l’hectare, l’hectolitre pesant en moyenne 75 kilos un quart, et tout près des hectolitres et demi ayant été employés par hectare pour la semence, ce qui, finalement, faisait un rapport de six à sept contre un là où la terre était bien cultivée ; ce même rapport n’était que de quatre contre un dans le Gers (bulletin de la Société d’agriculture déjà cité).

Admis à la barre de la Convention le 30 germinal an III (19 avril 1795), François (de Neufchâteau), alors membre du tribunal de cassation, parlant du blé, s’exprima ainsi au sujet des meilleures espèces à cultiver :

« On a déjà quelques données sur cet objet intéressant.

« L’auteur des Observations sur le ci-devant Angoumois dit que le blé de Guiesce est le plus productif et le meilleur de tous et qu’il est cultivé principalement dans les environs de Nérac et près de Montmoreau.

« Les Mémoires d’agriculture d’un citoyen du ci-devant Languedoc nous apprennent que les froments du voisinage de Narbonne, département de l’Aude, sont plus fins que tous ceux du reste du pays et des pays environnants ; que les grains en ont plus de poids et sont plus savoureux.

« Duhamel, dans les six volumes de son Traité de la culture des terres, le répertoire le plus riche de faits agronomiques qui existe en aucune langue, Duhamel cite plusieurs blés qu’il recommande à divers titres :

« 1° Le blé de Smyrne qui produit deux fois plus que l’autre, mais qui demande à être enterré plus profondément et recueilli avant sa parfaite maturité ;

« 2° Un froment connu à Genève sous le nom de blé d’abondance, et qui n’est pas le blé de Smyrne ou de miracle dont je viens de parler ;

« 3° Un blé d’Espagne à grains très durs, aussi transparent que le riz et qui a peu de son ;

« 4° Un blé locar peu délicat sur la nature du terrain, dont les épis donnent des grains plus pesants et en plus grand nombre, cultivé avec avantage auprès de Villers-Cotterets, département de l’Aisne.

« On voit dans les Mémoires de la ci-devant Société d’agriculture de Rouen qu’on y a essayé une espèce de blé venu de Silésie, qui n’est point sujet à la nielle, qui verse moins que l’autre et qui produit plus de farine.

« Suivant le Socrate rustique, la Société de Zurich, après plusieurs essais, a connu que les grains les plus avantageux à cultiver dans les montagnes sont deux sortes d’épeautre (Veinkorn et le mehrkorn) qu’à l’exemple des Suisses on a commencé à semer en France aux bords du Rhône.

« Dans un très bon éloge, qu’on vient de publier par ordre du gouvernement, du citoyen Mareschal, cultivateur, mort président du district de Breteuil, département de l’Oise, on a eu soin de remarquer que c’est à ses essais, à ses soins redoublés, qu’on doit, dans son canton, l’heureux succès de la culture du blé-froment de Flandre et que ce fut à ses dépens qu’il en fit arriver la première semence à la ferme de Mauregard.

« Enfin, le trimestre d’automne 1787 (vieux style) des Mémoires d’agriculture publiés à Paris par la Société qui s’occupait de cet objet, annonce un essai de culture dans le ci-devant Boulonais, du blé de grâce ou à six côtes, dont la paille est très médiocre, mais qui produit en grains souvent un tiers de plus que le blé ordinaire et qui devrait être par là le grain particulier du pauvre. »

Quatre mois avant, dans un rapport lu à la Convention le 21 frimaire an III (11 décembre 1794), Thibaudeau signalait que le Muséum d’histoire naturelle avait reçu de Pologne « une espèce de blé qui fournit une récolte dans trois mois et demi et peut se semer en avril ».

Au début de l’an VI (octobre 1797) Tessier publiait, dans les Annales de l’agriculture (t. II, p. 407), une étude où il recommandait un froment qui lui avait été envoyé d’Angleterre, qu’il appelle « froment à épis rouges, sans barbes, grains blancs, tige creuse ». « Le froment dont il s’agit, dit-il, m’a été envoyé du Nord et particulièrement de l’Angleterre. D’abord je l’ai semé à Rambouillet au milieu d’un grand nombre d’autres », d’où « les noms de blé d’Angleterre, blé de Rambouillet, qui ne leur conviennent pas mieux que celui de blé de tout autre pays ».

Un peu plus tard, en nivôse an VI (décembre 1797), la Feuille du cultivateur (t. VII, n° 27) annonçait que, « dans la ci-devant Bresse et aux environs de Lyon », on cultivait « le blé dit godelle », froment barbu, introduit depuis vingt-cinq à trente ans, qui « n’est pas sujet à la carie, surtout la variété rouge, pas sujet au noir ».

La superficie des terres de labour, comparée à celle de tout le pâturage « de quelque nature qu’il soit, prairies naturelles, artificielles, plantes légumineuses ou autres », était, dit de Pradt, dans la proportion de trois et demi de labourage contre un (De l’état de la culture en France, t. Ier, p. 133).

D’après le même auteur, plus de la moitié de ces terres de labour était ensemencée non en froment, mais en seigle ou même en grains de qualité inférieure au seigle (Idem, p. 132) ; celui-ci était fréquemment mélangé au froment dans la même terre et le résultat de ce mélange était appelé, suivant sa proportion, blé ramé ou méteil (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. Ier, p. 298) ; de plus, les cultivateurs, on vient de le voir et tous les témoignages s’accordent sur ce point, avaient l’habitude de semer trop abondamment, espérant de la sorte récolter davantage. Dans le commerce (Idem, t. Ier, p. 630), on considérait qu’il fallait 235 kilos de blé pour produire le sac de farine de 159 kilos, ce qui donnait un rendement de 65 % ; le produit était, en fait, un peu moins faible et le rendement un peu plus élevé. Ainsi qu’aujourd’hui on obtenait, en moyenne, un kilo de pain par kilo de blé. Selon les Cours de l’École de Mars (chapitre supplémentaire), le pain de l’an II était « fait de farine de froment dont on a ôté 15 livres de son par quintal » de 100 livres.

Au moins « dans le sud, l’est et l’ouest », constatait à la Convention Penières, parlant au nom du comité d’agriculture dans la séance du 16 vendémiaire an III (7 octobre 1794), « on est encore assujetti aux antiques méthodes, les outils aratoires n’y ont été ni changés, ni perfectionnés ». Comme charrue, on se servait d’une façon générale, dans le Midi, de l’araire ou charrue simple et, dans le Nord, de la charrue de Brie, charrue à avant-train ; une expérience fut faite, à la fin de 1796, dans le Cher où l’araire était employé ; elle démontra la supériorité de la charrue de Brie (Feuille du cultivateur du 27 pluviôse an V-15 février 1797, t. VII, p. 70-72).

Dans le Cher comme dans le Midi, la charrue était tirée par les bœufs, dans le Nord par les chevaux. Pour séparer le grain de l’épi on avait recours au fléau, ou au foulage, ou à ces deux opérations combinées. On battait au fléau, soit aussitôt la moisson faite, soit en grange l’hiver, et c’était le cas pour les départements où le système d’agriculture était le moins vicieux. Les départements méridionaux faisaient fouler les gerbes par des chevaux ou des mules, c’est ce qui s’appelle dépiquer ; la paille et le grain sont par cette méthode salis et froissés. La Décade philosophique du 10 fructidor an III-27 août 1795 (t. VI, p. 396) qui m’a fourni ces détails, ajoutait qu’un batteur pouvait battre 90 gerbes de froment ou 108 d’avoine en 11 heures de travail, et qu’un cheval pouvait dépiquer par jour de 5 à 600 kilos de blé ; presque partout on nettoyait le grain en le jetant contre le vent avec une pelle de bois. La même revue (t. V) mentionnait, le 20 germinal an III (9 avril 1795), une machine à battre inventée par Cardinet à qui, disait-elle, on devait déjà une brouette à moissonner, et (t. XX), le 20 pluviôse an VII (8 février 1799), un épurateur inventé par Fouquet-Desroches et perfectionné par Molard ; mais ces machines agricoles et diverses autres, telles que semoir, hache-paille, étaient alors, en dehors même de tout esprit de routine, généralement jugées trop imparfaites et trop coûteuses.

La pomme de terre s’implanta durant notre période dans le Midi où elle n’était guère utilisée auparavant (de Pradt, De l’état de la culture en France t. Ier, p. 74). Le vin était très médiocre dans beaucoup de régions qui cultivaient la vigne, et la culture de celle-ci se développa par suite de l’augmentation du prix des vins (bulletin souvent cité déjà de la Société libre d’agriculture du Gers). L’huile dont il était fait une grande consommation, provenait dans le Midi de l’olive, dans le Nord du pavot et du colza. Les plants de mûrier que le Midi soignait assez bien pour les vers à soie, auraient pu être plus abondants. Partout la production des fruits, du lin et du chanvre aurait pu être beaucoup plus étendue de Pradt, ibid., p. 164 et-165).

Les prairies naturelles étaient en mauvais état parce qu’on ne les labourait jamais, alors que, dit de Pradt (t. Ier, p. 142), « toute prairie qui n’est pas dans un très bon fonds ou susceptible d’arrosements réguliers, doit, pour se soutenir en bon rapport, être retournée tous les douze ans », et parce qu’on ne savait pas les irriguer, les unes recevant trop d’eau et les autres pas assez. Généralement la culture était meilleure au Nord qu’au Midi, la plus mauvaise était dans le Centre ; ce qui sauvait le Midi, c’était l’olivier, le mûrier et la vigne.

Il ne restait plus guère, à cette époque, de ces grandes fermes de 250 hectares pour lesquelles, suivant Rozier (Cours d’agriculture, t. II, p. 121), « les avances du fermier doivent être de 16 à 17 000 livres, sans compter ce qu’il doit dépenser avant de toucher un grain de la première récolte, et ses dépenses montent à plus de 2 000 livres ». Les fermiers de cette catégorie ne tenaient pas la charrue, ils prévoyaient les travaux à faire, en surveillaient l’exécution, s’occupaient de l’achat des choses nécessaires et de la vente des produits. Après la Révolution, « des fermes de 200, 300, 400 arpents (environ 100, 150, 200 hectares) exploitées chacune par un fermier, ont été divisées en 20, 30, 40 et 60 corps de fermes » (Annales de l’agriculture, t. Ier, p. 13). L’étendue des fermes dépassait rarement 100 hectares ; les plus nombreuses allaient de 20 à 25 (Sagnac, La législation civile de la Révolution française, p. 241, note). En l’an V (1797), d’après le Journal des arts et manufactures (t. III, p. 483), il y avait dans le Cher des métairies de 50 à 170 hectares. Le maximum le plus ordinaire de la durée des baux était de neuf années (Décade philosophique, t. II, p. 205 ; Annales de l’agriculture, t. III, p. 283 ; de Pradt, t. Ier, p. 174 et Nouveau cours complet d’agriculture, d’après Rozier, t. II, p. 177). La baisse des assignats avait été, pour les fermiers payant le prix de leur fermage avec cette monnaie dépréciée, une source de profits inespérés ; ce fut au point qu’on vit des fermiers payer leur fermage avec le papier que leur rapportait « la vente d’un porc ou d’un bœuf » (Sagnac, Ibid., p. 211 et 212, note). Aussi la loi du 2 thermidor an III (20 juillet 1795), déjà citée à propos de la contribution foncière (§1er), décida (art. 10) que les fermiers « à prix d’argent » des biens ruraux payeraient la moitié du prix du bail avec la quantité de grains (froment, seigle, orge ou avoine) que cette moitié représentait en 1790 ; cette obligation fut supprimée par l’art. 1er (voir chap. xv) de la loi du 18 fructidor an IV 4 septembre 1796). Pour les baux postérieurs à la loi du 4 nivôse an III (24 décembre 1794) qui abrogeait le maximum, une loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795) avait expliqué que la quantité exigible en grains était celle qui représentait la moitié du fermage à l’époque du bail et non en 1790. La baisse des assignats fut cause, d’autre part, lors de nouveaux baux, que certains propriétaires, du Centre notamment, préférèrent au revenu fixe, mais plus ou moins payé en monnaie courante par le fermier, le revenu variable, mais en nature, du métayage ; habituellement le propriétaire louait aux métayers « soit à moitié grains en leur rendant les pailles, soit au tiers franc en ne faisant point cette réserve » (Nouveau cours complet d’agriculture, t. II, p. 173) ; dans le Gers, le métayer ou « bordier » recevait la moitié franche (bulletin de la Société d’agriculture précédemment cité).

Ayant eu l’occasion de jeter un coup d’œil sur les minutes d’une étude de notaire du Sud-Ouest, de la fin de l’an III au milieu de l’an VII, j’ai trouvé dans cette période vingt-six baux à ferme, 1 de un an, 2 de trois ans, 3 de vingt-neuf ans et 20 de six ans. En l’an III et en l’an IV, on contracte généralement à moitié fruits avec obligation de ne semer la même pièce de terre que deux années consécutives sur trois. Ensuite, la clause sur la jachère disparaît et on trouve fréquemment que le payement consiste en la livraison d’un sac de froment par journal de terre et par an : en ce pays le journal valait 22 ares 43 centiares et demi, et le sac 83 litres 24 ; dans les mêmes conditions, il est parfois demandé, suivant les terres, plus d’un sac et parfois moins, la nature du grain à livrer varie aussi. En l’an VII, j’ai trouvé 40 francs par journal et par an comme prix fixé.

Le bétail était rare et médiocre, sinon mauvais. Son utilité pour l’engrais et sa valeur comme viande de boucherie étaient, dit de Pradt (t. Ier, p. 148), presque partout méconnues ; la première erreur nuisait à sa quantité et la seconde à sa qualité. On ne lui demandait guère de fournir que des bêtes de somme dont la nourriture était toute l’année le fourrage ordinaire vert ou sec ; dans les régions où on ne faisait pas travailler les bœufs, on les tuait, entre trois et quatre ans. Un des motifs allégués pour le maintien des jachères était la nécessité d’avoir un pacage pour suppléer au manque de fourrage pendant les mois stériles de l’année, comme si les prairies artificielles et l’usage des légumineuses n’auraient pas mieux atteint ce but. Pour expliquer une diminution du bétail à cette époque, la Décade philosophique du 20 frimaire an IV-11 décembre 1795 (t. VII) disait que ce qui l’avait fait disparaître, « ce n’est ni le partage, ni le défrichement des communaux, c’est uniquement le mauvais usage qu’on a fait des portions défrichées. On s’est empressé de les cultiver en blé ». Grêle et mal conformé dans le Nord, le bétail était, dans le Midi, d’une taille et d’une forme supérieures ; le plus beau était celui de l’Agenois et du Bordelais (de Pradt, t. Ier, p. 152).

En revanche, les chevaux étaient meilleurs dans le Nord que dans le Midi. Malgré les pertes importantes subies par suite, au début de la Révolution, des ventes aux Anglais et de l’émigration des nobles, bêtes et cavaliers, et, plus tard, des réquisitions militaires imposées par la guerre, la Normandie restait la partie de la France la plus recommandable pour l’élève du cheval de luxe et de guerre (Dictionnaire universel de commerce, de Buisson, t. Ier, p. 422). Venaient ensuite, pour le cheval de trait, la Bretagne, le Bourbonnais et la Franche-Comté (Idem, p. 423-426). Mais, dans notre période, beaucoup de chevaux dits normands sortaient d’Allemagne et les bourbonnais de Belgique (de Pradt, t. Ier, p.l54 et l55). Les meilleurs chevaux de selle provenaient du Limousin (Dictionnaire cité plus haut, id., p. 424) ; presque tous étaient le produit d’un croisement avec les chevaux anglais. Le Poitou, élevant surtout le mulet, avait été très atteint par la guerre qui lui avait fait perdre ses débouchés d’Espagne et des colonies. Le Sud-Ouest possédait une race à laquelle sa vigueur, sa souplesse et sa vivacité avaient valu une réputation méritée ; excellente pour la cavalerie légère, mais négligée par le gouvernement, elle était tombée dans un état de dégénération presque totale. Dans les vallées des Pyrénées, on s’était mis à spéculer sur la production des mulets, inférieurs à ceux du Poitou, pour les vendre aux Espagnols (Ibid., p. 423-424).

Le mouton, grand au Nord (de Pradt, t. Ier, p. 152), était de petite espèce au Midi et à l’Est ; le mouton du Berri qui, pour la laine, était le premier de France, en était peut-être le dernier pour la taille (Ibid., p. 153). Rougier-Labergerie, membre du Conseil d’agriculture, comptait, en 1796, pour le territoire de la France actuelle, 24 millions de bêtes à laine (Décade philosophique du 10 messidor an V-28 juin 1797, t. XIV).

Sur les habitations rurales, nous avons le témoignage de Penières qui, dans le discours à la Convention cité plus haut, disait : « En parcourant les campagnes de quelques régions de la République, on y voit les habitations des citoyens si mal bâties, si mal distribuées, si peu aérées et si malpropres que le passant croit apercevoir la plus profonde misère, là où n’existent réellement que le mauvais goût et la pénurie d’ouvriers exercés et instruits de leur métier. Les moulins, les pressoirs, les étables, les granges et autres usines se ressentent nécessairement de l’ignorance des constructeurs qui souvent savent à peine se servir du niveau et de l’à plomb. Dans quelques pays on trouve quelquefois sous ie même chaume, et sans aucune séparation, le lit du propriétaire et, à ses pieds, la crèche de la vache et le petit parc de la chèvre ». Nous voyons enfin de Pradt écrire (t. Ier, p. 135-136), à la fin de notre période, qu’au-dessous de la Loire les maisons des paysans sont de vraies chaumières, aux murs nus, sans meubles ni propreté, munies de quelques rares ustensiles grossiers, ce qu’étaient encore davantage les aliments et les vêtements.

(D’après une estampe de la Bibliothèque Nationale.)

Il me reste à mentionner les efforts que firent, pour améliorer l’agriculture, une minorité éclairée et le gouvernement. Les sociétés d’agriculture avaient disparu avec la Révolution. D’après les Annales de l’agriculture française (t. Ier, p. 80) la première société qui se constitua après cette disparition, fut celle de Meillant dans le Cher ; formée, d’après le Magasin encyclopédique (t. XIV, p. 121), dès l’an III, elle n’était en pleine activité que depuis le 16 brumaire an V (6 novembre 1796). Par une lettre insérée dans la Décade philosophique du 10 pluviôse an V-29 janvier 1797 (t. XII), nous apprenons que ce « bureau d’agriculture et d’économie rurale » englobant six cantons du Cher parmi lesquels Saint-Amand, se réunissait une fois par mois ; le bureau central tenait ses séances une fois par décade à Meillant où une ferme modèle était exploitée sous les yeux de la société, ainsi qu’un enclos de 12 grands arpents — un peu plus de 6 hectares — qu’elle appelait son « champ d’expériences ». C’est là qu’eut lieu l’expérience des charrues signalée plus haut. Le 24 thermidor an V (il août 1797), était réorganisée la société libre d’agriculture du Gers ; puis vinrent les sociétés de Châlons-sur-Marne, de Bourges (la seconde du département du Cher qui était le seul dans ce cas), etc. Le 19 prairial an VI (7 juin 1798), d’anciens membres de la société de Paris se réunirent et se formèrent en Société libre d’agriculture ; le 16 pluviôse an VII (4 février 1799). fut arrêté le règlement. Le Rédacteur du 13 floréal an VII (2 mai 1799) comptait en tout 40 de ces sociétés, dont 35 pour le territoire actuel de la France.

Les diverses parties de l’agriculture furent l’objet de la sollicitude du gouvernement. La loi du 12 fructidor an II (29 août 1794) permit « à tous particuliers d’aller ramasser les glands, les faînes et autres fruits sauvages dans les forêts et bois qui appartiennent à la nation ». Furent, aussi sous la Convention, rédigées et répandues en l’an III (1795), par les soins de la commission de l’agriculture et des arts, des instructions sur la culture de la betterave, de la carotte, des choux, de l’œillette, du navet, du panais, sur la conservation et l’usage de la pomme de terre, sur la culture et les avantages des légumineuses, sur les moyens de reconnaître la bonne qualité des graines les plus utiles, etc. La loi du 20 messidor au III (8 juillet 1795), augmenta le nombre des gardes champêtres, décidant qu’il y en aurait au moins un par commune rurale. La loi du 3 brumaire an IV (25 octobre 1795), sur l’organisation de l’instruction publique, dans son titre v, confiait à l’Institut le soin de nommer « tous les ans au concours vingt citoyens chargés de voyager et de faire des observations relatives à l’agriculture », et, dans son titre vi, établissait, le 10 messidor (fin juin), la fête annuelle de l’Agriculture dont l’arrêté du 24 prairial an IV (12 juin 1796) et surtout la circulaire du 21 ventôse an VII (11 mars 1799) firent une sorte de concours agricole. Par la loi du 10 vendémiaire an IV (2 octobre 1795), qui organisait les ministères conformément à la Constitution de l’an III, l’agriculture, le commerce et l’industrie étaient, avec les travaux publics et l’instruction publique, placés dans les attributions du ministre de l’Intérieur ; celui-ci organisa trois conseils consultatifs, l’un pour l’agriculture, l’autre pour les arts et manufactures et le troisième pour le commerce. Comme sous la Convention, des instructions furent publiées, notamment sur la culture du maïs et du blé, sur le vertige du cheval et la clavelée des moutons. Nous trouvons des circulaires ministérielles, le 24 pluviôse an IV (13 février 1796) et le 13 floréal an V (2 mai 1797) de Benezech, le 20 ventôse an VII (10 mars 1799) de François (de Neufchâteau), pour l’échenillage et la destruction des hannetons et des vers blancs ; le 9 fructidor an V (26 août 1797) de François (de Neufchâteau) sur les précautions à prendre contre la morve et autres maladies contagieuses ; le 22 fructidor an V (8 septembre 1797) et le 25 vendémiaire an VII (16 octobre 1798) de François (de Neufchâteau) faisant valoir l’influence du reboisement sur l’amélioration de l’agriculture, engageant les administrations départementales à veiller à la reproduction des arbres et promettant des primes et des médailles pour les plantations d’une certaine importance. En outre, la loi du 3 frimaire an VII (23 novembre 1798), relative à la contribution foncière, accorda aux reboiseurs des dégrèvements allant (art. 116) jusqu’aux trois quarts de l’impôt.

Dans la séance du 7 frimaire an III (27 novembre 1794), la Convention avait renvoyé aux comités réunis du commerce, des finances et de l’agriculture, une proposition portant que « les cultivateurs du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l’Aisne, qui se livreront à la culture du lin et du chanvre, seront exempts, pendant quatre années, d’impositions territoriales ». Cependant cela ne semble pas avoir abouti ; on lit dans un rapport de Ramel, du 1er prairial an VII (20 mai 1799) sur les dépenses des ministères : « le département de la marine obtiendrait une diminution importante dans sa dépense, si l’on accordait des primes d’encouragement à ceux qui cultiveraient en France les chanvres et les lins ». Il y avait encore plus de 600 000 hectares de marais (séance du Conseil des Anciens du 4 pluviôse an VI-23 janvier 1798) ; une loi portant cette même date autorisa les propriétaires à se syndiquer pour l’entretien des dessèchements et défrichements opérés. Les animaux destructeurs tels que les loups étaient très nombreux et en voie d’augmentation, la loi du 11 ventôse an III (1er mars 1795) institua une prime pour chacun de ces animaux tué ; la loi du 10 messidor an V (28 juin 1797) augmenta la prime et décida que les fonds accordés à cet effet aux administrations départementales seraient désormais alloués au ministre de l’Intérieur. En l’an V (1796-97), avant cette dernière loi, il avait été tué 1 689 bêtes ; on en tua 5 351, après cette loi (Décade philosophique, 30 floréal an VI-19 mai 1798, t. XVII). Le 26 ventôse an IV (16 mars 1796), avait été votée une loi ordonnant l’échenillage des arbres sous peine d’amende ; mais on eut le tort de ne pas songer à assurer la protection des oiseaux insectivores ; un arrêté du Directoire du 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) interdisant aux particuliers la chasse dans les forêts nationales, fut déterminé par d’autres considérations et eût été, d’ailleurs, tout à fait insuffisant à ce point de vue.

Il y avait à Rambouillet, depuis octobre 1786, un troupeau de moutons de race mérinos provenant d’Espagne. En vertu d’articles secrets du traité de paix signé le 4 thermidor an III (22 juillet 1795) à Bâle par l’Espagne et la France, celle-ci obtenait le droit de tirer d’Espagne, chaque année, pendant cinq ans, 50 étalons andalous, 150 juments, 100 béliers et 1000 brebis mérinos. Ces achats, par suite du manque de fonds, ne commencèrent qu’en l’an VI. En germinal an III (mars 1795), avait eu lieu à Rambouillet la première vente publique ; en l’an IV (1796), le prix moyen fut 64 francs par bélier et 52 francs par brebis ; en prairial an V (mai 1797), 193 bêtes étaient vendues au prix moyen de 71 francs par bélier et de 107 francs par brebis. Le troupeau restait composé à ce moment de 546 animaux et on estimait à 4 000 ou 5 000 le nombre de ceux de race pure mérinos existant en France chez divers cultivateurs (Décade philosophique, 10 thermidor an V-28 juillet 1797, t. XIV). À la vente de l’an VII (1799), qui « a peu différé des prix de l’année précédente », le bélier alla de 50 francs à 105 et la brebis de 60 à 110, alors que, pour les espèces indigènes, il était rare que le prix par tête dépassât 20 francs (Annales de l’agriculture, L. V, p. 338).

Une loi du 2 germinal an III (22 mars 1795) avait décidé l’établissement de sept dépôts d’étalons ; en l’an VI (1798), il n’existait encore que deux véritables haras avec étalons et juments, celui de Rosières, près de Nancy, et celui de Pompadour dans la Corrèze, et quatre dépôts d’étalons, au Pin (Orne), à Bayeux, à Versailles et à Angers (Annales de l’agriculture, t. Ier, p. 40). Un projet de réorganisation des haras fut présenté, le 28 fructidor an VI (14 septembre 1798), aux Cinq-Cents par Eschasseriaux jeune.

Par un arrêté du 27 messidor an V (15 juillet 1797), était prescrite l’exécution de mesures destinées à prévenir la contagion des maladies épizootiques ; on ordonnait notamment la déclaration des cas de maladie et la désinfection des étables. Enfin, la loi du 19 vendémiaire an VI (10 octobre 1797), en déterminant le mode de distribution des secours et indemnités à accorder à raison des pertes occasionnées par la guerre et autres accidents imprévus, tels que grêle, incendie, inondations, épizooties — fonds provenant d’une loi du 10 prairial an V (29 mai 1797), et partie des centimes additionnels de la contribution foncière qu’une loi du 9 germinal an V (29 mars 1797) avait affectée à cet usage — fut le point de départ d’un nouveau système d’assistance.

Pour l’agriculture comme pour les divers sujets traités dans ce chapitre, j’ai, en poursuivant ce travail, acquis la conviction qui deviendra, je le crois, celle de tout lecteur impartial, que la période de 1794 à 1800 fut, à tous les points de vue, une période d’élaboration, réagissant souvent contre les principes de la Révolution, mais ayant, en fin de compte, contribué dans une très large mesure à l’organisation de la société capitaliste et préparé tout ce dont on fait habituellement honneur à Bonaparte. À celui-ci, la période de 1789 à 1799 laissait « le plus magnifique ensemble de documents qui aient jamais été à la disposition d’un législateur » (Émile Acollas, Manuel de droit civil, t. Ier. p. xxxvii, note) ; il devait uniquement, en utilisant ces matériaux, les dénaturer et aggraver encore l’œuvre commencée de réaction contre les idées de la grande période révolutionnaire.